VIE

DU

B. PAUL DE LA CROIX

FONDATEUR DE LA CONGRÉGATION DES PASSIONISTES ;

 

PAR

LE VÉNÉRABLE STRAMBI

Religieux de la même Congrégation.

 

TRADUITE DE L’ITALIEN PAR UN DIRECTEUR DE SÉMINAIRE ;

 

TOME SECOND.

 

  

PARIS                     TOURNAI

LIBRAIRIE DE P. LETHIELLEUX,    LIBRAIRIE DE B. CASTERMAN,

RUE BONAPARTE, 66.   RUE AUX RATS, 11.

H. CASTERMAN

ÉDITEUR.

1861

 

 


 

 

LIVRE SECOND.

 

 

INTRODUCTION.

 

Nous avons exposé jusqu’ici les principaux traits et la suite de la vie du bienheureux Paul. Dans le récit simple et sincère que nous en avons donné, on a pu remarquer comment le serviteur de Dieu, ayant résolu dès ses premières années de servir le Seigneur, avait toujours cherché depuis lors à agir selon son bon plaisir. C’est ainsi qu’il parvint à une union toujours plus parfaite avec le Bien suprême, et qu’il s’éleva de degré en degré jusqu’à la sainteté la plus sublime. Il est à-propos de nous arrêter maintenant à la considération de ses vertus. Par là, nous apprécierons mieux les trésors que la Bonté divine avait déposés dans l’âme de son serviteur ; puis, en contemplant de plus près, comme dans un miroir, les traits particuliers de chacune de ses vertus, nous pourrons plus facilement apprendre à les imiter.

Dès ses plus tendres années, il commença à s’appliquer avec ferveur aux exercices de piété. Dès lors, on put remarquer en lui un ardent désir de se dégager entièrement des soins et des sollicitudes du monde, pour purifier parfaitement son âme et s’approcher de Dieu. Persuadé que c’est de lui seul que procède la véritable vertu, il montra toujours un vif empressement pour s’unir à lui. Semblable à un cerf altéré, il cherchait partout la source où l’âme bien disposée, puise en abondance la sagesse et la sainteté véritable, en même temps que l’amour de Dieu. A mesure qu’il recevait plus de grâces et de faveurs, il faisait toujours de nouveaux progrès dans la perfection. Sa conduite extérieure prouvait que sa piété n’était point une piété d’imagination, une piété stérile et sans fruit, sa vie était vraiment exemplaire et édifiante ; elle témoignait hautement que son cœur était à Dieu. En un mot, c’était un chrétien tel que saint Grégoire de Nysse le caractérise par ce mot profond : « Christianismus est imitatio naturae divinae. La profession de chrétien consiste à imiter les perfections divines. » Des témoins dignes de foi ont assuré que dès sa jeunesse, il avait déjà fait tant de progrès dans la sainteté, que sa vie était plus admirable qu’elle n’était imitable. Les paroles de l’un d’entre eux méritent d’être rapportées ici. C’est le père François Antoine, religieux capucin de Castellazzo qui parle : « Je puis ajouter, dit-il, et déposer en toute vérité, que la vie du père Paul, dans le temps même de sa jeunesse où je l’ai connu, était quelque chose de merveilleux qu’il n’eût pas été facile d’imiter. Sa piété et sa dévotion, son amour de la retraite et de la solitude, ses grandes austérités et sa pénitence, l’ardent amour qu’il avait pour Dieu, son zèle extraordinaire pour sa gloire, sa sollicitude et ses travaux pour le salut des âmes, la pratique de la plus étroite pauvreté, son ardeur à extirper les scandales et les abus, voilà ce qui le distinguait, et voilà toutes choses qui m’ont frappé en lui. » Ainsi parle un témoin oculaire ; sa déposition concorde de tous points avec plusieurs autres que nous omettons pour abréger.

Telle était donc la vertu du père Paul à cet âge où la plupart des jeunes gens s’éloignent de Dieu et font un triste naufrage au milieu des écueils que l’innocence rencontre dans cette mer si orageuse du monde. Il ne faut pas en être étonné ; on lit en effet dans le procès de sa canonisation que dès lors il avait une extrême application à la prière et qu’il faisait ses délices de converser intimement avec Dieu. Il passait quelquefois en oraison deux, trois et quatre heures de suite ; souvent même il y employait une partie de la nuit. C’est ainsi qu’il se procurait l’entrée du trésor de la Bonté divine et qu’il acquérait les richesses et toutes les vertus. C’est là qu’à la faveur du flambeau de la foi, il contemplait les perfections divines, qu’il recevait ces lumières et s’enflammait de ce feu qui lui ôtaient tout autre désir que celui de plaire de plus en plus à son Dieu. C’est là enfin que, s’unissant étroitement au souverain Bien, il devenait, selon l’expression de saint Paul, un même esprit avec le Seigneur : « Qui adhaeret Domino, unus spiritus est. » (1. Corint. VI, 17.) Rempli de cet esprit, il était dirigé par Dieu même dans toutes ses démarches et répandait autour de lui la bonne odeur des vertus.

Mais quelle que soit la fidélité d’une créature, Dieu en mérite infiniment davantage. Paul l’avait compris ; il savait de plus que la couronne n’est promise qu’à la persévérance. Soutenu par un ardent amour et par une ferme confiance, il ne se ralentit jamais dans le chemin de la sainteté. Persuadé, comme il l’assurait lui-même avec une humble candeur, qu’il n’avait jamais rien fait de bon, qu’il avait souillé toutes ses œuvres, qu’il était plein de défauts et digne de mépris à cause de ses péchés, il s’animait chaque jour à avancer dans la sainteté. Quelques grandes choses qu’il fît, jamais il n’était content de lui-même, profondément convaincu, selon son expression, qu’il ne faisait que commettre des imperfections et des fautes. Par cet exercice continuel et incessant de la vertu, il avait fini par acquérir une facilité, une promptitude et un charme singulier à en produire les actes ; les plus difficiles mêmes semblaient lui être naturels, et dans ces grandes épreuves où le cœur humain est le plus exposé ou à s’abattre sous le poids des difficultés ou à s’irriter contre elles, il jouissait de cette paix intérieure et de ce calme qui sont le propre des véritables héros, des saints, des hommes parfaits.

Le détail des vertus pratiquées par les serviteurs de Dieu étant la partie la plus utile et la plus importante de leur vie, l’aperçu rapide que nous avons donné des vertus de notre Bienheureux ne saurait suffire. Il faut arrêter nos regards sur chacune d’elles ; il faut considérer pièce à pièce le noble édifice, le sanctuaire spirituel que le Seigneur notre Dieu s’est plu à construire dans cette âme fidèle.

 

 

CHAPITRE 1.

DE LA FOI DU BIENHEUREUX PAUL DE LA CROIX.

 

La foi est le solide fondement sur lequel s’appuie l’édifice des vertus chrétiennes. Elle est ce guide assuré qui nous dirige heureusement parmi les ténèbres de cette vie, jusqu’à ce que nous parvenions au grand jour de l’interminable éternité. Aussi les âmes appelées de Dieu à une sainteté éminente se reposent sur les divines révélations avec une fermeté, une paix, une tranquillité très douce ; et toujours on les voit exactes et fidèles à se laisser conduire avec une simplicité pleine de sagesse, par cette vive lumière de la foi dont Dieu inonde leur intelligence.

Le père Paul de la Croix fut du nombre de ces âmes fortunées. Il eut la foi, non seulement dans la mesure exigée de tout chrétien pour être catholique, plaire à Dieu et faire son salut ; mais dans ce degré éminent qui forme les saints. Tout jeune encore, il s’était habitué à méditer profondément les grandes vérités que nous révèle notre sainte foi. Il entrait dès lors dans le sanctuaire du Seigneur, afin d’apprendre du divin Maître la haute estime que méritent les dogmes révélés et le soin qu’on doit avoir de ne pas démentir par ses œuvres la foi qu’on professe de bouche. Dans la suite, il ne cessa de repasser dans son esprit les maximes de la foi et de les contempler à l’aide de cette grande lumière qu’il recevait de Dieu. Il recommandait aux autres de se conduire toujours par la foi ; il le faisait lui-même. C’était là sa maxime ; c’était là l’avis qu’il donnait ordinairement aux âmes placées sous sa conduite ; c’était là sa leçon favorite : « Conduisez-vous par la foi, conduisez-vous par la foi. » Il insinuait la même chose dans ses lettres : « Oh ! disait-il, combien j’aime ces âmes qui marchent dans la foi pure et dans un entier abandon entre les mains de Dieu ! que je désire que nous marchions tous de même dans la foi ! Oui, voilà la voie véritable.

 

La fede obscura

Guida secura

Del santo amor.

O qual dolcezza

La sua certezza

Mi reca al cuor !

 

Tout obscure qu’est la foi, elle est le guide assuré du saint amour. Oh ! quelle douceur mon cœur goûte dans sa certitude ! »

Il ajoutait à cela les paroles de saint Jean de la Croix.

 

« O notte, oscura notte

Notte amabile più que mattina,

Notte che unir potesti coll’amato l’amata,

L’amata nell’amato trasformata.

 

O nuit ! ô nuit obscure ! nuit plus aimable que le jour ! nuit qui as le pouvoir d’unir au bien-aimé l’amante, l’amante transformée dans le bien-aimé !

Ainsi chantait un grand saint. »

Dans une autre lettre, il écrivait ce qui suit : « Oh ! quel noble exercice c’est de s’anéantir devant Dieu, dans la foi pure sans images, de plonger notre néant dans la vérité suprême qui est Dieu, et de se perdre dans cet abîme immense et infini de charité. L’âme aimante, qui nage dans cet océan, est pénétrée au dedans et au dehors de cet amour infini, et s’identifiant avec Jésus-Christ, elle est toute transformée en lui par l’amour et s’approprie les douleurs et la passion du Bien-Aimé ! C’est là une science sublime, mais Dieu veut vous l’enseigner ; Dieu vous veut dans ce saint exercice. L’amour parle peu. Plus on aime, moins on parle ; je parle de la sainte oraison. La langue de l’amour est un feu qui brûle, liquéfie, consume, réduit en cendres sa victime ; puis le souffle amoureux de l’esprit soulève cette cendre si vile de notre cœur et elle va se perdre dans l’abîme de la Divinité, heureuse perte ! heureuse l’âme qui se perd de la sorte dans l’amour infini ! Qu’elle est admirablement recouvrée ! Tout cela se fait dans la foi pure et Dieu enseigne cela à l’âme qui est humble. »

Pour cet homme vraiment riche de foi et de vertu, il n’y avait rien dans le monde qui fût capable de lui faire oublier qu’il était citoyen du ciel. Ayant toujours devant les yeux l’aimable objet de la foi, il vivait sur la terre comme un exilé qui soupire après la patrie ; et son cœur était tellement suspendu aux choses célestes et divines, qu’on peut dire que toute sa vie fut une vie de foi. Tous ceux qui ont eu des rapports avec lui ou qui l’ont entendu parler, ont pu lui rendre ce témoignage. Dans ses discours soit particuliers soit publics, il parlait avec tant de certitude, de conviction et d’ardeur des maximes de notre sainte foi qu’il semblait les voir de ses yeux. Il désirait vivement de les imprimer dans le cœur de ses auditeurs et il y réussissait merveilleusement. Ses paroles n’étaient pas des paroles, mais des dards qui pénétraient jusqu’au fond de l’âme ; personne ne sortait de ses entretiens sans se sentir meilleur.

C’était sa coutume s’assaisonner les conversations familières de quelque sainte pensée de foi. Il le faisait non avec effort et affectation, mais de cette manière naturelle, gracieuse et douce qui s’insinue dans les cœurs. Dans le temps même des récréations communes, que les règles accordent aux religieux pour les délasser, le bon père savait si bien entremêler quelque chose d’édifiant, que la récréation avait l’air d’une conférence spirituelle ; mais tout cela avec tant de discrétion, que la piété ne nuisait pas au délassement, ni le délassement à la piété.

Entre toutes les pratiques de foi, l’exercice de la présence de Dieu était celle qu’il recommandait avec le plus de soin à tout le monde. Il avait pour cela un talent remarquable ; il savait trouver les tours les plus ingénieux pour se mettre à la portée des plus grossiers et des plus ignorants. Semblable à une tendre nourrice, il commençait, à l’aide de la charité, à convertir en lait la viande substantielle de la sagesse céleste, et proportionnant l’instruction à leur faiblesse, il leur apprenait à goûter Dieu, en se tenant avec amour en sa présence et uni à lui, ce qui est un moyen si puissant de sanctification. Après cela, nous ne serons pas surpris de cette assertion, que le père Paul semble avoir été destiné à propager dans notre siècle la science divine qui consiste à chercher Dieu par la foi dans l’intérieur de notre âme. « En effet, ajoute le témoin dont nous citons les paroles, bien que j’aie été en rapport avec un bon nombre de serviteurs de Dieu, je n’en ai rencontré aucun qui ait possédé l’art d’exposer cette vérité avec ce zèle, cette onction et ce charme qu’avait le père Paul. »

Pour se faire mieux comprendre, il usait d’ordinaire de diverses similitudes. Il s’insinuait ainsi doucement dans les cœurs et les attirait d’une manière merveilleuse à Dieu. « Voyez, disait-il, une boule d’ouate bien fine, sur laquelle on laisse tomber une goutte de baume odoriférant. Le baume s’étend et la parfume tout entière. Ainsi une aspiration de cœur vers Dieu embaume notre âme de son divin Esprit et fait qu’elle exhale un doux parfum en sa présence. Voyez un enfant qui se jette sur le sein de sa mère pour prendre le lait ; comme il est là content ! Eh bien ! comme les enfants, reposons-nous dans le sein de Dieu par la foi, pour jouir de ses divines communications, et nous serons pleinement satisfaits. » Il disait encore : « Il y en a qui mettent leur dévotion à visiter les lieux saints et les grandes basiliques. Je ne blâme pas cette dévotion ; cependant la foi nous dit que notre cœur est un grand sanctuaire, parce qu’il est le temple vivant de Dieu et la résidence de la très sainte Trinité. Entrons donc souvent dans ce temple et adorons-y en esprit et en vérité l’auguste Trinité. Voilà certes une dévotion sublime ! » En disant ces choses, il s’exprimait avec tant d’énergie, de majesté et d’onction, que ses auditeurs en étaient tout pénétrés et qu’ils ne se seraient jamais lassés de l’écouter.

Dans une autre occasion, il disait avec la même vivacité de sentiment : « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous. Ranimez donc souvent cette foi, quand vous étudiez, travaillez, mangez, en vous couchant, en vous levant. Faites des élans d’amour vers Dieu, en lui disant de cœur : O Bonté infinie ! ou quelque autre oraison jaculatoire. Laissez votre âme s’humecter de ces prières jaculatoires, comme d’un baume précieux. » Il écrivait à une personne qui était sous sa direction : « Ce grand Dieu qui s’est fait homme et qui a tant souffert par amour pour nous, vous l’avez plus près de vous que la peau n’est voisine de la chair, plus près de vous que vous ne l’êtes de vous-même. » Enfin telle était la vivacité de la foi du père Paul, que nous n’avons pas de termes pour l’expliquer.

Un jour, il entretenait familièrement ses religieux d’un sujet propre à exciter l’amour de Dieu. Après avoir parlé de la communication amoureuse qu’on a avec lui par l’oraison, tout à coup, enflammé de ce feu céleste qui éclaire en même temps qu’il embrase et consume, il s’écria : « Je ne puis comprendre comment il soit possible de ne pas toujours penser à Dieu ! » A ces mots, il saisit la main d’un de ses religieux et tirant la peau avec les doigts, il lui dit : « Cette peau est la vôtre, n’est-ce pas vrai ? Ces veines, ces nerfs, ce bras sont les vôtres, n’est-ce pas ? Oui, sans doute, puisqu’ils sont unis à votre corps. Eh bien ! il est plus certain que Dieu habite en nous qu’il n’est certain que ce bras est à vous ; la foi qui est infaillible nous enseigne le premier ; mais que ce bras soit le vôtre, cela peut être faux ; le sens du tact peut se tromper. »

Il ne perdait aucune occasion de rappeler la présence de Dieu par diverses réflexions pleines d’esprit et de piété. Il disait souvent et répétait tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ses religieux : « Justus autem ex fide vivit. Vos estis templum Dei vivi. Le juste vit de la foi. Vous êtes le temple de Dieu vivant. Visitez souvent ce sanctuaire intérieur ; voyez si les lampes sont allumées. » Il entendait par ces lampes : la foi, l’espérance et la charité. D’autres fois il usait de ce saint badinage : « Demeurez dans votre cellule ; allez à votre cellule. » Ou bien il faisait cette question : « Comment êtes-vous dans votre cellule ? » Et si quelqu’un témoignait ne pas comprendre, il ajoutait : « Ah ! votre cellule, c’est votre cœur, c’est votre âme, qui est le temple du Dieu vivant, où l’on habite par la foi ! » 

Ne nous étonnons pas que le serviteur de Dieu eût si fort à cœur de porter tout le monde à marcher en présence de Dieu ; c’était sa maxime, et il la répétait souvent pour exciter à cette sainte pratique, que par l’exercice de la présence de Dieu, on parvient à faire oraison vingt-quatre heures par jour, et cela, par de continuelles aspirations vers Dieu. C’était précisément ce qu’il pratiquait lui-même ; il tenait l’œil intérieur fixé sur son Dieu ; toujours il l’avait présent à sa pensée. Maintes fois il dut se prêter aux affaires dont le propre est de distraire du recueillement intérieur ; il savait les traiter sans perdre Dieu de vue, et il les expédiait promptement pour rentrer, comme il disait, dans son intérieur, et là s’entretenir plus tranquillement dans une suave conversation avec Dieu. Il était habile à entretenir ce commerce d’amour ; tout lui fournissait matière à de pieux élans ; les créatures qu’il rencontrait, lui servaient à s’élever vers Dieu ; il lui semblait qu’elles étaient comme autant de voix pleines d’amour et de douceur qui l’invitaient à converser avec Dieu, à l’aimer. Bien des fois, comme l’observèrent ceux qui l’accompagnaient, à la vue des fleurs qui émaillent les prairies et les campagnes, surtout au printemps, il ressentait un mouvement extraordinaire, et son visage s’enflammait, d’où l’on pouvait juger qu’il était absorbé dans la considération de la grandeur, de la sagesse ou de quelque autre attribut de Dieu. Alors touchant ces fleurs de son bâton, il leur disait : Taisez-vous taisez-vous. Ce n’était donc pas sans sujet qu’il disait à ses religieux que les fleurs ont une voix qui nous dit continuellement d’aimer notre grand Dieu, dont la foi nous découvre les perfections et les amabilités infinies.

Il donna d’ailleurs mille preuves diverses de son profond et sincère respect pour toutes les vérités de notre sainte foi ; il les aimait de tout son cœur, et vivait véritablement de leur esprit. Plus d’une fois, on lui a entendu dire avec enthousiasme qu’il serait prêt à répandre son sang pour les vérités de notre sainte religion, et qu’il aurait compté parmi les grâces les plus signalées celle de mourir pour sa défense. En parlant ainsi, il avait le visage tout en feu, et ses expressions brûlantes témoignaient qu’il était pénétré au plus haut point de ces grandes et sublimes vérités et qu’il parlait de conviction. La vive lumière dont Dieu l’avait éclairé perçait dans tous ses discours, en sorte qu’il y eut autant de témoins de sa foi extraordinaire qu’il y eut de personnes qui conversèrent familièrement avec lui.

Mais le Seigneur ayant appelé le père Paul au ministère des missions, le serviteur de Dieu eut occasion de manifester l’éminence de sa foi devant des populations entières. La conviction profonde et le feu avec lesquels il annonçait les vérités de la religion, le zèle ardent avec lequel il en inspirait la pratique, étaient merveilleux ; on eût dit qu’il n’avait plus rien de terrestre et qu’il était devenu un être surhumain. Dans le cours de ses missions, il lui arriva souvent d’être obligé de tenir le lit à cause de ses indispositions et de ses souffrances habituelles. Son zèle pour le prochain ne lui permettait pas d’y être oisif ; il y était presque toujours occupé à entendre les confessions et à réconcilier les pécheurs avec Dieu. Lorsque venait le moment de prêcher, le bon père montait, ou pour mieux dire, était porté en chaire. En le voyant en cet état, en considérant son âge, sa faiblesse, ses indispositions, tout le monde eût cru qu’il lui aurait été impossible de parler ; mais quoi ! arrivé sur l’estrade et le sermon commencé, il semblait reprendre une vie et une vigueur nouvelle, et perdre le sentiment de son mal. Il redevenait agile et recouvrait la liberté de ses mouvements, tant il était transporté par l’ardeur de son zèle, et par cette foi vive qu’il avait de la sainteté de son ministère et de l’importance des vérités qu’il annonçait. Aussi quelle n’était pas la componction du peuple ! On venait en foule pour l’entendre et il s’opérait de nombreuses conversions. Une multitude d’âmes égarées, jusque là esclaves du péché, détestaient publiquement leurs désordres et se déterminaient à revenir sincèrement à Dieu et à réparer leurs scandales par une vie édifiante. C’est ce qu’on voyait d’ordinaire dans les missions du père Paul. Et comment n’eût-on pas été touché à la vue d’un homme qui, tout brûlant de zèle et les traits en feu, tantôt semblait lancer des étincelles de ses yeux, tantôt pâlissait d’horreur pour le péché et de compassion pour les âmes égarées, tantôt éclatait en sanglots et en pleurs, chose qui lui était fréquente et même ordinaire ? Quand il traitait les sujets terribles, il suffisait de le regarder pour être atterré ; ses traits son regard, son geste, sa voix, tout exprimait l’effroi et l’horreur dont il était saisi ; un tremblement universel s’emparait de lui. Mais il sera bien d’entendre là-dessus un témoin oculaire ; son récit ne pourra que nous édifier. Voici sa déposition : « Dans la première mission que donna à Vetralla, en 1742, le père Paul de la Croix, je le vis pâlir pendant son sermon sur la mort ; toux ceux qui étaient présents le virent sans doute aussi ; et lorsqu’il disait qu’il tremblait des pieds à la tête, on le voyait en effet trembler de tous ses membres. On pouvait juger par là que ce n’était pas à l’extérieur seulement, mais dans le fond même de son âme qu’il était pénétré de la vérité qu’il annonçait. La même chose se renouvela dans son sermon sur l’enfer. La peinture qu’il fit de ce lieu de tourments était si vive, que tout l’auditoire en était atterré. Il épouvantait, parce qu’il était épouvanté. Saisissant ensuite une discipline, il se déchira sans pitié pour marquer le désir qu’il avait d’éviter lui-même la vengeance divine et de faire éviter à tous ses auditeurs la colère d’un Dieu irrité. » Ainsi s’exprime dom Joseph Cima, qui était archiprêtre de Vetralla à cette époque.

D’autres témoins dignes de foi parlent en termes semblables de la crainte dont le serviteur de Dieu se montrait pénétré. L’effroi dont il était saisi en pareille occasion n’altérait pas seulement les traits de son visage : il allait jusqu’à lui faire dresser les cheveux d’horreur. Voilà ce qui explique les grandes conversions dont nous avons parlé plus haut. Sa parole vive, accompagnée de preuves si sensibles de conviction, fortifiée par l’exemple de ses vertus, perçait le cœur des pécheurs les plus endurcis, des hérétiques eux-mêmes et touchait jusqu’aux juifs ; elle opérait des conversions admirables. On connaît un juif qui fut si ému en entendant le serviteur de Dieu, qu’il abjura aussitôt ses erreurs, embrassa le christianisme, et mourut en bon chrétien. Il fut assisté à la mort par un religieux passionniste.

Pour savoir combien était vive la foi du père Paul, il n’était pas nécessaire de l’entendre, il suffisait dans certaines rencontres de le voir. Eclairé d’un rayon de lumière divine, il levait souvent les yeux au ciel, puis il inclinait la tête ; il mettait dans cet acte tant de piété, de respect, de foi, qu’on voyait bien que son cœur était tout plein du sentiment de la Majesté infinie de Dieu, en présence de laquelle il se trouvait. C’est pour ce motif qu’il avait pris l’habitude d’aller toujours tête découverte. Il garda cette coutume pendant un grand nombre d’années, c’est-à-dire, aussi longtemps que notre règle ne fut pas approuvée. Un de ses compagnons lui ayant demandé en confidence pourquoi il allait ainsi tête nue, il lui répondit avec candeur qu’il en agissait de la sorte parce qu’il se considérait toujours en la présence de Dieu ; il se tenait nu-tête en signe de respect. Lorsque les règles de la congrégation eurent été approuvées, pour éviter la singularité, il se couvrit comme les autres. Il garda cependant cette pieuse coutume quand il prêchait ; jamais alors il ne se couvrait, pas même lorsqu’il était convalescent, ou pour mieux dire, infirme. ll ne savait même pas s’y résoudre, lorsqu’il parlait en particulier de choses spirituelles. Son compagnon l’ayant invité plusieurs fois à le faire à cause de ses indispositions, il lui répondit avec chaleur : « Quand je parle de Dieu, je ne saurais avoir la tête couverte, » puis il s’écriait : « O Dieu ! que n’a-t-on la foi ! » Il se découvrait encore, bien qu’à la dérobée, en parlant à des personnes pieuses ; reconnaissant en elles les amis de la divine Majesté et les temples vivants du Saint-Esprit, il était fort touché de la dignité de leur état, et il ne pouvait s’empêcher de leur donner ce témoignage de respect. Quiconque avait l’avantage de l’entretenir, rien qu’à le voir, se sentait excité à ranimer sa foi. Telle était la puissance des exemples de cet homme de Dieu, de cet homme d’une foi vraiment sublime.

De la haute estime et de l’amour qu’il avait pour notre sainte foi, naissait en lui ce grand désir de voir le monde entier entrer dans le sein de l’Église catholique, de voir tous les hommes réunis dans le bercail de Jésus-Christ, sous la conduite du Pontife romain qui en est le pasteur suprême. Que de larmes n’a-t-il pas répandues, que de soupirs et de vœux ardents n’a-t-il pas adressés au ciel en priant son Dieu pour la conversion des hérétiques et spécialement pour le retour de l’Angleterre à la sainte Église catholique. Souvent on lui entendait dire que l’Angleterre lui pesait sur le cœur : « Ah ! l’Angleterre ! l’Angleterre ! » répétait-il d’autres fois avec une profonde émotion. En d’autres occasions, il disait : « Prions pour l’Angleterre ; je ne saurais m’en abstenir, quand je voudrais ; dès que je me mets en prière, ce pauvre royaume me revient à l’esprit. Voilà plus de cinquante ans que je prie pour la conversion de l’Angleterre. Je le fais chaque jour à la sainte messe. J’ignore les desseins de Dieu sur ce royaume ; peut-être voudra-t-il lui faire miséricorde et le ramener un jour par sa grâce à la foi véritable ; quant à nous, qu’il nous suffise de prier ; laissons le reste à Dieu. » Un jour, il demeura comme privé de l’usage des sens, en pensant à la perte de ce royaume, anciennement si fécond en saints. Il relevait alors de maladie. L’infirmier étant entré dans sa cellule pour lui porter à manger, le trouva hors de lui et dans une sorte d’extase. Il le secoua, bien par trois fois. Le serviteur de Dieu revenant enfin à lui, s’écria en soupirant : « Où donc suis-je en ce moment ? Je me trouvais en esprit en Angleterre ; je considérais les illustres martyrs qu’elle a produits et je priais Dieu pour elle. » C’est avec cette ardeur qu’il priait pour l’Angleterre et pour les autres pays infidèles ; il protestait qu’il eût volontiers souffert toute espèce de peines pour la conversion des hérétiques.

Toute injure, même légère, qu’on faisait à notre sainte foi, blessait mortellement son cœur ; il ne pouvait même souffrir qu’on en parlât avec peu de respect ; il se montrait jaloux que toute parole dite en sa présence fût digne d’un véritable enfant de l’Église catholique. Si par hasard on venait à énoncer dans nos écoles quelque opinion, et qu’à raison de sa surdité ou pour d’autres motifs, elle lui semblât suspecte, il ne se donnait point de repos qu’il ne se fût bien assuré de la droiture et de l’orthodoxie du maître et des élèves. C’était un spectacle attendrissant et pieux de voir le bon père appeler tantôt l’un tantôt l’autre, pour obtenir tout apaisement. Il recommandait beaucoup au lecteur et aux étudiants, que lorsqu’il s’agissait de questions scolastiques, ils eussent soin de prendre avant tout une connaissance exacte du dogme. Quand on en était au traité de la prédestination, il témoignait plus de sollicitude que jamais pour les garantir de toute erreur. « Il venait souvent nous interroger sur ce traité, dit un religieux qui était alors étudiant, dans la crainte de nous voir tomber dans des subtilités qui fussent en quelque manière opposées au dogme. » « J’ai connu, nous disait-il, certains étudiants qui, en s’occupant de ce traité, conçurent une crainte et une hésitation excessives. Ils vinrent me trouver tout troublés, et je leur dis : Qui bona egerunt ibunt in vitam aeternam : qui vero mala, in ignem aeternum : haec est fides catholica. Ceux qui auront fait le bien iront à la vie éternelle ; ceux qui auront fait le mal, au feu éternel : voilà la foi catholique. Je vous dis la même chose à vous : s’il vous vient quelque trouble d’esprit sur ce sujet, tâchez de le dissiper de cette manière ; vous vous en trouverez bien. » Il renouvela très souvent cet avertissement ; car celui qui a un zèle véritable, ne se lasse pas de répéter souvent un avis qui est de grande conséquence. Comme il avait un vif désir de préserver nos religieux du danger des nouveautés profanes et des doctrines suspectes, il ordonna que dans nos écoles on enseignât toujours et qu’on suivît exactement la vraie doctrine du docteur angélique saint Thomas ; il en fit un commandement exprès dans la règle et un article, pour ainsi dire, de son testament ; il dit en effet vers la fin de sa vie, que nous ne devions jamais nous écarter de notre grand maître, saint Thomas.

Il avait un soin extrême que les personnes qu’il dirigeait ne parlassent de choses de la foi qu’avec exactitude et respect ; il ne pardonnait même pas une erreur dite sans malice ; mais il reprenait avec vigueur pour qu’on s’exprimât, comme il convient, dans une matière si délicate. Ce n’était pas seulement avec les nôtres ni avec ses pénitents qu’il usait de cette sainte liberté ; mais partout où la prudence le lui permettait, il relevait toute témérité ou tout défaut de respect en ce genre, et aucune considération n’était capable de le retenir. A ce propos, nous aimons à raconter ici l’aventure d’un grand seigneur qui était allé lui faire visite à la retraite des Saints-Jean-et-Paul. Le serviteur de Dieu était déjà très accablé alors par les années et les infirmités. Il accueillit ce seigneur, et le voyant encore jeune et d’un bel extérieur, il l’exhorta en termes pleins d’égards à se défier des liaisons dangereuses avec les personnes du sexe. Celui-ci se montra piqué ; il riposta en disant au serviteur de Dieu, que s’il avait l’autorité en main, il eût voulu que ses prêtres et ses frères pussent traiter librement avec elles. A ces mots, le père Paul ne put contenir son zèle ; il le réprimanda avec intrépidité, et lui fit voir qu’il était dans l’erreur, lui alléguant aussitôt avec feu plusieurs passages de la sainte Écriture, directement contraires à sa proposition ; il l’avertit que son langage et sa pensée contredisaient en un sens la foi catholique. Le seigneur resta confus et peu satisfait d’une telle liberté à laquelle peut-être il ne s’attendait pas de la part du vénérable vieillard ; et là-dessus il s’en alla. Mais le serviteur de Dieu se soucia peu de sa faveur, content d’avoir témoigné son zèle pour l’honneur de Dieu et d’avoir défendu les maximes de notre sainte foi. Il se consola d’autant plus aisément, qu’il apprit par une lumière supérieure quelles avaient été les vues de ce seigneur en lui parlant de la sorte. Quand il fut parti, l’infirmier eut la hardiesse de se plaindre au serviteur de Dieu, comme si la réprimande avait été trop verte : « Mais, s’il était venu pour me tenter ? » lui répondit le père Paul. La chose était réelle ; on sut depuis que ce seigneur avait avoué à diverses personnes qu’il était allé éprouver le père Paul pour voir quels étaient ses sentiments.

Il eut à souffrir, sous ce rapport, des épreuves bien plus rudes de la part du démon. L’ennemi du salut lui livra de terribles assauts pour lui enlever, s’il était possible, le don si précieux de la foi. Entendons là-dessus la déposition de son confesseur à qui il avait tout confié : « Le serviteur de Dieu, dit-il, m’a avoué que, dès le temps où il commença à s’adonner à la piété, il eut à essuyer toute sorte de tentations contre la foi. Il en était tellement poursuivi dans sa jeunesse que, ne sachant un jour comment s’en défendre, il appuya la tête sur la balustrade d’un autel. Enfin, un jour de Pentecôte, il se sentit élevé à une oraison si haute et si sublime, qu’en un clin d’œil ses tentations contre la foi se dissipèrent, et cessèrent désormais de l’inquiéter. Il me confia aussi que, dès les commencements de sa vie pénitente, le Seigneur répandait dans son esprit, pendant l’oraison, de si vives lumières sur les vérités de la foi, que, selon ce qu’il avait coutume de dire à son directeur d’alors, il lui eût fallu remplir sa chambre de livres, pour exposer ce que le Seigneur lui en avait fait entendre. Une fois, en particulier, il eut une telle lumière et une telle intelligence de la Divinité que, toute créature disparaissant de ses regards, la foi lui semblait changée en évidence. Alors son âme désirait avec ardeur de se dégager de son corps fragile pour s’unir étroitement au Bien suprême. Il lui semblait qu’à l’exception de la vision béatifique, on ne pouvait en avoir une vue plus claire dans cette vie mortelle. » Ainsi, loin que les embûches de l’enfer lui aient causé aucun préjudice, sa fidélité à repousser le démon lui valut de nouvelles grâces.

De cette foi vive naissaient encore le profond respect et le tendre amour du père Paul pour la sainte Église notre bonne mère et l’Épouse immaculée de Jésus-Christ. Comme c’était par elle qu’il avait reçu le dépôt précieux, le trésor immense de la foi, il protestait souvent avec une vive reconnaissance qu’il était l’enfant de l’Église, le dernier des enfants de l’Église. Peu de temps avant sa mort, il envoya dire au pape, qu’il était un enfant de la sainte Église catholique, bien que le plus vil, le plus misérable et le plus indigne de tous, qu’il avait toujours vécu et qu’il voulait mourir dans son sein, avec une parfaite et entière soumission à l’Église romaine et à son chef. Ce langage était l’expression visible des sentiments intimes de son cœur ; il tressaillait de joie à cette pensée, et chaque fois qu’il disait : je fais profession d’être un véritable enfant de l’Église, je déclare vouloir mourir dans son sein ; chaque fois, il savourait le bonheur de connaître la vraie foi. Quant au respect, au dévouement, à l’amour filial qu’il portait au Souverain Pontife, chef et pasteur suprême de la sainte Église catholique et père commun de tous les fidèles, il n’y a point de paroles pour les exprimer.

Par une disposition spéciale de la Providence, plusieurs papes, soit pour encourager le serviteur de Dieu dans sa vie pénitente et dans l’établissement de la nouvelle congrégation, soit par un effet de cette charité qui abonde davantage en ceux qui sont plus voisins de la source, c’est-à-dire, de Jésus-Christ, dont le Souverain Pontife est le vicaire ; plusieurs papes, disons-nous, témoignèrent au père Paul une bienveillance toute spéciale, une bonté sans borne. Ces marques d’affection et d’estime étaient pour lui comme autant de charbons ardents jetés dans son cœur. Il brûlait d’amour pour eux, et prosterné devant le trône de la Bonté divine, il lui adressait les plus ferventes prières, afin de leur obtenir une plénitude de grâce toujours plus grande pour le bon gouvernement de la sainte Église. Le cardinal Zelada, ayant été le voir un jour, lui rapporta que Clément XIV avait dit cette parole à son sujet : « Le père Paul nous oublie. » Le serviteur de Dieu répondit aussitôt avec feu par ce verset du psaume 136 : « Si je vous oublie, que ma langue s’attache à mon palais ! » Il marquait ainsi d’une manière énergique qu’il lui était impossible d’oublier le Souverain Pontife. Il ne se contentait pas de prier en son particulier pour le pape, il eut soin que tous les membres de sa congrégation partageassent ses sentiments et son zèle à cet égard. Il ordonna que chaque soir, après complies et avant l’heure ordinaire de la méditation, on récitât les litanies des Saints avec l’oraison pour le pape. Pendant que les bontés du pape provoquaient la reconnaissance et les prières du père Paul, elles augmentaient aussi sans mesure son dévouement et son respect envers le vicaire de Jésus-Christ. De là cette parole qu’il disait souvent : « D’où me vient ce bonheur, à moi, le dernier des enfants de l’Église ? » Il dit un jour à un de ses confidents : « La première fois que je me présentai au Souverain Pontife et que je fus admis à lui baiser les pieds, je ranimai ma foi en pensant qu’il était le vicaire de Jésus-Christ, et je sentis naître dans mon cœur un respect inexprimable pour sa personne sacrée ; frappé de la grandeur de sa dignité, je ne pouvais articuler un seul mot. »

Jamais, lorsqu’il allait à l’audience, cette foi vive ne l’abandonnait. On le voyait trembler et pâlir, et cependant il était d’un caractère magnanime et d’un cœur généreux. Un jour il attendait son tour d’audience dans une antichambre du palais pontifical, se tenant dans le recueillement et le silence. Surpris de son air, un des prélats de la cour lui dit : « Eh bien ! père Paul, vous ne dites rien ? – Que voulez-vous que je dise ? répondit le serviteur de Dieu. Il faut que je pense que je vais aller à l’audience du vicaire de Jésus-Christ. » Puis il s’écria : « O Dieu ! un peu de foi ! si tout le monde pensait à cela, on aurait plus de respect pour le Saint-Père. » Là-dessus, il garda de nouveau un profond silence. Les grands sentiments tendent naturellement à se produire au dehors. Le père Paul finit donc par témoigner à Clément XIV combien grandes étaient sa foi et sa vénération pour la personne auguste du Souverain Pontife. Le Saint-Père se plaignant devant lui de ceux qui manquaient de respect pour la dignité pontificale, il lui dit avec une ouverture et une confiance toute filiale : « Je voudrais qu’ils en eussent la même idée que moi. Très Saint Père, ajouta-t-il, quelles que soient les bontés de Votre Sainteté à mon égard, je la prie de croire que je tremble cependant de respect en sa présence, tant est vive la foi que Dieu a mise en moi touchant la dignité sublime du vicaire de Jésus-Christ. »

De là encore provenait sa ferme persuasion que les prières du Souverain Pontife ont une efficacité singulière pour faire descendre les grâces du trône de la divine miséricorde. Sous le pontificat de Clément XIII, il y eut une année où le blé manqua à Rome. Des processions de pénitence eurent lieu à cette occasion, et le pape y assista en personne. Le père Paul l’ayant su : « J’ai appris, dit-il, que le souverain pontife Clément XIII a ordonné une procession de pénitence à Rome, qu’il y est intervenu en personne, qu’il y a pleuré et qu’étant arrivé à la basilique de Saint-Pierre, il a fait cette prière à Dieu : Parce, Domine, parce populo tuo. Le Pontife est un saint. (Il pouvait en parler ainsi, l’ayant connu intimement.) Oh ! combien de telles prières faites par le vicaire de Jésus-Christ doivent être agréables à Dieu ! » Il ne nommait jamais le Souverain Pontife, sans donner des marques de son profond respect et sans faire une inclination de tête. Lorsqu’il l’entendait nommer dans la conversation, il fronçait les sourcils et disait avec une foi vive : « Vous parlez du pape, c’est-à-dire du vicaire de Jésus-Christ ! » S’il en parlait lui-même, chacune de ses expressions, chacune de ses paroles témoignait hautement sa profonde vénération pour lui.

Il respectait et vénérait à proportion tous les ministres de Jésus-Christ, qui sont les dispensateurs des choses saintes. Parfaitement soumis aux évêques, chargés par le Seigneur de gouverner l’Église, il tâchait de les servir dans la mesure de ses forces ; il avait pour chacun d’eux une estime, une vénération d’autant plus dignes d’éloges qu’elles étaient plus sincères. Il n’y avait pas un prêtre pour qui il n’eût un profond respect. Le premier à les saluer, le premier à leur baiser la main, il ne se tenait en leur présence que tête nue. On était édifié de voir, dans ses dernières années, ce vénérable vieillard, ce missionnaire renommé pour les dons et les grâces dont le ciel l’avait favorisé, leur donner à tous indistinctement comme un petit enfant, ces marques de civilité et de révérence ; y mettre un empressement et une grâce qui découvraient bien le fond d’humilité et de foi d’où elles provenaient. Le Seigneur lui avait donné une grande idée et une connaissance toute particulière de la dignité sacerdotale. Il se trouvait un jour chez monseigneur Cavalieri, évêque de Troie et de Foggia, lorsque ce prélat se disposait à ordonner un nouveau prêtre. Le serviteur de Dieu voulut par piété assister à l’ordination, et Dieu l’éclairant vivement dans cette circonstance, il conçut une telle estime et une foi si grande pour le caractère sacré des prêtres, qu’il prit la résolution de ne jamais s’asseoir en leur présence.

Sa foi semblait l’empêcher de voir en eux autre chose que leur dignité. Malgré sa grande expérience des misères du siècle, il ne lui était pas possible d’avoir mauvaise opinion d’aucun. Il disait : « Je n’ai jamais dû me confesser d’en avoir mal jugé, parce que j’ai toujours eu une idée avantageuse d’eux tous ; je les regardais d’un œil de foi. » Il avait donc bien raison de dire que s’il y a trop de laisser-aller dans ce siècle, si on y rencontre des ecclésiastiques peu réservés et tièdes, tenant une conduite indigne de leur caractère, ce mal vient du manque de foi ; il vient de ce que tous n’apprécient pas l’excellence de leur dignité. Le père Paul attribuait également au manque de foi tous les autres désordres : les chrétiens, disait-il, ne considèrent pas à quel danger ils s’exposent en offensant Dieu. C’est ce qui lui arrachait ces cris de douleur : « Ah ! qu’il y a peu de foi dans le monde ! Qu’on y croit faiblement ! » Cette pensée plongeait son âme dans l’affliction.

Il était plus sensible encore aux persécutions que l’Église notre tendre Mère avait à souffrir. On lit dans une de ses lettres : « Je ressens vivement les malheurs de la sainte Église, notre Mère ; mais j’ai grande confiance que Dieu y remédiera, en humiliant les enfants ingrats qui l’affligent et la troublent. » Apprenant un jour que dans certaines contrées, les pauvres chrétiens souffraient toute sorte de vexations et de mauvais traitements de la part des infidèles, il se mit à pleurer à chaudes larmes et à demander au Seigneur d’avoir pitié de ces peuples : « Oh ! disait-il, leurs tribulations me percent le cœur ! Oui, car je me fais gloire d’être un véritable enfant de la sainte Église notre Mère. » D’autres fois, quand il apprenait que certains refusaient d’obéir aux commandements de l’Église ou d’acquiescer à son enseignement, il avait l’habitude de redire la célèbre sentence de saint Cyprien : « Qui ne regarde pas l’Église comme sa Mère, n’aura pas Dieu pour Père. Habere jam non potest Deum Patrem, qui ecclesiam non habet Matrem. » Semblable à un fils plein d’amour et de reconnaissance qui, voyant outrager sa mère, ne peut dissimuler sa peine, le père Paul ne pouvait s’empêcher d’exprimer son profond chagrin, quand il voyait l’Église affligée et troublée. « Ce n’est pas une seule épine, mais tout un faisceau d’épines, disait-il, qui me perce le cœur quand j’entends des nouvelles si funestes. Plaise à Dieu que le châtiment s’arrête là ! » Il voulait faire entendre par là, comme il s’en expliqua en d’autres occasions, que si l’on continuait de pécher, les persécutions continueraient aussi ; c’est pourquoi il engageait ses religieux à prier le Seigneur d’apaiser sa colère.

S’il entendait parler de ces livres empoisonnés que l’incrédulité propage ou de ces écrits séducteurs qui portent à la révolte contre l’Église, il n’avait plus de repos et en témoignait une peine extrême ; il protestait hautement que s’il en avait le pouvoir, il aurait repris avec liberté les auteurs de ces écrits pernicieux. En un mot, il paraissait inconsolable chaque fois qu’on portait atteinte à la pureté de la foi ou qu’on mettait obstacle aux progrès de l’Église catholique ; il en ressentait tant de chagrin, qu’on lui en voyait verser des larmes au milieu des conversations familières. On le voyait au contraire d’une joie indicible, quand il rencontrait quelque homme zélé pour la propagation et la défense de la foi. Il jouissait de pouvoir s’entretenir avec des ministres fidèles et animés de l’esprit apostolique, et il ne se lassait pas de converser avec eux. C’est pour cela qu’il prenait grand plaisir à causer avec les élèves de la propagande ; il les considérait comme autant de missionnaires destinés à porter le flambeau de la foi parmi les infidèles et à secourir les malheureux chrétiens qui courent les plus grands dangers à cause de leur contact avec eux. Plein d’estime et de respect pour leur sainte vocation, il les exhortait avec ardeur à s’enflammer de l’amour céleste et à retracer en eux-mêmes la vivante image de Jésus-Christ, qui ne nous a pas donné sa doctrine seulement, mais son sang et sa vie.

Voilà quelle était la foi du père Paul, foi qui allumait en lui un ardent désir de voir tout le monde embrasser les vérités révélées, qui l’excitait à prier sans relâche pour la conversion des hérétiques et des infidèles, qui lui faisait envier le bonheur de donner sa vie pour une fin si sainte. Aussi disait-il, qu’il eût voulu procurer la conversion des infidèles à tout prix, quand pour cela il aurait dû passer au travers des épées et des haches. Mais n’ayant pu, comme il le désirait, mourir pour la foi, il voulut du moins consacrer sa vie et celle de ses enfants au bien et à l’accroissement de la religion. C’est dans cette vue qu’il fonda une nouvelle congrégation dont le but est de s’employer à ranimer parmi les fidèles la foi et le souvenir de la passion et de la mort de Jésus-Christ, l’auteur et le consommateur de notre foi. Cette congrégation, il l’obligea en outre par un vœu particulier à mettre à la disposition des supérieurs les sujets propres aux missions, afin qu’ils puissent les envoyer prêcher Jésus-Christ crucifié aux nations infidèles.

De tout ce que nous venons de dire, nous pouvons conclure avec raison que le père Paul était vraiment riche de cette foi qui opère par le moyen de la charité, qu’il était animé et qu’il vécut toujours d’une foi pure, affectueuse, agissante ; enfin qu’il mérita d’être appelé un homme de foi. C’est l’éloge que Clément XIV fit un jour du serviteur de Dieu, en causant avec un de ses religieux : « Je connais le père Paul, dit-il ; c’est un homme d’une grande foi et d’une foi vive. »

 

 

CHAPITRE 2.

GRAND ESPRIT DE FOI DU SERVITEUR DE DIEU A L’ÉGARD DES MYSTERES.

SA MANIÈRE DE CELEBRER LES PRINCIPALES FETES.

 

Un homme d’une foi si vive et si éclairée devait célébrer avec une piété extraordinaire les mystères augustes de notre sainte religion. Selon que le rapportent des témoins oculaires, il paraissait tout hors de lui dans ces moments, tant il était transporté d’amour, et tant sa foi était vive et efficace.

Le serviteur de Dieu manifestait, par son extérieur même, combien il était pénétré en considérant le mystère de la très Sainte Trinité. Quand il nommait les trois augustes personnes divines, on le voyait saisi d’admiration et tout concentré en lui-même par respect. Lorsqu’il récitait le Gloria Patri ou d’autres invocations à la Sainte Trinité, il ne manquait jamais, comme on le remarqua bien des fois, de faire une inclination profonde et très pieuse. Il recommandait cette pratique à ses religieux en des termes qui montraient bien la haute idée qu’il avait de ce grand mystère. S’il venait à remarquer que l’un ou l’autre manquât à ce pieux devoir, soit dans la récitation de l’office divin, soit ailleurs, il n’omettait jamais de l’en reprendre, et souvent alors il citait un exemple des châtiments dont Dieu avait puni ces sortes de transgressions. Il goûtait une consolation particulière et un sentiment très doux de dévotion à répéter le trisagion : Sanctus, Sanctus, Sanctus. Il avait coutume de le redire fréquemment et avec une piété toujours nouvelle ; quand il avait proféré ces paroles sacrées, il était comme dans un état de suspension et d’extase ; souvent il versait des larmes abondantes, tant était profond le sentiment qu’il avait de ces sublimes mystères que la foi nous enseigne. Il avait aussi fort souvent à la bouche, ces autres paroles qui lui servaient de prière jaculatoire : Benedictio, et claritas, et sapientia, et gratiarum actio, honor, virtus et fortitudo Deo nostro in saecula saeculorum. Amen.

Il croyait et vénérait le grand mystère de l’Incarnation avec une foi vive et affectueuse qui produisait de grands effets dans son âme. Quand il pensait aux abaissements du Verbe divin qui a daigné prendre un corps et une âme comme nous, il disait dans son étonnement et dans son amour : « Un Dieu, se faire homme pour nous ! » Il exhortait tout le monde à incliner la tête à ces paroles de l’Angelus : Verbum caro factum est, en mémoire de ce grand mystère et par reconnaissance pour un tel amour. Il ne prononçait jamais le saint nom de Jésus, qui est le nom du Verbe incarné, sans faire une profonde révérence ; il recommandait avec instance de ne point prononcer ce saint nom à la légère et sans réflexion, comme cela arrive si souvent.

Pendant le saint temps de l’Avent, il ranimait de plus en plus sa foi et son amour pour le divin Rédempteur qui a daigné venir nous visiter au milieu de nos ténèbres et de nos effroyables misères ; il exhortait aussi les autres à profiter de ce temps précieux pour se préparer à la célébration du grand mystère. Voici ce qu’il écrivait à ce sujet à une personne de piété : « Nous voici bientôt au saint temps de l’Avent, pendant lequel la sainte Église notre Mère célèbre la mémoire de la divine alliance que le Verbe éternel a contractée avec notre humanité dans le mystère de l’Incarnation. Contemplez, ma fille, ce mystère sublime de charité infinie, et laissez votre âme s’engouffrer et se plonger en toute liberté dans cet océan infini de tout bien. Désirez et demandez qu’il se fasse bientôt une grande alliance d’amour entre Jésus et votre âme. Demandez la même grâce pour votre pauvre et très indigne serviteur. »

Aux approches de la fête solennelle de Noël, il faisait une neuvaine fervente avec exposition du très saint Sacrement, et pratiquait des mortifications particulières. Ainsi disposé à la contemplation de cet auguste mystère, il le célébrait dans des sentiments et des transports qu’il retraçait ensuite, du moins en partie, dans ses lettres : « Quel étonnement, écrivait-il un jour, de voir un Dieu devenu enfant ! Un Dieu enveloppé de pauvres langes ! Un Dieu sur une poignée de foin entre deux bêtes de somme ! Qui refusera de s’humilier, qui refusera de se soumettre à la créature, pour l’amour de Dieu ? Qui aura l’audace de se plaindre ? Qui ne gardera pas le silence intérieur et extérieur dans ses souffrances ? »

Je passe sous silence les autres lettres qu’il écrivait à l’occasion de cette sainte solennité et qui toutes témoignent sa piété, sa ferveur, et la vivacité de son amour. J’en rapporterai seulement une qu’il écrivait à ses religieux, et dans laquelle il épanche plus librement les sentiments de son âme : « Annuntio vobis gaudium magnum, quia cito veniet salus nostra. Voici le pauvre pécheur Paul aux pieds de toute la pieuse communauté de cette sainte retraite de la Présentation de Marie. Il commence par demander humblement pardon, face contre terre, à tous ses frères bien-aimés, des mauvais exemples qu’il a donnés et qu’il ne cesse de donner par sa vie tiède et pleine d’imperfections. Il les prie d’avoir la charité de supplier la grande et infinie miséricorde de Dieu de lui pardonner ses énormes péchés, ses mauvais exemples, son irrégularité et sa tiédeur. Il prend la confiance en Jésus-Christ, comme leur indigne et inutile serviteur, de leur annoncer l’allégresse, la joie et la paix véritable, à l’approche de la solennité de Noël. Et n’ai-je pas raison, mes bien-aimés, de vous annoncer la véritable allégresse, pendant que moi qui suis un grand pécheur en vérité et sans fiction, j’ai plus sujet de me réjouir, en voyant le doux Enfant divin m’inviter si amoureusement au pardon dans cette grande solennité. Réjouissez-vous donc, mes chers et bien-aimés fils en Jésus-Christ ; dépouillez le vieil homme avec ses œuvres et revêtez-vous de Notre Seigneur Jésus-Christ. Et puisque le très doux Jésus prend naissance dans cette solennité si touchante, faisons-nous enfants avec lui, nous cachant toujours plus profondément dans notre néant ; soyons humbles, et simples comme des enfants par une exacte obéissance, par la netteté et la pureté de cœur, par l’amour de la sainte pauvreté, par une grande estime des souffrances, et surtout par une véritable simplicité d’enfant dans la fidèle observation des règles et des constitutions, sans avoir la témérité de les interpréter largement ni de quelque manière que ce soit. Etroite est la voie qui conduit à la vie. Laissons-nous donc conduire et manier par nos supérieurs, que le bon Dieu a placés pour diriger et gouverner cette pauvre congrégation. C’est ainsi que nous serons de vrais imitateurs de l’enfant Jésus, qui s’est abandonné en tout aux soins de sa divine Mère Marie, la Vierge très pure, très sainte et immaculée. C’est par ces belles et saintes vertus que vous vous disposerez à être admis à la sainte table. Là, vous réchaufferez du feu de vos affections le divin Enfant qui tremble de froid, afin d’allumer dans nos cœurs la flamme du saint amour. Ah ! mes bien-aimés, méditez avec attention ce grand mystère ! Pesez les incommodités, le froid, la pauvreté du lieu, le manque de toutes choses où se trouvent Jésus, Marie et saint Joseph, et j’espère de la bonté de Dieu que vous concevrez la généreuse résolution de devenir de grands saints, par l’imitation fidèle de Jésus, de Marie et de saint Joseph. Mais souvenez-vous que la vraie sainteté a pour cortège les peines et les tribulations du dedans et du dehors, les attaques des ennemis visibles et invisibles, les peines de corps et d’esprit, les désolations et les aridités prolongées ; car tous ceux qui veulent vivre avec piété en Jésus-Christ souffriront persécution, c’est-à-dire, toutes sortes de peines de la part des démons, des hommes et de notre chair rebelle.

« Soyez magnanimes, mes bien-aimés, et souvenez-vous que nous devons marcher sur ses traces. Il ne faut pas servir Dieu pour ses consolations, mais parce qu’il mérite d’être servi. La divine Majesté a coutume de priver ses serviteurs pour un temps de toute consolation, afin qu’ils apprennent à le servir par pur amour et à devenir des serviteurs vraiment fidèles. Elle les prive des consolations spirituelles, même dans les plus grandes solennités, pour éprouver leur foi et leur fidélité. Donc sursum corda, élevons nos cœurs pour servir avec générosité notre grand Dieu et notre Sauveur Jésus-Christ dans la foi et l’amour purs. Amen.

« Maintenant, je vous embrasse tous de cœur en Jésus-Christ. D’abord, je donne le baiser et souhaite de bonnes fêtes avec la paix de Jésus-Christ, au révérend père recteur, et à tous les prêtres, clercs et laïques profès, ses chers enfants. Que la paix soit avec eux. Qu’ils prient beaucoup pour moi, leur très indigne serviteur. Je donne le baiser et souhaite de bonnes fêtes, avec la paix de Jésus-Christ, au révérend père directeur et à tous les novices, ses chers enfants. Que la paix soit avec eux. Je les prie de me recommander beaucoup à Dieu ; j’en ai grand besoin.

« Pendant la sainte nuit de Noël, je célébrerai les divins mystères pour toute notre pauvre congrégation, et je placerai le cœur de tous les profès et novices dans les langes sacrés du doux Enfant, afin qu’il les vivifie, les encourage, les enflamme, les sanctifie et les rende capables de grandes choses pour la gloire de Dieu. Je prierai la très sainte Vierge pour qu’elle les arrose de la précieuse liqueur de son lait virginal. Amen. »

De tels sentiments exprimés d’une manière si vive, si cordiale et si ardente, ne peuvent se trouver dans le cœur, ni sortir de la plume d’un homme qui écrit de sang-froid, et qui n’est pas tout pénétré de ce qu’il dit. On peut donc se figurer avec quelle impatience il attendait la sainte nuit de Noël. La veille, il lisait toujours lui-même le martyrologe, et au moment de chanter ces touchantes paroles qui annoncent le salut au monde : « Nativitas Domini nostri Jesu Christi, » il fondait en larmes et pouvait à peine proférer une parole. Le jour de Noël, tout son extérieur manifestait l’incendie dont son cœur était le théâtre. La nuit, il se levait avec empressement, et avant de commencer les matines au chœur, il faisait venir tous les religieux à l’église avec des flambeaux ; il entonnait une hymne, et assisté des ministres, il portait processionnellement par toute la maison une image du saint Enfant placé dans une espèce de crèche. Il aimait à la voir environnée de langes ; cette vue excitait ses sentiments d’admiration, et lui rappelait que la Toute-Puissance, la Bonté, la Sagesse divine, s’étaient resserrées dans de pauvres petits vêtements. Les larmes qui coulaient de ses yeux pendant cette cérémonie, son maintien, son recueillement semblaient inviter tous ses religieux à oublier le monde entier pour se souvenir uniquement de l’auguste mystère qu’on célébrait alors. Ses larmes étaient si continuelles que le sacristain craignait que les ornements, le voile qui environnait le saint Enfant et l’image même n’en fussent tachés. Une année qu’il était à Rome à l’hospice du Saint Crucifix, près de Saint Jean de Latran, comme il n’y avait là qu’un oratoire privé, le serviteur de Dieu ne pouvait avoir la consolation de célébrer la nuit de Noël ; il en avait un vif regret. Mais Clément XIV, de sainte mémoire, qui l’affectionnait beaucoup, ayant su ce qui se passait, lui en accorda la permission. Au moment où, pendant cette nuit vénérable, il consacra la sainte hostie, il reçut une telle abondance de communications célestes et ressentit une telle dévotion que l’autel finit par être baigné de ses larmes. Dieu le comblait de bénédictions pendant ces saints jours, et lui seul connaît de quelles grâces précieuses il favorisait alors son serviteur, combien étaient doux les embrassements divins et combien était ardente la dévotion du père Paul.

Le serviteur de Dieu célébrait aussi avec une piété toute spéciale la fête de l’Épiphanie. Il voulait que ses religieux fissent de même, car, disait-il, c’est un jour mémorable, puisque c’est le jour où Dieu nous a fait la grâce de nous appeler à la connaissance de la vraie foi, et y appelant les prémices de la gentilité. Il voulait donc qu’on rendît à la Majesté divine les actions de grâces qui lui sont dues, pour nous avoir fait naître préférablement à tant d’autres dans le sein de la sainte Église, et de nous avoir par son moyen éclairés des lumières de la foi. En les exhortant à reconnaître un tel bienfait, jamais il n’était froid, mais tout enflammé et tout brûlant de ferveur ; aussi faisait-il une grande impression sur ses auditeurs qu’il excitait par-là à célébrer dignement cette grande fête. Il donnait le même conseil aux âmes pieuses qui étaient sous sa conduite. Il écrivait à l’une d’elles : « C’est aujourd’hui un grand jour. Je ne puis rien vous dire du mystère parce qu’il est tard et que le messager part à l’instant ; j’aurai soin toutefois au saint autel de placer votre cœur dans l’aimable sein du très doux Enfant. O Jésus, mon amour ! lui dirai-je, consumez d’amour le cœur de cette enfant que vous m’avez donnée et celui de sa compagne ; rendez-les humbles, saintes, comme des enfants ; transformez-les dans votre saint amour. O Jésus, la vie de ma vie, la joie de mon âme, le Dieu de mon cœur ! recevez son cœur comme un autel sur lequel elle vous sacrifiera l’or d’une ardente charité, l’encens d’une prière continuelle, toute humble, toute fervente, et la myrrhe d’une mortification continuelle. Amen. »

Nous avons vu dans le cours de cette histoire combien vive, combien féconde en saintes affections d’amour, de reconnaissance, de compassion et de dévotion, a été la foi du serviteur de Dieu, quand il méditait ou proposait à la méditation des autres la très sainte Passion de Jésus-Christ. Nous reviendrons sur ce sujet dans un chapitre particulier.

Le père Paul étant un homme de grande oraison et d’intime union avec Dieu, on conjecture aisément quelle dévotion il avait envers le Saint-Esprit, qui est le Maître suprême et le guide assuré de la véritable oraison. Apprenons de lui-même dans quels sentiments de foi, de respect, d’amour, il honorait ce divin Esprit qui est un esprit d’amour. Qu’il nous dise combien il avait à cœur d’exciter la même dévotion dans les autres. Voici ce qu’il écrivait à ses religieux : « Mes chers fils et frères en Jésus-Christ, la douce et délicieuse solennité du Saint-Esprit aura bientôt lieu. Chacun de vous devant se préparer à recevoir dignement dans la demeure intérieure de son âme cet hôte souverain qui est Notre Seigneur et notre Dieu, nous n’avons pas voulu négliger de remplir quelque peu le devoir que la charité nous impose, en vous adressant cette pauvre lettre. Elle sera le gage du désir ardent que la Bonté divine nous a mis au cœur de vous voir tous de grands saints. C’est ce que réclame l’institut auquel la miséricorde de Dieu nous a appelés. Pour bien vous préparer, mes chers frères, à cette sainte et divine solennité, que chacun de vous s’examine bien lui-même pour voir si Dieu seul vit en lui. Vous le saurez en examinant si vous avez une intention pure dans toutes vos œuvres, et si vous vous appliquez de plus en plus chaque jour à la rendre déiforme, c’est-à-dire, toute divine, en faisant toutes vos actions en Dieu et pour son seul amour, en les unissant à celles de Jésus-Christ Notre Seigneur, qui est notre voie, notre vérité, notre vie. En effet, mes bien-aimés, vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ, Puisque vous êtes morts à tout ce qui n’est pas Dieu, tenez-vous dans un détachement parfait de toute créature ; soyez vraiment pauvres et dépouillés ; détachez-vous encore de toute consolation sensible : notre mauvaise nature s’en mêle trop ; elle se fait ravisseuse des dons de Dieu, chose fort dangereuse et fort nuisible. Mettez tous vos soins, avec la grâce de Jésus-Christ, à demeurer au dedans de vous-mêmes dans une vraie solitude intérieure, pour devenir de vrais adorateurs de Dieu en esprit et en vérité. Tout cela se fera si vous avez soin de vous rapetisser toujours davantage : Dieu aime les âmes enfantines ; il leur enseigne cette sublime sagesse qu’il a cachée aux sages et aux prudents du monde. Ne vous éloignez jamais des plaies sacrées de Jésus-Christ. Ayez soin que votre cœur soit tout environné et pénétré des souffrances de notre divin Rédempteur, et soyez sûrs que Lui, le divin Pasteur, vous conduira à son bercail comme ses chères brebis. Et quel est le bercail de cet aimable Pasteur ? Eh bien ! c’est le sein de son Père céleste. Le Seigneur Jésus réside dans le sein du Père, et c’est là qu’il conduit et fait reposer ses brebis. Or, ce travail tout céleste et divin se fait dans la demeure intérieure de notre âme, par le moyen de la foi pure et nue, du saint amour, du détachement des créatures, de la pauvreté d’esprit et d’une parfaite solitude intérieure. Mais une grâce si éminente ne s’accorde qu’à ceux qui s’efforcent d’avancer chaque jour dans l’humilité, la simplicité, la charité. »

Il leur donne ensuite d’autres avis suggérés par un amour tout paternel, et il insiste fortement pour qu’ils vivent toujours unis dans la charité et qu’ils se gardent de tout ce qui peut la blesser. « Croyez-moi, ajoute-t-il, c’est la peste des communautés religieuses de juger les actions d’autrui, et de perdre de vue sa propre conduite, de les interpréter en mal, de parler en secret des défauts du prochain, de murmurer et de rapporter ce que l’un pense de l’autre. O quelle peste ! et quelle ruine elle cause dans les pauvres communautés ! » Il conclut en disant : « Ah ! mes bien-aimés, priez et conjurez le Seigneur de dilater notre pauvre congrégation, de lui donner des saints, afin que, comme des trompettes animées de l’Esprit-Saint, ils aillent prêcher ce que Jésus a fait et souffert pour l’amour des hommes. Hélas ! le plus grand nombre l’a oublié ! Cet oubli mérite des larmes intarissables ; il est la cause de cette multitude de péchés qui abondent dans le monde. » Afin de perpétuer dans l’institut la foi et la dévotion envers le Saint-Esprit, il voulut que dans toutes les maisons on fît une neuvaine préparatoire à sa fête, avec exposition du Saint-Sacrement. Cette neuvaine était accompagnée de mortifications extraordinaires. Voilà comment il entendait se disposer lui-même et disposer les autres à la venue du Saint-Esprit. Le jour de la fête, le feu de son âme reluisait dans ses traits. Lorsqu’il entonnait à tierce l’hymne Veni Creator, on le voyait abîmé dans son humilité, pénétré d’une tendre dévotion, les yeux baignés de larmes et comme suspendu d’amour et d’étonnement.

 

 

CHAPITRE 3.

FOI EMINENTE DU SERVITEUR DE DIEU ENVERS LA SAINTE EUCHARISTIE. VIVACITÉ DE SA FOI DANS LA CÉLÉBRATION DE LA SAINTE MESSE ET LA RÉCITATION DE L’OFFICE DIVIN.

 

La foi du père Paul brilla d’une façon aussi admirable dans la dévotion qu’il eut toujours pour le très Saint Sacrement qui est par excellence le mystère de la foi. Il en donna des marques dès sa jeunesse. Il passait beaucoup de temps dans l’église devant le saint Tabernacle. Son maintien y était exemplaire. Toujours à genoux sur le pavement, sans aucun appui, les mains croisées sur la poitrine, les yeux immobiles, il se tenait devant son bien-aimé Seigneur plusieurs heures du jour et même de la nuit. Il semblait avoir oublié toutes choses, quand il avait le bonheur d’être avec son Jésus. Un jour, il se rendit à l’église des capucins de Castellazzo pour recevoir la bénédiction. A peine y était-il, que des garçons firent tomber sur son pied un banc fort pesant ; il en fut tout meurtri. Mais Paul, sans s’émouvoir, se contenta de relever le banc et de le baiser, puis il alla s’agenouiller près de la balustrade pour adorer le Saint-Sacrement. Son compagnon, de qui nous tenons le fait, se mit à genoux près de lui et voyant couler le sang, il ne put s’empêcher de s’approcher de Paul pour lui en faire la remarque. Mais Paul, sans répondre ni s’émouvoir, pas plus que si on ne lui avait rien dit, continua sa prière avec attention et recueillement. Après la cérémonie, son compagnon insista pour le faire entrer au couvent et faire mettre un appareil sur la blessure. Paul crut n’en devoir rien faire. Il s’en alla tout blessé à l’église de Saint Étienne. Là, son compagnon lui fit de nouvelles instances. Il lui répondit : « Ce sont là des roses. Jésus-Christ a souffert bien plus, et j’en ai mérité davantage pour mes péchés. » Il ne daigna même pas jeter un regard sur la blessure.

Il était très heureux quand son directeur lui permettait la communion. Comme il dut quelque temps faire plusieurs milles pour aller le trouver et pour communier, il employait tout le temps du voyage à exciter les désirs de son cœur.

Sa piété envers le Saint-Sacrement alla toujours croissant. Il y trouvait toutes ses délices. Lorsqu’il alla habiter l’ermitage de Sainte Marie de la Chaîne, près de Gaëte, il allait de temps en temps en ville sur l’invitation de l’évêque ou pour d’autres bons motifs. Chaque fois il passait un temps considérable avec son frère Jean-Baptiste devant le Saint-Sacrement, édifiant tout le monde par sa piété et son recueillement. S’ils ne pouvaient retourner de suite à l’ermitage, ils descendaient à l’église cathédrale, et, prosternés devant le tabernacle, ils y demeuraient longtemps en prière, et ne se levaient que lorsqu’ils étaient appelés. Quand ils dînaient au palais épiscopal, après avoir pris leur repas à part, ils s’empressaient de retourner à l’église devant le Saint-Sacrement, qui était leur amour, leur soutien, leur véritable aliment au-dessus de toute substance. L’église était-elle fermée, ils se retiraient à l’écart pour prier et adorer en esprit le Saint-Sacrement.

La renommée ne tarda pas à publier la grande piété des deux frères. Monseigneur Émile Cavalieri, alors évêque de Troie, en ayant connaissance, les engagea à passer dans son diocèse, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Le digne prélat espérait que leur exemple ranimerait parmi ses diocésains une dévotion si digne du chrétien. C’était son plus ardent désir.

Le père Paul continua toujours depuis d’avoir la même piété et la même vivacité de foi envers l’adorable eucharistie. A son arrivée dans une paroisse, son premier soin était de visiter le Saint-Sacrement. Là se mettant à genoux, il se tenait dans un recueillement si profond et une contenance si humble, qu’il inspirait de la dévotion à tous ceux qui le voyaient. Si, dans ses voyages, il apercevait de loin un village, il s’agenouillait aussitôt pour adorer le Saint-Sacrement qui reposait dans les différentes églises, et lui adresser les vœux ardents de son amour ; il voulait que cette même pratique fût observée par ses compagnons.

On peut donc le dire, la dévotion du serviteur de Dieu envers le Saint-Sacrement était extraordinaire ; elle répondait aux lumières que la foi lui avait données sur le précieux trésor que Jésus-Christ nous a légué, en se donnant à nous. Désireux d’y faire participer tout le monde, il avait soin dans ses entretiens, ses prédications, ses missions, de publier les avantages inestimables dont jouit la sainte Église catholique, enrichie de ce divin Sacrement. Il souhaitait que tous apprissent à s’en prévaloir ; il disait que Notre Seigneur ne réside pas en vain dans le tabernacle, si nous savons profiter de ce bienfait ; il exhortait à s’unir à lui par la communion spirituelle que tout chrétien bien disposé peut faire, quand il lui plaît. Dans ses missions, il était tout zèle et tout amour pour inspirer aux peuples une dévotion particulière et un profond respect envers le Saint-Sacrement. Il les exhortait vivement à accompagner par honneur le saint viatique, et autant que possible avec des flambeaux. Quand le Saint-Sacrement était exposé, particulièrement pendant les exercices spirituels, il adressait aux assistants de courtes, mais chaleureuses allocutions, où il commençait par ranimer sa foi et la leur touchant la présence réelle ; il disait avec un profond sentiment : « Je sais à qui je crois et je suis certain. » Souvent aussi il débutait par ces autres paroles : « O Seigneur ! que votre esprit est doux ! » continuant avec des expressions d’une foi si vive et des affections si pieuses qu’il attendrissait les assistants jusqu’aux larmes. Il était dans un tourment continuel de voir les chrétiens ingrats envers Jésus-Christ, au point de le laisser seul, sans le visiter, tandis que lui demeure parmi nous jour et nuit par amour.

Par ses ferventes exhortations, il introduisit en plusieurs endroits la pieuse et louable coutume de visiter le soir le Saint-Sacrement et de prier quelque temps en sa présence. Pour que les pauvres villageois fussent à même de lui rendre cet hommage, le bon père s’accommodant à leur condition, se bornait à leur demander que le soir, après le travail, avant de se retirer chez eux, ils allassent au moins lui demander la bénédiction par une courte prière. Cette sainte pratique s’observe dans beaucoup d’endroits, et c’est une grande joie de voir, en entrant le soir dans les églises, sur l’autel du Saint-Sacrement, deux cierges allumés comme pour réveiller le souvenir de la foi et de l’amour qui lui sont dus, et au pied de l’autel une foule de fidèles occupés à s’entretenir avec le Seigneur, et à terminer si saintement la journée.

Si Paul désirait que tout le monde eût de la dévotion envers le très Saint-Sacrement, à plus forte raison voulait-il que ses religieux fussent des modèles à cet égard. Afin de maintenir toujours dans sa congrégation cette dévotion spéciale, cette foi vive, il recommanda et fit comme une règle de visiter souvent Jésus-Christ caché dans le saint tabernacle.

Si l’on veut juger des sentiments de son cœur quand il était en présence du Saint-Sacrement, mais surtout quand on l’eût placé dans les églises de nos retraites, si l’on veut apprécier son bonheur de pouvoir habiter pour ainsi dire sous le même toit avec le divin Rédempteur, qu’on entende ce qu’il écrivait à un pieux jeune homme qui était son fils spirituel et qui se fit ensuite passionniste. On était sur le point d’ouvrir la première église au mont Argentario et d’y mettre le Saint-Sacrement : « Les cellules sont terminées, disait-il, il ne reste plus qu’à arranger un peu l’église pour la mettre en état de recevoir le Saint-Sacrement. Vrai Dieu ! une heure m’en semble mille, en attendant que je voie mon Seigneur dans le tabernacle de notre église, afin de me tenir pendant les heures les plus silencieuses au pied du saint autel ! Et qui me donnera des ailes de colombe pour m’élancer amoureusement vers son cœur divin ? »

Dans la vieillesse même la plus avancée et malgré son état d’infirmité, il faisait de fréquentes visites au Saint-Sacrement vers lequel l’amour l’attirait avec douceur ; il passait-là beaucoup de temps en adoration. Son respect en sa présence était admirable. Il y était toujours la tête découverte et dans le maintien le plus religieux. Chaque fois qu’il passait devant le tabernacle, il s’arrêtait et ne pouvant fléchir le genou à cause de ses douleurs articulaires et de ses autres infirmités, il faisait du moins une profonde révérence qu’il accompagnait d’une fervente aspiration. Ceci lui arrivait très souvent à la maison de Saint-Ange, parce que, pour se rendre à sa petite cellule, il devait passer par le chœur et que le maître-autel où se conserve le Saint-Sacrement y correspond.

S’il tenait à ce que tous les autels fussent décemment ornés, à plus forte raison l’exigeait-il pour l’autel du Saint-Sacrement. Il aimait à y voir des vases de fleurs, et s’il remarquait quelque négligence sur ce point, il reprenait celui qui en était chargé, et lui recommandait beaucoup d’y veiller. Ces actes de vertu paraîtront petits, il est vrai ; mais l’amour estime beaucoup tout ce qui peut servir à la gloire et à la satisfaction du Bien-Aimé.

Dans les dernières années de sa vie, il était d’ordinaire cloué sur un lit, ou séquestré dans sa chambre à cause de ses maladies. Il avait un vif regret d’être privé pour ce motif de la douce présence du Saint-Sacrement. Éprouvait-il un peu de mieux ; oh ! avec quel empressement il saisissait l’occasion de se rendre auprès de son bon Jésus et d’exhaler les tendres sentiments de son cœur pour lui ! Deux ans avant sa mort, étant à Rome dans la retraite des Saints-Jean-et-Paul, pendant la neuvaine de l’Assomption de la sainte Vierge, quoique tout malade, il se faisait porter à l’église devant le Saint-Sacrement, et sa seule vue suffisait pour édifier et attendrir, tant sa modestie et sa dévotion étaient grandes. Cette même année, pendant les prières de quarante heures qui se faisaient à la basilique, selon l’usage de Rome, il désira être porté dans la tribune de l’orgue. Il s’y faisait enfermer le matin ou pendant le jour avec ordre de ne venir l’appeler pour aucun motif, lors même que des personnes respectables le demanderaient. Un personnage distingué vint aux tribunes pour visiter le Saint-Sacrement et puis voir le père Paul ; mais il n’eut pas la satisfaction de lui parler, parce qu’il se tenait enfermé pour faire oraison devant le Saint-Sacrement. Un prélat du palais désirait aussi le saluer pour donner au pape des nouvelles de sa santé. Le portier risqua d’ouvrir la tribune où était le serviteur de Dieu, pour le lui dire ; mais Paul tout entier à la prière répondit : « Ce n’est pas le moment de parler aux créatures ; le Maître de la maison, le Seigneur des seigneurs, le Maître du monde se tient sur son trône. » Il les congédia tous ainsi et continua à s’entretenir seul à seul avec son bon Sauveur. De ce que nous avons dit de sa piété envers la sainte Eucharistie, de la fréquence de ses visites et de ses adorations prolongées, on peut conclure combien furent abondantes les grâces que le serviteur de Dieu y puisait, puisque Jésus-Christ, dont il s’approchait si souvent, en est la source intarissable. L’aimable Rédempteur, toujours si libéral envers ses fidèles serviteurs, opérait en lui des choses admirables dans ces visites.

Pendant ce grand nombre d’années qu’il donna des missions, il se trouvait épuisé et éprouvait une grande soif après avoir prêché. Il ne prenait cependant d’autre repos ni d’autre rafraîchissement que d’aller près du Saint-Sacrement, se mortifiant ainsi pour son amour. Mais comme l’amour inspire une grande confiance, il disait au Seigneur avec une foi vive et une sainte hardiesse : « Mon bon Jésus, vous avez dit : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et je lui donnerai à boire ; à vous, maintenant, de me désaltérer. En vérité, en vérité, Jésus me désaltérait, dit le père Paul lui-même. Une fois surtout il étancha parfaitement ma soif. Un bienheureux médecin me dit depuis que cette grande soif pouvait engendrer quelque fièvre maligne, et qu’en conscience je ne devais point m’exposer ; il m’engagea de la sorte à prendre quelque boisson après avoir prêché. Ah ! ce médecin me ruine ! patience. » C’est encore à cette source que le serviteur de Dieu allait se rafraîchir, lorsqu’il s’était fatigué à d’autres œuvres de charité, à servir les malades, à visiter les prisonniers, et à d’autres semblables. Se trouvant altéré, il allait avec grande confiance à Jésus-Christ dans l’Eucharistie, lui disait qu’il avait soif et lui demandait quelque rafraîchissement, et le Seigneur daignait le consoler en le désaltérant à la source de la vie et des douceurs célestes.

En récompense de sa dévotion, il lui fit aussi plusieurs fois la grâce de reconnaître, par certaines impressions intérieures, dans quel lieu se trouvait le Saint-Sacrement. A son entrée dans une église, il savait de suite discerner à l’attrait de son cœur à quel autel était son trésor. Son compagnon crut une fois que c’était à un autre ; il en jugeait par les apparences. Mais le père Paul l’avertit de se diriger d’un autre côté ; c’était là en effet que se trouvait le Saint-Sacrement. Il s’aperçut à des signes semblables de la présence de Jésus-Christ, lorsqu’un traître qui avait commis un énorme sacrilège, vint lui remettre une parcelle consacrée qu’il avait gardée. Le serviteur de Dieu la reçut avec grand respect pour la reporter dans le tabernacle, jusqu’à ce que les espèces fussent consumées. Dans ce moment même, il comprit aux impressions de son âme que cette parcelle était réellement consacrée. On eût dit que Jésus voulait se consoler auprès de son serviteur fidèle de l’énorme outrage qu’il venait de recevoir : « In servis suis consolabitur Deus. » (2. Machab. VII). Il distinguait même de loin aux mouvements intérieurs qu’il ressentait, si le Saint-Sacrement était dans un endroit. Ces faveurs célestes contribuaient à enflammer de plus en plus sa dévotion.

Mais c’était surtout dans la célébration de la sainte Messe, qu’il témoignait sa piété ardente envers l’Eucharistie. Oh ! alors, il était toute foi, toute dévotion, toute tendresse, et son amour le rendait semblable à un séraphin. Après une longue et fervente préparation, il montait au saint autel. Là, tout recueilli et abîmé en Dieu, on le voyait changer de couleur, le visage rayonnant et en feu, comme si les flammes de son cœur avaient cherché une issue au dehors. « Je l’eusse pris pour un séraphin, dit un témoin digne de foi, tant sa figure flamboyait. » Sa tendre piété et l’ardeur de son amour lui faisaient verser de douces et abondantes larmes. Pendant plusieurs années il ne célébra jamais sans en répandre beaucoup. Jeté ensuite comme l’or dans le creuset de la sécheresse et de la désolation, les larmes cessèrent un peu et ne furent plus aussi continuelles ; néanmoins on le voyait souvent encore les yeux mouillés de pleurs ; d’ordinaire il en était ainsi depuis la consécration jusqu’à la fin de la messe. Lorsqu’il célébrait solennellement, il entrait le plus souvent dans un recueillement si profond qu’il fallait le secouer et lui faire une douce violence pour qu’il continuât. Son chant, surtout à la préface et au Pater noster, était d’ordinaire entrecoupé de soupirs et de pleurs qui réveillaient la foi et excitaient la dévotion des assistants. Il était fort exact à observer les rubriques et les saintes cérémonies. Tout en lui était accompagné d’un grand esprit intérieur, en sorte que, pour emprunter les paroles d’un témoin oculaire, il paraissait plutôt un séraphin d’amour qu’un homme mortel. Après la sainte messe, il se retirait aussitôt à l’écart pour s’entretenir librement seul à seul avec son Jésus, pour exhaler les ardentes affections de son âme, pour se consumer tout entier et se perdre heureusement dans le Bien-Aimé auquel il était si intimement uni.

Pour les objets qui servent à la célébration des saints mystères, il était d’une extrême délicatesse. Il ne lui suffisait pas qu’ils fussent décents ; il les voulait resplendissants de netteté et de propreté. Maintes fois, il renvoya un premier et un second corporal, et il eût certainement rejeté le troisième, s’il ne l’avait trouvé bien net. « Les linges, disait-il, qui doivent servir au saint sacrifice de la messe, doivent être très blancs et très propres. »

Le Seigneur voulut marquer par des prodiges combien lui plaisaient la foi vive et la piété de son serviteur dans cette sainte action. Un matin qu’il célébrait de très bonne heure au couvent de Sainte Lucie-de-Corneto, celui qui lui servait la messe, c’était Dominique Constantini, remarqua à son grand étonnement, qu’au moment de la consécration, il s’éleva du marche-pied de l’autel une espèce de fumée, comme si on eût brûlé de l’encens. Cette fumée était odoriférante ; elle donna par intervalles jusqu’à la fin de la consécration, et dans ce moment elle répandit un parfum merveilleux et incomparable, comme le témoin l’a déposé. Mais ce qu’il y eut de plus merveilleux, c’est que le serviteur de Dieu s’éleva en l’air à la hauteur de deux palmes, et cela, à deux reprises, avant et après la consécration. On se figure la surprise de cet homme pieux, en voyant le serviteur de Dieu changé à l’autel en un être surhumain.

L’amour désire de plaire au Bien-Aimé et s’efforce d’agir toujours avec plus de perfection. Chaque fois que le père Paul se disposait à célébrer les saints mystères, pour mieux s’y préparer, il se figurait que c’était pour la dernière fois. « Chaque fois, disait-il à un religieux, que je célèbre, je communie en forme de Viatique. » Il avait coutume d’exhorter les autres à en agir de même, non seulement pour la sainte messe, mais en toute circonstance.

C’est encore le propre de celui qui aime, possède et savoure le bien immense, impérissable, infini, de désirer que tout le monde, mais surtout ceux qui ont une liaison plus étroite avec lui, partagent son bonheur et ses jouissances. Le père Paul qui avait trouvé dans la célébration de la sainte messe toutes les richesses du ciel, désirait ardemment que tous les prêtres, et particulièrement ceux de la congrégation, eussent part à ce grand trésor ; il leur inculquait la nécessité de se bien préparer à recevoir Jésus-Christ. «  Ne négligez aucun soin, leur disait-il, pour célébrer avec grande piété ; faites toujours votre action de grâces ; gardez jour et nuit le tabernacle intérieur : c’est le cœur du prêtre. Qui agit de la sorte, ne tardera pas à concevoir le feu du saint amour. Gardez avec beaucoup de précaution ce tabernacle vivant, et tenez-y les lampes allumées : ce sont la foi et la charité. Qu’il soit toujours orné de vertus. Jésus a célébré les divins mystères dans un cénacle bien préparé : Coenaculum stratum. » Il recommandait à ses religieux de s’y préparer par la méditation des mystères de la foi et de s’unir d’esprit pendant le sacrifice à Jésus-Christ souffrant et mourant. « Puisque la messe est le renouvellement du sacrifice de la croix, figurez-vous, leur disait-il, que vous célébrez les obsèques du Sauveur ; entrez dans les sentiments de componction et d’amour dont étaient pénétrés la sainte Vierge, saint Jean, Joseph d’Arimathie et Nicodème. Le cœur du prêtre doit être le sépulcre de Jésus-Christ. Or, de même que celui dans lequel on le mit après sa mort, était nouveau, in quo nondum quisquam positus fuerat, (Luc, XXIII, 25), de même votre cœur doit être pur, animé d’une foi vive, d’une ferme confiance, d’une charité ardente, d’un vif désir de la gloire de Dieu et du salut des âmes. La messe, ajoutait-il, est le moment favorable pour négocier avec le Père éternel, parce qu’alors on lui offre son Fils unique, incarné et mort pour notre salut. »

« Avant de célébrer, écrivait-il à un ecclésiastique, revêtez-vous des souffrances de Jésus-Christ ; conversez paisiblement avec lui au milieu même des sécheresses ; portez à l’autel les besoins du monde entier. »

Il désirait beaucoup que tous les prêtres de la congrégation se distinguassent par l’exacte et parfaite observation des rubriques. Il avait grand soin que les nouveaux prêtres fussent instruits à fond des cérémonies ; lui-même plus d’une fois voulut s’assurer en personne de leur habileté. Il ne pouvait souffrir ni désordre, ni erreur dans les cérémonies sacrées. S’apercevait-il de quelque manquement, il en faisait l’observation en temps convenable : « Il faut savoir d’abord les rubriques, disait-il. » Ou bien il prenait quelque autre voie pour corriger l’erreur et la négligence.

Il ne pouvait souffrir non plus qu’un prêtre, après avoir dit la messe, laissât Jésus-Christ pour ainsi dire à l’abandon, sans faire son action de grâces. Il s’élevait contre cet abus, chaque fois que son ministère lui en offrait l’occasion, engageant tous les prêtres à célébrer dévotement et à rendre de dignes actions de grâces à Dieu pour cet immense bienfait. Autant que possible, il empêchait même de monter à l’autel ceux qui témoignaient peu de révérence et qui n’étaient pas vêtus d’une manière convenable. Un jour, un ecclésiastique de distinction, et qui méritait certainement des égards, se présenta à la retraite pour dire la sainte messe. Comme il portait un habit de couleur et peu séant, le bon père le reprit et lui refusa la permission de célébrer : « Ce n’est pas là, lui dit-il, un habit ecclésiastique pour monter à l’autel. »

Ce grand zèle lui faisait écrire à une âme pieuse : « Envolez-vous en esprit dans le cœur de Jésus au Saint-Sacrement. Là, pâmez-vous de douleur à cause des irrévérences qu’il reçoit des mauvais chrétiens, et surtout des mauvais prêtres, religieux et religieuses, qui ne répondent à tant d’amour que par des ingratitudes et des sacrilèges. En réparation de tant d’outrages, l’âme aimante doit s’offrir en victime, se consumer dans le feu du saint amour, l’aimer, le louer, le visiter souvent pour ceux qui le maltraitent, le visiter surtout aux heures où personne ne lui fait la cour.

Ce n’était pas seulement quand il célébrait qu’on voyait paraître son amour pour Jésus-Christ ; c’était encore quand il donnait la sainte communion. En disant : Ecce agnus Dei, il mettait dans ces paroles quelque chose de si expressif et de si pénétrant, qu’il semblait voir de ses yeux le divin Sauveur dans la sainte hostie. Chaque fois qu’il portait le Saint-Sacrement en procession le jour de la Fête-Dieu, on lui voyait le visage baigné de grosses larmes. Cette fête excitait en lui une dévotion extraordinaire et un profond attendrissement ; il la célébrait avec un merveilleux esprit de foi. Quand il était à la maison, il chantait lui-même la messe et faisait la procession dans le cloître. Il suffisait de voir son recueillement, sa piété et ses larmes, pour se sentir touché. Si le service du prochain ou quelque affaire urgente le retenait au dehors, comme il lui arriva une fois entre autres à Ronciglione, il suivait très dévotement la procession pour rendre hommage au Saint-Sacrement ; mais on ne peut exprimer, dit un religieux qui en fut témoin, avec quelle dévotion il le faisait. Il suffit de dire qu’il était tout en larmes. « O quel grand amour ! s’écriait-il, quelle journée ! O charité ! O amour ! » Le serviteur de Dieu témoigne en peu de mots, écrivant à une personne pieuse, quels étaient ses sentiments dans cette grande solennité : « Le papillon, dit-il, voltige autour de la flamme et s’y brûle. Que votre âme tourne de même autour de cette lumière divine ; qu’elle y soit toute réduite en cendres, surtout dans cette grande et douce octave du Saint-Sacrement. Ah ! ma fille, mangez, buvez, enivrez-vous, volez, chantez, soyez dans la jubilation et la joie, faites fête à votre divin époux. »

Connaissant d’ailleurs les divins et immenses trésors que renferme l’eucharistie et qui sont à la disposition de tous les fidèles, il exhortait les séculiers mêmes à communier souvent, mais avec de grands sentiments de piété. « La sainte communion, dit-il un jour à une personne pieuse, est le moyen le plus efficace pour s’unir à Dieu. Préparez-vous toujours bien à ce saint banquet. Ayez un cœur bien pur et veillez beaucoup sur votre langue, car c’est elle qui touche la première le Saint-Sacrement. Portez-le chez vous après votre action de grâces, et faites que votre cœur soit un tabernacle vivant pour Jésus-Christ. Visitez-le souvent au-dedans de vous-même, et offrez-lui les hommages, les sentiments et les remercîments que vous inspirera le saint amour. »

Pour ceux qui récitent l’office divin avec peu de foi, de recueillement et de dévotion, l’exemple du serviteur de Dieu les eût remplis de confusion et leur eût appris la manière d’accomplir cet important devoir que les saints pères ont appelé : Opus divinum. Quoique malade et accablé de vieillesse, il disait l’office, surmontant pour cela toutes ses incommodités. Jamais il ne voulut user de la dispense qu’on lui avait obtenue de Clément XIV, sinon quand il lui fut tout à fait impossible de le réciter. Lors qu’il était fort souffrant, et surtout dans ses dernières années, il le disait avec un autre prêtre qui eût la voix claire et intelligible, ne voulant pas se priver de l’onction céleste qu’il goûtait dans la récitation du bréviaire. Toujours il disait l’office tête nue, dans une posture édifiante et avec une dévotion très grande. Bien que chargé d’infirmités, il ne put jamais se résoudre à se couvrir pendant sa récitation ; et il ne pouvait s’empêcher de montrer du mécontentement, lorsqu’il voyait un autre le faire sans nécessité. Il en agissait de même dans ses voyages malgré qu’il fût en pleine campagne et en dépit de l’hiver et des plus grands froids. Dans les dernières années de sa vie, l’infirmier le voyant plus souffrant que jamais, lui faisait des instances pour qu’il se couvrît. Ce n’est pas manquer de respect à Dieu, lui disait-il, de vous dispenser de votre pieuse coutume, infirme comme vous l’êtes. Le vénérable père qui ne savait pas résister et qui par vertu se montrait condescendant envers tout le monde, se couvrit un moment ; mais il ne tarda pas à se découvrir de nouveau, disant qu’il lui était impossible de dire le bréviaire, la tête couverte : « Il faut penser, ajoutait-il, qu’il s’agit de l’office. » Comme s’il eût voulu dire : je m’entretiens en ce moment avec la Majesté divine. Il avait en effet le plus profond sentiment de sa présence. Il voulait même autant que possible se lever, quoique malade, pour accomplir avec plus de respect un devoir si agréable à Dieu et si utile à toute l’Église.

Mais c’était surtout au chœur, lorsque la communauté célébrait les louanges de Dieu que sa foi et sa piété brillaient dans tout leur éclat. Il était très exact et très ponctuel à s’y rendre. Il ne s’en dispensait ni le jour ni la nuit. Il y assistait même plus volontiers la nuit, persuadé que ce sacrifice de louanges offert à Dieu dans un temps où la plupart des hommes sommeillent ou qu’ils perdent en de vains amusements, est le témoignage d’un sincère et fervent amour pour lui. C’est alors, disait-il, que les amis de Dieu lui donnent des sérénades. Aussi, quoique souffrant, à demi estropié et bien souvent presque incapable de marcher, il voulait aller au chœur. C’était pour les religieux un spectacle d’édification et d’attendrissement de voir leur vieux Père se traîner avec peine à l’oratoire, se tenir là sur pied, comme il pouvait, non sans peine, et offrir si pieusement à Dieu le sacrifice de ses louanges, sacrifice qui faisait toutes les délices de son âme. C’est alors qu’on le voyait pratiquer en perfection l’avis qu’il donnait aux autres : « Quand nous allons au chœur pour réciter l’office divin, ne manquons pas de ranimer notre foi ; nous faisons alors l’office des anges. Ils remplissent le chœur, pendant que nous célébrons les louanges de la Majesté divine. » Il était très attentif pour que le chant fût réglé par la dévotion et qu’on observât les pauses qui contribuent tant à rendre la psalmodie suave en même temps que digne. Pour exciter ses religieux à la ferveur, il leur rappelait d’une manière vive et forte ces paroles de l’hymne : « Os, lingua, mens, sensus, vigor, confessionem personent. » Si quelqu’un venait à bâiller, il frappait aussitôt la terre de son bâton et disait, transporté de zèle : « Ce n’est pas là la manière de réciter l’office divin, en présence de Dieu. » Voyant un jour un religieux qui récitait l’office, appuyé contre le mur, sans l’exacte modestie qui convient, le serviteur de Dieu lui recommanda avec douceur, mais instamment, d’être attentif et respectueux, ajoutant qu’au moment de la mort, le Seigneur lui aurait fait voir ce qu’il perdait alors de vue. Ainsi parle, ainsi pense celui qui a de vifs sentiments de foi. Pour lui, Dieu, tout invisible qu’il est aux yeux du corps, est présent et à découvert aux yeux de l’âme.

On lit encore dans les procédures qu’il avait grand soin que l’office divin, cet acte si excellent de religion, fût récité en chœur avec la piété convenable. Il voulait qu’on psalmodiât sur un ton de pénitence, mais à voix haute et distincte de telle sorte que les deux chœurs entendissent parfaitement la partie l’un de l’autre. Un jour qu’il faisait sa préparation à la messe dans l’église, il remarqua qu’on récitait l’office d’une voix languissante. Il se lève sur-le-champ, court en toute hâte au chœur, et là donne le ton convenable ; il dit ensuite aux religieux que c’était de cette manière qu’on devait chanter les louanges divines et non avec la langueur qu’ils y mettaient.

 

 

CHAPITRE 4.

DE L’ESPÉRANCE DU PÈRE PAUL.

 

Ce monde est semblable à une mer continuellement agitée par les vents et les tempêtes. Dieu, dans sa miséricorde, nous a donné l’espérance comme une ancre solide pour fixer la nacelle de notre cœur, et l’empêcher d’être ballottée çà et là par le souffle des affections déréglées et submergée au milieu des eaux de la tribulation. Ad tenendam propositam spem, quam sicut anchoram habemus animae tutam ac firmam. (Heb. VI. 19.) Par l’espérance, nous échappons aux tempêtes. Soutenus et fortifiés par elle, nous marchons dans la voie de la perfection et nous arrivons aisément à cette demeure sacrée de la paix et de la félicité parfaite que le divin Rédempteur nous a préparée dans le paradis. Et incedentem usque ad interiora velaminis, ubi Praecursor pro nobis introivit Jesus. (Ibid.) Le Seigneur ne permet jamais que l’homme soit tenté au-dessus de ses forces. A proportion des épreuves auxquelles il soumet les élus, il les affermit davantage dans la vertu d’espérance, dilate leur cœur, augmente leur courage.

Le père Paul de la croix était destiné à passer sa vie dans les travaux et les tribulations. Dieu l’avait choisi pour être une image de notre aimable Rédempteur qui a été dans les travaux dès sa jeunesse : « Fui in laboribus a juventute mea, » (Ps. LXXXVII) et qui a terminé sa vie dans un océan de douleurs : « Veni in altitudinem maris, et tempestas demersit me. » (Ps. LXVIII). Comme la sagesse divine ménage toujours les moyens nécessaires à la fin qu’elle se propose, on peut conclure de là qu’elle avait doué le père Paul d’une espérance ferme, capable de le soutenir au milieu de tant de peines et de fatigues.

Il suffisait d’être en rapport avec lui et de l’entendre pour voir qu’il avait mis toute sa confiance en Dieu, qu’il s’était entièrement et amoureusement remis entre ses mains, et qu’il attendait de lui avec empressement et assurance la félicité éternelle et les secours nécessaires pour y parvenir, ainsi que pour conduire à bonne fin l’œuvre dont il lui avait inspiré le dessein. Il se regardait, disait-il quelquefois à un ami, comme un enfant que sa mère tiendrait entre les bras, du haut d’une tour, au-dessus d’un précipice, pour se jouer. Qui pourrait craindre que cette mère voulût y faire tomber son enfant ? Ainsi, ajoutait-il avec une sainte confiance, je ne puis me persuader que Dieu me laissera tomber dans les abîmes de l’enfer. Aussi se reposait-il avec un parfait abandon dans le sein de la Bonté divine, beaucoup plus tranquille que n’est un enfant dans les bras de sa mère. De cette vallée de larmes, il tournait sans cesse ses regards vers Dieu, attendant toujours le moment d’aller s’unir à lui dans le saint paradis. Ceux qui l’observaient de plus près le voyaient souvent contempler le ciel, puis s’écrier avec transport : « Quel beau séjour il y a là haut ! Il nous est destiné ! » Tantôt des soupirs enflammés sortaient de sa poitrine et marquaient le désir continuel qu’il avait de le posséder ; tantôt on l’entendait dire, les larmes aux yeux : « Rien ne me plaît en ce monde, je ne me soucie plus de rien que de mon Dieu. Oui j’espère, oui je veux le posséder, et je l’espère de la seule miséricorde de Dieu par les mérites de la passion et par les douleurs de ma bonne mère Marie. » Quelquefois en se promenant avec l’un de ses religieux et tout en causant de choses indifférentes, il levait tout à coup les yeux au ciel : « Voyez, lui disait-il, quel beau pays se trouve là haut ? C’est pour nous. » Là-dessus, il entrait dans une sorte de silence extatique et n’en sortait pas à moins d’être légèrement secoué. Un jour qu’il était à Rome, on l’invita à aller voir la villa Pinciani : « Je ne m’en soucie pas, dit-il, il y a plus beau que cela. » Celui qui l’invitait pensant qu’il en avait vu une plus belle : « Dans quel endroit ? lui dit-il. » Le père Paul indiquant le paradis : « Là haut, répondit-il, sont les vraies délices et les véritables plaisirs. » Après quoi il ne dit plus mot et demeura tout absorbé dans la pensée et le désir de cet océan immense de félicité dont on jouit au ciel. Un homme dont les affections étaient si élevées ne pouvait que mépriser les faux biens de ce misérable monde ; il répétait souvent avec un sentiment profond : « Quel plus beau spectacle que celui du firmament et des étoiles ! Ce n’est pourtant que le pavement de la patrie bienheureuse où j’espère aller un jour ! Loin que les choses de ce monde puissent me consoler, elles ne m’inspirent que peine et dégoût ; il me semble que j’attends depuis mille ans le bonheur d’aller jouir de mon Dieu, mon bien suprême. » Il éprouvait un grand charme à entendre parler du paradis ; son cœur semblait tressaillir de joie, quand la conversation tombait sur ce sujet. Lorsqu’il se mettait lui-même à en parler et à dire que c’était là le lieu de notre repos, il produisait une impression indicible sur ses auditeurs. Il en parlait avec tant de conviction et de feu et il expliquait si bien le bonheur du ciel, que de doctes théologiens disaient : « Le père Paul cause théologie beaucoup mieux que nous. » Après avoir assisté à quelques-uns de ces entretiens, où il avait été question du paradis, le père Marc-Aurèle du très saint Sacrement, homme d’un savoir profond, d’une intelligence élevée, et ce qui vaut encore mieux, d’une intime union avec Dieu, s’en retourna, tête baissée, en disant : « Notre père goûte les délices du paradis ; voilà pourquoi il en parle si bien. »

Pour s’adapter à l’intelligence de ses auditeurs, le père Paul expliquait au moyen de comparaisons la félicité des bienheureux. « L’âme, disait-il, une fois en paradis, sera toute transformée en Dieu, et Dieu sera tout dans l’âme, de telle sorte qu’elle sera comme divinisée. Jetez, ajoutait-il, une goutte d’eau douce dans la mer, la mer l’absorbera de manière à ce qu’on ne puisse les distinguer l’une de l’autre ; ainsi l’âme du bienheureux, plongée dans l’océan immense de la Divinité, est en quelque sorte divinisée ; elle est unie à l’essence divine et comme déifiée ; elle est unie à Dieu par l’amour. » Il usait de ces similitudes pour faire entendre l’état des bienheureux, mais toujours avec ce feu qui témoignait un cœur uniquement épris du ciel et profondément indifférent pour les choses de ce monde.

Jeune encore, il avait renoncé généreusement à l’héritage de son oncle, et avait ainsi manifesté sa ferme résolution de ne vouloir d’autre richesse que Dieu. Dieu se donne volontiers à qui le cherche de tout cœur ; Paul trouva en lui son soutien, sa paix, son repos et une imperturbable tranquillité d’esprit.

Il ne faut pas croire pourtant que les épreuves lui aient manqué. Le Seigneur lui retirait quelquefois la douceur de ses communications et de ses lumières ; il se cachait comme s’il eût été irrité contre lui. Pendant plusieurs années, il vécut plongé dans des ténèbres et une obscurité profondes et comme abîmé dans une mer orageuse, continuellement ballotté par des craintes, des épouvantes, des tourments et des pensées pénibles sur l’incertitude de sa prédestination. Mais toujours fidèle à son Dieu, toujours épris de lui, il courait avec d’autant plus de vitesse pour le joindre, qu’il lui semblait plus éloigné. Les religieux qui l’assistaient, entrant quelquefois à l’improviste dans sa cellule, l’entendaient soupirer et dire : « Seigneur, disposez de moi selon votre volonté, que je sois tourmenté autant qu’il vous plaira, tout m’est égal, car je ne me séparerai jamais de vous. Exécutez sur moi votre bon plaisir, je veux de plus en plus m’approcher de vous. » D’autres fois, il disait à Dieu avec une expression indicible : « Vous me fuyez, Seigneur ; mais quoi que vous fassiez, je serai toujours à vous et toujours j’irai à votre recherche. Je vois bien que vous me fuyez, parce que je vous suis ; Seigneur, faites de moi tout ce que vous voudrez, que je souffre autant qu’il vous plaira, je serai toujours à vous ; vous avez beau fuir, je ne cesserai malgré cela de vous chercher. »

Les infirmiers ayant toute liberté d’entrer chez lui, sans qu’il s’en doutât, le surprenaient exhalant ces douces plaintes, d’autant plus que dans ses dernières années, le vénérable vieillard était devenu un peu sourd et n’entendait pas, quand on ouvrait sa cellule. Une fois, son compagnon lui demanda ce qu’il avait et quel était le motif de ses doléances : « Ah ! répondit-il, je me trouve dans un état tel que je prie Dieu d’en préserver les autres. » L’infirmier se retira et le bon père, croyant peut-être qu’il était seul, continua à parler à son crucifix : Je ne veux que du bien à mon Dieu, ô Bonté infinie de mon Jésus ! disait-il ; vous me fuyez pourtant, Seigneur ! mais fuyez aussi loin que vous voudrez, je serai toujours à vous, je vous suivrai toujours, et toujours je serai entièrement à vous. »

Ses espérances n’étaient pas fondées sur les vertus qu’il ne cessait de pratiquer, mais sur la miséricorde de Dieu et les mérites de notre aimable Rédempteur. « C’est là, disait-il très souvent, en indiquant le crucifix, que sont toutes mes espérances. » Quand un religieux, en causant avec lui, exprimait sa crainte de n’être pas sauvé, à cause qu’il en coûte beaucoup pour gagner le ciel, il lui répondait qu’il craignait lui-même, mais qu’il tempérait son effroi, en considérant les mérites de Jésus crucifié ; et il l’exhortait à en faire autant. Sachant combien les objets sensibles nous aident à élever notre esprit vers Dieu, il aimait d’avoir toujours sous les yeux le crucifix, afin d’exciter par cette vue son amour et sa confiance.

A mesure que ses angoisses augmentaient, le serviteur de Dieu s’efforçait d’augmenter sa confiance et s’espérer fermement contre toute espérance. Du fond de ses ténèbres et de sa désolation, il adressait de fréquents soupirs à Dieu et s’abandonnait tranquillement à sa sainte volonté. Il disait souvent que, bien qu’il se trouvât dans une mer de tribulations et que ses peines intérieures se fussent accrues sans mesure, il n’en espérait pas moins le salut par les mérites de la passion de Jésus-Christ et de la sainte Vierge. D’autres fois il s’écriait : « Qu’en sera-t-il du pauvre Paul ? Je suis plein de misères, mais j’espère me sauver ; j’espère de la Toute-Puissance et de la Bonté de Dieu, j’espère de la passion et de la mort de Jésus-Christ, j’espère par l’intercession de la Mère des douleurs, que j’irai en paradis. » Il disait encore : « Je me vois tout rempli de misères et d’ingratitudes envers mon Dieu ; mais j’espère malgré cela qu’il me fera miséricorde et qu’il me recevra dans son sein paternel. »

Se retirer en Dieu, se cacher en Dieu, s’abandonner avec une vive confiance à la Providence amoureuse de Dieu, tel était donc le merveilleux secret qui lui faisait trouver la paix au milieu des tempêtes intérieures les plus furieuses. Comme les sentiments de l’âme se reflètent sur le visage, quand ils sont véhéments, on voyait le sien tout en feu, quand il parlait de la confiance en Dieu. Il donnait alors les plus hautes idées de la Bonté divine et paraissait comme tout hors de lui-même, dans une extase d’amour et d’admiration.

Ses lettres ne manifestent pas moins l’expression de sa grande confiance que ses discours. Le lecteur sera édifié et charmé, je n’en doute pas, de trouver ici quelques traits choisis entre une foule d’autres épars dans sa correspondance. « Cher père Fulgence, écrivait-il à un de nos religieux grand serviteur de Dieu, mes épreuves sont grandes ; cependant, etiam si occiderit me, sperabo in eum. Que doit faire, que doit dire un pauvre naufragé qui se voit au milieu des ondes furieuses et sur le point d’être englouti ? Hoc autem solum habeo residui, ut oculos meos ad Dominum dirigam. Il ne me reste d’autre ressource que de tourner mes regards vers le Seigneur. » Il disait à une âme pieuse : « Je me vois menacé de nouveaux combats, et qui sait comment je m’en tirerai. Les tempêtes se succèdent, les ténèbres augmentent, les craintes ne s’évanouissent pas, les démons me harcèlent, les hommes me flagellent à coups de langue ; combats au dedans, craintes au dehors, ténèbres, froideur, tiédeur, désolation ; que faire au milieu de tant de dangers, sans compter ceux dont je ne dis rien ? ah ! la mort est plus désirable que la vie ! Oui, si c’est la volonté de Dieu, que la porte de l’éternité bienheureuse s’ouvre pour moi !... Je ne sais quel parti prendre ; cependant, j’ai toujours foi et confiance que Dieu achèvera son œuvre d’une manière admirable. » « Tout le monde est contre nous, écrivait-il au père Fulgence. C’est ce que m’apprend le père Thomas… je m’en réjouis : Dieu nous sera d’autant plus favorable. Je remercie la divine Majesté que la retraite de Terracine se soutienne si bien malgré la tempête ; si nous sommes fidèles, Dieu ne nous fera pas défaut. »

Cette douce confiance qu’il éprouvait, il voulait la faire goûter aussi à toutes les âmes qui étaient sous sa conduite ; il les y excitait dans ses entretiens et ses lettres. « Si votre salut éternel était seulement entre vos mains, écrivait-il à l’une d’elles, vous auriez grand sujet de craindre ; mais puisqu’il est entre les mains de votre Père céleste, qu’avez-vous à craindre ? » Il écrivait à une autre : « Déjà les murs de la prison tombent en poussière, et la pauvre prisonnière ne tardera pas à jouir de la liberté des enfants de Dieu. Soupirez donc vers cette heureuse patrie ; laissez à votre cœur la liberté de prendre son essor ; surtout ayez soin de boire avec amour au calice du Sauveur ; enivrez-vous-en, et comment ? par l’amour pur et la souffrance pure ; mêlez les deux ensemble, ou bien jetez quelque petite goutte de vos souffrances dans l’océan des douleurs du divin Époux. »

Voici en quels termes il écrivait à un pieux séculier, qui avait entrepris une œuvre importante pour la gloire de Dieu : « Que votre seigneurie s’arme de plus en plus d’une grande confiance en Dieu ; que les difficultés ne vous épouvantent pas ; Dieu vous fera voir des prodiges. Soyez donc magnanime et courageux. Mettez-vous à l’œuvre avec humilité et pureté d’intention en vue de la seule gloire de Dieu, et pour préparer un asile aux pures colombes du crucifix. Là, elles feront un deuil perpétuel en mémoire de la passion, et tirant de leurs cœurs embrasés d’amour, des ruisseaux de larmes, elles en feront un baume pour oindre les plaies du Sauveur. Quelle grande œuvre ! Remerciez Dieu qui vous a choisi pour une entreprise si utile à sa gloire, et tenez-vous humilié et anéanti en sa présence, vous écriant : Je ne suis que comme un néant devant vous ! »

 

 

CHAPITRE 5.

COURAGE DU PÈRE PAUL A ENTREPRENDRE DE GRANDES CHOSES POUR LA GLOIRE DE DIEU.

 

Le serviteur de Dieu n’était pas un de ces maîtres prétentieux qui enseignent ce qu’ils ne pratiquent pas. Si le Seigneur lui donnait de grandes idées et une haute estime de la vertu d’espérance, il avait soin d’y conformer ses actes ; sa conduite répondait parfaitement à ses discours et à ses leçons. Avec quel courage, quelle ardeur, quelle constance, ne le vit-on pas entreprendre et poursuivre ce qui était de la gloire de Dieu, et surmonter toutes les difficultés et les obstacles qu’il rencontrait sur son passage ? L’établissement de la congrégation de la passion de Jésus-Christ prouve clairement qu’il fut toujours animé d’une vive espérance et plein de confiance dans le succès de l’entreprise dont le Seigneur l’avait chargé. Dès la première inspiration qu’il en eut, il en conféra avec son évêque qu’il vénérait comme le lieutenant de Dieu et au jugement duquel il se fit toujours un devoir de soumettre ses lumières, voulant qu’il fût l’arbitre de toutes ses démarches.

Le digne prélat, après avoir mûrement examiné toutes choses, après s’être recommandé à Dieu, à qui la pureté de sa conscience le tenait fort uni, lui dit d’aller à Rome pour obtenir du Saint-Siège l’approbation de son dessein. Le jeune Paul, fermant les yeux à toutes les raisons qui devaient naturellement le détourner d’une entreprise si difficile et si au-dessus de ses forces, partit de la Lombardie sans aucune provision et se mit à gravir les montagnes des Bouquets qui la séparent du pays de Gênes, nu-pieds, tête découverte, vêtu d’un rude cilice plutôt que d’un habit ; les disgrâces qui lui survinrent dès les premiers pas ne purent ni le déconcerter ni lui faire abandonner sa résolution ; mais, aidé de la grâce de Dieu dont il cherchait la gloire, il poursuivit sa route jusqu’à Rome dans l’espoir d’être admis aux pieds du pape. Il y fut rebuté comme un homme vil et indigne de se présenter au Souverain Pontife. Si quelqu’un avait vu alors ce jeune ermite vêtu en pénitent et qu’il eût eu la pieuse curiosité de lui demander pour quel motif il était venu à Rome, seul, pieds nus, avec cet extérieur négligé et abject ; si, d’un autre côté, le jeune Paul lui eût dit son dessein, lui eût appris qu’il venait à Rome dans le but d’établir une nouvelle congrégation dont les membres renonceraient au monde, vivraient dans la solitude, uniquement occupés à traiter avec Dieu pour recevoir la plénitude de son esprit, qui sortiraient ensuite de leur retraite pour secourir le prochain, surtout par le moyen des missions et des exercices spirituels ; s’il lui avait appris qu’il se proposait d’obliger tous les religieux de cette nouvelle congrégation à professer une dévotion spéciale à la passion et à la mort de Jésus-Christ et à s’employer à la propager parmi les fidèles, s’il avait ajouté qu’il désirait fonder non pas une, mais plusieurs maisons et donner à son institut toute l’extension possible ; enfin s’il lui avait dit qu’il était venu à Rome pour se jeter aux pieds du pape et solliciter l’autorisation de commencer cette grande œuvre ; celui à qui Paul aurait tenu ce langage, ne l’eût-il pas taxé d’extravagance ? Sans doute, il eût commencé par le traiter d’insensé. Mais si le jeune homme avait insisté et l’avait convaincu qu’il parlait sérieusement, son interlocuteur tout étonné lui eût demandé à coup sûr quels protecteurs il avait à Rome, quels étaient ses compagnons, sur quelles ressources il comptait pour assurer l’avenir de la nouvelle congrégation, et enfin quelle science et quelles qualités il avait, non seulement pour gouverner, mais pour former ce nouveau corps dont il avait l’idée, et conduire à bonne fin une entreprise si difficile. Supposons encore que Paul lui eût répondu qu’il n’avait ni protecteur, ni ami, ni compagnon ; qu’il était pauvre au point de n’avoir pas même une obole ; qu’il ne savait guère autre chose que le latin ; qu’il n’avait appris dans les livres aucune méthode de gouvernement et de direction ; qu’il n’avait même lu les règles d’aucun ordre religieux ; que cependant il avait la plus ferme confiance de venir à bout de son entreprise avec l’aide de Dieu, qui serait son Protecteur, son fidèle Ami, sa richesse, son trésor et toutes ses ressources, parce que c’était Lui qui lui en avait inspiré la pensée ; après une telle réponse, qu’eût-il été possible de conclure, sinon que ce jeune homme, dépourvu de moyens humains, avait en Dieu une espérance plus qu’ordinaire et tout à fait héroïque, ou bien que c’était un fanatique, victime de ses illusions ? Cependant Paul a réussi à établir une congrégation où règne un grand esprit de pénitence ; il a vu avant sa mort douze retraites établies dans lesquelles on loue et on prie Dieu jour et nuit ; il a obtenu de plusieurs Souverains Pontifes non pas seulement l’autorisation d’essayer, mais l’approbation des règles et de l’institut ; malgré des difficultés, des oppositions et des contradictions sans nombre, il a poursuivi l’œuvre de Dieu sans jamais l’abandonner ; il l’a vue suspendue à un fil, comme il disait, et au moment de périr, ce qui lui faisait dire dans sa grande humilité : « Mes péchés empêchent la congrégation d’avancer ; je crains que mes péchés mettent obstacle à ses progrès ; » mais toujours rempli de confiance en Dieu, il ne cessa pas d’espérer son maintien, son avancement et sa propagation : « Vous verrez, vous verrez, disait-il avec assurance, je sais, moi, ce qui en sera de cette congrégation. » – « Mes fautes l’empêchent d’aller en avant, mais c’est l’œuvre de Dieu et je suis certain qu’elle marchera avec le temps. » La conclusion à tirer de tout cela, c’est que l’espérance du père Paul était aussi solide qu’extraordinaire ; qu’elle allait jusqu’à l’héroïsme.

Pour l’affermir de plus en plus dans cette vertu, le Seigneur daigna lui en révéler le mérite et la douceur. Des hommes d’une science et d’une sainteté remarquables l’assurèrent aussi de sa part qu’il marchait dans une voie conforme à l’esprit de Dieu. Deux grands évêques, monseigneur François-Marie Gattinara, évêque d’Alexandrie, depuis archevêque de Turin, et monseigneur Émile Cavalieri, évêque de Troie, lui donnèrent aussi un puissant encouragement ; ils ne jugèrent pas seulement que son dessein venait de Dieu, mas ils l’aidèrent de leur crédit, de leurs conseils, de leur direction, et plus encore de leurs prières. On croit même que monseigneur Émile Cavalieri s’intéressa auprès de Dieu, après sa mort, pour la congrégation naissante. En effet, le père Jean-Baptiste, frère du père Paul, homme très prudent quand il s’agissait de croire, et encore plus réservé quand il s’agissait de parler, a raconté qu’un serviteur de Dieu, étant en oraison, avait vu en esprit l’âme de monseigneur Cavalieri monter au ciel, et qu’après avoir remercié la Sainte Trinité de ce qu’elle était sauvée, elle lui avait adressé une prière pour le maintien et l’avancement de la congrégation de la passion.

Soutenu par sa confiance en Dieu, le père Paul se mit donc généreusement à l’œuvre. Qu’on n’aille pas croire cependant qu’il fût indifférent ou insensible aux peines qu’il lui en coûta. Le Seigneur, pour rehausser sa victoire et embellir sa couronne, permit même qu’il les ressentît d’une manière très vive ; mais en même temps, il le fortifiait dans sa bonté et lui donnait le courage nécessaire pour les surmonter. Paul allant un jour par les rues de Rome avec son confesseur, c’était dans les dernières années de sa vie, lui dit ingénument : « Oh ! que de souffrances et de disgrâces j’ai eu à subir dans cette ville ! » A son dernier voyage au mont Argentario, sur la route de Rome à Civita-Vecchia, ce même confesseur, empruntant une comparaison familière au père Paul qui s’en servait pour s’humilier, lui dit : « C’est par ce chemin-ci que vous avez tiré la charrette ? – Ce n’était pas une charrette, mais un gros chariot ; j’allais et venais de Rome au mont Argentario pour les affaires de la congrégation ; toujours à pieds nus, au milieu des rigueurs de l’hiver et des ardeurs de l’été. Oh ! combien j’ai souffert ! » Cependant le Seigneur lui inspirait une telle confiance et le remplissait d’une telle vigueur, que l’humble serviteur de Dieu ne put s’empêcher de l’avouer. Il disait dans sa reconnaissance : « Mon courage et ma confiance en Dieu ont fait marcher la congrégation ; sans cela, elle eût été ruinée, à force d’oppositions et de traverses. »

Les grâces de Dieu sont comme des eaux bienfaisantes qui dérivent de la source de tout bien. Elles inspirent d’autant plus de reconnaissance et d’humilité qu’on en connaît mieux l’origine ; c’est ce qui fait qu’on en rapporte fidèlement la gloire à Dieu. Éclairé d’une lumière supérieure, et sachant qu’il n’avait rien fait que par le secours d’en haut, le père Paul se gardait bien de s’attribuer la moindre chose ; il eût regardé comme un larcin infâme de ne point attribuer ses succès à Dieu. Aussi ne plaçait-il pas sa confiance dans ses œuvres, mais dans les seuls mérites de Jésus-Christ. Si la conversation venait à tomber sur les grandes choses qu’il avait faites en faveur du prochain et sur les mérites qu’il s’était acquis auprès de Dieu, il se hâtait de répliquer : « Je n’ai d’espérance que dans les mérites de la passion de Jésus-Christ. » Puis, montrant le crucifix, il disait d’air grave et recueilli, qu’il n’avait rien fait que souiller toutes ses bonnes œuvres, ou bien, il protestait qu’il était un grand pécheur et se plaçait pour ainsi dire au fond des enfers. Mais comme la vraie humilité suppose autant de confiance dans la bonté et la puissance de Dieu que de défiance de soi-même et de son indignité, il ajoutait aussitôt : mais j’ai confiance dans la miséricorde divine.

Rempli de cette confiance, il commençait saintement ses entreprises, et les poursuivait avec constance, sans jamais se lasser. Il ne négligeait pas d’user avec prudence des moyens humains, pour autant qu’ils pouvaient procurer la gloire de Dieu ; il savait que ce n’eût pas été l’honorer, mais plutôt le tenter, d’en agir autrement ; mais il ne s’en servait que comme d’instruments qui lui étaient offerts par la Bonté divine, mettant uniquement sa confiance en Dieu et tenant toujours les yeux fixés sur lui. Voilà pourquoi il avait tant d’estime et d’amour pour l’oraison ; il avait compris que c’est par son aide que l’âme est admise à l’audience de la Majesté divine et en obtient sans difficulté lumière, force, courage, en un mot, tous les biens ; aussi l’oraison précédait, l’oraison accompagnait, l’oraison terminait toutes ses actions. Il avait gravé dans son cœur, et il citait souvent les paroles de Jésus-Christ : Sans moi, vous ne pouvez rien faire ; ou encore les paroles de l’apôtre saint Jacques : Tout don excellent, tout don parfait vient d’en haut. Dans cette ferme persuasion, il recommandait à tout le monde, et surtout à ses religieux, une grande défiance d’eux-mêmes et une confiance entière en Dieu, l’exercice fréquent de l’oraison, le recueillement, le souvenir de la présence de Dieu : « Soyons des hommes d’oraison et vraiment humbles, disait-il, soutenons-nous par une grande confiance en Dieu en tout temps et en toute chose, et Dieu se servira de nous, tout pauvres et misérables que nous sommes, pour faire de grandes choses pour sa gloire ; sans cela, nous ne ferons jamais rien de bon. » De là vient que lorsqu’il avait à demander conseil, ce qu’il faisait toujours, il prenait fort volontiers l’avis d’hommes d’oraison, qui joignaient à la doctrine un vrai esprit de piété et la science des saints. Telle était la pratique du père Paul. Puis, quand il avait fait ce qui était humainement possible et ce que réclamait la prudence chrétienne, il abandonnait à son Dieu le soin de sa personne, de sa congrégation et de toutes ses entreprises.

Ce fut là la règle constamment suivie par le serviteur de Dieu soit pour l’idée et la réalisation de l’institut, soit pour l’établissement de ses maisons. La première retraite qu’il fonda fut celle de la Présentation au mont Argentario. Les constructions devaient coûter plusieurs milliers d’écus romains. Quand il les commença, il n’avait qu’une seule pièce d’argent appelée testone. Il ne se découragea pas pour cela ; mais se confiant en Dieu qui est infiniment riche et toujours libéral envers ceux qui espèrent en lui, il entreprit de bâtir. Lui-même traça le plan sur le sol au moyen d’une baguette. Bien que pauvre, l’habitation n’était pas tellement étroite, qu’elle ne dût coûter des sommes très considérables. L’expérience lui ayant démontré ensuite qu’il y aurait avantage à construire sur la même montagne une seconde retraite à peu de distance de la première pour servir de noviciat, il en projeta la fondation, et malgré sa pauvreté, il en arrêta le plan et vint à bout de l’exécuter par sa confiance en Dieu. Il voulait établir cette nouvelle maison dans un lieu moins exposé au sirocco, afin que les novices pussent respirer un meilleur air et ne fussent pas sujets à ces maladies qu’on contractait fort souvent dans la maison de la Présentation, surtout les jeunes gens qui venaient d’un pays où l’air était plus pur. Il voulait de plus leur donner une chapelle intérieure pour qu’ils se maintinssent plus aisément dans le recueillement et la tranquillité d’esprit. Un jour donc, après avoir invoqué le secours du ciel, il parcourut la montagne, chercha un lieu convenable, et choisit l’emplacement où se voit à présent le noviciat. On lui avait fait quelques aumônes ; il les employa aux premiers travaux ; comptant pour l’avenir sur sa confiance en Dieu, il ne s’effraya nullement des dépenses que nécessiterait la nouvelle retraite et qui étaient de plusieurs milliers d’écus.

La confiance en Dieu fut le trésor du père Paul dans chacune de ses autres fondations. Il ne possédait rien, et il entreprenait des constructions, pauvres, il est vrai, mais qui comprenaient une église décente et une demeure suffisante pour une communauté religieuse ; une telle dépense aurait fait réfléchir les riches eux-mêmes et non pas seulement un pauvre tel que lui. Joignez à cela l’opposition violente qu’il rencontrait presque toujours et dont il n’y a pas lieu d’être surpris, puisque les œuvres de Dieu sont combattues par les démons, ennemis de tout bien, et aussi par les hommes, quelquefois même par des hommes de bien qui se laissent séduire par un faux zèle ou surprendre par la calomnie. Tous ces contre-temps ne pouvaient ni l’abattre ni le jeter dans la défiance. Il ne se souciait même pas d’user de toutes ses ressources pour se tirer d’embarras ; il se contentait des expédients indispensables comme étant des moyens établis de Dieu ; ensuite il élevait son cœur et ses regards vers le ciel, d’où il attendait son secours, et laissait à la conduite si sûre de la divine Providence le soin de l’entreprise qu’il avait faite pour sa gloire.

C’est avec la même confiance qu’il entreprit et poursuivit le ministère laborieux des missions. Dès sa jeunesse, et avant d’entrer dans la cléricature, son évêque, nous l’avons vu, lui ordonna de faire l’office de missionnaire, et par obéissance, il se mit à l’œuvre avec un succès extraordinaire. Il continua ensuite, aussi longtemps que ses forces le lui permirent ; il n’avait même aucun égard ni pour sa faiblesse ni pour ses infirmités, ni pour aucun danger, quand il savait que Dieu voulait se servir de son ministère. Soutenu par sa confiance, il alla bien souvent donner des missions dans les terres maritimes, lorsque l’air y était le plus insalubre et malgré qu’il eût la fièvre ; et, pendant les vingt dernières années, il y allait à demi estropié et tout épuisé. On était encouragé à s’appuyer sur Dieu et sur sa puissance infinie, en voyant comment il résistait aux épreuves et surmontait les difficultés par sa confiance en Dieu. D’une fatigue il passait à une autre ; d’un danger, il tombait dans un autre, au risque quelquefois de perdre la vie. « Je suis revenu de mission, écrivait-il à un de ses religieux, mais il a fallu un miracle pour que j’en revinsse sain et sauf, à cause des tempêtes, des eaux et des mauvais chemins que j’ai dû traverser. » Nos religieux connaissaient son courage, et cependant ils étaient surpris, aussi bien que les étrangers, de le voir aller quelquefois en mission dans un état si pitoyable qu’il pouvait à peine marcher. Mais celui qui l’animait et le dirigeait était le Seigneur lui-même qui fait éclater sa force dans l’impuissance et triompher sa vertu dans la faiblesse. Aussi à peine était-il en chaire qu’il semblait avoir recouvré toutes ses forces et n’être plus le même homme.

Jamais toutefois, il n’entreprenait de mission, qu’après s’être assuré de la volonté de Dieu. Bien loin de s’immiscer dans ce ministère difficile par un zèle irrégulier et capricieux, il n’eût pas fait un pas sans être appelé par les supérieurs et muni d’une mission légitime ; il voulait qu’on observât fidèlement la même règle dans sa congrégation. Si l’on réclamait son ministère ou celui de ses religieux, il s’en réjouissait dans le Seigneur ; si l’on n’en voulait pas, il se résignait à la volonté divine avec une indifférence et une égalité parfaite de caractère. A ce propos, il écrivait à l’un de nos religieux : « Père N… m’écrit que la mission pour les infidèles est allée en fumée et qu’il ne peut en être question pour le moment. J’adore et je bénis la divine Providence, et j’ai l’espoir que la congrégation obtiendra plus de succès, quand elle aura fait ses preuves. Ce sont là les mystères de la Providence. Dieu qui connaît nos besoins, ne permet pas qu’on nous enlève des sujets qui nous sont si nécessaires. » C’est ainsi que l’homme dont le cœur est uni à Dieu, a confiance en lui, se laisse guider en tout par son esprit et s’abandonne à sa providence. « Qui adhaeret Domino unus spiritus est. » (1. Corinth. VI).

 

 

CHAPITRE 6.

TALENT DU SERVITEUR DE DIEU POUR INSPIRER LA CONFIANCE AVEC LA CRAINTE DE DIEU.

 

Cette vive confiance que le père Paul avait en Dieu, il cherchait de toute manière à l’inspirer aux autres. C’était son moyen par excellence dans les missions et les exercices spirituels pour gagner les pécheurs les plus endurcis. Après avoir atterré son auditoire par les vérités terribles, il finissait par les motifs les plus propres à encourager ; il attirait par la douce espérance du pardon ; il dépeignait vivement cette bonté de Dieu qui appelle tous les pauvres pécheurs, qui ne rebute personne, qui a pardonné à tant de grands coupables. Il savait surtout se prévaloir de la passion de Jésus-Christ ; il en parlait d’une façon à attendrir, à toucher de componction, à encourager. Alors les pécheurs les plus désespérés commençaient à respirer sous le poids accablant de leurs iniquités, et à reconnaître l’énormité de leur ingratitude envers Dieu. Encouragés par l’espérance du pardon, ils demandaient miséricorde à chaudes larmes, et ceux-là même qu’on n’avait jamais vus pleurer, fondaient en larmes, pénétrés d’amour et de repentir. La prédication se terminait ainsi chaque jour au milieu des larmes et des gémissements de l’auditoire qui demandait grâce et miséricorde. Il faudrait des volumes entiers pour raconter en détail toutes les conversions dont le serviteur de Dieu fut l’heureux instrument. Citons-en une ou deux, pour qu’on puisse mieux juger combien les motifs de confiance exposés avec charité, sont efficaces pour ramener les brebis égarées.

Le père Paul donnait une mission dans une certaine paroisse. Un soir, après le sermon, comme il s’en retournait à son logis, très fatigué de la journée et résolu d’ajourner les confessions parce qu’il n’en pouvait plus, il rencontre un homme qui paraissait tout pensif, le front appuyé sur la main, dans l’attitude de quelqu’un qui médite et qui a besoin de conseil et d’encouragement. A cette vue, le bon père fut touché et ne put s’empêcher de dire un mot à ce pauvre homme qui était comme absorbé dans sa mélancolie. « Mon frère, vous désirez peut-être vous confesser, lui dit-il fort à propos ? – Oui, père. – Eh bien, lui dit le missionnaire, venez avec moi à la maison. Il le conduisit dans une chambre, et sans plus songer au repos dont il avait besoin, il se mit à entendre sa confession. Le Seigneur le récompensa bien de sa grande charité. Le pauvre pénitent se confessa avec un vif sentiment de l’offense faite à Dieu et avec les marques de la contrition la plus profonde ; il accompagna l’accusation de tant de larmes et de soupirs que le serviteur de Dieu ne put méconnaître l’action merveilleuse de la grâce ; il crut même que cet heureux pénitent serait mort d’amour et de douleur à ses pieds, tant était ardente la charité que le Saint-Esprit avait allumée dans son cœur. Pour savoir par quelle voie le Seigneur avait opéré une conversion si prodigieuse, le missionnaire demanda au pénitent quels sermons il avait entendus et ce qui l’avait le plus touché. Il répondit que, traversant le pays, il n’avait assisté qu’à un seul sermon ; tout lui avait plu et lui avait fait impression ; mais, ajouta-t-il, quand vous avez élevé le crucifix en disant : voici que ce sang divin, ces plaies, ces blessures mortelles, ces bras, qui ont façonné le ciel et la terre, sont encore ouverts pour embrasser les pauvres pécheurs repentants, qui recourent humblement à sa miséricorde infinie ; voilà la pensée qui m’a percé le cœur et m’a fait sentir les outrages que j’ai faits à la divine Majesté.

Quand le père Paul racontait ce trait de la divine miséricorde, il versait des larmes en abondance ; il était toute tendresse, toute compassion, toute charité et tout zèle pour les pécheurs, et disait, les larmes aux yeux et les traits en feu : « Oh ! si j’avais trente ans de moins, je voudrais parcourir le monde entier pour prêcher la miséricorde divine, » et de nouvelles larmes suivaient cette exclamation.

C’est encore par les motifs de confiance, comme par une amorce céleste, qu’il gagna un pécheur qui avait résolu de mourir dans l’impénitence. Il était bien décidé à ne plus se confesser, quand un jour il eut le bonheur d’assister à un sermon du père Paul. Entendant le missionnaire qui exhortait, selon sa coutume, les pauvres pécheurs à mettre leur confiance dans la miséricorde de Dieu, son cœur, tout endurci qu’il était, s’amollit comme la cire en présence du feu, et il se détermina aussitôt à aller à confesse. Il alla trouver le père, se confessa avec beaucoup de contrition ; et depuis il mena une vie vraiment pénitente, cherchant à réparer un passé de ruine et de damnation, par la pratique des bonnes œuvres.

C’était chose ordinaire que les grands pécheurs sortissent de son confessionnal, aussi consolés qu’ils y étaient allés volontiers. Le bon père les accueillait avec tendresse, il dilatait leur cœur, les excitait à un repentir plus parfait, et les voyant contrits, les assurait du pardon. Il avait coutume de leur dire ces paroles pleines d’affection et de confiance : « Ayez maintenant bon courage, soyez sans crainte et sans inquiétude ; je prends sur moi les péchés que vous avez commis jusqu’ici ; pensez à l’avenir, je me charge du passé. » A ce propos, le démon essaya un jour de le troubler et de ralentir sa confiance en Dieu. Pendant qu’il était près du Saint-Sacrement, il lui suggéra cette réflexion : « Misérable ! tu te charges des péchés des autres ; je te les rappellerai au jugement. » Mais le bon père, se souvenant au moment même que Jésus-Christ est la victime de propitiation pour nos péchés, chercha aussitôt à se décharger sur le Sauveur lui-même ; il lui dit du fond du cœur avec une confiance filiale : « Seigneur, me voici ; je me suis chargé des péchés d’autrui par amour pour vous ; pensez-y donc ; pour moi, je m’en décharge. » Et en parlant ainsi, il fit, avec les épaules, le mouvement d’un homme qui se décharge sur un autre, passant ainsi le fardeau à ce bon Rédempteur, qui, par amour pour nous, a porté sur ses épaules, avec la croix, toutes les iniquités du monde. Après cela, il demeura en paix comme de coutume, et continua toujours à traiter avec bonté les pauvres pécheurs.

Ceux qui s’étaient confessés à lui, publiaient le bon accueil et la charité du père Paul. Sa réputation se répandit en divers lieux ; les brigands et les autres malfaiteurs se donnaient le mot les uns aux autres ; en temps de mission et hors de ce temps, on voyait venir à lui des gens jusqu’alors désespérés, et qui maintenant étaient sûrs d’être bien reçus et encouragés à espérer leur pardon. Le procès de canonisation en mentionne un certain nombre. Je veux rapporter ici, pour la consolation des plus grands pécheurs, ce qui arriva à l’un d’eux. Le serviteur de Dieu étant arrivé un soir à Montalte, s’en alla selon sa coutume visiter le Saint-Sacrement. A son entrée dans l’église et à sa sortie, il voit appuyé contre la porte un pauvre homme dont les traits témoignaient un profond abattement. Le serviteur de Dieu lui demande ce qu’il faisait là, et le malheureux qui ne pouvait avoir de plus grande consolation dans le moment, que d’ouvrir son cœur à l’homme de Dieu, lui répond sans hésiter : Ah ! père Paul, ce soir expire le temps dont je suis convenu avec le démon ; il doit venir m’enlever ce soir. Le père Paul ressentit tout à la fois une grande compassion pour ce malheureux et une vive confiance dans la Bonté divine ; il l’encourage et l’excite à espérer de la miséricorde son pardon et sa délivrance ; il lui dit qu’il était encore temps de revenir à Dieu, pourvu qu’il le voulût. Ce grand pécheur, déjà désespéré, voyant un rayon d’espérance descendre dans l’abîme où il s’était jeté, commence à se confier en la bonté infinie de Dieu, reprend cœur et se détermine à retourner dans les bras du Seigneur. Il va dans un lieu à l’écart avec le père Paul, se confesse et reste dégagé des mains de son terrible ennemi. Voilà comment le Bienheureux gagnait à Dieu par sa douceur les cœurs les plus obstinés. Aussi un prêtre fort pieux disait-il dans sa déposition, que Dieu semblait l’avoir envoyé tout exprès pour convertir les brigands et les meurtriers, surtout pendant ses premières missions.

Mais si les pécheurs ont besoin de confiance pour retourner à Dieu, les justes en ont besoin aussi pour courir librement dans la voie du Seigneur et pour prendre un essor généreux vers la montagne sublime de la perfection ; c’est la dilatation du cœur, c’est cette vive espérance, cette confiance magnanime qui les rendent forts et leur donnent les ailes de l’aigle. Aussi le père Paul, doublement éclairé, par la lumière d’en haut et par son expérience, sur la vraie méthode de direction, ne pouvait-il approuver ces directeurs qui conduisent par la voie d’une crainte excessive les âmes qui cherchent à plaire à Dieu. En les tenant dans la petitesse et la pusillanimité, ils refroidissent, sans s’en douter, leur zèle pour le bien. Lui au contraire, voulait du courage, de la confiance, de la dilatation et de la générosité.

Il était également ennemi des scrupules qui troublent et empêchent la confiance en Dieu. Il voulait absolument qu’on les méprisât et qu’on avançât paisiblement dans la voie de l’union avec Dieu. Tout son désir, soit dans les conférences où il assistait, soit dans les discours et les entretiens de piété, était de s’encourager lui-même et les autres. Il était ingénieux pour trouver des similitudes propres à atteindre ce but. Plusieurs témoins qui ont déposé dans son procès, nous ont conservé quelques-unes de ses paroles. Je les rapporte ici pour que le lecteur ait la consolation de savourer les sentiments du serviteur de Dieu, puisqu’il ne peut plus entendre sa voix. Se trouvant un jour à la retraite de la Présentation au mont Argentario, et s’entretenant avec les clercs pendant la récréation, il leur dit : « Je sais que ceux qui commencent à servir Dieu tombent assez souvent dans la défiance, lorsqu’ils viennent à commettre des fautes. Quand vous sentirez naître en vous un sentiment si lâche, il faut vous élever vers Dieu et croire que toutes vos fautes, comparées à la Bonté divine, sont moins qu’un brin d’étoupe qu’on jetterait dans une mer de feu. » Voici comment il développait sa comparaison : « Figurez-vous, leur disait-il, que tout cet horizon que vous découvrez de la cime de cette montagne jusque là bas dans la mer, aussi loin que vous pouvez voir, est une immense fournaise ; si on y jetait un brin d’étoupe, il serait absorbé par ce feu et disparaîtrait en un clin d’œil. Eh bien ! notre Dieu est une fournaise immense de charité : Deus noster ignis consumens est ; et tous nos défauts sont moins qu’un fil d’étoupe, en comparaison de sa bonté. Lorsque vous venez à commettre une faute, humiliez-vous devant lui avec repentance, et puis par un acte de grande confiance, jetez votre faute dans cet océan de bonté, et soudain elle y sera engloutie, c’est-à-dire, effacée de votre âme, et toute défiance se dissipera en même temps. » Il disait à un religieux qu’il voyait abattu : « Quel est le père qui, tenant un fils bien-aimé entre ses bras, le laisse tomber à terre et le jette loin de lui ? Quand il y en aurait un semblable, Dieu, lui, ne saurait en agir ainsi ; il faut du courage à son service. »

Ces exhortations du bon père, qu’il les fît de vive voix ou par écrit, étaient d’une efficacité irrésistible. Une personne qui l’avait observé a fait avec raison cette remarque que le père Paul avait un talent particulier pour encourager et animer à la vertu. On pouvait lui appliquer les paroles du prophète Jérémie : « Le Seigneur m’a donné une langue pleine de sagesse et de prudence pour consoler ceux qui sont tombés et découragés. »

La confiance du Bienheureux était accompagnée de cette sainte crainte qui est le commencement de la sagesse et le solide fondement de l’édifice spirituel des vertus. Il conseillait la même pratique à tous ceux qui avaient recours à ses avis et à sa direction. Il rappelait à ce propos les terribles exemples que nous avons dans les saintes écritures et dans l’histoire de l’Église. On y voit des hommes très parfaits d’abord qui, pour avoir négligé les petites choses, se sont ensuite précipités dans des péchés graves et ont fini par mourir en réprouvés. Le serviteur de Dieu pouvait lui-même servir ici d’un grand exemple. Il était saisi d’horreur chaque fois qu’il entendait lire un de ces funestes exemples dans l’histoire sainte ou les livres de piété. L’état d’abandon où il s’était souvent trouvé, contribuait beaucoup à lui donner de la crainte et à faire voir que, s’il tremblait pour son salut, personne en cette vie ne doit se réputer en sûreté. C’est ainsi que la crainte empêchait sa confiance de tourner en présomption ; mais pour que cette crainte ne dégénérât pas à son tour en découragement et en consternation, le serviteur de Dieu s’élevait de la défiance de lui-même à une confiance toute filiale en Dieu.

 

 

CHAPITRE 7.

TRAITS DE PROTECTION DIVINE SUR LE PÈRE PAUL,

EN RÉCOMPENSE DE SA CONFIANCE EN DIEU.

 

Les missions du père Paul produisirent sans nul doute des fruits immenses. Partout où il paraissait, sa parole semblait être une épée tranchante qui coupait jusqu’à la racine les abus et les désordres ; elle semblait un feu dévorant qui réduisait en cendres les mauvaises herbes des vices et des scandales. Mais, c’est particulièrement à sa confiance qu’il faut attribuer tant de succès. A la vérité, il préparait et étudiait les matières sur lesquelles il se proposait de prêcher ; mais sa principale étude était de se recueillir en Dieu. Il recommandait de même aux autres d’étudier et de se préparer, afin de réussir dans les emplois de l’institut ; mais il les exhortait surtout à devenir des hommes d’humilité et de prière et à mettre toute leur confiance en Dieu. Il se servait pour cela d’une comparaison fort sensible : « Si quelqu’un, disait-il, se trouvait en mer et qu’il eût au bout du doigt une goutte d’eau douce ; si ensuite il pensait ou se flattait d’adoucir les eaux de la mer, en y laissant tomber cette goutte, ne serait-ce pas une vraie folie ? De même l’homme qui pense, croit ou espère vainement de faire quelque chose de bon sans le secours et l’assistance particulière de Dieu, se trompe étrangement lui-même. Et s’il venait à s’approprier ou à s’attribuer la moindre chose, Dieu ne manquerait pas de l’humilier et de le confondre ; jamais un tel homme ne pourrait servir d’instrument au Seigneur, ni faire de grandes choses pour sa gloire. La science sans la véritable humilité donne de l’enflure ; mais l’humilité jointe à la prière et à la confiance en Dieu seul, avec la somme nécessaire de doctrine, oblige Dieu à faire des merveilles pour convertir les âmes, conversion qui est une œuvre toute divine. » Tels étaient les sentiments du père Paul. C’est par cette confiance qu’il se conciliait la bienveillance divine ; et le Seigneur fit voir sensiblement qu’il l’assistait et le tenait sous l’aile de sa protection puissante, dans les travaux qu’il entreprenait pour l’avantage du prochain.

Après que la congrégation eut été fondée et propagée, il lui prêta la même assistance toute miséricordieuse pour la bien gouverner, et cela parce que Paul ne cessa jamais de mettre en lui sa confiance. Lorsque des sujets le quittaient, il en éprouvait sans doute beaucoup de peine, parce qu’il lui en coûtait pour les former au ministère sacré et ensuite les faire ordonner. C’était pour lui une grande difficulté dans les premiers temps, la congrégation n’ayant pas encore alors le privilège dont elle jouit maintenant de faire ordonner ses religieux sous le titre de pauvreté. Ces disgrâces pourtant ne pouvaient ni l’abattre ni le troubler. Il voyait clairement que le Seigneur choisissait et cultivait lui-même les plantes de son institut, comme des fleurs qui, après avoir été arrosées du sang de la rédemption au pied de la croix, devaient ensuite répandre la suave odeur des vertus de Jésus-Christ. Il se reposait donc sur lui avec amour, lui offrait sa peine en sacrifice, et réitérait ses actes de confiance. C’était sa coutume de dire : « Tout ce que la main de mon Père céleste n’a point planté, sera déraciné. » Il ajoutait : « Peu de sujets, mais de bons. Dieu n’a besoin de personne. J’ai confiance en lui. La congrégation est son œuvre ; c’est par son inspiration que je l’ai établie ; c’est à lui de la faire prospérer ; c’est en lui que sont toutes mes espérances. » C’est encore l’espérance qui le consolait, quand il venait à perdre quelque religieux qui semblait être la colonne de son institut. Connaissant les besoins de la pauvre congrégation et chérissant tendrement ses enfants, il ne pouvait s’empêcher d’être affecté de leur mort et de leur payer un tribut de regrets et de misérables larmes, selon son expression ; mais ensuite il s’élevait vers Dieu par la confiance et se résignait à sa sainte volonté. Il portait encore plus loin cette confiance, en ce qui regardait les besoins temporels de ses retraites. Il disait à l’occasion : « Je ne me suis jamais inquiété du temporel et j’ai vu par expérience que Dieu y a toujours pourvu. Lorsque nous étions deux, sa providence fournissait pour deux ; pour quatre, quand nous étions quatre ; et quand nous avons été plus nombreux, tous ont toujours eu le nécessaire ; la parole divine s’est vérifiée : Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît ; ne vous inquiétez pas en disant : « Qu’aurons-nous à manger et à boire ? »

Quand il fut question de la retraite de Rome, plusieurs de nos amis, persuadés que nous aurions eu de la peine d’y subsister, détournèrent le serviteur de Dieu du projet qu’il avait d’y mettre aussitôt trente-trois religieux ; mais il répondit qu’il se fiait à la Providence et qu’on n’aurait pas manqué du nécessaire. C’est en effet ce que l’expérience a prouvé jusqu’aujourd’hui. Ce qui s’est vu à Rome, s’est vu également dans les autres retraites. Toutes ont été fondées dans une grande pauvreté, et bien que le Seigneur ait quelquefois mis ses serviteurs à l’épreuve, en les laissant pour un temps dans une certaine gêne, il n’a pas manqué de fournir ensuite à leurs besoins au moment opportun. Remarquons ici, à la louange de cette Providence divine, et pour lui en témoigner toute notre gratitude, que, dans les commencements, les religieux ne faisaient point de quête, mais qu’ils vivaient des aumônes qui leur étaient offertes spontanément ou plutôt envoyées par la Providence. Nous avons eu plusieurs années de disette ; mais jamais on n’a manqué de personnes charitables pour procurer le nécessaire.

Plusieurs fois, au moment de se mettre à table, il n’y avait pas assez de pain pour le repas des religieux ; mais Dieu qui voulait par là leur apprendre à vivre dans l’oubli de toutes choses, se chargeait lui-même de leur subsistance et ne leur faisait pas défaut. Au moment où ils étaient en plus grand besoin, soudain il venait à leur secours. Un jour de fête, le recteur de la retraite de Sainte Marie-du-Hêtre, près de Toscanella, se promenait vis-à-vis de la porte de l’église ; une personne pieuse se présente, et lui demande ce que faisaient ses religieux. Le père répondit qu’ils étaient à table, occupés non à manger, mais à lire, parce qu’ils n’avaient pas de pain. Cette personne apportait justement avec elle les provisions nécessaires pour la circonstance ; aussi le recteur disait-il ensuite avec un profond sentiment de reconnaissance, que jamais le Seigneur n’avait manqué de les pourvoir dans des occasions semblables.

La divine Providence dont les ressources sont infinies, ne se montra pas moins libérale dans les autres fondations. Dans chacune, on vit se répéter plus ou moins les mêmes traits. Dans les années même de cherté, tandis que les pauvres souffraient beaucoup de la faim, le Seigneur fournit si bien chacune des maisons de la congrégation, que non seulement les religieux purent vivre selon leur condition pauvre, mais qu’on put encore venir au secours des malheureux, comme nous le verrons en son lieu.

Le père Paul, voyant les soins de la Bonté divine pour sa pauvre congrégation, ne pouvait souffrir que les recteurs parussent se préoccuper avec excès de la subsistance des religieux ; il voulait qu’ils attendissent avec confiance tout ce dont ils avaient besoin. Il leur recommandait de ne pas tant s’inquiéter du temporel, mais de veiller plutôt avec le plus grand soin pour que les religieux fussent amis de la retraite, de la prière, et exacts observateurs des règles. Un institut qui ne possède rien et qui vit dans la pauvreté la plus étroite, ne peut sans doute se dispenser de faire des quêtes. Le père Paul ne les admit qu’avec beaucoup de modération ; il ne pouvait approuver que les supérieurs des maisons fissent paraître trop d’empressement ou de souci à cette occasion ; il leur disait d’espérer en Dieu, de s’appliquer à se mortifier et de ne pas craindre ensuite d’être délaissés dans leurs nécessités. Il ajoutait que la congrégation étant l’œuvre de Dieu et s’étant développée au point de compter douze maisons, il ne pouvait croire que Dieu en laisserait aucune dans le besoin. « Soyons fidèles, disait-il, et ne doutons pas. » Il ne défendait pas absolument les quêtes ; il en ordonnait même en temps et lieu convenables, mais il enjoignait aux quêteurs de s’abstenir de toute importunité. « Les pauvres séculiers, disait-il, en sont ennuyés, et les religieux perdent l’esprit de leur état à force de circuler. » En un mot, il voulait que sans omettre les diligences nécessaires, on mît toute sa confiance en Dieu. Il ne savait s’inquiéter un seul moment, parce que les saisons auraient été défavorables ou la récolte mauvaise. « Les gelées, écrivait-il à un bienfaiteur, ont ruiné les vignes, le blé est fort rare, on craint la cherté ; mais les greniers et les celliers du souverain Maître ne feront pas banqueroute. » Cette conduite respire la véritable confiance ; il la conseillait à tous ceux qui avaient recours à ses avis et à sa direction. En leur prescrivant de prendre les mesures conformes à la prudence, il blâmait l’emploi de certains moyens qui ne servent le plus souvent qu’à exciter la cupidité et à tromper l’attente de ceux qui s’y fient. Il écrivait à une personne : « Vous me parlez de mettre à la loterie, laissez cette sotte pensée ; ce n’est pas par ce moyen que Dieu veut faire subsister une maison où l’on doit former des saints ; jamais je n’ai songé à mettre à la loterie : absit ! » 

Pour le former à cette confiance et au détachement des choses de la terre, le Seigneur l’avait fait passer par des épreuves assez rudes, il est vrai, mais toutes d’amour et de tendresse. Lorsqu’il alla à Rome, il partit sans provision, pour obéir à l’inspiration divine qui le conduisait à la sainteté par des voies extraordinaires. Il arriva, comme nous avons dit, sur les montagnes de Gênes, épuisé et affamé, sans une obole ; mais si l’argent et les provisions lui manquaient, Dieu ne lui manqua pas. Il inspira à quelques gendarmes un sentiment tout particulier de charité pour lui, ce qui le sauva. Encouragé par ces premières faveurs qui l’assuraient du secours de son Père céleste pour l’avenir, il fit toujours depuis ses voyages sans argent. Si on lui offrait quelque aumône, il la refusait modestement ou il priait de la passer aux pauvres. Jamais il ne fut trompé dans sa confiance. Semblable à un bon père qui veille toujours au bien de ses enfants, le Seigneur eut pour lui une providence spéciale et témoigna en mainte rencontre combien il était attentif à ses besoins.

Le père Paul se trouvant affaibli au dernier point par les années, avait besoin d’un régime particulier. Le Seigneur, qui tient les cœurs dans sa main, lui en fournit le moyen. Des personnes pieuses venaient d’elles-mêmes apporter des aumônes dans l’intention expresse qu’on les employât aux besoins du serviteur de Dieu. L’infirmier ayant remarqué la chose, se disait en lui-même, comme il l’a déposé avec serment : Dieu fournit aux besoins de son serviteur, parce qu’il est détaché de tout et qu’il met sa confiance en lui.

Un jour, il allait à Valentano, en compagnie de deux autres religieux. Ils s’égarèrent, je ne sais comment, et s’enfoncèrent dans la forêt sans pouvoir trouver d’issue. Le serviteur de Dieu marchait nu-pieds, sans sandales, tête découverte, sans avoir même un pauvre manteau pour se couvrir. Épuisé de fatigue, il cheminait à grand’peine avec ses compagnons, parce qu’il y avait déjà vingt-quatre heures qu’ils n’avaient pris aucune nourriture ; encore leur dernier repas avait-il consisté dans une simple portion de fèves obtenues en aumône. Ils s’étaient présentés à une hôtellerie, mais ils avaient été rebutés. Ils avaient demandé l’aumône dans un couvent, mais on n’avait pu leur donner ni l’hospitalité ni à manger. Dans cette extrême nécessité, le Seigneur donna au père Paul une marque bien sensible du soin qu’il avait de lui. Au voisinage de l’endroit où nos voyageurs s’étaient égarés, parut une pieuse dame de Valentano qui était allée à la campagne avec son mari pour visiter sa laiterie. Aussitôt qu’elle eut aperçu ces pauvres religieux vêtus de noir, il lui vint en pensée que le père Paul était l’un d’eux. Poussé par la piété et la compassion, elle laisse tout et va à leur rencontre. Son mari ne paraissait pas d’abord approuver la démarche, mais touché et entraîné par l’exemple de son épouse, il se porte avec elle à la rencontre de ces pauvres serviteurs de Dieu ; tous deux les invitèrent avec instance à entrer chez eux pour se reposer et prendre quelque chose. Arrivés à la maison, le mari, sentant croître sa compassion et sa piété, voulut laver les pieds au père Paul. En les lavant, il vit que plusieurs longues épines y étaient entrées et il les en retira ; on se figure la souffrance du pauvre Paul pendant cette opération. On les traita le mieux possible et ils partirent laissant leurs bienfaiteurs satisfaits, comme s’ils avaient reçu Jésus-Christ lui-même dans leur demeure. Leur charité fut amplement récompensée, et cela d’une manière tout à fait merveilleuse. La dame étant tombée malade, se trouvait en danger de mort. Le père Paul était alors à Montalte dans le dessein de s’embarquer pour le mont Argentario. Soudain, sans avoir eu la moindre nouvelle de la maladie de sa bienfaitrice, il change de détermination, et part pour Valentano. Le Seigneur lui avait fait connaître par révélation l’état critique de sa bienfaitrice, et de plus, les tentations violentes de désespoir dont elle était agitée et auxquelles elle était en grand danger de céder. Arrivé à Valentano, le bon père va à la chambre de la malade et la trouve plongée dans une léthargie profonde ; mais lui, éclairé de cette lumière qui ne trompe pas, s’approche du lit et dit d’un ton d’autorité et plein d’assurance : « Eh bien, Angèle, que veulent dire ces doutes qui vous passent par la tête ? Pourquoi désespérer de votre salut éternel ? Ne savez-vous donc pas combien Dieu est bon ? » Il ajouta à cela d’autres sentiments de vive confiance dans la miséricorde divine. Ces paroles produisirent un effet admirable ; à peine la malade les eut-elle entendues, que la lumière reparut dans son esprit et le courage dans son cœur ; elle sortit aussitôt de sa léthargie et commença à ressentir une très douce confiance dans la miséricorde de Dieu, en même temps qu’elle fut plus éclairée sur sa bonté. En peu de temps sa guérison fut parfaite. Ainsi le serviteur de Dieu donna des leçons de confiance dans cette maison même, où le Seigneur, pour le récompenser de la sienne, lui avait fait trouver du secours dans un moment d’extrême besoin.

Une autre fois, devant encore se rendre à Valentano, il entreprit le voyage à pied, quoiqu’il eût alors la fièvre. A Bolseno, il logea dans un couvent, pensant qu’il pourrait poursuivre sa route le lendemain. Mais le matin, il se trouva si exténué qu’il lui fut impossible de continuer le voyage par terre. Il résolut donc de s’embarquer près de Bolseno et d’aller ainsi jusqu’aux environs de Valentano, pour abréger la route. Il était en compagnie du père Fulgence de Jésus. Descendus tous deux au lieu de l’embarcation, ils prièrent le nautonnier de leur donner passage par charité. Cet homme les rejeta avec une dureté dont on n’use pas d’ordinaire envers des religieux en semblable occasion. Paul eut beau lui dire qu’il lui aurait fait un billet pour le garantir du paiement, le nautonnier resta sourd à ses instances. Cependant le père Paul se recommandait intérieurement à Dieu ; il s’excitait lui-même à la confiance, sachant qu’elle obtient tout. Et voilà en effet qu’il obtient de Dieu ce qu’il n’avait pu obtenir de cet homme dur et méchant. A l’instant, on voit paraître à cheval un gentilhomme bien vêtu qui s’approche de l’homme de Dieu et lui dit : Est-ce vous, père Paul ? – Oui, lui répond le père ; il ajoute qu’il était là sans pouvoir aller plus avant, n’ayant pas de quoi payer le transport jusqu’à Valentino. Là-dessus, ce seigneur demande le prix au batelier, le paie, et prend congé du serviteur de Dieu, pour continuer son voyage. Celui-ci qui était très sensible et très reconnaissant, le remercia avec effusion et lui dit qu’il célébrerait quelques messes à son intention ; mais le gentilhomme le pria de vouloir seulement le recommander à Dieu ; après quoi il partit. Le Seigneur continua de la sorte à pourvoir aux besoins de ses serviteurs jusqu’au terme de leur voyage. A leur descente de la barque, ils ne savaient où s’adresser dans Valentino pour avoir à loger, lorsque un honnête habitant du lieu se présente et les invite à entrer chez lui. Ils y furent traités avec beaucoup d’affection, et après s’y être reposés, ils purent reprendre leur route et arriver heureusement là où la gloire de Dieu les appelait. Le père Paul, qui connaissait mieux que personne avec quel soin la Providence avait veillé sur lui, pleurait de tendresse, quand il se rappelait ou racontait cette aventure ; il s’écriait, en levant les yeux au ciel dans un transport d’admiration : « Je devrais brûler d’amour pour Dieu, en reconnaissance des bontés qu’il a eues pour moi dans cette occasion ! »

Mais le tendre soin de la Providence pour le père Paul parut surtout dans la manière miraculeuse dont elle lui sauva plus d’une fois la vie. Je citerai seulement une ou deux circonstances ; elles serviront au lecteur pour l’exciter à mettre en Dieu toute sa confiance. Le père Paul, encore jeune, rencontra un jour des assassins farouches et cruels qui voulaient le dépouiller et le tuer. Le pieux jeune homme, se voyant dans un si grand péril, recourut à celui qui pouvait seul l’en délivrer ; puis il leur demanda humblement de lui faire grâce de la vie, pour l’amour de Dieu. On sait combien sont inflexibles ces hommes durs et sanguinaires, surtout quand ils sont sur le point de donner la mort. Toutefois ils furent touchés de l’humble prière du jeune homme et ils n’eurent pas la force d’attenter à sa vie ; ils se contentèrent de lui prendre le peu d’argent qu’il avait et le laissèrent aller en liberté. Dieu le conserva de la sorte pour l’œuvre à laquelle il le destinait.

Une autre fois, il voyageait avec un frère laïc. Fatigués l’un et l’autre et pressés par le besoin, ils se mirent sous un arbre pour manger les petites provisions que portait le frère. Tout à coup le serviteur de Dieu lui dit : « Nous ne sommes pas bien ici ; allons ailleurs. » Le frère ne sachant à quoi attribuer ce changement soudain, en fut surpris et mécontent pour le moment. Mais à peine étaient-ils assis sous un autre arbre, qu’ils virent tomber le premier, sans que rien pût faire prévoir sa chute. Le frère alors comprit que le père Paul avait prévu cet accident, dont lui-même ne se serait pas douté.

Voici un autre fait plus merveilleux. Je laisse parler le témoin oculaire ; c’est un marin, capitaine de la felouque royale ; son récit, confirmé par serment, mérite toute confiance. « Un bâtiment de Rio, dans l’île d’Elbe, partit de ce port, au mois de février, chargé de ferrailles qu’il devait décharger, et qu’il déchargea en effet sur la plage de Fullonica. La nuit d’ensuite, il s’éleva un vent violent d’Afrique qui rompit les ancres, et le bâtiment alla échouer à une dizaine de pas dans les sables. Quatre jours après, je pris le père Paul au port Saint-Etienne à bord de la felouque aux dépêches. Il me dit qu’il voulait aller à Porto-Ferraio. Nous arrivâmes par un temps favorable à Fullonica, lieu de notre destination, d’après l’ordre de nos supérieurs. Le père Paul ayant débarqué, fit chercher s’il n’y avait pas une barque pour le conduire à Porto-Ferraio. Le patron et les marins du bâtiment échoué se trouvaient sur la côte ; ils lui racontèrent le malheur qui leur était arrivé, et le patron dit au père Paul, qu’il l’eût conduit avec plaisir, si son bâtiment avait été en bon état, mais qu’étant échoué et entr’ouvert, il n’y avait pas moyen de le lancer en pleine mer. « Ne craignez rien, lui répond le père Paul ; embarquez-moi et au nom de Dieu mettez votre navire à la mer. » Là-dessus, le patron et ses marins, auxquels je me joignis avec les miens, se mettent en devoir de renflouer le bâtiment. Le père Paul tenant son crucifix de la main gauche, pousse le navire de l’autre main. En un instant, il est à flot, et à mon avis, ainsi qu’au jugement de tous les assistants, ce fut un miracle de l’avoir renfloué si aisément et avec si peu de monde. Je vis ensuite le père Paul s’embarquer avec le patron et les marins et faire voile pour Porto-Ferraio. La traversée fut heureuse, et dès qu’on fut arrivé, le bâtiment s’entr’ouvrit et coula à fond. Je tiens le fait de plusieurs habitants de l’île d’Elbe, où cet événement fit grand bruit. »

Telle est la bonté du Seigneur envers ceux qui l’aiment sincèrement et se confient en lui, qu’il en vient jusqu’à faire leur volonté. Il ne leur accorde pas seulement les grâces qu’ils désirent et demandent pour eux-mêmes, mais à leur considération, il en accorde encore aux autres. C’est ainsi que par égard pour les mérites de son serviteur, le Seigneur a fait plus d’un prodige en faveur de ceux qui recouraient à ses prières et qu’il exhortait à la confiance. Un jour, le serviteur de Dieu allait au mont Argentario. Arrivé à Portercole, vient à lui le patron d’une barque de pêche, qui se met à lui raconter ses disgrâces, et lui dit que la pêche était nulle depuis trois ou quatre mois, que tenant du monde à son service, il avait dû contracter de grandes dettes, et que, pour comble de désagrément, au lieu de prendre du poisson, ses filets se rompaient dans la mer, avec grand préjudice pour lui ; enfin, il le prie très instamment d’avoir la charité de venir les bénir. Le bon père est touché de compassion. Pour venir en aide à ce pauvre homme, il recourt avec confiance au divin Maître qui donna une pêche abondante à ses Apôtres, fatigués d’avoir travaillé en vain toute la nuit. Selon sa pieuse coutume, il réclame la protection de la sainte Vierge et fait réciter ses litanies par toute l’assistance ; après quoi, prenant son crucifix en main, il bénit les filets et la mer, engage le patron à mettre sa confiance en Dieu, et lui donne l’assurance qu’il serait bien dédommagé. Il partit le soir même, et le patron, sans perdre de temps, alla la nuit suivante à la pêche. Ce ne fut pas en vain cette fois. Le Seigneur ratifia si bien la bénédiction de son serviteur, que cette nuit-là même, il fit une pêche assez abondante pour réparer toutes ses pertes ; aussi, le lendemain au point du jour, il envoya par reconnaissance un marin chargé d’une bonne provision de poisson pour nos religieux. Ce matin devait informer et remercier le père Paul du succès obtenu.

En 1766, un de nos bienfaiteurs de Corneto, le sieur Dominique Costantini, se trouvait dans un grave embarras, à cause de la disette de blé. Il n’en avait plus en magasin que dix mesures. On était au mois de mai, et de compte fait, pour l’entretien de sa maison et pour la nourriture de ses ouvriers de campagne, surtout dans la saison des foins et de la récolte, il lui en eût fallu au moins cinquante mesures. Le père Paul vint alors fort à propos à Corneto. Dominique se plaignit à lui de la pénurie, et lui demanda de l’aider de ses prières. Le serviteur de Dieu, compatissant à sa peine, le lui promit fort affectueusement, et voulut aller voir le grain qui restait. Il le bénit en disant à Dominique d’avoir bon courage. Après son départ, on envoya tout ce grain au moulin, et, chose vraiment merveilleuse, il suffit non seulement aux besoins de la maison et à ceux des faneurs et des moissonneurs, mais il dura jusqu’à ce qu’on eût battu le nouveau blé, à la fin d’août. Pendant tout ce temps, on ne cessa pas de faire les distributions de pain accoutumées aux pauvres. Un si prodigieux accroissement fut regardé comme un miracle tant par Dominique que par son épouse, par le chanoine son frère et les autres gens de la maison.

Des faveurs si grandes et si extraordinaires pénétrèrent le père Paul d’un vif sentiment de reconnaissance ; il disait quelquefois : « Si le Seigneur m’ouvre les yeux pour voir les périls dont il m’a tiré et les grâces qu’il m’a faites, un jour ou l’autre, vous me trouverez mort de douleur et d’amour au pied d’un autel. »

Nous voyons maintenant pourquoi le serviteur de Dieu ne désirait plus en ce monde que souffrances, tribulations et angoisses, pourquoi il avait dans ses peines une patience invincible, une fermeté si généreuse ; comment il se nourrissait, se soutenait, s’encourageait de cette douce espérance qui nous donne comme un avant-goût des délices du ciel et sans laquelle la vie d’un homme consacré à Dieu et totalement séparé du monde, serait pénible, malheureuse, intolérable au-delà de toute expression. C’était l’espérance qui lui donnait cette vigueur et cette élévation de sentiments, et qui lui faisait trouver dans ses épreuves mêmes un nouveau motif de s’encourager : « Dieu nous aidera, disait-il avec une sainte confiance ; il nous a déjà délivrés de bien des difficultés, il nous tirera encore de celles-ci. C’est l’espérance qui le guida et le soutint dans ses saintes entreprises, sans le confondre jamais, parce qu’il était animé de cette divine charité que le Saint-Esprit avait répandue dans son cœur, comme un baume céleste, ainsi que nous allons le voir.

 

 

CHAPITRE 8.

CHARITÉ DU PÈRE PAUL ENVERS DIEU.

 

Dieu est charité, et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui. (1. Joann. IV). Ainsi unie à Dieu, cette âme fortunée devient un même esprit avec lui et reçoit ses divines communications. Elle s’enrichit en proportion que son amour est plus parfait ; de là vient qu’on peut dire en toute vérité que celui-là est le plus saint, qui possède la charité à un plus haut degré.

Dieu qui voulait que le père Paul fût un grand serviteur de sa gloire et un instrument fidèle de salut pour le prochain, fit de son cœur un foyer de charité, afin qu’il pût enflammer les âmes de ce feu divin que notre aimable Sauveur est venu apporter sur la terre. Toute la suite de sa vie est une preuve de l’ardent amour qu’il avait pour Dieu et pour le prochain.

Dès qu’il eut commencé à goûter les charmes de la Bonté divine, il n’eut plus d’affection que pour Dieu ; il était son trésor, ses délices et toutes ses complaisances. Ses amis d’enfance l’entendaient souvent soupirer d’amour pour Dieu et protester à haute voix qu’il l’aimait de tout son cœur. Tout son plaisir dès lors était de se tenir dans la maison de Dieu, c’est-à-dire à l’église ; il y passait la matinée à servir la sainte messe et à suivre les saints offices. On l’y voyait recueilli et absorbé en Dieu ; il avait dès lors un don si particulier d’oraison qu’il y versait fréquemment des larmes. Le Seigneur, qui avait dessein de le rendre fort et robuste en le faisant passer par les souffrances et les tribulations, commença par lui donner d’abondantes consolations et de puissants encouragements. Il voulut ainsi affermir sa vertu, et le disposer à souffrir beaucoup pour sa gloire, en établissant sa congrégation dans un temps où le monde, selon l’expression du père Paul, était tout en ruine. Le zèle procède de l’amour, comme la flamme s’élève du feu ; l’amour engendre un vif désir de détruire tout ce qui déplaît au Bien-Aimé. Aussi le pieux jeune homme haïssait dès lors le péché et le poursuivait avec tant de zèle qu’on le voyait souvent, un crucifix à la main, catéchiser et prêcher pour rappeler à l’amour de Dieu les âmes égarées.

Inspiré par sa ferveur, il voulut faire servir et sacrifier à l’amour de Dieu son corps aussi bien que son cœur ; dès lors il commença à exercer une sainte cruauté sur lui-même. Ses jeûnes continuels et ses autres austérités le réduisirent à une maigreur telle que la peau lui collait aux os, comme il disait lui-même en riant. Il n’en continua pas moins ses rigueurs, mais enfin la faible nature succomba, et le pauvre jeune homme tomba dans une maladie grave, dont il eut beaucoup de peine à se remettre.

Dans la suite, il en vint à éprouver des palpitations de cœur continuelles et extraordinaires, qui n’avaient d’autre cause que la violence de son amour et son grand désir d’aimer Dieu toujours plus parfaitement. Dans ce mouvement perpétuel, son cœur parut ne pouvoir se contenir dans les limites étroites de sa poitrine, et il souleva bien haut deux de ses côtes. On ne sait pas précisément à quelle époque commencèrent ces palpitations extraordinaires et très sensibles ; on sait toutefois qu’elles augmentèrent avec les années ; elles lui causaient des oppressions plus ou moins fréquentes, et il en souffrit tout le temps de sa vie. Comme l’a déposé une personne qui vivait dans son intimité, elles étaient plus fortes, plus violentes, et plus douloureuses le vendredi, à ce point qu’il était quelquefois contraint de laisser échapper des gémissements et de profonds soupirs qui excitaient les autres à la dévotion. Bien qu’il cherchât à en dissimuler le motif, il ne put cependant si bien cacher l’élévation prodigieuse de ses côtes, qu’on ne s’en aperçût en diverses occasions et qu’elle ne trahît la grandeur et la véhémence de son amour. Entre autres personnes qui la remarquèrent, il y eut un savant médecin qui déposa ensuite du fait avec serment. Voici les termes de sa déposition : « Je crois, dit-il, que la charité du père Paul de la Croix a été grande, héroïque et d’une intensité toute particulière. Son cœur avait pris un développement extraordinaire, le ventricule gauche était plus dilaté que de coutume. J’en trouvai une preuve dans les palpitations et les maux du cœur dont il souffrait fréquemment. Je me confirmai dans ce jugement, lorsqu’il y a dix ans environ, je fus appelé pour lui donner des soins dans une maladie qu’il fit à la retraite de Vetralla. Je le saignai à cette occasion au bras droit ; il était au lit ; je m’aperçus que deux ou trois des fausses côtes faisaient une saillie plus prononcée du côté gauche que du côté droit ; je fermai la saignée, et pour mieux m’assurer de cette saillie, je tâtai le côté avec la main. Je me dis alors en moi-même que si j’avais le bonheur d’assister à la mort du serviteur de Dieu, j’engagerais à faire son autopsie, persuadé qu’on aurait trouvé dans le cœur quelque marque de la passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, ou de l’archange saint Michel, ou enfin quelque autre chose extraordinaire qui aurait occasionné le soulèvement des côtes. » Telles sont les paroles de ce témoin. Cet ardent amour du serviteur de Dieu avait encore un autre résultat fort sensible : il produisait une telle chaleur dans les environs du cœur que plus d’une fois la partie correspondante de sa tunique de laine était toute grillée, comme si on l’avait approchée du feu.

Les ardeurs divines dont il était consumé devenaient toujours plus vives. Paul ne cessait de purifier son cœur par l’exercice des vertus, et par là de le rendre plus apte aux impressions de l’amour. Il mit toujours un soin extrême à éviter les moindres choses qui pouvaient déplaire à Dieu. C’est ce qui lui permit de dire à son confesseur, de qui on le tient : « Je ne me souviens pas depuis ma conversion, (il appelait conversion le commencement de sa vie pénitente, vers l’âge de dix-neuf ans), je ne me souviens pas, grâces à Dieu, d’avoir commis un péché mortel ni même un véniel de propos délibéré. »

Il observait la loi divine et pratiquait les conseils évangéliques avec la dernière exactitude. Tout son cœur était tourné vers Dieu ; pour les créatures, il les aimait uniquement en lui. C’est ce qui lui fit dire dans une certaine rencontre à son confesseur : « Je suis un méchant, mais non un larron : j’ai toujours eu grand soin de donner toutes les affections de mon cœur à Dieu ; j’ai travaillé beaucoup pour les âmes, et je n’ai cherché qu’à plaire à Dieu et à le faire aimer. »

La pensée suit aisément le cœur et se porte volontiers vers l’objet qu’il aime, dans lequel il se complaît et qui est son trésor ; aussi le père Paul ne se lassait pas de penser à Dieu. Dès ses plus jeunes années, il s’était fait une sainte habitude de marcher en la présence de Dieu, de le voir et de l’adorer en tout lieu par la foi. « Si l’on me demandait, dit-il un jour à son confesseur, n’importe en quel moment : à quoi penses-tu ? il me semble que je pourrais répondre que Dieu seul occupe mon esprit. » Voilà jusqu’à quel point il l’aimait. De ce grand amour naissaient les continuels et vifs désirs qu’il avait d’être dégagé des liens du corps pour aller contempler Dieu face à face. Son infirmier lui ayant dit qu’il avait encore longtemps à vivre et qu’il espérait que ce serait pour la gloire de Dieu, Paul se hâta de lui répondre : « Non, je désire de m’unir à mon Dieu, » et l’on entendait que ces paroles venaient du cœur.

De cet amour, comme d’un ardent foyer, sortaient, comme autant d’étincelles, cette foule d’aspirations enflammées qui lui étaient familières. Il répétait avec une dévotion spéciale le Trisagion qu’il surnommait le refrain du paradis. Dans ses maladies, l’infirmier l’entendait adresser à Dieu des invocations si vives, qu’il s’étonnait comment il en avait la force ; toutefois il faut ajouter que ses larmes venaient de temps en temps tempérer ce feu. Les gens du monde qui le recevaient chez eux par charité et qui l’observaient avec une pieuse curiosité, l’entendaient faire des exclamations vers le ciel, le visage en feu et les yeux baignés de larmes. Quand le serviteur de Dieu se voyait surpris, il disait quelquefois, pour cacher le motif de ses larmes, qu’il éprouvait une souffrance intérieure qui l’agitait beaucoup.

Pour se rappeler qu’il était tout dédié à l’amour du divin Crucifié, il laissa son nom de famille pour prendre celui de la Croix. « Je ne porte plus, écrivait-il à une personne pieuse, le surnom que vous m’avez donné sur votre adresse, mais celui que vous verrez au bas de ma lettre. Les lettres qui porteraient mon ancien nom, ne me parviendront plus, etc… »

L’amour est ingénieux ; il saisit avec empressement tous les moyens d’exprimer son attachement pour le Bien-Aimé. Voilà pourquoi le père Paul voulut porter dans sa chair une marque indélébile de sa consécration à Jésus crucifié. Il prit donc un fer rougi au feu et imprima sur son cœur le nom sacré de Jésus, c’est-à-dire, une croix sous laquelle étaient les deux lettres J. S. Cette empreinte resta visible jusqu’à sa mort ; plusieurs personnes de qualité la remarquèrent après son décès.

De ce même amour provenait encore le vif besoin qu’il avait de parler de Dieu et de ses grandeurs. Il n’avait que de l’aversion et du dégoût pour les entretiens profanes et son adresse à les trancher le plus tôt possible était admirable. Pour les choses du ciel, il ne se rassasiait pas d’en parler, et c’était avec les sentiments et l’ardeur d’un séraphin. Il commençait à en discourir avec beaucoup de douceur et de charme ; à mesure qu’il parlait de Dieu, qu’il appelait un abîme de grandeur, son visage s’animait, s’embrasait de plus en plus et devenait enfin rouge comme la flamme. Il traitait des attributs et des perfections de Dieu d’une manière si noble et si sublime, que les personnes les plus éclairées en étaient dans l’admiration. On ne peut exprimer quel était son respect pour Dieu, avec quelle sublimité il en parlait, avec quelle douceur il se plongeait dans cet océan de perfection. « Il est impossible à l’esprit humain, disait-il, de comprendre cet Être infini, éternel, immense, qui est Dieu ; tout ce qu’on peut en comprendre dans cette vie n’est rien en comparaison de la réalité. » Sa ferveur croissant toujours, il n’était plus maître de ses sentiments ; il éclatait en exclamations pleines de feu, et, les larmes aux yeux, il déplorait l’ingratitude des hommes qui répondent si mal à la bonté infinie de Dieu. « Comment ! s’écriait-il, un Dieu fait homme ! un Dieu crucifié ! un Dieu mort ! un Dieu au Saint-Sacrement ! Comment ! qui ? Un Dieu ! » Puis il restait quelque temps en silence, comme dans une extase d’étonnement. « O charité ! ajoutait-il ; ô entrailles d’amour ! Qui ? et pour qui ? O ingrate créature ! et comment est-il possible qu’on n’aime pas Dieu ? Je voudrais mettre le feu au monde entier, afin que nous aimions tous ensemble notre Dieu. Ah ! que n’ai-je la force de retourner prêcher mon bon Jésus crucifié, ce tendre Père qui est mort sur la croix pour nous, pécheurs ! Que ne puis-je ainsi empêcher tant de péchés ! »

Bien que le serviteur de Dieu parlât avec tant de vivacité et d’ardeur du saint amour, il croyait en avoir à peine une étincelle. C’est dans cette persuasion qu’il écrivait à une âme pieuse : « Ma fille en Jésus-Christ ! Je réponds à votre lettre, en ce jour où nous faisons les premières vêpres de l’octave du sacrement d’amour. Je voudrais vous dire de grandes choses, mais pour parler d’amour, il faut aimer ; il n’y a que l’amour pour enseigner cette langue. Je me trouvais hier à Orbetello, c’est là que j’ai lu votre lettre, et le soir, pendant que je regagnais la maison, mon pauvre esprit vous a dit bien des choses. Il suffit. Que la terre soit en silence devant le grand Dieu ! Je le répète, je voudrais vous dire de grandes choses, mais je me sens muet. Ma fille, écoutez le divin Époux, et laissez-vous enseigner par lui. Je voudrais être réduit en cendre par amour. Ah ! que n’ai-je des termes ! Je voudrais ce que je ne sais pas dire. Ah ! mon grand Dieu ! enseignez-moi comment je dois m’exprimer ! Je voudrais être tout feu d’amour ; plus encore que cela. Je voudrais pouvoir chanter dans le feu de l’amour, pouvoir exalter les grandes miséricordes que l’amour incréé vous a faites. Mais, dites-moi, ma fille, n’est-ce pas en effet un devoir pour votre pauvre et indigne père de remercier Dieu des grandes grâces qu’il fait à sa fille ? Sans doute ; mais je ne sais comment faire. Je voudrais et je ne sais. Nous pâmer du désir d’aimer de plus en plus ce grand Dieu, c’est peu. Nous consumer pour lui, c’est peu. Que ferons-nous ? Ah ! nous vivrons pour cet Amant divin dans une agonie perpétuelle d’amour ! Mais quoi ! pensez-vous que j’en aie dit assez ? Non, car je voudrais dire plus et je ne sais. Savez-vous ce qui me console un peu ? C’est de voir avec complaisance que notre grand Dieu est un Bien infini, et que personne n’est capable de l’aimer et de le louer autant qu’il le mérite. Je me réjouis de l’amour infini qu’il se porte à lui-même ; je me réjouis de la béatitude essentielle dont il jouit en lui-même, sans nul besoin de personne. Mais, insensé que je suis, ne vaudrait-il pas mieux m’élancer comme le papillon dans ces flammes d’amour, et là, rester en silence, consumé, évanoui, perdu dans ce divin Tout ? Mais c’est là l’œuvre de l’amour, et moi, je suis toujours bien mal disposé à cette perte d’amour, à cause de ma mauvaise vie…Pensez bien que mon cœur a maintenant si soif, qu’un fleuve ne suffirait pas pour le désaltérer ; il faut l’océan pour étancher cette soif ; mais remarquez que c’est un océan de feu et d’amour que je veux boire : dites-le à votre divin Époux. »

Il se regardait comme un homme si dépourvu de l’amour de Dieu, qu’il soupirait avec anxiété après le bonheur d’être investi de ce feu sacré : « O doux embrassements ! ô baisers divins ! s’écriait-il dans une de ses lettres ; quand serons-nous enflammés comme des séraphins ! quand serons-nous embrasés d’amour ? » Il disait dans une autre : « Que ferons-nous, ma fille, pour plaire à notre doux Jésus ? Ah ! je voudrais que notre charité fût assez brûlante pour embraser tous ceux qui s’approcheraient de nous, et non pas seulement nos voisins, mais les peuples qui sont au loin, toutes les langues, les nations, les tribus, en un mot, toutes les créatures, afin que toutes connussent et aimassent le souverain Bien. » Il est visible qu’un homme qui s’exprimait de la sorte, brûlait de ces saintes flammes qu’appelaient ses soupirs. L’esprit et la science ne sauraient imaginer de tels sentiments ; son cœur et son ardente piété ont pu seuls les produire. Divers signes extraordinaires et admirables ont d’ailleurs prouvé combien était sublime son amour envers Dieu.

Un jour qu’il devait recevoir les vœux de plusieurs novices, il commença par leur adresser une exhortation chaleureuse sur ces paroles de l’Évangile : « Allez-vous-en, vous aussi, à ma vigne. » (Matth. XX.) Il voulut ensuite leur donner la bénédiction du Saint-Sacrement ; et pendant qu’il tenait en mains le saint ciboire pour les bénir, on remarqua que son visage était tout en feu.

Une autre fois ayant été appelé au couvent des Carmélites de Vetralla, il voulut, selon sa coutume, adresser quelques avis spirituels aux religieuses, ce qu’elles désiraient beaucoup ; il prit pour sujet de son discours, « l’amour de Dieu, » en s’appuyant sur ce texte de l’Évangile : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi. » Il traita ce sujet avec tant de feu et avec des expressions si vives, qu’il était comme hors de lui-même. Pour dilater ensuite le cœur de ces pieuses filles, il leur dit que la fréquente communion est le moyen le plus efficace pour s’unir à Dieu ; il les exhorta à en user sans crainte. Le serviteur de Dieu, en parlant de la sorte, semblait avoir révélation des sentiments intérieurs de quelques-unes, tant cet avis venait à propos pour les relever de leur pusillanimité. Son discours terminé, toute cette communauté en conserva une telle impression de ferveur, que chaque fois que ce passage de l’Évangile : Si quelqu’un a soif, etc., revient à la messe, on s’y rappelle le sermon du père Paul et la salutaire impression qu’il produisit dans les cœurs.

Il se trouvait à Rome pour les affaires de la congrégation, logé dans une maison particulière où on l’avait reçu par charité. On était alors au mois de mai. Un jour, après la méridienne, son compagnon s’attendait qu’il l’eût appelé à l’ordinaire. Ne le voyant point paraître, après deux longues heures d’attente, il entra directement, sans frapper, dans la chambre du père Paul. En y entrant, nous citons ses propres expressions, il lui sembla entrer dans une sorte de paradis, tant il ressentit de joie ; il vit le serviteur de Dieu tout rayonnant de lumière comme un soleil. S’approchant de son lit et le regardant avec attention, il lui dit avec simplicité et tout pénétré de consolation : « Ah ! mon père, je vois maintenant pourquoi vous ne m’appeliez pas ; tout pour votre révérence et rien pour moi. » Le bon père, en qui les faveurs divines avaient toujours pour effet de produire l’humilité, qui en est le véritable fruit : « Silence, lui dit-il, prenez bien garde de rien dire à qui que ce soit. »

Une autre fois, le père Paul était à Orbetello chez la dame Marie-Jeanne Grazi, une de nos bienfaitrices. Tout en causant de choses spirituelles, il se laissa aller à un transport extraordinaire de ferveur. La pieuse dame levant les yeux pour le regarder, trouva son visage tout changé ; il était éclatant de lumière, au point qu’elle ne put en soutenir la vue ; force lui fut de baisser les yeux pendant le reste du discours. Le serviteur de Dieu, revenant à lui, dit à son compagnon : vite, vite, retirons-nous ; et sur-le-champ ils se retirèrent dans leur chambre, laissant cette dame ravie d’étonnement et de dévotion.

Lorsqu’il était encore jeune ermite, dans un entretien qu’il eut avec l’évêque de Troie, ils se mirent l’un et l’autre à contempler les douleurs de la sainte Vierge. Le père Paul lui proposa ensuite de réciter le symbole, dans l’intention peut-être de passer des douleurs de la Mère aux souffrances du Fils, ou bien de se rappeler les sublimes mystères qui y sont renfermés. Mais à ces paroles : Et incarnatus est, tous deux s’élevant à la contemplation des abaissements infinis de Dieu et des cruelles douleurs de sa sainte Mère, entrèrent en extase, se perdant, en quelque sorte, dans cet abîme d’amour.

Le trait suivant n’est pas moins merveilleux. Le père Paul venait de terminer la mission de Fabrica. Il se mit donc en route pour aller en commencer une nouvelle à Corchiano. Plusieurs personnes distinguées de Fabrica voulurent l’accompagner en témoignage de leur affection et de leur respect. Le serviteur de Dieu se montrait saintement joyeux au milieu d’eux. Quand on fut arrivé au lieu appelé les cinq chênes, Paul voyant la campagne couverte de verdure et de fleurs, car c’était le printemps, se mit à parler des beautés et des charmes de ce spectacle, et se servant des créatures visibles pour s’élever à la toute-puissance et à la sagesse du Créateur, il en prit occasion d’exalter la grandeur de Dieu, auteur de toutes choses : « O grand Dieu ! O grandeur de Dieu ! » s’écria-t-il. Il dit cette parole avec un tel élan de cœur, que le corps lui-même y participa malgré sa pesanteur. En étendant les bras vers le ciel, il s’éleva en l’air à la hauteur d’environ deux palmes, et demeura ainsi en extase pendant quelque temps. A la vue d’une telle merveille, ceux qui l’accompagnaient furent saisis d’étonnement et versèrent des larmes de dévotion. Le serviteur de Dieu, revenu de son ravissement, reprit son discours d’un air libre et dégagé, cherchant à dissimuler ce qui était arrivé.

Ses paroles semblaient des étincelles, et réchauffaient les cœurs les plus froids. « Ses expressions, sa ferveur, dit un témoin oculaire, enflammaient tous ses auditeurs ; un cœur de pierre en eût été attendri. Elles ont fait sur moi une impression que je n’avais jamais ressentie auparavant et qui ne s’est pas renouvelée depuis. » La vivacité de son langage était tempérée par je ne sais quoi d’insinuant ; on n’était jamais fatigué de l’entendre. Quand il entrait dans les profondeurs de nos mystères, il devenait tellement sublime que les plus instruits étaient suspendus à ses lèvres sans pouvoir s’en détacher ; il leur semblait entendre un maître formé par Dieu lui-même.

Une âme, nourrie de la pensée des perfections divines, pouvait-elle se lasser d’en parler et de communiquer ses affections aux autres ! Aussi, quand le père Paul se trouvait avec ses religieux, il ne cessait pour ainsi dire de parler de Dieu, même en temps de récréation. Il les abordait d’un air naturel et avec beaucoup de grâce, les égayait de quelques bons mots lancés à propos et avec gentillesse, puis il les amenait doucement à parler de Dieu, de l’amour de Dieu, du commerce avec Dieu, leur racontant quelque fait qui lui était arrivé ou à d’autres. Il avait pour cela un art que j’appellerais volontiers céleste. Aussi, les auditeurs en étaient fort contents et auraient voulu que la récréation durât toujours. Sortant de là, ils se trouvaient plus recueillis que s’ils s’étaient occupés à méditer. Ainsi le père savait tout à la fois récréer agréablement l’esprit de ses enfants et les exciter à l’amour de Dieu ; et grâce à cette merveilleuse industrie, la récréation devenait une école de sainteté.

Plus admirable encore fut l’impression que fit une de ses discours sur une dame pieuse, animée d’excellentes dispositions. Il en était à ses débuts, et n’avait par conséquent pas encore atteint cette sublimité de conception et cette profondeur de sentiment que la grâce lui donna avec le temps ; néanmoins il parla avec tant d’énergie et d’onction que cette bonne dame puissamment touchée des charmes de la Bonté divine, entra dans le recueillement et l’extase.

Quand on aime Dieu, on ne saurait s’empêcher d’éprouver un vif déplaisir et une profonde douleur à la vue des offenses commises envers le Bien-Aimé ; on voudrait que tout le monde connût et appréciât ses amabilités infinies. Paul témoigna encore sous ce rapport combien il avait profité à l’école de la charité et combien il était jaloux de l’honneur de Dieu. Il était percé jusqu’au fond du cœur à la pensée des crimes qui se commettent et tâchait par tout moyen de les empêcher. On ne saurait dire jusqu’où il portait la haine du maudit péché ; son nom seul le remplissait d’horreur. Lorsqu’il prêchait sur la malice du péché mortel, la pensée de ce monstre affreux qui ose s’attaquer au Dieu de toute bonté, lui inspirait tant de zèle et d’effroi tout ensemble qu’on le voyait pâle et tremblant. Il s’élevait avec énergie contre ce poison meurtrier des âmes ; il excitait vivement ses auditeurs à le détester et à l’avoir en horreur ; on voyait que s’il avait pu verser son sang pour empêcher le péché, il l’eût versé volontiers.

Lorsqu’il apprenait que Dieu était particulièrement offensé ou que l’Église était en butte à quelque persécution ; lorsqu’il voyait des grands dépourvus de la crainte de Dieu et vivant dans la licence, donnant ainsi au peuple un prétexte pour justifier ses désordres ; lorsqu’il voyait des personnes consacrées à Dieu qui ne correspondaient pas à leur vocation, qui manquaient de zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, ces grands objets qu’elles devaient avoir toujours devant les yeux et dans le cœur ; oh ! alors il s’attristait, il gémissait, il soupirait et pleurait, et se frappant la poitrine en signe de douleur, il disait : « Mes péchés en sont la cause ; ce sont mes infidélités qui provoquent la colère de Dieu ! » Il eût souffert de bon cœur la mort la plus cruelle et la plus barbare pour remédier aux désordres de la société chrétienne. Quand ses maladies et ses autres infirmités le retenaient, sa plus grande peine était de savoir Dieu offensé par les pécheurs et de se voir hors d’état d’arrêter le mal et de ramener les âmes égarées. Il en était inconsolable ; son zèle lui tirait des larmes des yeux, et lui faisait donner toute sorte de marques de douleur : « Ah ! disait-il, que ne puis-je encore travailler ? hélas ! je ne fais plus rien ! » Aussi longtemps que ses forces le lui permirent et qu’il ne fut pas contraint de rester à la maison, on le vit toujours dans l’arène ; il prêchait avec zèle les souffrances de Jésus-Christ, l’innocent agneau immolé pour nos péchés, et tels étaient ses sentiments d’amour et de compassion en les prêchant, qu’on entendit plus d’une fois dire par des personnes graves : Ce père mourra un jour en chaire en méditant la passion de Jésus-Christ. Nul respect humain n’était capable de ralentir la force et la vigueur de son zèle. Puisant dans l’amour de Dieu cette magnanimité, cette générosité invincible qui lui est propre, il méprisait, surmontait, foulait aux pieds toute considération humaine. Dans ses prédications, il s’élevait contre les désordres qui régnaient le plus, il ne cachait pas qu’il parlait selon qu’il se sentait inspiré. Rencontrait-il de l’opposition ? il la combattait avec une vigueur et un courage apostolique. Étant une fois occupé à donner la mission dans une certaine paroisse, une personne respectable de l’endroit, après s’être confessée à lui, l’informa qu’un des notables se conduisait d’une manière peu édifiante. A cette nouvelle le père alarmé pour le succès de la mission, prend un ton d’autorité, et, avec la résolution d’un homme qui ne craint rien, parce qu’il soutient la cause de Dieu, il enjoint à la personne d’aller dire de sa part à ce notable qu’il ne s’avisât pas de troubler la mission et de la rendre inutile par ses mauvais exemples.

Il usait de cette liberté apostolique, mais toujours d’une manière charitable, chaque fois qu’il était témoin de l’offense de Dieu. Nul danger ne pouvait alors l’effrayer ; il était satisfait pourvu qu’il eût empêché le mal. Du reste, les heureux résultats de ses corrections et les prodiges dont elles étaient accompagnées, montraient assez que Dieu était avec lui.

Voyageant un jour dans la campagne Romaine, il rencontra un laboureur qui, ayant affaire à deux jeunes bœufs récalcitrants, blasphémait d’une manière horrible dans sa colère. Le serviteur de Dieu l’en reprit avec charité et douceur, et chercha à faire rentrer ce malheureux en lui-même. Mais celui-ci, au lieu d’être touché de ses avis paternels, s’en irrita et se mit à vomir mille outrages contre Dieu. Tournant ensuite toute sa fureur contre le père, qui lui reprochait un tel excès d’impiété, il saisit son arquebuse et la dirige contre lui. Alors le bon père, saisi d’horreur pour ses blasphèmes bien plus que pour le danger qui le menace, saisit à son tour son crucifix et lui dit : « Puisque tu ne veux pas respecter ce Christ, tes bœufs le respecteront. » Il n’avait pas achevé que les bœufs, ô prodige ! s’agenouillent devant lui, comme s’ils avaient eu l’intelligence et qu’ils eussent voulu réparer en quelque sorte l’outrage fait à leur créateur et à leur maître. Le laboureur à cette vue rentre en lui-même, met bas son arme, se jette aux pieds du serviteur de Dieu, lui demande pardon et le suit jusqu’au lieu où il allait donner la mission, afin de se confesser et de se réconcilier avec Dieu.

La bouche parle de l’abondance du cœur ; il est donc vrai de dire que l’amour se manifeste déjà dans le langage. On doit convenir pourtant qu’il se prouve bien mieux encore par les œuvres et par les souffrances. Oui, voilà la vraie pierre de touche à laquelle on reconnaît l’or fin de la charité, et voilà aussi comment on se rend toujours plus agréable à Dieu. Le père Paul répétait à ce propos une réflexion qu’il avait faite dans les commencements de son séjour au mont Argentario. « Un jour, dit-il, que le froid était rigoureux, je voulus faire du feu ; j’allai donc ramasser au bosquet quelques branches sèches, depuis longtemps exposées à l’air ; en un moment, j’eus un grand feu ; pourquoi cela ? Parce que le bois avait été longtemps au froid, à la gelée, à la bise, au soleil, et qu’ainsi il avait perdu toute son humidité. Il en est de même de nous, ajoutait-il ; si nous désirons que nos cœurs s’enflamment du divin amour, il faut que nous nous laissions purifier, avec une humble et patiente résignation, par les tentations, les peines, les persécutions, les tribulations. Oh ! alors, étant bien purifiés, le saint amour nous embrasera de ses flammes. »

Il écrivait dans les mêmes sentiments à une personne pieuse : « O ma fille, qu’elle est heureuse l’âme qui se détache de tout plaisir, de tout sentiment, de tout jugement propre ! C’est là une leçon très sublime. Dieu vous la fera comprendre, si vous mettez toute votre satisfaction dans la croix de Jésus-Christ, c’est-à-dire, à mourir sur la croix du Sauveur à tout ce qui n’est pas Dieu. Pour les aversions qu’on vous témoigne, les moqueries, les dérisions, les pointes, etc., il faut les recevoir avec une extrême reconnaissance envers Dieu. C’est du bois pour le bûcher où la charité doit consumer sa victime. »

Le Seigneur daigna donner occasion à son serviteur de souffrir et de travailler beaucoup pour glorifier son saint nom et répandre la dévotion envers sa passion. Sa vie ne fut qu’un enchaînement de peines, de travaux, de voyages soit pour l’établissement, soit pour le gouvernement de sa congrégation. Il fonda treize retraites, y compris l’hospice de Rome, et si vous y joignez le monastère des religieuses de Corneto, quatorze asiles furent ouverts à la piété par le serviteur de Dieu. Chacune de ces fondations lui coûta bien des peines et des contradictions ; tout cela cependant ne suffit pas à son zèle. Semblable au feu qui croît en proportion de l’aliment qu’il rencontre, il entreprit encore d’autres œuvres pour la gloire de Dieu ; il eut à négocier plusieurs fondations qui ne furent pas effectuées, soit parce qu’on y mettait des conditions contraires à l’esprit de l’institut, soit à cause des grandes oppositions qui survinrent ; le défaut de succès ne lui fit pas pourtant perdre le mérite de ses peines et de ses souffrances. Nous passons sous silence d’autres saintes œuvres qu’il avait en vue ; nous mentionnerons seulement le projet qu’il eut d’établir un asile pour les repenties, projet dont il entretint Clément XIV et qui eût reçu son exécution, si la personne sur laquelle il comptait, n’avait changé d’avis et avait eu la même constance que le serviteur de Dieu.

Qu’on considère après cela ses travaux et ses souffrances dans le ministère des missions, qu’il remplit sans relâche pendant un grand nombre d’années, avec tant de zèle et parmi tant d’austérités ; qu’on considère tant de retraites qu’il donna aux communautés religieuses et à des population entières, tant d’entretiens spirituels, de conférences, de lettres ; on comprendra avec combien de raison on a pu attester que le serviteur de Dieu était sans cesse en action pour la gloire de Dieu, qu’il ne se lassait pas de travailler pour son service, qu’enfin toutes ses démarches montraient évidemment un homme dirigé par le désir de plaire à Dieu et de procurer sa gloire.

Le père Paul, en effet, eut toujours soin, comme un bon fils, de se laisser conduire par l’esprit de son Père céleste ! il gardait son cœur, comme une fontaine scellée, il n’y recevait d’autres eaux que celles du ciel ; c’est ainsi qu’il arrosait le champ que le Maître suprême lui avait donné à cultiver. Avant de rien entreprendre, il s’efforçait toujours de bien purifier son intention et de n’avoir que Dieu en vue. Il répétait souvent et avec un grand sentiment : pour la grande gloire de Dieu. Il avait appris de bonne heure cette sainte pratique de monseigneur Gattinara. Ce grand évêque, lorsqu’il était son directeur, lui avait recommandé de faire souvent dans la journée son examen sur la pureté d’intention. Paul suivit fidèlement cet important avis. Pendant longtemps, il fit cet examen plus de vingt fois par jour, et c’est par ce moyen-là qu’il se disposa à agir toujours plus purement pour la gloire de Dieu. Il continua cette pratique le reste de sa vie, et il en tira un si grand fruit, qu’il put dire à son confesseur : « Il me semble avoir toujours agi avec droiture d’intention ; je renouvelais mon intention plus de vingt fois, lorsque je prêchais. » Manquer de cette pureté d’intention, était à ses yeux un attentat énorme. Il avait coutume de dire : « Je me croirais damné, si je dérobais à Dieu la moindre parcelle de ses dons. » Il se serait, disait-il encore, réputé plus méchant que Lucifer, s’il avait cherché l’estime et les applaudissements. On voit par là combien l’or de sa charité était pur. Ayant reconnu par expérience les avantages de la simplicité, de la pureté d’intention et de l’examen pratique sur cette vertu, il les recommandait en y joignant cette réflexion non moins importante, que pour travailler à la gloire de Dieu, il fallait un esprit libre et détaché de tout, qui eût Dieu seul en vue.

De toutes les preuves de l’amour, la plus grande consiste à souffrir beaucoup pour celui que l’on aime, à soutenir les plus grandes tribulations, comme un grand feu résiste aux eaux qui menacent de l’amortir et de l’éteindre, à aimer sans se refroidir jamais dans l’amour ; or, c’est précisément en tout cela que la charité du serviteur de Dieu a merveilleusement éclaté. Dès les premiers temps de sa consécration au service de Dieu, il plut à la Bonté divine de lui accorder de grandes lumières et de rares faveurs ; mais en même temps, elle le préparait à de grandes croix. Souvent il entendait Dieu lui dire au fond du cœur : « Je te montrerai combien tu dois souffrir pour mon nom. Dans une vision, Dieu lui montra une discipline avec des battants d’or, sur lesquels était écrit Amour, pour lui faire entendre qu’il voulait le flageller par amour. Lorsque, dans ses visites au Saint-Sacrement, son cœur semblait comme s’envoler vers son Jésus, une voix intérieure lui disait : « Mon fils, celui qui m’embrasse, embrasse des épines. » Lui-même avoua à son confesseur que, se trouvant un jour fort recueilli dans la chapelle de la Sainte Trinité à Gaëte, il vit un ange qui se présentait à lui avec une croix d’or, et le Seigneur lui dit intérieurement : je veux faire de toi un nouveau Job. C’est par de telles faveurs et d’autres semblables que le Seigneur, dont la providence dispose toutes choses avec tant de douceur, prépara le jeune Paul aux épreuves qui lui étaient réservées. L’effet de ces encouragements célestes fut d’allumer dans son cœur un ardent amour pour les souffrances ; il en avait un si grand désir qu’il ne pouvait l’exprimer autrement que par ces mots : je suis affamé de croix et de travaux. Le Seigneur commença bientôt à le rassasier. A peine avait-il pris l’habit religieux qu’il fut en butte, plusieurs heures chaque jour, à des désolations, à des tentations, à une mélancolie horrible, à un abandon intérieur si pénible, que tout le monde lui paraissait heureux et content, excepté lui. Le temps ne fit qu’ajouter à l’intensité et à la durée de ce martyre intérieur : les désolations et les ténèbres d’esprit devinrent de plus en plus affligeantes et épaisses, semblables à l’obscurité du soir qui va toujours croissant. C’est ce qui lui fit dire un jour à son confesseur : « Depuis environ cinquante ans, je ne me souviens pas d’avoir passé un jour sans peine. » Il ajoutait une autre fois : « On lit de plusieurs, qu’ils ont été en proie à ces désolations et abandons spirituels pendant cinq, dix, quinze ans ; pour moi… n’y pensons pas, j’en frémis. » Ce langage lui était inspiré par son humilité ; il craignait d’être coupable de quelque infidélité cachée, et il disait souvent à Dieu avec saint Augustin : « Vos yeux, Seigneur, voient beaucoup de choses que je ne vois pas. » Il en vint à ce point que la vue de son intérieur le faisait trembler des pieds à la tête dans la crainte de se damner, tant il se croyait en mauvais état ; alors c’était sa coutume de dire, qu’il eût été heureux d’aller en purgatoire jusqu’à la fin du monde, parce qu’au moins il aurait été sûr d’aller enfin au ciel ; il eût regardé comme une grande faveur de mourir dans les sentiments de contrition et de résignation où il avait vu plusieurs de ceux qu’il avait assistés sur les échafauds ; voilà jusqu’où allaient sa désolation intérieure et sa crainte des jugements de Dieu. En cet état, rien n’était capable de le consoler, ni d’alléger sa peine. Toutes choses au contraire lui donnaient de l’ennui et du dégoût. Son confesseur à qui il confiait ses peines intérieures, comme l’exigent les règles de l’humilité et de l’obéissance, n’avait d’autre ressource dans ces moments que de faire diversion et de lui parler de choses indifférentes. Les paroles les plus encourageantes, comme c’est l’ordinaire en pareil cas, ne faisaient qu’accroître sa peine ; aussi disait-il quelquefois avec le prophète Jérémie : « Le Seigneur a bouché toutes les issues avec des quartiers de rochers ; il a rompu pour moi tous les chemins. » (Thren. III). très souvent aussi, il répétait dans l’amertume de son âme ces autres paroles du prophète Ezéchiel : « Il n’y a plus que lamentations et malheurs. »

Pendant qu’il était plongé dans cet abîme de peines, son exercice le plus fréquent était de s’abandonner totalement à la sainte volonté de Dieu. Ayant lu que sainte Gertrude récitait chaque jour un chapelet uniquement composé de ces paroles : Fiat voluntas tua, il se mit à pratiquer un acte de piété si agréable à Dieu. D’autres fois il disait dans les sentiments d’une parfaite conformité : « Vos jugements, Seigneur, sont justes et équitables. Toute votre conduite est basée sur la justice, parce que nous avons péché et que nous n’avons pas obéi à vos commandements. »

Pour lui donner une plus haute idée encore de cette vertu, un jour, pendant qu’il se promenait, le Seigneur fit paraître à sa vue un gros faisceau de croix ; en même temps il lui inspira intérieurement de plonger sa volonté propre, comme une goutte d’eau, dans l’océan immense de la volonté tout aimable de Dieu. Le serviteur de Dieu fut fidèle à l’inspiration, et en un clin d’œil toutes les croix s’évanouirent.

C’est ainsi qu’il passait ses jours à aimer et à souffrir, pratiquant ainsi le premier l’avis qu’on trouve dans une de ses lettres : « Une des preuves les plus claires de l’amour qu’on a pour Dieu, c’est de chercher uniquement son bon plaisir, de ne désirer que Dieu : « Dilectus meus mihi, et ego illi, et d’exécuter promptement sa volonté, dès qu’on la connaît. De même que la cire qu’on approche du feu prend toutes les formes qu’on veut ; de même l’âme aimante doit se liquéfier, dès que le Bien-Aimé a parlé. »

S’il ne trouvait point de consolation ni de douceur sensible dans sa conformité, il en retirait du moins un grand courage et une haute idée du mérite des souffrances. On lui demandait quelquefois s’il souffrait beaucoup ; sa réponse était bien souvent que non : il comptait pour rien les douleurs de la goutte, de la sciatique, d’un rhumatisme ; pour rien, les maux de dents, d’yeux et d’oreilles, parce qu’il considérait qu’en les souffrant, il était agréable à Dieu et acquérait un titre à cette gloire immense de l’éternité, en comparaison de laquelle tous les maux ne sont rien.

 

 

CHAPITRE 9.

DE LA PARFAITE CONFORMITÉ DU PÈRE PAUL A LA SAINTE VOLONTÉ DE DIEU.

 

Il est une preuve à laquelle on reconnaît indubitablement un amour sincère et fidèle : « Ceux qui l’aiment fidèlement, dit le Sage, acquiescent à ses volontés. » (Sap. III). Le serviteur de Dieu la possédait visiblement. Sa soumission et sa conformité à la volonté divine étaient parfaites. Sa règle était de n’avoir d’autre volonté que celle de Dieu. Elle était son élément, son centre, son repos, le lieu où son cœur goûtait un sommeil tranquille, doux et paisible, en sorte qu’aucun événement ne lui causait de trouble ou de peine. « Laissons faire le bon Dieu, disait-il ; que la volonté de Dieu soit faite ; que le Seigneur soit béni à jamais ; je ne veux ni plus ni moins que la volonté et le bon plaisir de Dieu, soit dans le temps, soit dans l’éternité ; je ne puis vouloir que ce que veut mon Dieu. » Sa conduite répondait à son langage ; dans les accidents les plus fâcheux, il inclinait la tête en disant : « Que la très aimable volonté de Dieu soit faite, » ou, d’autres choses semblables. De là aussi l’habitude qu’il avait de s’approprier cette parole du Sauveur, qu’on lit dans l’Évangile : « Je suis venu, non pour faire ma volonté, mais la volonté de mon Père qui m’a envoyé. Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. »

Le père Paul avait compris que c’était là le secret pour gagner le cœur de Dieu et nous concilier sa bienveillance. Il est écrit en effet qu’il fait la volonté de ceux qui le craignent. Il savait qu’il n’y a ni repos, ni paix possible pour celui qui résiste à la volonté de Dieu : « Quis restitit ei, et pacem habuit ? » Aussi trouvait-il une occasion nouvelle de mérite dans les traverses, dans les peines, dans les persécutions qu’il eut à souffrir lui et sa congrégation. On le voyait dans ces circonstances se recueillir, puis lever les mains jointes et les yeux au ciel, en témoignage de sa parfaite soumission : « Volonté de Dieu ! » répétait-il avec confiance ; ensuite il baissait la tête et, se découvrant par respect, il ajoutait : « Seigneur, que votre volonté soit faite ! » D’autres fois, il disait gracieusement d’un air gai et riant : « Dans les maux et les traverses que Dieu nous envoie, il faut nous humilier et incliner la tête, parce que s’il veut nous donner un soufflet et que nous levions la tête, il nous en donnera dix ; au contraire si nous baissons la tête et qu’il ait dessein de nous donner dix soufflets, à peine s’il nous en donnera un seul. »

Le Seigneur qui voulait de lui une conformité héroïque et parfaite, le soumit à des épreuves très rudes. Le lecteur se rappelle sans doute que la vie du père Paul fut entremêlée d’une foule d’événements douloureux pour son cœur et traversée de difficultés fréquentes et en apparence insurmontables. Il se rappelle aussi avec quelle tranquillité il regardait toutes choses dans la volonté de Dieu, poursuivant toujours son chemin avec son bon frère, le père Jean-Baptiste. Avec quelle résignation ne l’a-t-on pas vu supporter la mort de ce frère bien-aimé et adorer dans ce coup les dispositions de la divine Providence ? Et dans l’établissement de sa congrégation, œuvre à laquelle il a consacré sa vie entière, quel n’était pas encore son abandon à la volonté divine, alors qu’il la voyait combattue par une opposition formidable et menacée d’une ruine totale ? « L’institut a vu le jour, disait-il, mais je vois avec évidence qu’il peut périr en naissant… Je me prépare à tout, et je ne fais que me résigner et m’abandonner au bon plaisir divin, prêt à voir cet ouvrage fait ou défait, selon qu’il plaira à Dieu. – De retour à Rome, disait-il dans une autre lettre, j’ai trouvé que nos affaires avaient marché selon le bon plaisir de Dieu, et je m’en suis réjoui en lui, parce que mon unique désir est de faire en tout sa sainte volonté. » En somme, il mettait toute son étude à ne vouloir que ce que Dieu voulait, et comme Dieu le voulait.

Appréciant le mérite de cette sainte pratique, il nous enseignait, dit un témoin, à recevoir toutes choses immédiatement de la main de Dieu, sans regarder qui était l’instrument de nos épreuves, et nous figurant que Jésus lui-même nous les présentait de sa propre main. D’autres fois, en donnant des avis analogues, il se servait fort spirituellement de cette belle et expressive comparaison : « Si, allant au jardin pour cueillir des fruits, vous étiez surpris par une forte pluie, que feriez-vous ? Vous iriez vous abriter dans la chaumière, n’est-il pas vrai ? de même, quand les angoisses, les tribulations, les amertumes, pleuvent sur vous, il faut vous cacher dans l’asile assuré de la volonté de Dieu, et de la sorte vous n’en serez pas mouillés. »

Dans ses lettres il inculquait de la manière la plus pressante ce saint exercice : « Ma fille, en Jésus-Christ ! dit-il, quand est-ce que nous serons morts à tout, afin de vivre pour Dieu seul ? Ah ! oui, quand viendra ce moment ? O mort précieuse, plus désirable que la vie, mort qui nous divinise, parce qu’elle nous transforme en Dieu par amour ! – Saint Jean Chrysostôme a dit : Silentium, quod lutum praebet figulo, idem ipse praebe conditori tuo. O quelle sentence ! Il veut dire : Ce silence que l’argile et la boue gardent dans les mains du potier, gardez-le vous-même dans les mains de votre Créateur. L’argile se tait toujours, que le potier en fasse un vase d’honneur ou un vase d’ignominie ; il se tait, soit qu’il le rompe, soit qu’il en jette les débris dans un cloaque ; il se tait et il est aussi content que si on le plaçait dans la galerie du roi ; gravez dans votre mémoire cette grande leçon. – J’approuve beaucoup les désirs que Dieu vous donne à l’égard des âmes, et au sujet des besoins de la sainte Église, qui sont fort grands ; mais il faut les laisser mourir dans le feu de l’amour de Dieu d’où ils procèdent, et attendre le temps où Dieu en voudra l’accomplissement. Dans l’intervalle, cultivez un seul désir, le plus parfait de tous, qui est de plaire de plus en plus à Dieu et de vous nourrir de sa sainte volonté. – Nourrissez-vous de la sainte volonté de Dieu ; buvez au calice de Jésus, les yeux fermés, sans vouloir connaître ce qu’il y a dedans ; il suffit de savoir que ce calice nous est offert par le doux Jésus. – Surtout, faites-vous une grande habitude de la résignation à la volonté divine ; faites-en souvent des actes : O chère volonté ! O sainte volonté de Dieu, je vous aime ! O douce volonté de mon Père et de mon Dieu, soyez toujours bénie ! O sainte, ô douce volonté, vous êtes mes délices ! La nourriture de mon Jésus était de faire la volonté du Père éternel, ma nourriture sera aussi de faire toujours votre sainte volonté. – Combien j’ai aimé le dernier point de votre lettre en considérant le travail divin que la Bonté infinie fait dans votre âme. O quelle grâce ! O quel don ! Vous appelez doux maintenant ce qui véritablement est très doux ; viendra un temps où vous prendrez votre nourriture sur la croix, sans pouvoir vous nourrir sinon de ce qui fut la nourriture du Sauveur… Nourrissez-vous en âme généreuse, et dormez bien, parce que ce genre d’aliment demande un sommeil prolongé dans la solitude intérieure. »

Le père Paul avait droit sans doute de donner des leçons si sublimes et si excellentes de perfection, de conformité et d’amour. De tout ce que nous avons dit de sa charité envers Dieu, et nous avons raconté les choses en toute sincérité, ne peut-on pas conclure que son amour était comme un feu ardent dans un cœur dégagé de toute affection terrestre ? Cet amour l’élevant au-dessus de toutes les créatures cherchait de toute sa force Dieu seul, désirait Dieu seul, trouvait en Dieu seul ses complaisances et ses délices. Cet amour, quoique éprouvé par un horrible abandon intérieur, par des rebuts pénibles, quoique plongé dans les ténèbres de la tristesse, de l’horreur, de la crainte, s’attachait étroitement à la croix et suivait fidèlement les traces du Bien-Aimé. Plus celui-ci semblait fuir, plus le serviteur de Dieu dilatait son cœur, se préparant ainsi à des communications plus intimes et plus précieuses dont il se jugeait néanmoins très indigne. Que dis-je ? enveloppé de ténèbres au milieu de ses peines, et dépourvu de toute consolation sensible, il était d’autant plus fidèle à suivre son Dieu, qu’il le découvrait moins dans la nuit obscure où se trouvait son âme.

C’est cet amour qui éleva la vertu du père Paul jusqu’à la perfection et l’héroïsme. En effet, pendant qu’il purifiait son cœur et élevait son esprit tout en Dieu, il faisait son plus cruel tourment, en le privant du sentiment de cette union à laquelle il le portait avec violence, et en le laissant même dans la persuasion pénible qu’il avait perdu ce Dieu hors duquel son cœur n’avait ni repos ni paix. Est-il surprenant après cela que son amour, toujours alimenté par les peines et les amertumes, cette nourriture si substantielle, ait acquis tant de générosité pour surmonter les tribulations, tant de force pour triompher des tentations ; qu’il soit devenu infatigable au travail, invariable parmi les vicissitudes les plus fâcheuses et qu’il n’ait jamais été satisfait de lui-même ? Toutes ses pensées, tous ses désirs étaient d’avancer dans cette charité dont Dieu l’enrichissait si libéralement. Mais comme les actes d’amour qu’il pratiquait dans la partie supérieure ne répandaient d’ordinaire ni lumière, ni suavité, ni consolation dans la partie sensible, il lui restait toujours une crainte excessive d’être dans la disgrâce de Dieu. Il passa une grande partie de sa vie à aimer et à souffrir de la sorte, accablé d’une profonde tristesse et plongé dans l’affliction. Venait-il quelquefois à penser à la perte de Dieu ou bien à en parler ? oh ! alors, il témoignait souffrir un cruel martyre ; il ne savait où reposer son esprit, et pour être délivré de ce tourment, il eût souffert avec plaisir la mort la plus affreuse.

Un jour, il donnait les exercices au couvent de Vetralla. Parlant de la peine du dam dans la méditation de l’enfer, il fut saisi d’une si vive appréhension qu’il se mit à faire entendre des cris déchirants sur le malheur des damnés dans ce lieu de tourments. « Jamais vous ne verrez Dieu ! toujours vous serez privés de Dieu ! s’écriait-il. » On eût dit, quand il répétait ces mots : toujours ! jamais ! que son cœur allait se briser. « O quelle dure nécessité ! ajoutait-il avec effroi, quelle dure nécessité de haïr éternellement celui qui nous a aimés de toute éternité ! »

 

 

 

CHAPITRE 10.

DU DON D’ORAISON QUE POSSEDAIT LE SERVITEUR DE DIEU.

EXCELLENTS AVIS QU’IL DONNAIT AU SUJET DE L’ORAISON.

 

Le Maître intérieur qui enseignait au père Paul des leçons si sublimes, c’était l’oraison. C’est à cette fournaise céleste qu’il s’enflammait de l’amour de Dieu qui est, dit l’Apôtre, un foyer inextinguible de charité. Deux noster ignis consumens est. (Hebr. XII). Il avait pour elle un attrait remarquable ; il s’y adonnait tout entier, ce que saint Jean Chrsysostôme regarde comme la preuve d’un grand amour ; enfin on ne peut dire combien il était affectionné à ce saint exercice ; il y trouvait sa force, son repos, son trésor. Dès sa jeunesse, il avait coutume de se lever la nuit et de se rendre pieds nus avec son frère Jean-Baptiste dans un oratoire ; il y récitait l’office divin et s’entretenait pendant le silence de la nuit avec la divine Majesté. Depuis lors on peut dire que l’oraison fut son occupation continuelle, et que sa vie fut une union continuelle avec Dieu. Outre le temps qu’il consacrait à l’oraison avec la communauté, il se levait le matin avant les autres pour prier plus longtemps, ou pour se préparer à dire la sainte messe, s’occupant de bonne heure à exciter dans son cœur de nouveaux sentiments d’amour et de désir envers Jésus-Christ. Avait-il un instant de loisir ? il en profitait avec empressement pour s’unir de plus en plus à Dieu et se plonger dans cet océan de bonté. C’est pour cela qu’il aimait à être seul. S’il était obligé de sortir, il se hâtait de rentrer au plus tôt afin de jouir en paix de son Dieu. Le temps de ses maladies était un temps précieux pour lui ; son recueillement était continuel ; il restait volontiers seul et tenait ses croisées fermées, passant des heures entières à réciter des prières vocales, ou à s’entretenir dans le silence et le recueillement avec son Dieu. Aussi l’infirmier lui disait-il souvent : « Vous êtes toujours en prière. – C’est là du moins mon intention, lui répondait le père. » L’infirmier qui a déposé sur ce point, ajoute : « Bien souvent j’entrais dans sa chambre, sans qu’il me vît, et je le trouvais profondément recueilli. Lorsque je l’appelais, il paraissait se réveiller d’un profond sommeil. Je lui disais à dessein : je suis fâché de vous avoir éveillé. – Je ne dors pas, me répondait-il, mais c’est mon habitude d’être ainsi. C’est-à-dire que son habitude était de se tenir en oraison. »

Pour savoir au juste quel était le don d’oraison du père Paul, il convient d’entendre son confesseur. Paul l’avait fait le dépositaire des secrets de son âme, conformément à cette maxime si sage et si utile qu’il enseignait aux autres : il faut être secret pour les créatures, excepté pour le père spirituel. C’est là, ajoutait-il, une des marques et un des fruits les plus sûrs auxquels on peut reconnaître les dons de Dieu. Voici donc ce que dit son confesseur : « Dès le principe de sa conversion, le Seigneur, comme il me l’a avoué plusieurs fois, lui accorda un don d’oraison très spécial ; il se sentait tellement ravi en Dieu qu’il ne s’en serait jamais détaché… Souvent il se sentait ravi hors de lui-même et avait des extases sublimes ; c’est ce qui fit dire un jour à un bon frère capucin : Monsieur Paul, à ce que je vois, vous voulez aller en paradis. Dès les commencements, il s’appliqua à méditer la passion et la vie de Jésus-Christ ; cette méditation produisait en lui une componction, une abondance de sentiments et de larmes, difficile à décrire. Le Seigneur, pour s’accommoder à sa capacité, lui donnait fréquemment dans ces commencements des vues sensibles sur les mystères de sa vie et de sa passion ; il en vint à se faire voir à lui sous la forme d’un gracieux enfant, pendant qu’il récitait le saint Rosaire. Mais il ne tarda pas à le sevrer de ces faveurs sensibles pour lui en accorder de plus spirituelles et de plus éloignées des sens. Les visions devinrent intellectuelles. Le Seigneur les répandait en forme d’empreinte, à peu près comme la figure d’un cachet s’imprime dans la cire molle ; et dans ces communications, il lui faisait entendre tant et de si grandes vérités sur les mystères de la foi, que selon ce que Paul disait à son directeur d’alors, une bibliothèque de livres n’eût pas suffi pour les expliquer. Telle est sans doute l’origine de cette science céleste des choses de Dieu, dont il était rempli, et qu’il savait si bien communiquer aux autres. Outre les vérités de la foi, le Seigneur lui révéla les épreuves auxquelles il le destinait, et la grande œuvre de la congrégation, pour l’établissement de laquelle il l’avait choisi. Par suite de ces lumières et de ces grâces célestes, Paul se sentit tant de force et de courage qu’il aurait passé au travers des haches et des épées. Ne sachant comment expliquer à son directeur ces communications divines, ni leurs résultats, voici à quelle comparaison il recourait : « Figurez-vous, disait-il, que vous avez entre les mains un plat d’or très pur, que vous y jetiez ou versiez la quintessence des parfums les plus rares, les plus doux, les plus exquis ; qu’ensuite vous plongiez et humectiez dans ce plat un mouchoir très fin de Hollande, pour en aspirer l’odeur ; ce mouchoir vous donnera un parfum inexplicable, composé de tous les parfums : voilà ce que mon âme éprouve, quand je reçois ces communications intimes et cachées. » La Bonté divine continua pendant l’espace d’environ douze ans à répandre sur lui le baume et l’onction de sa miséricorde. De temps en temps néanmoins, pour le façonner peu à peu au combat, elle le visitait par des sécheresses et de grandes désolations ; mais elles n’étaient ni aussi fréquentes, ni aussi longues. Depuis, ce grand Dieu qui se joue dans l’univers voulut se jouer amoureusement de son serviteur, en le laissant le reste de sa vie, c’est-à-dire, environ cinquante ans, dans les délaissements, les sécheresses, les désolations intérieures les plus horribles, ne lui donnant plus, qu’à de rares intervalles, quelques moments fort courts de relâche. Dans ces moments, on l’eût pris pour un séraphin ; il parlait alors avec tant de feu et d’ardeur des choses célestes, que ses auditeurs en étaient transportés ; lui-même, après cette trêve, se sentait rempli de force et de courage pour souffrir avec une générosité héroïque son martyre intérieur. Étant au plus fort de ses ténèbres, il disait après avoir rendu compte de son intérieur : « Bien que je me trouve dans un état si misérable, qu’il me semble ne plus avoir ni foi, ni espérance, ni charité, ni même cette lumière naturelle dont jouissent les autres hommes, et qu’ainsi je sois tout semblable à un animal ; malgré cela, si l’on me demandait à tout moment : à quoi penses-tu ? Il me semblerait pouvoir répondre que j’ai Dieu seul en vue dans la partie supérieure de l’âme. » De là on peut conclure que son oraison était continuelle, et d’autant plus noble, plus parfaite et plus sublime, qu’elle était plus cachée, plus secrète et plus dégagée de tout ce qui est sensible. Aussi disait-il souvent qu’il lui semblait impossible de ne pas penser à Dieu, notre âme étant toute remplie de Dieu, et nous tout plongés en Dieu. Témoignait-on ne pas entendre cette vérité : « Mais, disait-il, cela se trouve dans notre Pater. Ne dites-vous pas : Qui es in caelis ? Eh bien, notre âme est ce ciel spirituel où la divine Majesté réside comme sur son trône. Comment donc est-il possible d’oublier Dieu et de ne pas l’aimer ? »

Toujours occupé de l’oraison, il devait en être un excellent maître, et l’on ne doit pas être surpris s’il parlait si bien de ce saint exercice et de la manière de le bien pratiquer. Quand il en causait ou engageait quelqu’un à s’y adonner, il s’exprimait avec tant de grâce et d’onction, qu’il semblait lui en communiquer le don. Il maniait ce sujet avec la plus grande habileté ; il saisissait aussitôt ce qu’on lui proposait sur cette matière ; mais avant de répondre, il prenait l’air d’un homme qui réfléchit, puis il disait : il suffit, j’ai compris, vous devez vous comporter de telle et de telle manière. Bien souvent il éclaircissait par une comparaison les avis qu’il donnait, et ces avis étaient appropriés aux besoins de chacun et conformes à l’esprit de Dieu, qui est le grand Maître de cette science. Pour en inspirer l’amour à tout le monde, il ne se lassait pas de répéter que par l’oraison l’âme s’unit à Dieu et se transforme en lui par amour. En parlant de la sorte, il exprimait le plus ardent désir de pouvoir s’abîmer totalement en Dieu, et le feu de son visage décelait le feu plus ardent encore qui consumait son cœur. Il eût souhaité que tout le monde s’appliquât à l’oraison et à la prière. Il était pour ainsi dire inconsolable de ce qu’il y en a si peu qui connaissent le trésor caché dans l’oraison et l’union avec Dieu, et il était persuadé qu’on entre aisément dans la voie de la perdition, quand on néglige l’oraison.

A l’occasion, il ne manquait pas de donner les avis convenables pour bien se conduire dans les routes diverses de l’oraison et pour ne pas empêcher le travail sublime et l’œuvre si délicate de la grâce dans les âmes bien disposées. Mais c’était surtout en présence des religieux, ses enfants, qu’il épanchait plus librement son cœur et témoignait son ardent désir de voir se répandre l’amour de l’oraison. Afin de les disposer à cette grâce, et de leur en faire conserver le fruit, il leur recommandait particulièrement de se maintenir en la présence de Dieu, non pas par une étude sèche et stérile, mais d’une manière affectueuse, paisible et tranquille, pour se pénétrer de son esprit. Il inculquait cette pratique comme un moyen très puissant pour établir entre Dieu et l’âme une sainte union de charité. Il répétait d’un ton pénétré l’avis que Dieu lui-même donnait à Abraham : « Marchez devant moi, et vous serez parfait. » (Genes. XVII.) ; et cette belle promesse faite à l’âme fidèle : « Sponsabo te mihi in fide. » (Osé. II). D’autres fois il disait que le souvenir continuel de Dieu engendre dans l’âme un état divin ; il ajoutait que le silence et la retraite étaient deux moyens très efficaces pour s’élever à Dieu et entrer dans le sanctuaire de son amour ; il confirmait son sentiment par les divines Écritures : « Sedebit solitarius, et tacebit : quia levavit super se. » (Tren. 3. XXVIII.). Dum medium silentium tenerent omnia, et nox in suo cursu medium iter haberet, omnipotens sermo tuus Domine, etc. » Quand l’âme, disait-il, tient les passions assujetties, quand elle vit retirée en Dieu, quand elle chemine à la lumière de la foi, elle est dans ce grand silence et dans ce minuit que Dieu recherche ; alors le Verbe divin prend naissance d’une façon toute spirituelle, toute divine dans cette âme.

Mais la négligence perd les plus précieux trésors et dissipe le recueillement le plus profond. C’est pourquoi il recommandait instamment aux âmes favorisées de ces dons de se comporter avec beaucoup de prudence et de circonspection, de conserver avec soin le recueillement intérieur au milieu même des occupations, en faisant des retours fréquents vers Dieu. Il leur recommandait de même de veiller sur leurs sens et surtout sur les yeux ; car, disait-il, quand on se tient sur la porte et aux fenêtres de la maison, on voit bien ce qui se passe au dehors, mais non ce qui se passe au-dedans ; au contraire, quand on se tient dans l’intérieur de la maison, rien de ce qui s’y fait ne nous échappe. « Celui-là, ajoutait-il, qui s’applique à la modestie des yeux, acquerra le recueillement intérieur. »

Dieu a promis d’augmenter les talents et les dons du serviteur fidèle ; voilà pourquoi encore le vénérable père exhortait les personnes d’oraison à pratiquer fidèlement les vertus, surtout l’humilité. Il faut, disait-il, qu’elles conservent leur secret selon l’avis du prophète : « Secretum meum mihi. » (Isa. XXIV.) et qu’elles saisissent toutes les occasions de s’humilier. « Ayons soin de nous tenir sur notre terrain et en-deçà de nos limites, qui sont le néant et le péché. Dieu en sera plus porté à nous attirer sur le sien, et il nous absorbera dans l’immensité de son Être infini. » C’est ainsi qu’il s’exprimait. D’autres fois il disait : « Gardez bien le sanctuaire de votre âme ; tenez toujours allumées devant l’autel les trois lampes de la foi, de l’espérance et de la charité. Tenez toujours le feu de la charité allumé sur l’autel de votre cœur. » Il faisait ici allusion à l’ordonnance portée par le Seigneur dans la loi ancienne : Ignis in altari semper ardebit. (Levit. VI.) Tels étaient les enseignements qu’il donnait d’ordinaire aux personnes d’oraison. C’était aussi sa coutume d’user de paraboles et de similitudes, afin de les graver plus profondément dans la mémoire de ses auditeurs, et aussi pour imiter le divin Sauveur. « Jésus-Christ, le Maître de la vérité, parlait en paraboles, disait-il à cette occasion ; c’est pour cela que je vais moi-même vous en proposer une, etc. »

Pour les âmes qui n’avaient pas le don d’oraison, il leur recommandait beaucoup de faire pendant le jour de fréquentes aspirations ou prières jaculatoires, en profitant pour cela de tout ce qu’elles voyaient et entendaient. « Si, par exemple, disait-il, vous allez au jardin et que vous voyez des fleurs, demandez un peu à l’une d’elles : Qui es-tu ? elle ne vous répondra pas sans doute, je suis une fleur ; non ; mais elle vous dira, ego vox, je suis un prédicateur : je prêche la puissance, la sagesse, la bonté, la beauté, la prudence, de notre grand Dieu. Figurez-vous, ajoutait-il, qu’elle vous ait fait cette réponse et laissez votre cœur s’en pénétrer, s’en imbiber, s’en humecter tout entier. »

Nous l’avons dit, il était ennemi des scrupules qui troublent tant l’esprit et empêchent de goûter la suavité des commandements divins. A son avis, il fallait les consumer tous dans le feu de la charité : « Abîmez-vous tout en Dieu, disait-il, et reposez votre esprit dans le sein de votre Père céleste. » Comme remède aux troubles et aux inquiétudes de l’âme, il recommandait d’invoquer le saint nom de Jésus, et pour expliquer les effets admirables de paix et de tranquillité que produit l’invocation de ce nom de salut et de grâces, voici la similitude dont il se servait : « Je me trouvais un jour, disait-il, au voisinage de la mer, occupé à une mission. Les pêcheurs de l’endroit m’engagèrent à assister à leur pêche. J’y allai et je remarquai que la mer étant agitée, ils y jetaient de temps en temps quelques gouttes d’huile. Là où tombait cette huile, les flots se calmaient et les pêcheurs avaient l’aisance de découvrir le poisson et de pêcher. » Tout est instruction pour qui sait en profiter. Écoutons la leçon importante qu’il tira de ce fait : « Quand notre esprit, dit-il, se trouve agité comme la mer au milieu de la tempête, pour lui rendre la tranquillité et la paix, il faut laisser tomber sur lui de temps en temps quelques gouttes d’huile, je veux dire qu’il faut invoquer souvent le saint nom de Jésus, dont il est dit dans le cantique des cantiques : « Votre nom est comme une huile épanchée. »

C’est surtout dans sa correspondance qu’on voit la grande habileté qu’il avait acquise dans la science des Saints, science qu’il puisait sans relâche aux pieds de Jésus crucifié. Ses lettres sont un monument d’autant plus précieux qu’elles nous ont conservé non seulement ses sentiments, mais ses paroles mêmes. Il avait pour maxime, qu’il faut proportionner les aliments à l’estomac ; aussi donnait-il à chacun les avis appropriés à ses dispositions. Aux commençants, il présentait le lait, comme une tendre nourrice. Il écrivait en ces termes à un maître de novices : « J’ai reçu ce matin votre bonne lettre, et je me réjouis d’apprendre les grâces que Dieu fait à ses serviteurs, et spécialement au père N… Il commence à avoir le don d’oraison ; veillez cependant à ce qu’il ne s’endorme pas dans la pratique des vertus et l’imitation de Jésus-Christ. Qu’il commence toujours son oraison par un des mystères de la Passion, et qu’il s’entretienne en de pieux soliloques, sans faire d’effort pour méditer. Si Dieu vient ensuite à l’attirer au silence d’amour et de foi dans son sein divin, comme votre Révérence me le dit, qu’il ne trouble pas la paix et le repos de son âme par des réflexions explicites. Je vous recommande surtout de bien établir tous vos novices dans l’humilité et la haine de soi-même… On n’en a jamais assez. »

A mesure qu’on marchait dans les voies de l’oraison et de la vertu, il donnait avec discrétion les instructions les plus propres à faire avancer. Il écrivait à une personne : « Vos lettres me causent beaucoup de joie devant Dieu ; elles me donnent sujet de bénir la Bonté suprême de ses miséricordes envers une âme qu’elle m’a confiée. Soyez maintenant très fidèle à correspondre à de si éminents bienfaits ; ils sont une préparation à de plus grandes grâces et à des lumières plus hautes et plus sublimes, qui feront que votre âme aura plus d’amour pour Dieu, acquerra une plus grande vertu et la pratiquera d’une manière plus héroïque. En effet, quand l’âme est plus éclairée par la foi dans l’oraison, elle demeure plus intimement unie à Dieu, et par le moyen de cette union avec le bien suprême, elle est enrichie de tous les biens et elle fait de grandes choses avec humilité et anéantissement d’elle-même. Par là, elle se dispose à être tout absorbée en Dieu dans la contemplation, car l’Amant divin l’attire à lui et la divinise, pour ainsi dire, par le moyen de cette sainte union. C’est pourquoi je désire que vous vous exerciez beaucoup dans la connaissance de votre néant, pour abîmer ensuite ce néant dans l’immensité de Dieu qui est tout. O perte heureuse ! et que l’âme se retrouve bien en se perdant ainsi en Dieu ! Ah ! pensez combien notre Dieu, qui est le Dieu de vérité, est ami de la vérité ! Or, celui qui connaît son néant et qui s’y tient, connaît la vérité, et par le moyen de la contemplation qui nous fait connaître cette grande vérité que nous sommes néant et que Dieu est tout, notre âme se plonge dans l’amour infini du Bien suprême. Dans mes lettres précédentes, je vous ai donné des règles pour vous diriger dans l’oraison, selon les lumières que Dieu m’a données. Sachez, ma fille, que l’état d’oraison dans lequel Dieu vous a mise demande peu de paroles : l’amour parle peu ; la langue du saint amour, c’est le cœur qui brûle, s’enflamme, se consume, s’écoule tout en Dieu ; aucune pensée ne peut exprimer ses ardeurs ; elles font de l’âme aimante un sacrifice perpétuel d’amour, une victime d’holocauste, consumée et réduite en cendres dans le feu divin de la charité ; bref, un seul regard d’amour, en esprit de foi, lui révèle de grandes vérités. J’aurais une infinité de choses à vous dire, mais je n’en n’ai pas le temps, et tout mon esprit se perd dans cet immense océan des grandeurs infinies de Dieu. Soyons magnanimes, servons noblement le Seigneur, pratiquons de grandes vertus ; Dieu sera notre force et nous donnera la victoire. Je vous recommande de ne pas perdre de vue la vie, la passion et la mort de Jésus, notre vie. Remarquez, ma fille, que vous ne devez plus méditer maintenant comme au commencement, mais d’après les règles que je vous ai données. L’amour est une vertu unitive qui s’approprie les peines du Bien-Aimé. Méditez dans la foi pure et non plus au moyen des images ; ce n’en n’est plus le temps. Faites-vous un bouquet des souffrances de Jésus et portez-le sur votre sein, ou bien tenez-vous tout en Dieu dans la foi pure et rappelez-lui par quelques paroles d’amour ce qu’il a fait et souffert pour nous ; laissez-vous pénétrer de ces souffrances, de cet amour… Demeurez dans ce silence sacré, dans cette sainte admiration qui augmentent l’amour de Dieu. Unissez les souffrances de Jésus à celles de la très sainte Vierge, et vous plongeant dans ces souffrances et ces douleurs, faites-en un mélange d’amour et de douleur, de douleur et d’amour. L’amour vous enseignera tout cela, si vous vous tenez bien concentrée dans votre néant. »

Quand les âmes pieuses commençaient à éprouver des peines intérieures et des froideurs spirituelles, il les encourageait à la fidélité, il les exhortait à profiter d’une si précieuse occasion de servir Dieu plus parfaitement. « Votre âme, écrivait-il dans une de ses lettres, a besoin d’un petit hiver. L’hiver purge l’air et la terre des mauvaises vapeurs, il purge même le corps de l’homme. S’il secoue les feuilles des arbres, c’est afin qu’ils enfoncent leurs racines. Vient ensuite le printemps, et tout reverdit, tout fleurit. Chaque degré d’oraison présuppose une purgation. Soyez fidèle à tous vos exercices de piété et de vertu ; surtout soyez bien résignée et tenez-vous dans le sein de Dieu sans aucun contentement sensible ; contentez-vous de goûter sans goût, dans la partie supérieure, le plaisir de faire la volonté de Dieu. C’est ainsi qu’après l’hiver, viendra le printemps avec ses fleurs et que vous entendrez la voix de la tourterelle dans cette contrée. »

Lorsqu’une âme était appelée à une oraison plus sublime, il l’avertissait avec grand soin de se laisser guider par Dieu même qui sait bien ce qui convient à chacun. « Je ne vous dis pas, écrivait-il, de faire oraison à ma manière, mais à la manière de Dieu : laissez votre âme dans une sainte liberté de recevoir les impressions divines, selon qu’il plaît à Dieu. Il faut faire oraison à la manière du Saint-Esprit, comme le veut cette Bonté infinie. – Si Dieu, disait-il une autre fois, veut nous dépouiller, laissons-le faire. Ne négligeons pas l’exercice des vertus, ne négligeons pas la sainte présence de Dieu, ne négligeons pas le souvenir de la passion de notre bon Jésus ; mais il faut la méditer à sa manière, et non à la nôtre. Il existe des règles, mais Dieu est le maître : Abandonnons-nous à lui, confions-nous en lui, dépouillons-nous de tout, et Dieu nous revêtira à sa façon. »

Voici d’autres avis pleins de sagesse qu’il donnait encore : « Laissez à votre âme la liberté de prendre l’essor vers le souverain Bien selon que Dieu la conduit. Le papillon voltige autour de la flamme et finit par s’y jeter ; que votre âme tourne autour de la Lumière divine, qu’elle y entre même et s’y réduise en cendre. – Je vois, disait-il encore, que vous ne pouvez plus méditer comme ci-devant, ni vous représenter les lieux ; votre esprit est en souffrance, lorsque vous cherchez à le contraindre : Deo gratias. Faites donc ainsi : tenez-vous en présence de Dieu avec une pure et simple attention d’amour à son immense bonté, et cela, dans un silence amoureux ; reposez ainsi votre esprit dans le sein paternel de votre Dieu, et quand le recueillement cesse, éveillez-le doucement par quelque élan d’amour : ô bonté aimable ! ô charité infinie ! ô mon Dieu, je suis à vous ! ô douceur infinie ! Faites ces aspirations ou d’autres, selon que Dieu vous inspirera ; mais remarquez que si, en faisant un de ces élans d’amour, votre âme se pacifie et se recueille en Dieu, il n’en faut pas faire un second, mais continuer ce silence amoureux, ce repos d’esprit en Dieu, qui comprend éminemment tous les actes raisonnés que nous pourrions faire. Quand au contraire, vous n’éprouvez pas cette paix intérieure ou ce recueillement, et que l’âme ne peut pas non plus méditer, il faut la laisser ainsi ; vous devez cependant toujours vous tenir devant Dieu avec une attention amoureuse de la partie supérieure de l’esprit. Ainsi, quand vous serez dans ce cas, tenez-vous devant Dieu, détachée de toute consolation, comme une statue dans sa niche. »

Il n’y avait point d’âmes si élevées à qui le serviteur de Dieu ne fût en état de donner les avis et les instructions les plus sublimes pour se diriger dans l’oraison et pour communiquer intimement avec Dieu ; il possédait à fond la théologie mystique. Déjà on a pu le voir par les fragments de lettres que nous avons rapportés, et c’est ce que prouveront encore mieux ceux que nous allons y joindre. On y trouvera une riche collection d’enseignements célestes.

« Les vrais adorateurs, lisons-nous dans une de ces lettres, adorent le Père en esprit et en vérité. Notez bien cela, parce que ces paroles de Jésus-Christ contiennent tout ce qu’il y a de plus parfait dans l’oraison : sa perfection ne consiste pas dans des joies et des délectations sensibles, mais dans l’esprit et la vérité, c’est-à-dire dans une vraie, pure et très simple nudité et pauvreté d’esprit, avec détachement de toute consolation sensible, en sorte que l’esprit se repose purement et simplement dans l’Esprit infini de Dieu. Notre Seigneur ajoute : et en vérité, c’est-à-dire, qu’il faut se tenir dans son néant pur et simple, sans rien dérober à Dieu. » Il écrivait à une autre personne pieuse : « Quand vous vous serez bien anéantie, bien méprisée, bien abaissée dans votre néant, demandez à Jésus la permission d’entrer dans son cœur divin, et vous l’obtiendrez sur-le-champ. Là, placez-vous comme une victime sur cet autel divin, où brûle toujours le feu du saint amour ; laissez-vous pénétrer jusqu’à la moelle des os de ces flammes sacrées, laissez-vous y réduire tout en cendres ; puis, si le souffle très doux du Saint-Esprit élève cette cendre à la contemplation des divins mystères, laissez à votre âme la liberté de s’engouffrer dans cette sainte contemplation. Oh ! combien cette pratique plaît à Dieu ! » Pour se faire mieux comprendre, il éclaircissait ces enseignements par d’autres comparaisons très gracieuses : « Voyez cet enfant, disait-il ; après avoir caressé sa mère et folâtré autour de son cou, il se repose et s’endort sur son sein, continuant à mouvoir ses petites lèvres pour sucer le lait. C’est ainsi que l’âme, après avoir épuisé les affections, doit se reposer dans le sein du Père céleste, et ne pas se réveiller de cette attention de foi et d’amour, sans la permission de Dieu. » On lit dans une autre lettre : « Vous devez vous tenir tout abîmée en Dieu, laisser tomber votre pauvre esprit comme une goutte d’eau dans cet océan immense de charité, vous y reposer et recevoir les communications divines, sans perdre de vue votre néant. On apprend toutes choses dans cette divine solitude. On apprend plus de choses à cette divine école intérieure, en se taisant qu’en parlant. Sainte Marie-Madeleine tomba d’amour aux pieds de Jésus ; là, elle se taisait, elle écoutait, elle aimait, elle se liquéfiait dans l’amour. Portez partout avec vous cette oraison et ce recueillement intérieur : au parloir, dans votre office et en tous lieux. Sortez de vous-même et perdez-vous en Dieu ; sortez du temps et perdez-vous dans l’éternité. Je suis sur le bord de la mer, je tiens une goutte d’eau suspendue au doigt, je demande à cette eau : pauvre goutte, où voudriez-vous être ? Elle me répond : dans la mer. Et moi, que fais-je ? je secoue le doigt et je laisse tomber la pauvre petite goutte dans la mer. Or, je vous le demande, n’est-il pas vrai que cette goutte est dans la mer ? Certainement elle y est ; mais allez un peu la chercher, maintenant qu’elle est abîmée dans l’océan qui est son centre. Oh ! si elle avait une langue, que dirait-elle ? Tirez la conséquence, et appliquez-vous la parabole. Perdez de vue le ciel, la terre, la mer et ses rivages et toutes les choses créées, et permettez à cette âme que Dieu vous a donnée de se perdre en ce Dieu infiniment grand, infiniment bon, qui est son premier principe. – Ma fille, disait-il encore, c’est là une science sublime, connue seulement de ceux qui sont humbles de cœur. Tenez-vous donc toujours dans l’anéantissement et le mépris universel de vous-même ; que votre plus grand désir soit d’être regardée comme un cloaque fétide, rempli d’ordures, dont la puanteur oblige les passants à se boucher les narines. Ainsi pénétrée de votre néant et dépouillée de tout, jetez-vous en toute confiance dans l’abîme de tout bien et laissez à la bonté infinie de Dieu le soin d’agir divinement dans votre âme, c’est-à-dire, de la transpercer des rayons de sa lumière, de la transformer dans son amour, de la faire vivre de son esprit, de la faire vivre d’une vie d’amour, d’une vie divine, d’une vie sainte. Laissez le pauvre papillon voltiger autour de la lumière divine par ses affections, ses sentiments d’humilité et surtout de foi et d’amour, puis s’élancer dans cette lumière divine qui est Dieu lui-même ; qu’il y soit réduit en cendres, qu’il y soit plus que mort. De la sorte, il vivra non plus de sa vie, mais dans la vie et de la vie du Bien suprême. Ce sont là des effets sublimes que la divine Majesté opère dans les âmes qui s’anéantissent et se rendent petites, qui rendent à Dieu toute la gloire de ses dons et les renvoient devant son trône par une humble et amoureuse offrande, comme un encens d’agréable odeur. Lisez avec attention tous ces sentiments, mais lisez-les avec un cœur humble, simple et ouvert, à l’exemple de la mère-perle ou de la coquille qui, après avoir reçu la rosée du ciel, ferme ses écailles, et s’enfonce dans la mer et engendre la perle précieuse. »

Il n’est pas rare que des âmes rencontrent des obstacles dans les voies spirituelles de la part de ceux-là mêmes qui devraient les guider et les faire avancer. Saint Jean de la Croix le déplorait avec beaucoup de zèle. Le père Paul a laissé pour ce cas des avis excellents dans une lettre qu’il adresse à une personne qui était peu comprise et peu aidée de son confesseur. « Quand le confesseur vous aura congédiée, retirez-vous en paix, et aussitôt gémissez amoureusement comme une enfant, selon la parabole que je vous fis précédemment. Ah ! mon Père ! Ah ! mon bon Père ! Témoignez ainsi à Dieu la peine, l’angoisse et les craintes que vous donne la parole du confesseur, et soudain, vous éprouverez un attrait fort suave qui transportera votre esprit dans les profondeurs de cette divine solitude, où l’âme est tout absorbée en Dieu. Vos angoisses, vos craintes et vos scrupules seront consumés dans le feu du saint amour. Tenez-vous là en repos, et si votre divin Époux vous invite au sommeil, dormez en paix et ne vous éveillez pas sans sa permission. Ce sommeil divin est un héritage que le Père céleste donne à ses enfants bien-aimés. C’est un sommeil de foi et d’amour où l’on apprend la science des Saints et pendant lequel on digère tout d’un coup les amertumes des adversités… O silence ! ô sommeil sacré ! ô solitude précieuse ! Soyez toujours de plus en plus humble, tenez-vous toujours dans une vraie pauvreté d’esprit, dépouillez-vous, comme je vous l’ai dit, de tous les dons, car nous les souillons par nos imperfections ; faites-en un sacrifice de louange, d’honneur, et de bénédiction au très Haut, en demeurant dans votre nudité. Ce sacrifice doit se faire dans le feu de l’amour, sans jamais sortir du désert sacré. »

Le père Paul avait surtout à cœur que les personnes d’oraison comprissent bien que l’oraison ne doit pas être une spéculation subtile et stérile, mais une école pratique de vertus, et que celui qui entre en oraison entre dans le trésor de Dieu, afin d’enrichir sa pauvreté. Il écrivait à ce sujet à une de ses filles spirituelles : « Je remercie la divine miséricorde de ce que vous avez toujours présentes à l’esprit les souffrances de votre Époux céleste. Puissiez-vous être toute pénétrée de l’amour avec lequel il les a endurées. Un moyen très court pour cela est de vous perdre dans l’océan de ces peines, car, selon l’expression du prophète, la passion du Sauveur est un océan d’amour et de douleur. Ah ! ma fille, c’est là un grand secret qui n’est découvert qu’aux humbles de cœur. C’est là que l’âme va pêcher les perles des vertus et qu’elle s’identifie aux souffrances du Bien-Aimé. J’espère beaucoup que le divin Époux vous enseignera cette pêche céleste ; il vous l’enseignera, si vous vous tenez dans la solitude intérieure, dégagée de toutes les images, isolée de tout objet créé, dans la foi pure et le saint amour. J’ai touché ces points, parce que je vois que le doux Jésus vous y invite. Il faut donc laisser à votre âme la liberté de prendre l’essor que le Saint-Esprit lui fera prendre ; soyez très docile à ses doux attraits. Je veux encore vous dire une chose qui vous servira d’exemple. Lorsque l’âme se trouve dans cette douce solitude, dans ce sacré silence de foi et d’amour, si elle éprouve quelque impulsion intérieure, quelque réveil d’amour qui la porte à prier pour les besoins de l’Église ou du monde, pour des besoins particuliers ou généraux, elle doit le faire aussitôt ; mais ce mouvement intérieur cessant, elle doit se remettre aussitôt dans son repos en Dieu. Si ce repos se convertit en sommeil d’amour et de foi… il n’en sera que mieux. La divine Bonté, je l’espère, vous fera entendre ce langage, pourvu que vous soyez bien humble et que vous vous teniez bien dans votre néant. »

Voici ce qu’il disait à une personne qui recevait de grandes faveurs : « Les assauts d’amour que la Bonté divine vous livre, conservez-les soigneusement dans votre intérieur, puisque, après la sainte communion, Jésus possède déjà votre cœur. Vous ne pourriez l’aimer, si vous n’aviez avec vous la source vive du saint et pur amour, c’est-à-dire, le Saint-Esprit. C’est le divin Rédempteur qui nous l’apprend : celui qui croit en moi, dit-il, verra sortir de son sein des fleuves d’eau vive, selon l’expression de l’Écriture. Or, ajoute l’Evangéliste, il faisait ici allusion à l’Esprit-Saint que les fidèles devaient recevoir. C’est pourquoi, quand Dieu vous livre ses assauts qui sont des faveurs particulières de l’amour divin, amour qui est saint, pur et sans tache ; laissez-vous disparaître dans le Bien infini par la grâce, et là, agissez en enfant, et endormez-vous d’un sommeil de foi et d’amour dans le sein du céleste Époux. L’amour dit peu de chose. Voyez si cette grâce souveraine d’oraison que le très Haut vous fait, produit en vous une connaissance plus parfaite de votre affreux néant. Ayez soin de vous tenir cachée aux créatures et visible à Dieu seul, avec un vif désir de sa plus grande gloire, avec un profond mépris pour vous-même, avec la pratique de toutes les vertus, surtout de l’humilité, de la patience, de la douceur, de la tranquillité de cœur et d’une parfaite égalité d’humeur à l’égard du prochain. » Voilà les fruits qu’il voulait qu’on cherchât dans l’oraison, et non les consolations et les goûts.

« Ne manquez pas, disait-il dans une autre lettre, de pratiquer la véritable pauvreté d’esprit, en vivant dans un détachement parfait de toute consolation sensible tant intérieure qu’extérieure, pour ne pas tomber dans le vice de la gourmandise spirituelle. Il faut nous détacher de la satisfaction propre, du jugement propre et du propre sentiment, pour ne pas tomber dans la curiosité spirituelle, et pour pratiquer la véritable pauvreté d’esprit. » Afin de donner plus d’autorité à cet enseignement, il propose l’exemple de notre divin Maître : « Jésus, dit-il, a prié pendant trois heures sur la croix : ce fut une oraison vraiment crucifiée, sans consolation ni intérieure in extérieure. O Dieu, quel grand enseignement ! Priez Jésus qu’il l’imprime dans votre cœur. Oh ! combien il y a à méditer là-dessus ! J’ai lu que pendant que Jésus agonisait sur la croix, il prononça ses trois premières paroles, c’étaient trois traits d’amour, et qu’ensuite il resta en silence jusqu’à la neuvième heure, priant pendant tout ce temps-là. Je vous laisse à penser combien cette prière-là fut désolée. – Reposez-vous, dit-il encore, sur la croix toute nue du doux Jésus, et ne faites pas d’autre plainte que ce gémissement d’enfant : Mon Père, mon Père, que votre volonté soit faite, et puis taisez-vous. Continuez à vous reposer sur la croix jusqu’à ce que vienne l’heureux moment de la véritable mort mystique. Cette mort précieuse est plus désirable que la vie. Alors, comme dit saint Paul, vous serez toute cachée en Dieu avec Jésus-Christ et vous vous trouverez dans cette solitude profonde que vous aimez, et entièrement dépouillée de tout ce qui est créé. C’est maintenant le moment de souffrir en silence et en paix ; résignez-vous à l’agonie dans laquelle vous vous trouvez et qui vous conduira à la mort mystique. »

A ces leçons sublimes et célestes, le serviteur de Dieu savait mêler des traits d’esprit et des images gracieuses. Nous en avons un exemple dans une lettre qu’il écrivit au père Thomas-Marie de Jésus, depuis évêque de Todi. Il y parle d’une manière joviale et en même temps très relevée de cette mort mystique. Sa lettre prouve tout à la fois la supériorité du maître et la sainteté du disciple. « La vie des serviteurs et des amis de Dieu, lui dit-il, est de mourir tous les jours. Quotidie morimur. Mortui enim estis, et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo. Or, c’est cette mort mystique que je vous souhaite. Nous venons de célébrer la Nativité du Sauveur, et j’ai la confiance que vous êtes né avec Jésus-Christ à une vie nouvelle et toute divine ; maintenant je désire que vous mouriez en lui d’une manière mystique et de jour en jour plus parfaite, et que vous laissiez évanouir dans l’abîme de la Divinité tous ces petits papillons qui voltigent dans votre tête : et vita tua abscondita sit cum Christo in Deo. Il y a quelques années, je causais avec un pauvre malade de Naples. Il me dit : Ecoutez, mon père, j’ai une seule chose en tête. – A quoi pensez-vous, lui répondis-je. Je pense à la mort. (Penso in coppa alla morte.) Vous faites bien, répliquai-je ; et à ce propos je lui donnai quelques bons avis. Mon cher père Thomas, Pensa in coppa alla morte mistica, mettez-vous bien la mort mystique en tête : celui qui est mort mystiquement, ne pense qu’à vivre de la vie divine, il ne cherche autre chose que Dieu qui est si bon et si grand, il retranche toutes les autres pensées, quoique bonnes, pour penser uniquement à Dieu ; il attend sans empressement ce que Dieu lui destine ; il retranche tout le reste, de peur qu’il ne soit un obstacle au travail divin qui s’opère dans le secret de l’âme, là où ne peut approcher aucune créature, ni angélique, ni humaine ; car Dieu seul habite dans ce secret qui est l’essence, l’esprit, le sanctuaire de l’âme, où les puissances elles-mêmes sont attentives à ce divin labeur, à cette naissance divine qui a lieu à chaque moment pour celui qui a le bonheur d’être mort mystiquement. Je suis pressé… Ce billet est trop mystique et il n’est pas fait pour les dévotes, mais pour des âmes viriles. Il faut mettre un grain de sel dans ce qu’on dit là-dessus. » Il y a dans la vie intérieure des pas difficiles et critiques. Les plus périlleux se rencontrent à ce point où Dieu éprouve la fidélité d’une âme, en la mettant dans la nécessité de se dépouiller de tout ce qui n’est pas lui. Un directeur aussi éclairé que le père Paul ne pouvait omettre de donner les avis nécessaires aux âmes qui sont dans cet état de purgation intérieure. « Il n’est pas nécessaire, écrivait-il à un de nos religieux, que les âmes qui tendent à une union sublime avec Dieu, par la contemplation, passent par le même chemin que frère N… J’ai lu quelque chose sur ce point dans un auteur qui est le prince des mystiques. Il est vrai qu’on passe d’ordinaire par ces purgations, l’un d’une manière, l’autre d’une autre. Dieu a des voies incompréhensibles ; il se sert de limes fort fines qui pénètrent le cœur, et en enlèvent la rouille ; ses limes sont toutes spirituelles ; il a des épreuves qui sont plus amères pour ainsi dire que l’enfer. Ces épreuves étant pures, pénétrantes et dépouillées de toute satisfaction intérieure et extérieure, elles préparent l’âme d’une manière admirable à l’union avec Dieu ; elles la plongent plus avant dans l’expérience de son néant, d’autant plus qu’elles lui font éprouver la peine du dam. Oh ! que de choses on pourrait dire sur ce sujet ! Dieu permet pour des motifs très relevés que le frère N… soit dans cet état de purgation ; c’est une preuve qu’il est en progrès. Observez cependant s’il n’a pas une secrète estime de son état ; cela serait pernicieux. Voyez si son oraison le laisse dans une profonde connaissance de son propre néant, qui lui fasse exalter la divine miséricorde… Dieu permet aussi ces choses, pour que Votre Révérence acquière la science des saints et l’art de diriger les âmes… Vous serez limé d’une autre manière, et déjà vous commencez : l’amour sera votre bourreau ; laissez le faire, il s’y connaît. Quand on est martyrisé de cette façon, on a besoin d’une grâce et d’une force tout extraordinaire ; mais Dieu la donne ; sans quoi, il serait impossible d’y tenir. »

Le père Paul encourageait avec la même charité les âmes attaquées de dégoût pour la vertu. « Cette répugnance que Votre Révérence éprouve pour le bien, est un très bon signe. Dieu éprouve ainsi votre fidélité, afin qu’à chaque moment vous acquériez de nouveaux joyaux et de nouvelles perles pour embellir votre couronne. » Comme il est fort facile de se laisser aller à ce défaut, que les mystiques appellent la gourmandise spirituelle, le sage directeur revient là-dessus à plusieurs reprises. « Vous ne devez pas trop faire attention ni vous arrêter à certaines faveurs, mais bien à la source divine d’où dérivent ces ruisseaux ; les ruisseaux sont bons, parce qu’ils dérivent de la source, mais la source vaut mieux. Abîmez-vous et perdez-vous de plus en plus en Dieu par un amour pur, net et dégagé de toute propriété ; ne faites pas attention aux consolations sensibles ; faites-en plutôt un sacrifice au Seigneur. Mettez ces faveurs dans l’encensoir de votre cœur et dans le feu du pur amour et offrez-en le parfum à Dieu avec reconnaissance, tout en demeurant vous-même dans une vraie nudité d’esprit. » Voici encore quelques autres réflexions que faisait le père Paul : « Les arbres qui sont au bord des rivières, disait-il, reçoivent immobiles leur arrosement et laissent couler les eaux, sans changer eux-mêmes de place ; de même lorsque l’âme reçoit l’impression de ces faveurs, elle doit rester immobile en Dieu, le donateur suprême, sans nul retour sur soi ; autrement par des retours sur les dons et les douceurs, elle aurait grandement à craindre l’illusion. Les dons de Dieu laissent dans l’âme qui est humble, une grande connaissance de son néant, l’amour des mépris, la ferveur pour tous les exercices de vertu ; ils nous portent à garder le secret pour toutes les créatures, excepté pour le Père spirituel ou directeur. L’âme ne doit pas se reposer sur le don, mais sur le donateur. Quand on va au jardin, ce n’est pas pour cueillir les feuilles, mais les fruits ; de même, dans le jardin sacré de l’oraison, il ne faut pas s’amuser aux feuilles des sentiments et des consolations sensibles, mais bien recueillir les fruits des vertus de Jésus-Christ. – La pierre de touche de l’oraison, disait-il à une religieuse, ce sont les fruits qu’elle produit. » Il développait ainsi la même pensée dans une autre lettre : « Ma chère fille, sachez que l’oraison n’est jamais plus parfaite que lorsqu’elle se fait dans le fond et l’essence de l’âme ; on prie alors par l’esprit de Dieu. C’est là un langage fort sublime, mais quand Dieu veut, il fait parler même les pierres. Laissez donc le souverain Bien se reposer dans votre esprit ; ce doit être là un repos réciproque : Dieu en vous, et vous en Dieu. O doux ! ô divin travail ! Dieu se nourrit, pour le dire ainsi à défaut d’autre terme, Dieu se nourrit de votre esprit, et votre esprit se nourrit de l’Esprit de Dieu : Jésus-Christ est ma nourriture et je suis la sienne. Il n’y a pas d’illusion possible dans ce travail, parce que c’est un travail de foi et d’amour. Si je pouvais vous entretenir de vive voix, je pourrais peut-être m’expliquer davantage ; mieux vaut pourtant se taire sur ces secrets. Ecoutez, faites les parts justes : gardez ce qui est à vous, c’est-à-dire un néant affreux, capable d’enfanter tous les maux possibles, et laissez à Dieu ce qui est à lui, c’est-à-dire, tout le bien. » C’est ainsi que le père Paul voulait que l’oraison, même la plus sublime, eût pour fruit l’humilité.

Dieu est le Seigneur de la paix ; il se plaît à traiter plus intimement avec les âmes pacifiques et tranquilles : « Factus est in pace locus ejus. » Aussi le père Paul recommandait-il beaucoup la paix du cœur, surtout aux personnes d’oraison. Il écrivait à une de ses pénitentes : « Ma fille, tenez-vous tranquille dans le cœur très aimant de Jésus ; ne perdez pas la paix, lors même que le monde serait bouleversé. – Une des meilleures preuves qu’on avance dans la vertu, écrit-il à la même personne, c’est d’être en paix au milieu des attaques et des contradictions des créatures. Soyez ferme sur ce point, et moquez-vous de tous les assauts de l’enfer. Témoignez plus que jamais votre fidélité à Dieu en vous reposant sur la croix, en vous maintenant dans une grande égalité d’esprit, en vous montrant, autant que possible, paisible, sereine, tranquille, sans vous plaindre. Buvez doucement le calice que vous offre Jésus-Christ lui-même ; s’il est amer au palais, il est doux au cœur. Ce que je vous recommande, c’est de conserver votre cœur en paix et sans trouble. Que le monde aille sens dessus dessous, maintenez votre cœur en paix. Rien ne peut nous séparer de Dieu que le péché. Du péché, vous n’en voulez pas ; donc, vive Jésus ! ayons constamment le cœur tourné du côté du paradis. »

Pour conserver cette paix intérieure, il voulait, comme le lecteur l’a déjà remarqué, qu’on ne fît aucun cas des craintes, des pensées inutiles et surtout des scrupules. Ses lettres renferment d’excellents avis à ce sujet. Il écrivait à un religieux : « L’expérience vous apprendra que ces vaines craintes de péché, etc., que j’appelle de vraies folies, doivent être consumées dans le feu de l’amour. Je vous prie d’estimer beaucoup cette grande grâce qui vous est accordée, d’avoir toujours le cœur contrit et humilié. – Faites un faisceau de toutes vos réflexions, de vos craintes et autres enfantillages inutiles, écrivait-il à une femme pieuse, et jetez-les dans le feu de la divine charité ; elles y seront aussitôt consumées ; et vous, continuez à vous tenir dans une solitude intérieure, et reposez votre âme dans le sein de notre Père céleste. – Ayez grand soin, dit-il à une religieuse, de garder la tranquillité du cœur, parce que le diable pêche dans l’eau trouble. »

« Je vois, lit-on dans une autre lettre, quelle tempête les démons excitent dans votre cœur au moyen des scrupules ; mais pourvu que vous obéissiez aux règles que je vous ai données, vous n’en recevrez aucun préjudice. Dieu permet cette peine pour purifier votre âme, et croyez m’en, vous en serez plus belle à ses yeux. La pensée que vous avez de faire des péchés en toutes choses est une suggestion maligne du démon ; cela n’est pas vrai. Humiliez-vous devant Dieu, et, ranimant doucement votre foi, cachez-vous aussitôt en Dieu ; fuyez au plus profond de ce désert sacré dont je vous ai parlé, plongez-vous entièrement dans le souverain Bien, et laissez-vous réduire en cendres dans le feu sacré de l’amour. Croyez m’en, ce feu divin consumera tous les brouillards et les poussières des scrupules, et votre âme en deviendra plus pure et plus belle aux yeux de l’Époux divin. Là, il faut vous tenir dans un silence de foi et d’amour, comme une victime offerte en holocauste à la gloire de Dieu, sans faire le moindre retour sur les scrupules ; méprisez-les courageusement et reposez-vous en paix dans le sein de Dieu. Les visites miséricordieuses que vous fait le bon Sauveur, ne sont point sujettes à illusion ; elles vous font connaître combien il vous aime, et en même temps que vos scrupules sont un artifice du démon. Quand vous serez tentée de scrupule, dites : Oui, mon Jésus, oui, j’espère que vous m’avez pardonné, je l’espère sans hésiter ; mes confessions ont été bien faites, puisque mon père spirituel me l’a dit ; je crois à votre ministre et non au démon qui cherche à me perdre et à m’ôter la paix du cœur. Ainsi, ma fille, bon courage. Dieu t’a pardonné, espère en lui. O mon Dieu, mon bon Père ! j’espère en vous, je crois en vous, je vous aime. Esprit infernal, fuyez. Non, plus de scrupules, de craintes, de doutes. Que l’amour de mon Époux Jésus règne en moi. Vive l’amour de Jésus ! »

Comme le recueillement est un excellent moyen pour bien faire l’oraison et qu’il est aussi la marque d’une oraison bien faite, le père Paul recommandait avec instance de se tenir recueilli pendant le jour et d’éviter la dissipation. Il écrivait à une personne pieuse : « Conservez votre esprit libre et pur de tout fantôme, dépouillé de toutes les créatures, afin qu’il soit plus en état de s’unir au souverain Bien par une volonté fervente. – Mon bien-aimé père recteur, écrivait-il à un de nos religieux, je vous dirai seulement une petite parole : marchez devant Dieu, et vous serez parfait. Aimez la retraite intérieure ; reposez-vous dans l’esprit de Dieu, avec la vue de votre néant, et vous ferez bien toutes choses, vous mêlerez ensemble l’action et l’oraison. – Mettez tous vos soins à rester dans la solitude et à demeurer véritablement dans votre intérieur. – Votre oraison doit être continuelle ; vous me comprenez. Le lieu où on doit faire oraison, c’est l’esprit de Dieu ; il faut psalmodier en Dieu, il faut faire toutes choses en Dieu. – Oraison, vingt-quatre heures par jour, écrivait-il dans un règlement de vie pour une religieuse, c’est-à-dire, faire toutes ses actions de cœur, et l’esprit élevé en Dieu, en se tenant dans la solitude intérieure et se reposant saintement en Dieu dans la foi pure. »

Dans une autre lettre, il expose plus au long cette doctrine spirituelle : « Je désire, dit-il, que votre cœur se consume toujours de plus en plus en holocauste dans le sanctuaire du cœur sacré de Jésus, et que vous laissiez tomber les cendres de la victime dans l’océan sans bornes de la divine charité. Le moment est venu de mourir plus que jamais à tout ce qui n’est pas Dieu, afin de traiter plus amoureusement seule à seul avec lui. Vous n’avez que faire des créatures. Demeurez le plus que possible seule, cachée, enfermée, ensevelie, dans le grand sanctuaire du cœur divin ; c’est là que l’Époux céleste donne à boire ce vin qui enivre, embaume, fortifie, vivifie, enflamme, élève et fait voler à la contemplation du Monarque suprême ; c’est là qu’on apprend la science des saints qui n’est communiquée qu’aux humbles. Soyez, je vous prie, vraiment dépouillée, retirée, anéantie… Dans le cœur de Jésus, on compatit à ses peines, et l’âme se plonge dans le bain sacré de son sang qui a la vertu de nous faire brûler d’amour. Continuez le recueillement intérieur ; aucune aridité n’y peut mettre obstacle. Il n’importe pas d’avoir le sentiment et le goût de la présence divine, mais il importe beaucoup de vous tenir en cette présence par la foi pure, et en vous dégageant de toute satisfaction propre. »

« Si Votre Révérence, lit-on dans une autre lettre, veut que Dieu opère de plus en plus ses merveilles dans son âme, elle doit se conserver, autant que possible, dans une abstraction parfaite de tout ce qui est créé, dans une sincère pauvreté et nudité d’esprit et dans une véritable solitude intérieure. Laissez aller vos puissances et vos sentiments, comme les brebis de Moïse, jusqu’au fond du désert. S’ils se perdent en Dieu, laissez-les faire, parce qu’ils retournent heureusement à leur source. O perte infiniment riche ! O désert sacré, dans lequel l’âme apprend la science des saints, comme Moïse dans la solitude du mont Horeb ! »

Le père Paul ne dispensait pas les personnes d’oraison de parler avec un profond respect à la divine Majesté, lors même qu’elles en recevaient des faveurs. « Quand le pauvre papillon, dit-il, tournera autour de la lumière divine, tout plein d’envie de s’y brûler et de s’y consumer, ne laissez pas de parler à Dieu avec beaucoup de respect, de reconnaissance et d’amour, des merveilles qu’il a opérées pour nous en s’incarnant, en souffrant et en mourant… Une ou deux paroles peuvent tenir l’âme suspendue, ravie, éprise d’amour, languissante, pâmée d’amour et de douleur. »

Le monde a toujours été l’ennemi de Dieu et de ceux qui ont des rapports intimes avec lui et conversent familièrement, amicalement, avec lui. C’est pourquoi le père Paul voulait qu’on évitât le plus possible les rapports avec les gens du monde et qu’on ne se familiarisât point avec eux. Il disait à une de ses pénitentes : « Commencez par mettre généreusement le respect humain sous vos pieds ; ne rougissez pas d’être servante de Jésus-Christ. Regardez ce monde avec l’horreur que vous inspirerait la vue d’un criminel pendu à une potence. Sachez qu’on y respire un air empesté des mille péchés qui s’y commettent et qu’il faudrait pleurer avec des larmes de sang. » Pour éloigner de plus en plus les âmes de la contagion presque universelle qui règne dans le monde, il conseillait à celles qui étaient sous sa conduite, et surtout aux religieuses, un grand amour de la solitude ; c’est le moyen en effet d’avoir des rapports continuels avec Dieu. « Je ne pouvais recevoir une plus heureuse nouvelle, écrit-il à l’une d’elles, que d’apprendre que vous vous êtes vouée entièrement au service de Jésus-Christ… Que voulons-nous faire de ce monde où l’on ne respire qu’un air empoisonné par tant de crimes ? – Je vous prie de fermer la porte à toutes les créatures et de vous tenir bien enfermée dans le secret de votre cœur, pour traiter seul à seul avec le Bien-Aimé ; il ne faut avoir de rapport avec elles qu’autant que le réclament la charité et les convenances, et rien de plus. – L’oratoire et la cellule, écrivait-il à une religieuse, sont le paradis terrestre des vrais serviteurs de Dieu… N’ayez que trois lieux de délices, savoir : l’oratoire, la cellule et en troisième lieu le temple intérieur de votre âme qui est le principal. » Ecrivant à une autre : « Les parloirs, dit-il sont la ruine des monastères. » Convaincu des grands biens que produit le silence, il l’estimait singulièrement comme un des moyens les plus propres pour acquérir l’esprit d’oraison. « Conservez le silence comme une clef d’or, destinée à conserver le trésor des autres vertus que Dieu a mises en nous. »

Le père Paul avait le plus vif désir que ses pénitents fussent tout à Dieu ; mais comme il avait l’esprit de Dieu qui est un esprit de sagesse et de discrétion, il exigeait avant tout qu’on remplît les devoirs de son état et qu’on fût aussi accommodant que possible pour tout le monde, prenant bien garde de rendre la dévotion pénible et fâcheuse pour les autres. Il écrivait à un de ses pénitents qui était marié : « Chacun doit vivre saintement dans son état, et celui qui est marié ne doit pas vivre en capucin. – Vous êtes le maître, disait-il au même, de faire le voyage de Lorette, quand il vous plaît ; je dis pourtant que ceux qui font beaucoup de voyages, se sanctifient rarement. J’estime que vous rendriez un plus grand service à Dieu, de veiller sur votre famille et sur les intérêts de votre maison. » Il écrivait à une demoiselle : « C’est très bien d’obéir à monsieur votre père sur l’article des communions ; vous ferez ainsi à Dieu le sacrifice de votre volonté et vous maintiendrez la bonne intelligence avec votre père dont l’intention est bonne, comme je le pense. Les anciens ermites, ces grands serviteurs de Dieu, communiaient rarement, mais parce qu’ils se disposaient avec soin, ils recevaient une si grande abondance de grâces, qu’en peu de temps ils s’élevaient à la perfection. – Quand j’irai vous voir, j’espère pouvoir vous fournir le moyen de prolonger vos visites au saint-Sacrement. En attendant, allez et restez, et si vos supérieurs, comme votre oncle et votre père, ne le trouvent pas bon, obéissez en silence et de votre chambre, visitez-le en esprit. Voilà la manière d’imiter les vertus de Jésus, qui s’est rendu obéissant jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix. » Il écrivait à une autre qui était dans la même position : « J’ajoute que vous ne devez pas rester si longtemps le matin à l’église ; faites l’action de grâces convenable et retournez aussitôt à la maison pour ne donner à personne sujet de se plaindre. » Il voulait qu’on prît tout le temps nécessaire pour remplir exactement ses devoirs d’état ; en conséquence il engageait à mesurer le temps à consacrer à l’oraison sur la position et les obligations de chacun. Il écrivait à un homme marié : « Si vous ne pouvez donner beaucoup de temps à l’oraison, il n’importe : c’est toujours prier que de bien faire. Soyez attentif à vos devoirs domestiques et tenez-vous en même temps attentif à Dieu, en élançant souvent votre cœur dans l’océan immense du divin amour. »

Afin de préserver ses pénitents ou ses enfants spirituels des illusions qui se rencontrent dans les voies intérieures, il fondait leur oraison sur une foi solide, bien enracinée et féconde en fruits de vertu et de sainteté. « Ayez soin, disait-il à l’un d’eux, que votre oraison devienne de plus en plus intérieure dans la foi pure, anéantissez-vous vous-même et ne cherchez pas les consolations mais le grand Dieu qui les donne. – A quoi servent ces imaginations qu’on voit quelque chose ? Oh ! voilà des inutilités dont le démon s’amuse ! Le malin ne se presse pas, mais il va doucement afin de mieux tromper. – Ces visions, ces élévations, ces lumières, etc. ? sont d’autant plus suspectes qu’elles sont plus fréquentes. Aussi, dit un grand saint, le mieux est de toujours les rebuter, de les chasser avec constance et de ne pas s’y fier, surtout quand elles viennent des femmes, dont l’imagination est plus vive. En agissant ainsi, on agit bien, parce que si elles viennent de Dieu, elles ne laisseront pas de produire leur effet, quoiqu’on les chasse ; et si elles viennent du diable, comme c’est plus ordinaire, en les chassant on se garantit de l’illusion. »

« Les locutions dont me parle Votre Révérence, écrivait-il à un religieux, sont très dangereuses et je ne puis les approuver. Je vais vous en dire la raison, me fondant sur le peu d’expérience que Dieu m’a donné. Quelle nécessité y a-t-il que Dieu révèle à un novice qu’il désire plus de ferveur, de la part de ses confrères, dans la communion ? Est-ce que par hasard leur maître ne sait pas cela de lui-même, à l’aide des lumières que Dieu lui donne pour son emploi ? Et d’autre part, ne sait-il pas aussi que Dieu est très offensé, surtout par les sacrilèges ? Vous voyez donc que cette locution n’est pas nécessaire. Dieu ne révèle qu’en vue de sa gloire et des besoins de la sainte Église, et ce qu’on peut savoir par les livres saints ou par l’expérience que Dieu donne, et surtout par les lumières qu’il accorde à ceux qui sont en charge, il n’y a aucune ombre de raison à désirer de l’apprendre par des locutions. Quand Dieu parle aux âmes par le moyen de lumières ou d’impressions, à la manière des Anges, et sans paroles articulées, ces locutions sont très sublimes et ne sont pas sujettes à illusion, étant purement intellectuelles. Dans ce cas, Dieu parle avec une grande majesté et sa parole produit des effets inexplicables. Si les locutions sont accompagnées de paroles articulées intérieures, et qu’elles viennent de Dieu ou de l’Ange parlant, comme c’est le plus ordinaire, au nom du souverain Maître, alors aussi elles ont quelque chose d’imposant ; les paroles sont nobles, magnifiques, elles produisent ce qu’elles signifient, font une impression merveilleuse, éclairent d’une manière céleste, élèvent l’âme en Dieu, etc. Sur cent et peut-être même sur mille de ces locutions articulées, à peine s’il y en a une ou deux de véritables ; il est difficile, même aux grands maîtres, de discerner les vraies d’avec les fausses, celles de l’esprit propre d’avec celles de l’ennemi, qui sait feindre des effets tout semblables en apparence à ceux de l’Esprit de Dieu. C’est pourquoi le meilleur parti à prendre, c’est d’enjoindre à celui qui les a de les chasser toujours, de s’humilier devant Dieu et de protester que la foi lui suffit avec les livres saints et les avis de son père spirituel qui parle au nom de Dieu… De la sorte, on glorifie Dieu, en se défiant de soi-même, en s’humiliant et en s’estimant indigne de telles faveurs, et on se préserve de toute illusion. En effet, si ces locutions viennent de Dieu, elles auront infailliblement leur effet salutaire ; l’âme n’en sera pas privée, quoi qu’elle fasse pour les chasser ; et en pratiquant l’obéissance qui est si chère à Dieu, elle se met à l’abri de l’illusion. »

Voici ce qu’il répondait à une personne de piété : « J’ai reçu votre lettre hier au soir. Comme il ne me semble pas nécessaire de répondre en particulier à chaque point, je vous dirai seulement ce qui suit : les choses de Dieu et ses dons nous donnent une grande connaissance de son infinie majesté, une grande connaissance de notre néant, tellement que l’âme s’abaisserait jusque sous les pieds du démon, pour ainsi dire, tant est bas le sentiment qu’elle a d’elle-même ; ils produisent un grand détachement de toutes choses, un grand amour pour la croix et les souffrances, une grande condescendance et une obéissance exacte pour tout ce qui n’est pas péché ; ils produisent une grande paix avec l’intelligence des choses célestes ; ils produisent une grande inclination pour l’oraison, etc. Quelquefois ils produisent tous ces effets ensemble et d’autres encore, quelquefois ils les produisent en partie ; mais il est vrai qu’ils inspirent toujours de bas sentiments de soi-même, une haute idée, et un profond respect de la majesté de Dieu. Au contraire les opérations du démon semblent d’abord donner un sentiment de dévotion, mais qui ne dure pas ; elles engendrent une présomption secrète et l’estime de soi-même ; elles sont suivies, sinon immédiatement, au moins après quelque temps, de troubles d’esprit, de soulèvements des passions, d’opiniâtreté, d’où naissent le manque d’estime pour le prochain et l’attache à son propre jugement. Les opérations du démon produisent ces effets et d’autres semblables. »

Ce qu’il y avait de plus admirable dans le père Paul, c’est que malgré l’ardeur de son zèle pour le salut des âmes, malgré toute la charité qu’il mettait à les assister et à leur être utile, il était toujours prêt à abandonner leur direction du moment où c’était la volonté de Dieu ; son cœur se tenait dans un grand détachement à l’égard de chacune d’elles, parce qu’il n’avait que Dieu en vue. « J’ai toujours eu pour maxime, écrivait-il, de vivre détaché de la direction spirituelle que Dieu m’a confiée ; j’espère à cause de cela, que Dieu ne permettra pas que je me trompe. Oh ! combien je désire de me dépouiller de tout et de laisser aux prêtres doctes et prudents cette sublime, mais pénible et dangereuse fonction ! Je touche de la main que je ne suis que ténèbres et vices ; je dis cela comme cela est et comme je le sens devant Dieu. – Il faut craindre, écrivait-il à une personne pieuse, cette terrible bête de l’amour-propre ; c’est un serpent à sept têtes qui s’insinue partout. Il n’y a rien qui m’épouvante plus et qui me met plus en garde contre mon cœur ; je crains qu’il ne s’embourbe. L’amour divin est jaloux : il suffit, pour tout ruiner, d’un grain d’affection déréglée pour les créatures. – Comprenez, ma fille, que moins vous pourrez conférer avec moi, plus vous aurez de loisir pour le faire avec Dieu ; plus vous serez privée de la consolation d’entretenir votre père spirituel, plus la consolation que vous recevrez du Saint-Esprit sera abondante. »

Le bon père croyait avoir besoin des lumières d’autrui, il désirait d’être instruit et corrigé. On le voit dans une de ses lettres. « Donnez tout le détail de votre intérieur à votre confesseur ; dites-lui les avis que je vous ai donnés ; je désire grandement que tout soit soumis à son charitable contrôle ; je vous permets et vous me ferez plaisir de montrer ma lettre à votre confesseur ; je désire extrêmement qu’il redresse mes erreurs, car je sais que je ne suis qu’un ignorant plein d’imperfection. »

Par suite de ce détachement très noble, il n’attendait des personnes soumises à sa direction que la plus grande gloire de Dieu, leur sanctification personnelle et le secours de leurs prières. « Ne songez pas à m’envoyer des présents, écrivait-il à l’une d’elles, je ne le veux pas ; appliquez-vous seulement à la sainte pauvreté et à la désappropriation de toutes choses. – Je vous prie, disait-il à une autre, de ne plus jamais rien m’envoyer : je ne veux autre chose que l’aumône de vos prières. »

Il est manifeste d’après tout cela que cet homme de Dieu était vraiment animé de cet Esprit d’intelligence, qui est la source de toute sainteté et qui fait que les âmes trouvent de chastes délices dans des entretiens saints, purs et brûlants de charité. Oui, il possédait cet Esprit qui pénètre jusqu’au fond des cœurs pour en discerner les mouvements divers, cet Esprit toujours riche d’éloquence, d’insinuation, de douceur et de grâce, qui étant un et très simple en lui-même, se multiplie dans ses effets admirables, se faisant tout à tous, tantôt s’élevant avec les parfaits au sommet de la sainteté, tantôt se rapetissant et s’abaissant, comme une tendre nourrice avec les faibles. Oui, il possédait cet Esprit qui, étant maître de toute vérité, parle avec assurance, avec vérité, sans connaître aucune hésitation dans sa science infinie ; cet Esprit qui aime tendrement les âmes et leur parle toujours avec amour, se montrant plein d’humanité, de bonté et de zèle à leur égard. Le serviteur de Dieu était animé de cet Esprit : les enseignements si variés qu’il donnait si à propos et avec tant de sagesse, la facilité avec laquelle il entrait dans les diverses situations des âmes pour donner à chacune le secours qui convenait, l’aisance, l’éloquence, la clarté avec lesquelles il exposait les mystères les plus sacrés que Dieu opère dans le sanctuaire de l’âme, la sûreté, la suite, la constance de ses enseignements, tout cela ne pouvait être le produit de l’esprit humain, qui est si incapable de voir de ses yeux ténébreux la lumière des plus sublimes vérités, et qui d’autre part est si faible, si variable et si inconstant dans ses pensées. Cet excellent maître tâcha donc de former, au moyen de l’oraison, un choix d’âmes célestes et pures, toutes consacrées au saint amour de Dieu, sans toutefois négliger les devoirs de leur état. Il n’était pas satisfait, à moins qu’il ne vît cet avis de saint Paul réduit en pratique par chacune d’elles : Notre conversation est dans les cieux. Il voulait qu’elles missent tous leurs soins à habiter le ciel en esprit et à converser avec les Saints et avec Dieu lui-même. C’est à quoi il s’appliquait lui-même en tout temps et avec tant de zèle qu’un prêtre de notre congrégation, homme très intérieur, disait en parlant de lui : « seul ou en société, à la maison ou en voyage, toujours on voyait le père Paul comme absorbé en Dieu ; sa contenance extérieure indiquait que son âme était élevée au ciel et unie à la divine Majesté. »

 

 

CHAPITRE 11.

MOYENS EMPLOYES PAR LE BIENHEUREUX POUR CONSERVER ET AUGMENTER LE DON D’ORAISON.

 

Pour entretenir de continuelles et intimes relations avec Dieu, et s’affectionner toujours davantage à ses divines perfections, le père Paul se plaisait à lire les livres de piété et surtout la sainte Écriture dans laquelle Dieu parle et nous révèle son cœur, certains ouvrages de saint Augustin, les œuvres de saint Jean de la Croix, de sainte Thérèse et autres semblables. Il préférait pour ses lectures les livres qui commencent par la lettre S, c’est-à-dire composés par des Saints, comme le conseille saint Philippe de Néri, et il conseillait la même chose aux autres. Il avait un plaisir extrême à lire les pieux écrits de Jean Tauler, il en pénétrait la profonde doctrine et les citait fréquemment dans ses discours. Il en faisait tant de cas qu’au seul nom de Tauler, on voyait ses traits s’enflammer et ses yeux verser des larmes de joie et de dévotion ; il s’était approprié la doctrine de ce grand homme sur l’union de l’âme avec Dieu, sur le repos en Dieu, sur l’anéantissement en Dieu, etc., parce que son expérience lui en avait fait reconnaître la vérité. Il exhortait de même les autres à profiter des enseignements de cet auteur sur les moyens de parvenir à l’union avec Dieu. Il voulait que ces sortes de lectures ne fussent pas une étude spéculative et stérile, mais toute pratique. « Mon bien cher père recteur, écrivait-il à ce propos, le moment est venu de vous tenir au fond de Tauler, je veux dire, de vous tenir dans la solitude intérieure et de prendre un repos amoureux dans le sein de Dieu. Là vous apprendrez à devenir un bon recteur et un saint. »

Telles étaient les lectures ordinaires du père Paul. Disons qu’il avait encore un autre livre beaucoup plus grand dans lequel il ne cessait pas de lire, c’est-à-dire celui de la création. Que sont en effet les créatures visibles pour les âmes pures et aimantes, sinon de grands caractères tracés par la main amoureuse du créateur, où elles lisent les grandeurs invisibles et les infinies perfections de Dieu ? Aussi quand le père Paul se promenait dans l’enclos, il lui semblait souvent entendre une voix qui lui rappelait l’obligation d’aimer Dieu. Une fois entre autres qu’il était à la maison de Saint-Ange, étant sorti, et voyant partout des fleurs, il se mit à les toucher de son bâton, en leur disant : Taisez-vous, taisez-vous ; il lui semblait, comme il le racontait ensuite, moitié riant, moitié pleurant de contentement, que ces fleurs lui disaient hautement : Aime ton Dieu, aime ton Dieu. L’expérience lui ayant appris l’utilité de cette pratique, il la conseillait en ces termes à un de ses pénitents : « Soulagez votre esprit par quelque honnête récréation, par le repos nécessaire, en vous promenant seul et en écoutant prêcher les fleurs, les arbres, les prairies, le ciel, le soleil et l’univers entier ; vous verrez qu’ils vous exhorteront à aimer et à louer Dieu, qu’ils vous exciteront à exalter la grandeur du souverain Architecte qui leur a donné l’être. »

Le serviteur de Dieu aimait beaucoup lui-même à entendre ce genre de prédication. Un jour il quittait un endroit où il venait de donner la mission. Se voyant suivi par le peuple, il pria ces bonnes gens de le laisser seul, parce que, disait-il, lui aussi avait besoin d’entendre un sermon. On lui obéit, et il se mit à contempler les fleurs et la verdure des champs qui semblaient lui dire à leur manière : Aimez Dieu, servez Dieu, glorifiez Dieu ; et il écoutait attentivement cette prédication muette, il est vrai, mais bien éloquente pour un cœur qui aime et qui désire croître dans l’amour.

On trouve Dieu plus aisément, on en jouit plus librement dans la solitude. Notre Bienheureux y goûtait les délices de la contemplation. Un jour, après les vêpres, étant allé au bois qui est au voisinage de la retraite de Saint-Ange, il se retira dans un endroit touffu pour n’être point troublé dans ses entretiens avec Dieu. Cependant comme c’était congé ce jour-là, nos étudiants dirigèrent leur promenade de ce côté-là. Tout à coup ils aperçoivent le bon père qui se promenait tête nue, dans un fond où il y avait de l’ombre ; ils s’approchent et le voient tout absorbé en Dieu. L’un d’eux plus hardi, le voyant un chapelet à la main, lui dit : Est-ce que vous récitez la couronne du Seigneur ? Le père le lui montrant avec simplicité et candeur, lui fait voir qu’il en était encore au commencement et lui explique qu’il s’était arrêté à cette parole : Pater noster, et qu’il n’avait pu passer outre, bien qu’il y eût déjà un certain temps qu’il se promenait. C’est ainsi qu’à l’ombre des bois, son esprit se reposait en Dieu, notre bon Père, et qu’il goûtait la douceur de ces paroles si chères à son cœur : Notre Père. Un religieux venait-il à conférer avec lui de son intérieur, il l’exhortait à faire oraison sur ces mêmes paroles : Notre Père, qui êtes aux cieux ! « Prononcez-les d’abord, lui dit-il, puis gardez le silence et laissez agir le cœur. » Notre Bienheureux trouvant tant de charmes et goûtant si bien Dieu dans la solitude, on s’explique le grand amour qu’il avait pour la retraite. Il ne l’eût jamais quittée de son propre mouvement, et il eût passé toute sa vie dans cette sorte de tombeau où l’on meurt au monde afin de ne vivre que pour Dieu. C’est pourquoi il écrivait à quelqu’un en ces termes : « 1. Là où je n’ai rien à faire, je ne m’y arrête pas. 2. Quand j’ai rempli mon devoir, je dois me retirer et me dérober aux regards. C’est ce que j’espère observer de mieux en mieux ; j’en ai pris la ferme résolution pendant ces saints jours ; telle est la volonté de Dieu. Celui qui converse souvent avec les hommes en devient moins homme. 3. Je ne puis aller à Orbetello, car je suis toujours plongé dans d’horribles peines ; j’ai résolu de ne pas descendre de la montagne sans nécessité ; j’ai l’intention bien arrêtée de m’ensevelir ici, excepté le temps des missions. » Ce grand amour de la solitude l’obligeait encore, lorsqu’il allait au dehors, de fuir le plus tôt possible ; excepté la gloire de Dieu, aucun motif ne pouvait évidemment le retenir. Lors même que sa santé semblait exiger qu’il restât, il s’empressait malgré tout de rentrer à la maison. Jamais on ne vit diminuer en lui son affection pour la solitude. Dans ses dernières années, tout son désir était de pouvoir se retirer au noviciat pour y terminer ses jours dans la retraite, caché aux yeux des hommes. «  Je n’aurai pas l’avantage, écrivait-il, de voir vos petites constructions ; nous avons le chapitre au printemps, et immédiatement après, je partirai, s’il plaît à Dieu, pour le noviciat. Ne faites pas de démarche à mon sujet ; ma mort étant si prochaine, je veux me retirer de tout ; j’ai travaillé aussi longtemps que j’ai pu ; je ne le puis plus maintenant. »

Quand il était forcé de quitter sa retraite, il portait partout avec lui une solitude intérieure, où il conversait seul à seul avec Dieu. Ses voyages mêmes lui servaient à se recueillir toujours davantage ; il marchait tout absorbé en Dieu, qu’il aimait si ardemment. Un témoin très digne de foi a déposé ce qui suit : « A peine sorti de la retraite et des endroits habités, il récitait dévotement les litanies de la sainte Vierge et une prière pour les âmes du purgatoire, avec ses compagnons, puis il saluait les saints Anges, en disant l’antienne et l’oraison de leur office, après quoi il marchait en silence pendant plusieurs milles ; on lui voyait alors les yeux baignés de larmes et le visage en feu comme un séraphin. Au bout de ce temps, il rompait le silence pour s’écrier : « Mes chers frères, élevons nos cœurs. Tout ce que vous voyez est notre bien : ce qui appartient au père appartient au fils ; tout cela est à Dieu notre Père, donc c’est à nous qui sommes ses enfants. » D’autres fois, en voyant les arbres, les fleurs et la verdure, il disait tout brûlant d’un feu divin : « Taisez-vous, taisez-vous ; cessez de prêcher. » Lorsqu’il apercevait de loin un village, il engageait ses compagnons à s’agenouiller et à envoyer leur Ange gardien offrir leurs hommages au très Saint-Sacrement.

Le père Paul trouvait donc son bonheur à s’entretenir familièrement avec Dieu dans l’intérieur de son âme ; mais sachant que le divin Époux est très ami du secret et de l’humilité qui en est la gardienne, il tâchait de s’abstenir de toute démonstration extérieure et de se tenir caché aux yeux des hommes, afin de plaire d’autant plus à Dieu. Il était gai sans apprêt, ennemi mortel de la feinte, de l’hypocrisie et de l’affectation, comme aussi de certains travers assez ordinaires aux commençants qui s’imaginent que la piété consiste à tenir la tête penchée avec art, ou à faire d’autres démonstrations. Faisant l’oraison avec la communauté, il s’abstenait avec grand soin de toute marque extraordinaire de dévotion, comme soupirs, gémissements ou prostrations singulières. Excepté les larmes que l’amour lui faisait répandre sans bruit, il ne donnait aucun autre signe qui pût trahir ses communications avec Dieu. Il désapprouvait hautement toute singularité et paraissait ne pouvoir en souffrir aucune, chacun, à son avis, étant obligé de garder son secret avec soin. Comme il vivait dans le recueillement, son maintien extérieur et sa contenance édifiaient et touchaient beaucoup, sans qu’il s’en aperçût ; on sentait bien que son corps seul était sur la terre et que, pendant qu’il la touchait des pieds, il était au ciel par ses affections. Tous ceux qui le voyaient, tiraient de là un sujet d’édification. C’est ce que lui avait prédit le Seigneur, en l’instruisant familièrement sur ce point. En effet, un jour qu’il éprouvait un fort vif désir d’édifier toujours le prochain, et cela, dans des vues toutes saintes, il se mit à réfléchir sur les moyens qu’il pourrait employer à cette fin. Au même moment, une voix intérieure, dont il ne put méconnaître l’origine céleste, lui dit en termes clairs : « Pour me plaire, vous devez garder toujours le maintien que vous avez maintenant ; quant à l’édification du prochain, elle suivra d’elle-même. » Cette voix fit sur lui une impression vive et efficace. Tout le reste de sa vie, il s’appliqua à se tenir recueilli et uni à Dieu, bien convaincu que celui-là ne peut répandre une odeur de mort, qui se tient uni au Maître des vertus et de la vie.

De ce recueillement intérieur et de cette intime union avec Dieu, naissait en lui un parfait détachement de toutes les pensées de la terre et de toutes les affections de la chair et du sang. « Je vois, disait-il, que le souvenir de la maison paternelle va s’effacer totalement de mon esprit dans ce pays ; je ne puis dire combien je m’en réjouis dans le Seigneur ; mais je ne puis ni ne dois dire le pourquoi. » Sans un détachement généreux du monde, il est impossible de s’élever à Dieu ; on ne peut non plus jouir d’une véritable paix intérieure, sans renoncer aux penchants et sans mortifier les passions qui cherchent leur pâture sur la terre ; aussi cet homme vraiment éclairé et expérimenté dans la science des Saints, ne manquait-il pas de prescrire aux âmes placées sous sa conduite le détachement qu’il pratiquait lui-même. « J’ai examiné sérieusement la lettre de frère N…, écrivait-il à un supérieur, et je ne vois aucune nécessité pour ce frère d’aller dans son pays ; ce projet n’est qu’un stratagème du démon pour lui faire perdre ce qu’il a acquis de vertus. » Il ajoute avec sa prudence ordinaire, que les intérêts qui faisaient désirer à ce religieux de retourner chez lui, pouvaient être parfaitement traités par d’autres personnes sages et charitables. Il conclut en ces termes : « Qu’il se mette avec abandon entre les bras du bon Sauveur et qu’il aide ses parents de ses prières ; il leur sera plus utile de cette manière qu’en y allant en personne. – Je n’aime pas, écrivait-il à un homme veuf, que vous parliez si souvent de votre épouse défunte, mieux vaut prier pour elle et en détacher parfaitement votre cœur, en gardant votre mémoire et votre esprit purs de tout fantôme. » Il écrivait dans le même esprit à une religieuse : « Je ne manquerai pas de prier pour le seigneur Jules César, pour madame votre mère et pour toute votre famille ; mais souvenez-vous que vous êtes morte et que les cloches ont déjà sonné votre trépas. »

On a pu remarquer dans sa vie l’accord complet qui règne entre ses enseignements et la conduite qu’il tint lui-même à l’égard de sa parenté qui semblait pourtant mériter des égards particuliers à bien des titres. Sa famille était d’une origine fort distinguée, comme nous l’avons dit ; elle se trouvait néanmoins dans de grandes angoisses, on peut même dire dans la misère ; il était question d’une mère veuve, chargée de beaucoup d’enfants ; après sa mort, il s’agissait d’un frère et d’une sœur vraiment dignes d’amour et de compassion. Cependant le père Paul, oubliant sa patrie et les affections de la chair et du sang, ne retourna plus jamais, depuis l’an 1727, ni à Alexandrie, ni à Castellazzo ; bien plus, à partir de cette époque, il ne s’occupa plus jamais des moyens de pourvoir aux nécessités temporelles de ses parents. Ce n’est pas qu’il ne les aimât, comme l’exigent la vertu et la charité bien entendues, mais il voulait exclure de son amour tout mouvement de la nature, tenant pour suspecte toute monnaie qui n’était pas l’or pur de la charité. Il ne manqua point toutefois à ce qu’exigeait de lui la piété chrétienne ; il leur écrivait pour les encourager efficacement à souffrir de bon cœur leurs peines, qu’il appelait précieuses, et à mettre leur confiance en Dieu qui est infiniment riche ; mais il ne demanda jamais rien en leur faveur, bien qu’il eût pu se prévaloir, pour les secourir, de la faveur des princes et des papes qui n’auraient pas manqué de condescendre à ses demandes. Cela est si vrai, que son frère Joseph Danéi, homme très honorable, fut obligé d’écrire à monseigneur Thomas Struzzeri, religieux-passioniste et alors évêque d’Amélie, pour l’intéresser en sa faveur. Or, dans cette lettre, il lui disait qu’il s’était d’abord recommandé à son frère Paul, mais que celui-ci lui avait répondu, qu’il ne pouvait ni ne voulait se mêler de ces affaires-là, qu’il était mort, qu’on devait le regarder comme mort et ne plus penser à lui. Voilà certes des paroles dignes d’être pesées et admirées par tous ceux qui savent combien il en coûte pour se détacher d’une famille honorable et vertueuse. Elles montrent combien le père Paul était jaloux de réserver ses affections à Dieu, à qui il les avait entièrement consacrées.

 

 

CHAPITRE 12.

CHARITÉ ET COMPASSION DU BIENHEUREUX POUR LE PROCHAIN.

SECOURS MIRACULEUX QU’IL LUI PROCURE.

 

Le disciple bien-aimé dont les écrits contiennent le code complet et parfait de la charité a dit cette parole : « Si quis dixerit quoniam diligit Deum, et fratrem suum oderit, mendax est ; qui enim non diligit fratrem suum quem videt, Deum quem non videt, quomodo potest diligere ? (2 Joan. IV.) Si quelqu’un prétend aimer Dieu et n’a qu’un mauvais cœur pour le prochain, c’est un menteur ; il est incroyable que celui qui n’aime pas son frère qu’il a sous les yeux, s’élève à l’amour de Dieu qui est invisible. Il conclut : « Et mandatum habemus a Deo ut qui diligit Deum, diligat et fratrem suum. » (Ibid. V.) Nous avons reçu de Dieu ce commandement, que celui qui aime Dieu, aime aussi son frère. C’est donc avec raison que l’amour du prochain est regardé comme la preuve véritable et certaine de l’amour de Dieu, et que la mesure de l’amour qu’on a pour le prochain passe pour la mesure de l’amour qu’on a pour Dieu.

Cette vertu brilla d’un merveilleux éclat dans le bienheureux Paul de la Croix. Il était né avec un cœur très compatissant, et dès son enfance, il aimait à secourir de tout son pouvoir les pauvres de Jésus-Christ. Plus d’une fois, il lui arriva de s’ôter le pain de la bouche pour les nourrir et subvenir en quelque manière à leurs besoins. Dans les premières années qui suivirent son départ de la maison paternelle, il n’avait pas toujours le morceau de pain nécessaire à la vie ; lorsque, après cela, la Providence lui envoyait quelque aumône, il la partageait avec d’autres pauvres qu’il rencontrait. C’est ce qu’il fit en plusieurs rencontres, sans nul égard pour ses propres besoins, voyageant toujours sans argent et sans provision. Sa compassion ne fit que croître avec les années, et il n’épargnait rien pour soulager les malheureux. Il voyageait un jour accompagné de quelques personnes de piété. L’heure du repas étant venue, on s’arrêta dans un champ pour manger, lorsque deux ou trois pauvres se présentèrent demandant la charité. A leur vue, le père Paul, touché de compassion, prit son pain et le meilleur poisson qu’il avait, pour le leur donner ; mais ses compagnons de voyage l’en empêchèrent, en lui promettant de donner à ces pauvres de quoi satisfaire leurs besoins.

Plus le serviteur de Dieu contentait son amour pour les malheureux, en les soulageant, plus cet amour grandissait et l’obligeait à les aider de son mieux. Il voulait qu’on fît la charité dans nos maisons à tous les pauvres qui s’y présentaient, et que dans celle de Rome, il y eût, deux fois la semaine, distribution de pain et de soupe. Il tenait extrêmement à ce qu’on fît toujours l’aumône, autant que possible, et cent fois il répéta qu’il fallait distribuer à la porte ce qui restait après les repas, parce que c’était le bien des pauvres ; et comme cela ne suffisait pas, à Rome, pour le grand nombre de pauvres qui venaient à la maison des Saints Jean et Paul, le bon père ordonna que chaque fois qu’on cuirait pour les religieux, on fît une fournée de pain pour les pauvres. C’était certes un miracle de la sainte pauvreté, qu’une maison sans autres revenus que ceux de la charité, fût en état de secourir un grand nombre d’indigents. La charité s’identifie avec les misères du prochain ; elle en souffre dans la même proportion que lui, et est d’autant plus prompte à les soulager qu’elles sont plus grandes. Aussi, lorsque les pauvres avaient plus à souffrir à cause de la disette et de la cherté, le père Paul ne pouvait contenir sa compassion ni trouver de repos, ne les voyant pas secourus comme il le désirait. Pendant la cherté des subsistances en 1746, pour exciter ses religieux à une charité nouvelle et leur apprendre à trouver dans leur pauvreté même de quoi aider les pauvres, il adressa à toutes ses maisons une circulaire toute pleine de sentiments de tendresse envers eux. Il exhorta ses disciples à imaginer de nouvelles mortifications et à se retrancher à eux-mêmes pour donner aux malheureux.

Non content d’avoir écrit pour procurer du soulagement aux pauvres, il fit un discours à la communauté de Saint-ange où il résidait alors, pour le même objet. Tout enflammé de charité et pénétré de compassion, il exposa d’un côté la misère des pauvres qui n’avaient pas de quoi apaiser leur faim, et de l’autre la bonté avec laquelle Dieu nous procurait, à nous religieux, le nécessaire, tout en nous épargnant les peines et les fatigues auxquelles tant d’autres sont assujettis. Il ajouta qu’il n’était pas juste que nous fussions exempts du fléau qui affligeait tout le monde, que nous devions même être les premiers à ressentir les misères du prochain, à nous revêtir d’entrailles de compassion, à nous approprier les peines de nos frères, à partager avec eux le peu que nous avions et à entrer ainsi en communauté de souffrance avec les peuples ; qu’en conséquence, il proposait de réduire de moitié la pitance ordinaire et l’huile employée comme assaisonnement, pour distribuer aux pauvres ce que les religieux s’ôteraient pour ainsi dire de la bouche. Aidons les pauvres, ayons soin des pauvres, ne cessait-il de répéter. De plus, il donna des ordres précis au frère cuisinier, pour que, dans ce grand nombre de pauvres qui se présentaient, aucun ne fût renvoyé sans quelque assistance. « Donnez ma soupe aux pauvres, lui dit-il, et donnez-leur aussi ma portion de pain ; je me contenterai d’en avoir une tranche. M’avez-vous compris ? » Plus préoccupé des besoins des pauvres que des siens propres, plus d’une fois dans le cours de cette année malheureuse, il dit, en entrant au réfectoire : « Nous ne mourrons pas de faim, nous autres ; que celui qui veut laisser son potage ou sa portion de légumes avec une moitié de son pain pour les pauvres, le fasse au nom du Seigneur. » En parlant ainsi, il versait des larmes d’attendrissement à la pensée des souffrances de son cher prochain, auxquelles il compatissait de tout cœur. Les exhortations et plus encore l’exemple du serviteur de Dieu produisaient un grand effet : il y avait une sainte émulation parmi ses religieux pour se priver en faveur des malheureux d’une partie au moins de leur nourriture.

A la vue d’une si grande charité pour les misères du prochain et d’un si généreux empressement à les soulager, le serviteur de Dieu dut sans doute éprouver beaucoup de consolation ; mais quelle que fût sa joie de les voir agir en cette occasion en vrais disciples de Jésus-Christ, il semblait ne pouvoir se consoler du malheur des pauvres. Semblable à une tendre mère qui ne cesse de parler des douleurs de ses enfants pour épancher sa peine et provoquer la compassion en leur faveur, il s’entretenait souvent, les larmes aux yeux, surtout en temps de récréation, de ce que les indigents avaient à souffrir. Il aimait à aller à la porte pour leur faire l’aumône de ses propres mains. Il passait à la cuisine et demandait humblement au frère de lui donner un morceau de pain pour le passer à un pauvre, et puis il allait porter au malheureux quelques paroles d’encouragement. Comme il était à demi-estropié et qu’il se traînait plutôt qu’il ne marchait, c’était un spectacle touchant et pieux de voir ce vénérable vieillard faire effort pour aller porter l’aumône aux pauvres de Jésus-Christ. Quelquefois c’était à genoux qu’il pratiquait cet exercice de charité. Un jour, pendant qu’il était à la retraite de Notre Dame du Hêtre, un pauvre vint demander la charité, au moment où les religieux se mettaient à table. Le bon père ordonna au portier de le faire attendre un moment. On continua le repas, et à mesure qu’on servait, le serviteur de Dieu mettait en réserve sur une assiette une partie de ce qu’on lui donnait. Le repas terminé, lui-même alla à la porte et offrit amoureusement à ce pauvre ce qu’il avait réservé pour lui ; en même temps se mettant à genoux devant lui, tête nue, il le pria les larmes aux yeux de manger, et pour ranimer les forces de son âme aussi bien que celles de son corps, il lui adressa quelques paroles pleines de charité et l’encouragea à souffrir patiemment sa misère pour l’amour de Dieu.

C’était une grande joie pour lui de pouvoir offrir à Notre Seigneur ce qu’on lui donnait pour sa propre subsistance. Se trouvant à Rome et ne pouvant prendre plus de deux tranches de pain et quelque peu de vin dans la journée, il voulait que ses bien-aimés pauvres profitassent de cette économie, et il dit au frère infirmier de donner en aumône à quelqu’un d’eux le pain et le vin qui lui étaient destinés, et ajoutant à la charité ce sentiment d’humilité qui en est le principe et qui en fait le prix et le mérite : « Donnez, disait-il, ce que vous vous proposiez de me donner à moi-même en aumône ; moi, je ne le mérite pas, car je suis pécheur. »

Il eût voulu secourir tous ceux qui recouraient à lui, et il n’avait la force de refuser à personne. L’infirmier qui le soignait à la maison des Saints-Jean-et-Paul voyant son extrême libéralité et n’allant pas aussi loin, bien qu’il en fût fort édifié, prit le parti, comme il l’attesta lui-même, de ne plus introduire de pauvres auprès de lui, parce qu’aussitôt il s’attendrissait sur leurs besoins et donnait ordre de leur venir en aide. Cette maison était fort pauvre dans ces commencements ; les religieux avaient peine à y subsister chétivement ; cependant le serviteur de Dieu, mesurant son pouvoir sur sa compassion et sa confiance en Dieu bien plus que sur les ressources du couvent, voulait qu’on donnât à tout le monde. Un homme honorable étant venu entre autres lui exposer ses malheurs, le Père ne sut lui refuser quelque soulagement ; il appela l’infirmier et lui demanda trente pauls. Celui-ci le questionna sur ce qu’il voulait en faire et ajouta que les religieux avaient à peine de quoi vivre ; sur son observation, l’humble serviteur de Dieu se contenta de vingt pauls, et fit ainsi ce qu’il put en faveur de ce pauvre homme.

Il se serait fait conscience pour ainsi dire de ne pas chercher à secourir les malheureux. Un jour, il entendit sonner à la porte et ayant regardé, il vit que c’étaient deux pauvres, mais occupé d’autres pensées, il leur dit de continuer à sonner, que le portier viendrait et leur ferait la charité. Quelque temps après, comme s’il eût commis quelque grave manquement, il dit de manière à être entendu : « Je suis fâché de ne pas avoir fait l’aumône à ces pauvres ; s’ils reviennent, je veux aller réparer ma faute. » Il dit cela avec une expression sensible de regret, tant il craignait jusqu’à l’ombre d’un manquement contre la charité fraternelle.

Il ne pouvait souffrir non plus qu’on donnât aux pauvres des choses gâtées ou mauvaises. Un jour qu’il était à Saint-Ange, un frère lui demanda la permission de donner à un pauvre un objet qui dépérissait. Le père l’en reprit fortement en lui disant que c’était contraire à la charité de donner aux pauvres des choses nuisibles à la santé. Et qu’on ne s’étonne pas de tous ces témoignages d’affection sincère qu’il donnait aux pauvres : il se rappelait la parole de Jésus-Christ qui regarde comme fait à lui-même ce qu’on fait pour les pauvres ; la foi lui montrait dans chacun d’eux la personne même de Jésus-Christ ; voilà pourquoi il mettait tant d’empressement et de respect à les secourir. Un jour, dans la même retraite de Saint-Ange, cinq pauvres viennent demander l’aumône. Le serviteur de Dieu dit au frère cuisinier de leur donner et il ajoute : « Lisez sur leurs fronts, tous les cinq y portent imprimé le nom de Jésus-Christ. »

Comme il savait quels trésors la pauvreté renferme, quand elle est unie à la vertu, il tâchait de pourvoir aux besoins corporels des pauvres, et plus encore à leurs besoins spirituels qui sont souvent plus impérieux. Lorsqu’il parlait à ses chers pauvres, il les encourageait à supporter leurs misères : « Ayez courage, pauvres de Jésus-Christ, leur disait-il, parce que le paradis est pour les pauvres. Malheur aux riches ! parce que leurs richesses serviront à les tourmenter davantage dans l’enfer, s’ils ne les emploient pas à faire des bonnes œuvres. » Il citait à ce propos les paroles de l’Écriture.

Son pouvoir n’égalant pas ses désirs, ce vrai disciple de Jésus-Christ qui fut toute charité et tout amour, tâchait d’exciter autant que possible la charité publique en faveur des pauvres ; il profitait pour cela de l’occasion que lui offraient ses missions et ses autres exercices spirituels. Donnant une mission, en 1759, dans une certaine ville, il apprit que les pauvres s’y trouvaient dans un grand embarras, parce qu’ayant été obligés, l’hiver précédent, d’emprunter au mont de Piété de quoi acheter du blé, on les contraignait alors au remboursement et que la nouvelle récolte avait manqué. Déjà l’autorisation de les poursuivre était obtenue, et ils allaient être réduits à la dernière extrémité. Touché de compassion pour leur misère, le père Paul engagea du haut de la chaire les directeurs du mont de Piété à accorder un sursis raisonnable, et il le fit avec tant d’instance et de zèle, et dans des termes si touchants que le vice-gouverneur et les autres directeurs en furent attendris. Il obtint donc un crédit d’une année pour ces pauvres gens, qui furent extrêmement satisfaits de la mesure.

Il souffrait beaucoup, quand il apprenait que les pauvres étaient abandonnés. Quelques-uns étant venus pendant la moisson demander la charité dans une de nos retraites, le père Paul qui les vit, leur demanda avec bonté pourquoi ils n’allaient pas glaner. – « O Père, répliquèrent-ils, plût à Dieu que cela nous fût permis ! Les maîtres nous le défendent, parce qu’ils veulent réserver le pâturage à leurs bêtes. » A cette parole, le serviteur de Dieu, saintement indigné qu’on préférât de vils animaux aux pauvres de Jésus-Christ, va aussitôt trouver son frère Jean-Baptiste qui était très habile dans les divines écritures, lui demande le texte de l’Ancien Testament où Dieu ordonne de laisser glaner les pauvres ; puis il écrit au supérieur ecclésiastique de l’endroit, lui représentant vivement la grandeur de ce désordre et la honte qu’il y avait à empêcher les pauvres de recueillir quelques épis pour les laisser en pâture à des animaux immondes.

Le serviteur de Dieu s’employait encore plus volontiers, quand il était question de ces personnes qui, faute d’appui, sont en danger de se précipiter dans le vice. Pour celles-là, malgré sa pauvreté et celles de ses maisons, sa charité le rendait riche et ingénieux ; il trouvait mille moyens d’aider les pauvres filles exposées au naufrage. C’est ce qu’il fit à Orbetello, ville où il était fort aimé et qu’il aimait aussi beaucoup. Il y reçut çà et là des aumônes, quelquefois importantes, et il les employa à sauver l’innocence et l’honneur de plus d’une jeune personne. Quand il n’avait pas assez d’argent, il suppléait au moyen des chétives provisions de la maison, ou de ce qu’on lui donnait en aumône pour ses propres besoins.

Se trouvant à Rome chez des personnes charitables qui voulaient bien lui donner l’hospitalité, et étant allé célébrer la sainte messe de bon matin, selon sa coutume, il rencontra en retournant à son gîte, deux jeunes personnes qui lui demandèrent l’aumône. Le bon père avait reçu peu auparavant une pièce d’or qu’il avait remise à son compagnon. Il lui dit aussitôt de la donner à ces pauvres filles, et leur recommanda d’avoir toujours la crainte de Dieu et d’être dévotes à la passion de Jésus-Christ, afin de conserver l’innocence.

Une autre fois, une pauvre femme vint au couvent de Saint-Ange, disant qu’il se présentait un parti pour sa fille, mais qu’elle n’avait pas de quoi lui fournir l’ameublement nécessaire. La bonne mère s’était adressée au père Jean-Baptiste de Saint-Michel. Celui-ci dont le cœur était aussi toute charité, en parla au père Paul, son frère, qui ordonna au recteur de la maison de donner à cette pauvre femme une couverture de laine, une toile de paillasse, et si je ne me trompe, une paire de draps avec une certaine somme d’argent. Aidée de ce secours, elle put marier sa fille à Bieda. C’est ainsi que le père Paul tâchait par tous moyens de secourir le prochain, et parce qu’il était très considéré et réputé comme un saint, il obtint en diverses occasions pour ce cher prochain ce que d’autres n’auraient pu obtenir.

A ce propos, qu’on me permette ici de rappeler combien le serviteur de Dieu chérissait la ville d’Orbetello, et comment il récompensa ses bons habitants de leur bienveillance pour lui et de leurs aumônes. A l’époque où les forteresses de Toscane furent assiégées par les troupes espagnoles sous le commandement du général marquis de Las-Mines on avait tellement aigri l’esprit du général contre les citoyens d’Orbetello par des rapports mensongers, que, dans son mécontentement, il avait donné ordre de dévaster les vignes, de les couper et de les raser jusqu’à terre, et ce qui était pis encore, de bombarder la ville sans ménagement ni pitié. Déjà tout était prêt, les mortiers étaient braqués en grand nombre et un gros renfort de troupes marchait contre Orbetello, lorsque le père Paul, informé à temps du malheur qui menaçait la ville, et touché de compassion pour elle, espérant d’ailleurs de pouvoir tout obtenir du général auprès de qui le Seigneur lui avait donné un grand crédit, alla au camp, se présenta à lui et se mit à le détourner de son entreprise, l’assurant que les habitants d’Orbetello n’étaient pas tels que des langues malignes les avaient dépeints, qu’ils étaient au contraire honnêtes, polis, de bonnes mœurs et qu’ils se seraient rendus, moyennant des conditions équitables ; qu’alors il aurait pu vérifier par lui-même ce que lui, Paul, attestait à leur sujet. Mais le général s’était trop avancé pour se rendre et révoquer ses ordres si aisément ; le père Paul fut donc obligé d’insister, et ses humbles instances firent enfin leur effet. Le général n’y pouvant tenir, accéda à ses remontrances, ajoutant en propres termes : C’est pour vous, père Paul, que je le fais. L’ordre fut donc retiré et n’eut point de suite. Le général n’eut pas sujet de se repentir de s’être rendu au conseil si sage et si juste du serviteur de Dieu. La place s’étant rendue, il entra dans Orbetello et ne tarda pas à reconnaître qu’on avait calomnié le caractère des habitants. Aussi en revoyant le père : « Vous aviez raison, lui dit-il ; je suis très content d’Orbetello, et je vous remercie de vos bons avis. » On voit par ce trait combien il est utile à ceux-mêmes qui commandent des armées, d’avoir toujours des personnes pour leur dire la vérité et défendre l’innocence, surtout quand il s’agit de mesures violentes auxquelles on ne remédie pas par le seul repentir.

Le père Paul eut beaucoup plus de peine à obtenir du gouverneur de Longone la grâce d’un condamné à mort ; il ne lui fallut rien moins pour cela qu’un prodige. Il était question d’un pauvre soldat qui avait déserté, crime très grave chez un militaire, et il n’y avait aucune apparence d’obtenir sa grâce, parce que c’était la coutume du gouverneur de ne donner aucune audience, après une condamnation à mort, jusqu’à ce que la sentence eût été exécutée. Elle devait l’être dans la matinée même ; et le gouverneur, retiré dans ses appartements, s’y tenait assis, l’épée pointée en terre, je ne sais pour quel motif, la tête appuyée sur le pommeau, attendant immobile qu’on vînt lui annoncer que justice était faite. Il avait donné les ordres les plus précis pour n’introduire personne. Le père Paul se trouvant alors à Longone, fut prié par les officiers de la place de s’interposer auprès du gouverneur en faveur de ce malheureux. En voyant la compassion qu’il excitait, le bon père se détermina à faire une démarche. Il se rend au palais, demande à parler au gouverneur ; tous les gens de la maison de lui dire qu’il n’y avait pas d’audience possible, que le gouverneur avait rigoureusement défendu d’introduire qui que ce fût. Le serviteur de Dieu ne se déconcerte pas ; il redouble de prières et d’instances pour qu’on l’annonce, qu’il était le père Paul et qu’il désirait l’entretenir d’une affaire urgente. Voyant cette insistance et connaissant le mérite du serviteur de Dieu, on se décide enfin à aller l’annoncer au gouverneur, et celui-ci, contrairement à son habitude, lui permet d’entrer. « Eh bien ! père Paul, que voulez-vous ? » lui dit dès l’abord le gouverneur. – Excellence, la grâce du condamné à mort. – C’est impossible, répliqua le gouverneur. Alors le père se met à lui exposer tous les motifs qui pouvaient le porter à la clémence, après quoi il le conjure pour la seconde fois avec instance de faire grâce. Le gouverneur reste inflexible : C’est impossible, je ne le puis pas, répète-t-il sans fin. Le serviteur de Dieu voyant qu’il n’y a rien à gagner de ce côté, met toute sa confiance en Dieu, et sa charité lui faisant tout espérer : « Eh bien, dit-il, puisque Votre Excellence ne peut faire grâce, ce sera Dieu qui l’accordera. » Cela dit, il frappe le mur de la main, et soudain le palais est ébranlé jusque dans ses fondements. Le gouverneur est saisi d’épouvante ; il se tourne vers le père et lui dit : Père Paul, la grâce est accordée. Le malheureux, qui touchait à sa dernière heure, fut ainsi délivré de la mort.

C’était donc là le secret merveilleux et très efficace du serviteur de Dieu, secret qu’il ne manquait jamais d’employer, lorsqu’il n’avait pas d’autre moyen : il recourrait avec ferveur à Celui qui tient entre ses mains les cœurs et les destinées des hommes et l’empire de toutes les créatures. Ainsi, par exemple, voyait-il les pauvres dans la détresse par suite de la disette, il priait et faisait prier, afin d’attirer les bénédictions du ciel sur les fruits de la terre et obtenir une moisson abondante. Plus d’une localité a été redevable à ses prières d’un secours miraculeux. Au mois de septembre 1750, il donnait une mission à Canepina. On devait s’attendre à récolter très peu de châtaignes, parce que déjà les châtaigniers étaient gelés et desséchés et les gousses en grande souffrance. Le peuple de ce pays-là qui vit en grande partie de cette culture, était désolé et consterné. Le père Paul ayant su ce qui se passait, en fut ému de compassion et conçut un ardent désir de consoler ces pauvres gens. Il s’excite lui-même à une grande confiance en Dieu et tâche d’inspirer les mêmes sentiments au peuple : « Cher peuple, lui dit-il du haut de la chaire, ne doutez pas, recommandez-vous à Dieu, et mettez votre confiance en lui ; j’espère que la récolte des châtaignes sera abondante cette année. » En effet, la mission terminée et le père parti, il survint contre toute espérance, la saison étant trop avancée, une pluie si abondante et si douce, que les plantes reprirent vigueur et produisirent une abondance de fruits telle qu’on n’avait jamais vue.

Il obtint par ses prières un semblable bienfait au peuple de Vallerano, à qui il donna la mission dans le cours de la même saison. Les châtaigniers y avaient encore plus souffert qu’au territoire de Canepina ; ils étaient presque dépouillés de leurs feuilles ; les gousses étaient petites, desséchées et comme brûlées ; aussi s’attendait-on à les voir tomber aux premières pluies et croyait-on la récolte tout à fait perdue. Le père Paul, qui désirait procurer deux avantages à la fois à ce peuple, répétait sans cesse : « Convertissez-vous, mon peuple, et je vous assure que Dieu vous donnera une récolte abondante de châtaignes. » Sa parole ne fut pas vaine ; tout se vérifia, et la récolte très abondante qui suivit fut attribuée à ses prières. Dieu voulut ainsi accomplir le désir qu’avait son serviteur de secourir ce peuple, pour l’encourager à profiter de la mission.

Ce ne furent pas les seuls prodiges que le Seigneur accorda à sa charité compatissante. Un jour, un certain Antoine de Parmiglio Galli, habitant de Bieda, amena à la retraite de Saint-Ange de la chaux et des matériaux pour les constructions qu’on y faisait. Chemin faisant, il fut saisi d’un mal de dents si violent, qu’à peine il pouvait avancer. Ses compagnons entrèrent au couvent ; pour lui, il reste dehors, et ne pouvant plus résister au mal qui devenait de plus en plus intense, il se jeta à terre. Dans ce moment, le père Paul sortait ; apprenant que le pauvre Antoine souffrait extraordinairement du mal de dents, il va à lui et l’engage à entrer dans la chambre des étrangers pour prendre quelque chose. Antoine lui répond qu’il ne lui était pas possible de mâcher en cet état ; mais le serviteur de Dieu insiste, et l’oblige presque par obéissance à entrer. Alors il lui donne de ses propres mains un morceau de pain et lui dit de le manger par obéissance. Antoine commence, mais, comme c’était naturel, la douleur déjà excessive ne fait qu’augmenter. Le père lui fait alors un signe de croix sur la joue malade, et puis lui donnant un soufflet par badinage, il lui demande s’il avait encore mal. La douleur avait disparu soudain : Ah ! père, lui dit Antoine, je suis ressuscité. – Mettez-vous donc à table avec les autres, reprit le père. Antoine le fit, et mangea aussi facilement que s’il n’avait jamais eu mal aux dents. Au moment de partir, il voulut baiser la main du père Paul et la lui prit comme par force ; en la baisant, sa dent qui était toute gâtée, tomba sur la main du serviteur de Dieu, comme pour témoigner que cette main bénie avait opéré le prodige. Antoine partit donc tout guéri et ne souffrit plus jamais du mal de dents.

Le père Paul guérit miraculeusement une malade par un motif de charité semblable. C’était une mère de famille qui demeurait à Orbetello. Paul, sachant qu’elle était fort mal, alla la visiter. Elle avait une demoiselle assez jeune, que sa mort eût laissée seule et dans l’indigence, chose bien dangereuse à cet âge. En voyant l’état de la mère et le danger de la fille, le cœur du serviteur de Dieu s’attendrit. Sorti de la maison, il se tourne vers son compagnon, c’était le père Fulgence : « J’ai, lui dit-il, grande compassion de cette pauvre malade. » Il exprime en même temps un vif désir de pouvoir la soulager. En effet, comme on l’apprit dans la suite du père Fulgence, la nuit suivante, le père Paul apparut miraculeusement à la malade, et elle guérit.

 

 

CHAPITRE 13.

CHARITÉ DU SERVITEUR DE DIEU ENVERS SES RELIGIEUX.

SA CHARITÉ POUR LES MALADES.

 

Si la charité du père Paul était grande pour le prochain en général, il faut dire qu’elle était tout à fait extraordinaire envers les membres de sa congrégation. Il les aimait avec toute la tendresse d’un père et les respectait comme des serviteurs de Dieu plus fervents et plus vertueux que lui. On ne peut dire les marques de cordiale affection et de charité exquise qu’il leur donnait en toute occasion. Ceux qui en ont été témoins n’ont pu s’empêcher de confesser que sa charité était une charité de saint. Chacun de nous en était si persuadé que nous disions communément : il n’y a pas de charité semblable à celle de notre père. Personne ne recourrait à lui sans être consolé dans ses peines, relevé dans ses abattements, rassuré dans ses doutes et secouru sur-le-champ dans ses besoins. Aussi le père Jean-Baptiste de Saint-Michel, son frère et son directeur, l’appelait-il en riant la mère des miséricordes. Le serviteur de Dieu n’attendait pas même qu’on recourût à lui ; il savait prévenir les demandes et les désirs. Il avait la plus exacte vigilance à pourvoir aux besoins de chacun, à les prévoir, à s’en informer, selon la règle qu’il traçait lui-même aux supérieurs. Il voulait qu’on fournît à tous et à chacun selon que le permettait la pauvreté, et que personne n’eût sujet de se plaindre. Tantôt de vive voix, tantôt par lettres, il recommandait aux recteurs de donner, avec une pleine confiance en Dieu, à leurs religieux, tout ce que la règle prescrit ou accorde. Il trouvait les formes les plus insinuantes pour entrer dans leur cœur et les porter à agir en tout selon l’esprit de Jésus-Christ. Il avait une compassion et une tendresse particulières pour les novices, qui, semblables à de jeunes plantes, réclament des soins et des ménagements particuliers. Il ne voulait pas qu’on leur donnât pour pénitence le pain et l’eau. Voici ce qu’il écrivait au père Fulgence, homme d’une sainte vie qui était maître des novices : « On voit, et c’est une pratique générale, que chacun laisse une partie de sa portion ; si la pitance est si restreinte, avec ce qu’on en laisse, elle sera réduite à rien. L’excès est blâmable, il faut l’éviter ; mais prendre un juste milieu, voilà qui est sage. C’est ce que j’ai vu pendant la tenue du chapitre ; tout était bien, et j’espère que cela continuera… Oh ! combien il importe de veiller à ce que notre jeunesse conserve ses forces ; sans cela, nous aurons un hôpital, et il y en a peu qui persévèreront. Je sais que vous avez à cœur d’interdire les petites chaînes et les autres pénitences qui ne sont pas de règle ; je connais votre charité, votre prudence et votre discrétion… Ne soyez pas surpris si je m’étends là-dessus ; Dieu me presse de le faire ; et je vous dis que de la conservation de la santé, surtout chez les novices, résulte une régularité plus parfaite. » Lorsque des jeunes gens se présentaient pour prendre l’habit, et qu’il se trouvait au noviciat, il s’empressait de leur témoigner toute l’affection et la charité possible ; il était tout heureux de les voir arrachés aux tempêtes du siècle et abrités dans le port de l’observance régulière.

Le sage et bon père avait aussi une affection et un soin tout particuliers pour les jeunes étudiants, qui d’ordinaire n’ont pas encore la vertu parfaite et la maturité de jugement des anciens ; il les cultivait le plus possible et les dirigeait dans les voies spirituelles. Lorsqu’il était à la maison d’étude, il assistait souvent à leurs conférences, leur adressait de fréquentes exhortations pleines d’amour et d’onction, et leur donnait ses avis paternels. En toute rencontre, on remarquait sa sollicitude pour les novices, son zèle ardent pour leur avancement, ses ménagements pour leur santé.

Du reste, son amour, ses soins et sa paternelle sollicitude embrassaient tous ses religieux sans exception. Il voulait que les aliments fussent pauvres, il est vrai, mais préparés avec propreté et charité, afin qu’on conservât la santé, et qu’on fût à même de servir Dieu et le prochain ; son attention à cet égard était telle que rien ne lui échappait. Il en venait jusqu’à indiquer aux supérieurs et aux frères la manière de préparer le maigre, disant que lui aussi avait fait la cuisine dans les commencements au mont Argentario. On comprend que ses connaissances étaient fort simples en cette matière : il n’avait fait la cuisine que lorsqu’il demeurait seul ou avec son frère Jean-Baptiste. En voici un échantillon qui nous a été rapporté par le père Fulgence de Jésus, l’un des premiers compagnons du serviteur de Dieu. Le jour où il se présenta pour être admis dans la congrégation et prendre l’habit, le père Paul, voulant fêter sa bienvenue, mit au feu une botte de légumes qui devaient composer tout le festin ; mais ayant ensuite commencé à parler des choses de Dieu, dans sa ferveur, il oublia le feu et la marmite, et la cuisine s’en alla en fumée.

Lorsque les religieux devaient se mettre en voyage, sa charité était on ne peut plus ingénieuse en leur faveur. Il leur traçait très exactement leur itinéraire, surtout quand le voyage devait être long, pour qu’il connussent bien où ils pouvaient s’arrêter pour manger et se reposer. Il leur faisait emporter de petites provisions pour qu’ils n’eussent pas à souffrir de la faim. On choisissait par son ordre ce qu’il y avait de plus convenable dans la maison pour le voyage, et lui-même veillait à ce qu’on leur préparât les aliments les plus fortifiants. On eût dit, et il était en réalité un tendre père, tant il mettait de charité, d’affection et de soin en tout cela ; rien ne lui échappait, et il semblait avoir à traiter l’affaire la plus importante, parce qu’à ses yeux, tout ce qui tenait à la charité était d’une importance majeure. Lorsqu’ensuite ses religieux revenaient à la maison, il les accueillait avec amour, les embrassait fort affectueusement, compatissait à leur fatigue, et s’ils avaient passé plusieurs jours dehors, il leur demandait un compte détaillé de tout ce qui s’était fait, mais avec une grâce et un amour qui ravissaient. Il ordonnait de leur préparer aussitôt à dîner ou à souper, selon l’heure où ils arrivaient, recommandant que tout se fît avec une charité singulière : « Pauvres religieux ! disait-il affectueusement ; ils sont bien las ! » Lorsque nos missionnaires devaient sortir pour aller travailler à la vigne du Seigneur, il les suivait en esprit et par la charité, n’omettant aucune recommandation, aucun avis utile pour la réussite de leurs travaux et la conservation de leur santé. Il leur recommandait de prendre le nécessaire : « Si le Seigneur, leur disait-il, veut vous accorder un jour une force extraordinaire, vous pourrez rester trois et quatre jours sans manger ; mais aussi longtemps qu’il ne vous l’accorde pas, il faut avoir soin de prendre le nécessaire. » Il leur recommandait également la discrétion dans le travail, afin de vérifier en eux cette belle parole du Saint-Esprit qu’il aimait alors à citer : « Il l’a fortifié dans ses travaux ; puis, ajoutait-il, il les a fait réussir. » A leur retour des missions, oh ! alors on voyait toute sa charité en mouvement : ses démonstrations les plus tendres et les plus distinguées étaient pour eux ; il les embrassait, les baisait au front, leur faisait mille caresses, ordonnait qu’on leur offrît aussitôt quelques rafraîchissements, faisait prévenir le cuisinier de les traiter avec grande charité, et comme s’il eût craint qu’il oubliât ou qu’il ne pût de sa propre autorité leur donner ce qui convenait, il mandait le recteur et lui donnait des instructions ; enfin, pour plus de sûreté, il allait en personne indiquer ce qu’il fallait faire. Il répétait gracieusement à cette occasion le mot de l’Apôtre : « Il faut rendre un double honneur aux prédicateurs de la sainte parole. » Quand tout était prêt, il engageait fort affectueusement les missionnaires à manger et à prendre le repos nécessaire pour réparer leurs forces. « Je me rappelle même une circonstance, dit un témoin oculaire, dans laquelle malgré son grand âge et son infirmité, il voulut nous servir à table de ses propres mains. » Il leur commandait enfin de se reposer plusieurs nuits ; et tout cela, le serviteur de Dieu le faisait avec une grâce merveilleuse qui lui gagnait les cœurs et encourageait à continuer le ministère apostolique. Comme pour justifier toutes ses démonstrations, il avait coutume de dire : « Un missionnaire vaut plus qu’une maison entière, à cause du grand bien qu’il fait aux âmes. » Ou bien encore : « Perdre une maison n’est pas un aussi grand dommage que de perdre un missionnaire. »

Le bon père ne pouvait voir non plus qu’on eût à souffrir en quelque point qui ne fût pas de règle. Venait-il à remarquer qu’un religieux eût plus de fatigue que les autres ? il en avait pitié et ne manquait pas de le soulager. Il s’ôtait le pain de la bouche, il se privait de sa pauvre portion, pour les donner aux autres. Ceci avait lieu particulièrement pendant les neuvaines que l’on fait dans la congrégation. Comme c’est la coutume qu’il y ait alors chaque jour un religieux qui se prive de sa portion et qui mange à terre et pratique d’autres mortifications semblables, le père Paul retranchait dans ces occasions sur sa propre nourriture et la passait à ses religieux de crainte qu’ils n’eussent trop à souffrir.

Mais où la charité du serviteur de Dieu brillait de son plus merveilleux éclat, c’était dans le soin des malades. Il aimait beaucoup à les visiter, à les assister, à les servir de ses propres mains, qu’ils fussent religieux ou étrangers. Il avait fait sous ce rapport un excellent noviciat à l’hôpital de Saint Gallican, qu’il appelle dans une de ses lettres : une fournaise de charité, comme il n’y en a pas. Pendant le long séjour qu’il fit à Saint-Ange, pour conserver, autant que possible, une coutume si sainte et si agréable au Seigneur, il n’allait jamais à la ville voisine de Vétralla, sans visiter les malades. Il se rendait à l’hôpital, et se faisait accompagner de quelques religieux pour leur donner l’exemple, ce dont le peuple était fort content et fort édifié. Les environs de Vétralla furent aussi témoins de sa charité pour les malades, et le Seigneur lui donna la consolation de voir quel bien résultait de ses visites. En effet, un jour qu’il retournait à la retraite de Saint-Ange, sa charité lui inspira de demander en route s’il n’y avait pas quelque malade dans les environs. On lui indiqua un hameau où il y en avait un. L’homme de Dieu s’y rend en toute diligence et arrive fort à propos : le pauvre malade était très mal et à deux doigts de sa fin, et il ne s’était pas encore confessé. Le serviteur de Dieu se hâte de l’assister et de le préparer au grand passage de l’éternité, entend sa confession, fait prévenir le curé de l’administrer sans retard, parce que la mort était imminente. Deux ou trois jours après, le malade expirait, après avoir eu le bonheur de faire sa dernière confession à un prêtre si charitable et si zélé.

Lorsqu’il voyait les malades en danger, le père Paul les avertissait en termes clairs de se préparer à la mort et de s’abandonner entre les mains de Dieu, notre Père ; il eût regardé comme une grande faute de les flatter ; à ses yeux c’eût été manquer de cette simplicité de cœur et de cette sincérité de langage qui lui étaient si chères. Il ne croyait pas, comme plusieurs le pensent à tort, qu’il fût permis de laisser les grands dans l’illusion sur ce point ; aussi ne les épargnait-il pas plus que les autres, disant à tous, de la bonne manière, mais avec une sainte liberté, de se disposer à la mort. Pendant qu’il était à la retraite de Saint-Ange, un personnage distingué qui habitait une ville voisine tomba dangereusement malade. Dans son zèle pour le salut de cette âme, le serviteur de Dieu courut aussitôt le visiter. Quelque temps après son retour, on l’entendit soupirer et s’écrier avec douleur : « Oh ! que ne puis-je être à temps ! Je l’ai prévenu sans détour qu’il devait se préparer à l’éternité, il se laisse tromper, il croit ceux qui le trompent. – Ah ! que ne puis-je y aller ! continuait-il de dire, mais la nuit et la longueur du trajet m’empêchent de m’y rendre. » Le bon ecclésiastique qui l’entendit parler de la sorte, fut très édifié de son zèle pour le salut de ce malade. Apprenant le lendemain qu’il était mort, il jugea que le père avait appris par révélation le danger où il était.

Le Saint-Esprit nous a donné cet avis : « Ne négligez pas de visiter les malades ; cela vous affermira dans la charité. » (Eccli. VII.) Le père Paul qui était convaincu de cette vérité, avait coutume de dire à nos religieux de Rome qui allaient à l’hôpital : « O quelle grande vigne vous avez là à cultiver ! quel bien on fait en visitant les malades ! Soyez bénis ! allez secourir ces pauvres gens ! Ah ! si je n’étais pas sourd et infirme, avec quel bonheur j’irais ! Mais Dieu ne le veut pas ; cela me suffit. » Il accompagnait ces paroles de tant de sentiment qu’il animait tout le monde à cette sainte œuvre. Plus d’une fois on lui entendit dire avec transport : « Si à cause de nos péchés, le Seigneur avait envoyé la peste de mon temps, j’aurais voulu être le premier à quitter la solitude pour secourir en tout et partout mon pauvre prochain attaqué de la peste, et j’aurais voulu le secourir jusqu’à mon dernier souffle de vie. »

Si telle était sa charité pour les malades étrangers, on se figure aisément jusqu’où il la portait pour ceux de sa congrégation. Il disait souvent que pour soigner les malades, il faut ou une mère ou un saint ; il avait certainement le cœur d’une mère pour eux, parce qu’il avait la charité d’un saint. Plusieurs fois le jour il les visitait, les servait avec une bonté incomparable, et veillait très attentivement à ce qu’il ne leur manquât rien en fait de médicaments, de manger ou d’autres soulagements ; il portait cette attention si loin qu’il lui arriva de se priver lui même de ces petits mets qu’on lui envoyait ou préparait et que réclamait sa santé. Lorsqu’il en était capable, il préparait lui-même les médicaments et les présentait de ses propres mains aux malades, les aidant avec bonté et leur rendant tous les services que lui dictait son amour paternel. Il se serait cru coupable d’une faute énorme, si, étant sur pied, il n’avait pas visité les malades plusieurs fois le jour, bien qu’ils ne fussent pas en danger ; ses grandes occupations ne lui semblaient pas une raison suffisante de s’en dispenser. Il demandait à chacun comment il se trouvait, s’il n’y avait rien de nouveau, si on le traitait avec soin et charité, si on lui donnait à temps ce dont il avait besoin, si enfin il pouvait lui-même le servir en quelque chose. Il joignait à ces questions les marques de la plus sincère et de la plus cordiale affection ; on voyait que son cœur était tout rempli de l’amour de son Dieu et de son cher prochain. Pour que les malades profitassent du trésor caché dans la maladie, il leur suggérait de puissants motifs de résignation à la volonté divine, les animait à souffrir avec mérite par l’exemple de la passion et de la mort de Jésus-Christ, les portait à s’abandonner avec une sainte joie au bon plaisir de Dieu, leur faisait comprendre que c’était là le temps favorable pour pratiquer la vertu, selon ces paroles de l’Apôtre : « Quand je suis infirme, c’est alors que je suis puissant. La vertu se perfectionne dans l’infirmité. » (2. Corinth. XII.) C’était là son principal but dans la visite des malades : il désirait fortifier leur âme et les faire administrer à temps. Il ne permettait pas de laisser seul un malade gravement attaqué et en besoin, et cela pour qu’il ne manquât ni d’encouragements spirituels, ni de soulagements corporels. Dans la suite, lorsqu’il fut lui-même obligé de garder le lit, chaque fois qu’il était en état de se lever, il se traînait ou se faisait porter auprès des malades, et c’était une chose touchante de voir ce bon vieillard allant avec des béquilles ou porté à bras vers leur cellule. Que s’il n’avait pu absolument se lever, il leur envoyait quelqu’un en sa place pour s’informer comment ils allaient, s’ils n’avaient besoin de rien, si on avait soin d’eux, si on les traitait avec charité, s’il pouvait lui-même les secourir ou les aider en quelque chose. En un mot, il se conduisait en bon père ou plutôt il était comme une tendre mère pour tous, mais particulièrement pour les malades.

Imitateur fidèle du Père céleste dont la charité s’étend indistinctement sur tous les hommes, le vénérable serviteur de Dieu ne mettait ni restriction, ni réserve dans la sienne. Tout enflammé du feu de l’Esprit-Saint, il embrassait tout le monde dans son amour ; il en donnait les témoignages les plus affectueux non seulement aux prêtres et aux missionnaires, mais aux clercs, aux laïques et aux garçons ou ouvriers qui servaient à la maison. Dans une épidémie que lui-même avait prédite et qui fit beaucoup de victimes, en 1759, notre maison de Saint-Ange fut attaquée du mal et on y compta jusqu’à dix-sept malades. De ce nombre furent trois séculiers qui travaillaient dans la maison et qui par bonheur avaient affaire au père Paul. En effet le bon père ordonna sur-le-champ de les servir comme les religieux eux-mêmes, de leur procurer le médecin et tous les remèdes et de les veiller jour et nuit.

La vraie charité fait ressentir au loin sa bienfaisante influence, et partout où elle trouve moyen de s’exercer. Quand il y avait des religieux malades dans nos maisons, si le père Paul ne pouvait y être de corps, il s’y transportait en esprit par sa compassion et sa tendresse. Il écrivait des lettres pressantes aux recteurs et leur recommandait avec instance de bien soigner les pauvres malades : « La pauvreté est bonne, disait-il, souvent à ce propos, mais la charité vaut mieux. » Pendant la convalescence, il exigeait qu’on usât de sages ménagements afin de recouvrer ses forces ; il n’approuvait pas qu’on s’affaiblît ou qu’on retardât son rétablissement parfait, en s’appliquant avec excès ou en se tenant trop longtemps à genoux. Il inspirait le même esprit de charité à tous les supérieurs de la congrégation. Il disait, et il répéta après un chapitre général, dans la salle où les capitulaires étaient encore assemblés, qu’on devait avoir une extrême charité pour les malades, et pourvoir à leurs besoins, sans nul égard pour la dépense, dût-on pour cela engager et vendre les vases sacrés.

Voilà comment il témoignait qu’il aimait, pour l’amour de Dieu, le prochain en général et plus spécialement ceux dont il était chargé, selon l’ordre prescrit par la charité. Il saisissait toutes les occasions de pratiquer cette vertu tant recommandée par le Sauveur, et jusque dans les derniers moments de sa vie, il en donna des preuves extraordinaires. Nous avons vu dans le cours de son histoire que ce fut par l’exercice de la charité qu’il se disposa à passer heureusement dans le sein de Dieu, cet océan immense d’amour et de félicité.

Nous joignons ici quelques extraits des procédures sur la charité du père Paul. Voici le témoignage qu’en a rendu le père Hyacinthe de Sainte Catherine de Sienne, ex-provincial des Passionnistes.

« Lorsque j’habitais la retraite de Saint-Eutice, dit-il, je tombai dans une grave maladie qui dégénéra en une sorte de langueur qui fit craindre pour mes jours. On croyait que c’était un commencement de phthysie. Une fièvre lente me minait sans relâche. On me procurait quelque soulagement, mais pas autant que le besoin l’exigeait. Peut-être que le manque de ressources ne permettait pas d’en faire davantage. Le vénérable père Paul qui demeurait alors à Saint-Ange, apprit ce qui se passait. Il en ressentit du chagrin, et poussé par la charité qu’il avait pour tout le monde, il ne se contenta pas d’écrire à ce sujet, mais il vint en personne à Saint-Eutice. Là, il adressa une forte réprimande au supérieur pour le peu de secours qu’il me donnait. Celui-ci, s’excusant sur la pauvreté et la gêne où se trouvait la maison, le serviteur de Dieu n’admit pas cette raison, et ajouta avec vivacité qu’en pareil cas, on devait vendre au besoin jusqu’au calice d’argent. »

François-Louis de Sainte Thérèse, frère passionniste, parle en ces termes de la charité du Bienheureux envers les frères laïques. « non seulement il veillait très soigneusement pour qu’ils ne fussent point surchargés de travail, et fussent soignés convenablement dans leurs maladies, mais de plus, il voulait que tous les membres de la congrégation, prêtres et clercs, eussent la plus grande reconnaissance pour leurs bons services. Qui est-ce, après Dieu, disait-il, qui pourvoit à notre subsistance, sinon les pauvres frères laïques ? Qui est-ce qui va quêter notre pain dans des lieux insalubres, par les plus mauvais temps et avec de grandes fatigues ? Qui est-ce qui nous prépare à manger, qui entretient la propreté, qui nous assiste dans nos besoins pendant la maladie comme pendant la santé ? Ce sont certainement nos pauvres frères laïques : ils font pour nous l’office de mères. O sainte charité ! Je veux qu’ils soient humbles, sans doute ; mais je ne veux pas qu’il y ait de distinction entre eux et nous, sauf le respect qui est dû au caractère sacerdotal. Malades ou en santé, soyons tous frères, et si je savais qu’un frère laïque ne fût pas aussi bien traité qu’un prêtre, dans la maladie, j’en aurais un sensible déplaisir. » Il me dit une autre fois en confidence : « Croyez-m’en ; celui qui n’aime pas les frères laïques, n’a pas l’esprit de la congrégation. Quand il m’est arrivé d’entendre un prêtre, fût-ce même un supérieur, leur adresser quelque parole peu convenable, je ne manquais pas de relever la chose comme je le devais. » Une autre fois, continue le frère François, j’ai observé qu’un frère étant venu le visiter dans sa chambre, le père Paul ne l’eut pas plutôt aperçu, qu’il tira sa calotte, mais de telle manière que le frère ne pût le remarquer, puis l’ayant fait asseoir, il remit sa calotte. C’était pour témoigner sa reconnaissance et son amour aux frères, que le serviteur de Dieu en agissait de la sorte ; s’il le faisait en cachette, c’était pour ne pas leur donner un sujet de vaine complaisance. J’ajoute que très souvent, et je pourrais dire presque toujours, il se découvrait à l’arrivée des frères. Ceux-ci étaient confus de voir un supérieur de si grand mérite s’abaisser à ce point vis-à-vis d’eux.

 

 

CHAPITRE 14.

CHARITÉ DU SERVITEUR DE DIEU POUR LES BESOINS SPIRITUELS DU PROCHAIN.

 

Si tel était le zèle du père Paul pour le bien du prochain, lorsqu’il s’agissait de la santé et de la vie du corps, il avait, sans comparaison, bien plus de sollicitude pour le salut éternel de son âme. Il savait très bien que l’âme étant la partie principale de l’homme, c’est sur elle aussi que la charité doit porter sa principale attention en vue des biens futurs et éternels. Pour connaître en partie l’activité de son zèle, il eût fallu le voir dans l’exercice des missions. Quand il était question d’entrer en lice pour combattre le péché, ce cruel ennemi des âmes, aucun obstacle ne pouvait le retenir. Dans ses dernières années, il allait en mission, quoiqu’il fût d’ordinaire accablé par ses infirmités et souffrant de la fièvre. Il était aisé de se convaincre qu’il n’avait d’autre vue que de délivrer les âmes de l’esclavage du péché et de les ramener à Dieu. Il ne s’épargnait ni jour ni nuit ; tout son temps pour ainsi dire était consacré à réconcilier les ennemis, à pacifier les différends, à entendre les confessions, à prier ; et l’on conçoit quelle fatigue ce devait être pour le pauvre missionnaire dans l’état de souffrance où il était. Il dormait peu et passait souvent des nuits entières au confessionnal, sans fermer l’œil. Tout le monde voulait se confesser à lui ; non seulement les personnes de distinction, mais les gens les plus grossiers, les plus durs et les plus vils voulaient le père Paul, parce qu’il leur témoignait à tous une charité tout extraordinaire. Parmi eux, c’était aux plus grands pécheurs, aux âmes les plus malheureuses qu’il marquait le plus de tendresse et d’affection. Comme un médecin compatissant, il en prenait un soin particulier, parce que leurs besoins étaient plus grands. Il avait coutume de dire que les brigands et autres gens de cette espèce étaient ses meilleurs amis ; il les aimait vraiment du fond de ses entrailles, et ceux-ci, convaincus de son amour et de sa bienveillance pour eux, s’affectionnaient singulièrement à lui. Pour les gagner, le serviteur de Dieu mettait en œuvre toutes les ressources de la douceur, de l’insinuation et de l’amour ; il compatissait à leurs peines, il les caressait et les embrassait, en un mot, il se faisait leur père, afin de les tirer des chaînes de l’enfer et du péché. Aussi était-ce une façon de parler devenue proverbiale de dire : Vous auriez besoin du père Paul, pour signifier que quelqu’un était un grand pécheur. Il faudrait un volume entier pour raconter les conversions admirables que Dieu opéra dans cette classe de gens, par le moyen de son serviteur. Qu’il nous suffise d’en rapporter quelques unes. Jointes à celles dont nous avons déjà fait le récit, elles nous feront voir quelle était la charité du père Paul pour les pécheurs même les plus désespérés. En 1756, il y avait à Canino un homme qui entretenait des liaisons criminelles au grand scandale de tout le village. En vain, le curé avait fait toute sorte de démarches, et les supérieurs ecclésiastiques, employé leur autorité pour faire cesser un désordre si criant ; tout avait été inutile. Le serviteur de Dieu voulant profiter de la mission pour ramener cette âme égarée, le fit appeler, lui donna les plus touchantes marques de bienveillance, l’embrassa, le baisa au front en présence de diverses personnes réunies dans la salle où il était, puis le fit entrer dans une pièce écartée. Ce pauvre pécheur fut si touché des manières affables et des discours persuasifs du serviteur de Dieu, qu’il résolut soudain de changer de vie. Il tint fidèlement sa résolution, leva le scandale, rompit ses mauvaises liaisons, se corrigea et se donna sincèrement à Dieu pour ne plus l’offenser dans la suite.

Voici une autre conversion plus merveilleuse encore. Le père Paul se trouvant une fois en voyage pour affaire, et apercevant à quelque distance une escouade de gendarmes qui marchaient le fusil sur l’épaule, fit signe de la main à l’un d’eux pour qu’il l’attendît, et comme cet homme ne comprenait pas, il lui cria de l’attendre : il faut que tu sois à moi, ajoutait-il. A cette voix, tous s’arrêtent étonnés, ne comprenant pas ce que cela voulait dire ; mais le plus étonné de tous, fut celui que le père appelait. Dès qu’il les eût joints, il alla embrasser celui à qui il avait fait signe et en le baisant, il lui dit : « Mon fils, je veux te guérir ; tu es malade et tu as besoin d’un médecin pour te guérir ; je suis ce médecin et je veux te guérir. » L’autre, encore plus surpris, lui répondit : « Mais je me porte bien ; plaise à Dieu que cela continue de la sorte. » Le père versant alors des larmes : « Tu ne m’échapperas pas, lui dit-il ; il faut que tu sois à moi et non au démon. » Ce pauvre homme, entendant enfin quel était ce mal dont le charitable médecin lui parlait, et voyant que le serviteur de Dieu l’avait connu par révélation, conçut une grande idée de lui avec un vif désir de lui faire sa confession. Mais comme il avait un service à faire, il lui dit qu’il ne pouvait se confesser pour le moment. « Quand il s’agit de l’âme, reprit le père, il faut tout laisser ; du reste, soyez tranquille, je parlerai à votre maître. » Il le conduisit donc à l’écart, et l’ayant disposé, il commença à entendre sa confession. Mais voici une autre merveille : le père, qui tenait en main un crucifix, semblait lire dans les plaies du Sauveur la confession de cet homme ; il lui découvrit un à un tous les péchés qu’il avait commis, et l’autre avoua qu’il en était effectivement coupable. Rappelée d’une manière si prodigieuse au bercail, cette brebis égarée reçut une connaissance si claire et conçut une horreur si vive de ses crimes, que pendant sa confession qui dura près de quatre heures, ses larmes ne cessèrent de couler. Il en fut si satisfait qu’il ne se possédait plus de joie.

Un autre malheureux pécheur avait donné son âme au démon. Déjà le terme de la convention était expiré ; il était au désespoir. Par bonheur, il rencontra un homme tout rempli de cette charité dont il avait si besoin dans sa déplorable situation : c’était le père Paul. Le serviteur de Dieu le voyant, se sentit pressé intérieurement de lui venir en aide. Il l’écouta avec beaucoup de patience et de calme, lui mit sous les yeux l’horreur de son état, lui fit révoquer et détester son pacte infâme, puis renouveler sa profession de foi et enfin il le rétablit dans la grâce de Dieu, au grand contentement de cette pauvre âme.

Le serviteur de Dieu eut aussi l’occasion de travailler à la conversion de quelques apostats, pauvres brebis, qui donnent dans des écarts d’autant plus lamentables, qu’elles s’éloignent d’un bercail plus sûr. Il parvint par son zèle et ses manières charitables, à en faire rentrer deux dans leur couvent. L’un des deux, outre l’apostasie, s’était rendu coupable d’homicide.

Le Seigneur ayant lui-même rempli l’âme de son serviteur d’une charité et d’une compassion si tendres pour les pauvres pécheurs, lui en adressait quelquefois d’une manière miraculeuse. Donnant la mission dans une certaine localité, il vit venir à lui, au moment où, la messe dite, il se dépouillait des ornements sacrés, un homme qui disait de façon à être entendu des assistants : « Père Paul, confessez-moi, il y a dix ans que je n’ai été à confesse. – Mais, est-ce que vous voulez vous diffamer vous-même ? lui dit le père, » et se tournant vers les assistants : « N’en croyez rien, leur dit-il ; il fait cela pour être confessé le premier. » Mais le pénitent qui ne désirait rien tant que d’appliquer le remède aux plaies invétérées de son âme, ne songea qu’à se mettre au plus tôt entre les mains du médecin : « Je vous dis, père, répliqua-t-il, qu’il y a dix ans que je ne me suis confessé. » Le serviteur de Dieu s’approchant lui dit alors à l’oreille d’attendre qu’il eût terminé son action de grâces et de le suivre quand il retournerait à la maison. Le pénitent fut ponctuel au rendez-vous, et le père l’ayant introduit dans une chambre, le confessa avec toute la bonté possible. On vit dans cette confession comment la Bonté divine sait se venger avec amour. Là où l’iniquité avait abondé sans mesure et sans frein, elle fit surabonder la grâce. Cet homme, jusque là si éloigné de Dieu, conçut un tel repentir, que s’étant muni à dessein d’une pierre, il se mit à se frapper la poitrine à coups redoublés, et il n’eût pas cessé, si le serviteur de Dieu ne l’eût empêché de continuer. Mais ce qu’il y eut de particulier, c’est la manière tout à fait merveilleuse dont cet homme se décida à se confesser. Pendant qu’il se rendait au lieu de la mission, peut-être par simple curiosité pour entendre le missionnaire, le démon lui apparut et menaça de l’emporter, comme lui-même l’a raconté. On imagine aisément quel fut son effroi ; arrivé vers le soir au village, il y logea, et pendant la nuit, il entendit distinctement une voix qui lui disait : Va te confesser au père Paul. Il ne savait pas le nom du missionnaire, il l’apprit ainsi et c’est pourquoi il l’appela le lendemain par son nom.

Le père Paul gagna de même un brigand par ses manières charitables, et le détermina à renoncer à la résolution inhumaine qu’il avait prise de tuer un certain personnage. Étant allé un jour à Orbetello, il apprend qu’un des principaux de l’endroit n’osait plus sortir des portes de la ville de peur de tomber entre les mains d’un fameux chef de brigands, qui avait sa retraite en territoire étranger, à Magliano, distant d’environ dix milles d’Orbetello. Ce brigand se tenait en embuscade, attendant toujours que cette personne sortît de la ville ; car il avait juré de la tuer. Plusieurs s’étaient interposés pour tâcher d’apaiser cet homme farouche et sanguinaire, mais en vain ; son audace croissant avec le nombre de ses compagnons, il se montrait implacable et ne voulait pas entendre parler de pardon et de réconciliation. Le père Paul informé de tout, sentit son zèle s’enflammer ; il déclara qu’il voulait aller trouver ce brigand, bien qu’il ne le connût pas. Tout le monde l’en détournait, lui disant que c’était s’exposer à un grand danger. Mais sans tenir compte du péril, le père armé de son crucifix et de sa confiance en Dieu, part pour Magliano, se dirige vers la retraite du brigand et le trouve dans une maisonnette. Arrivé devant lui, il lui demande s’il était un tel ; mais déjà il pouvait le deviner, en le voyant tout chargé d’armes. Oui, lui répond le brigand d’un ton brusque et farouche. Le serviteur de Dieu tirant aussitôt son crucifix, se met à genoux et lui dit : « Je suis venu tout exprès vous demander une grâce au nom de Jésus-Christ Notre Seigneur, et je ne m’en irai pas sans l’avoir obtenue. – Que me voulez-vous ? reprend le brigand du même air. – Rien autre, sinon que vous fassiez grâce à un tel et que vous cessiez de l’inquiéter. » A ces mots, le cœur du brigand est complètement changé ; il est ému et attendri : « Ah ! père, levez-vous, lui dit-il, je ne puis vous refuser cela ; vous seul pouviez l’obtenir. Oui, je lui pardonne de tout cœur. » Le père que son expérience rendait prudent et qui savait qu’il faut battre le fer tant qu’il est chaud, pour sûreté, tira un papier pris à dessein et qui contenait un engagement de pardonner, en donna lecture et le fit signer au brigand qui s’exécuta sur-le-champ. Le voyant tout disposé à une conversion totale, le père alors commença à lui parler de Dieu avec sa douceur et son zèle ordinaires ; et voilà le brigand qui rentre en lui-même et lui demande à se confesser. Le père ne désirait rien tant que de porter aux pieds du Seigneur une proie si belle et si riche ; il le confesse avec une extrême bonté. Dans l’intervalle, les hommes de sa compagnie étant venus, il leur donna l’ordre de ne plus inquiéter à l’avenir la personne en question. Mais le père Paul, non content d’avoir gagné le chef, saisit aussitôt l’occasion de parler de Dieu et de ses miséricordes à ces pauvres pécheurs, et le Seigneur rendit sa parole si efficace que tous en furent touchés et voulurent se confesser. Ainsi le père Paul récolta des fruits abondants de sa charité et laissa ces pauvres gens bien contents. Cependant on attendait impatiemment son retour à Orbetello, et comme il tardait, on le tenait déjà pour mort. Grandes furent la joie et la surprise, quand on le vit reparaître ; elles furent d’autant plus sensibles que le père leur rapportait l’écrit de réconciliation signé par le brigand et qu’ainsi leur concitoyen pouvait désormais vivre sans inquiétude. Ce dernier en eut toujours depuis une grande obligation au père Paul.

Pour affermir les nouveaux convertis dans leurs bons sentiments, le serviteur de Dieu usait d’une sainte et charitable industrie ; il les faisait passer avec lui d’une mission à une autre. Entre autres convertis qui le suivirent ainsi d’après ses conseils, il y en eut un qui mourut d’une mort digne d’envie entre les bras du Bienheureux. C’était un homme qui avait commis toute sorte de crimes et qui avait joint le blasphème et le meurtre à des dérèglements scandaleux. Le serviteur de Dieu donnait la mission à Vétralla. Informé de la mauvaise conduite de cet homme, il tâcha avec prudence et charité de s’insinuer dans sa confiance ; il le fit venir, lui témoigna beaucoup d’amitié et l’engagea à assister au sermon. Le pauvre pécheur ne put résister à tant de marques d’affection ; il alla entendre le prédicateur. La miséricorde de Dieu l’attendait là. Eclairé, touché et pénétré par la force de la parole divine, il voulut se confesser au serviteur de Dieu. Dès lors il fut changé en un autre homme et commença une vie vraiment chrétienne. Cependant le bon père, observant, en médecin habile, combien ce nouveau pénitent avait besoin de précautions pour s’affermir dans le bien, le conduisit avec lui dans plusieurs autres missions ; et cet homme s’affectionnant de plus en plus à un père si charitable et estimant beaucoup ses avis et ses leçons, continua à vivre chrétiennement jusqu’à sa mort. Après avoir suivi le missionnaire un certain temps, il s’attacha au service de l’hôpital de Vétralla. Il y fut d’une grande édification pour le peuple par sa charité envers les malades et sa grande attention à tous leurs besoins. Enfin il tomba gravement malade. Le serviteur de Dieu qui l’apprit, vint le visiter. A sa vue, le malade s’écria : « Ah ! mon père, que je vous suis obligé ! – C’est à Jésus crucifié, lui répondit le père, que vous devez toute votre reconnaissance. » Il l’encouragea ensuite par quelques saintes réflexions à mettre toute sa confiance en la miséricorde de Dieu et dans le sang de Jésus-Christ : « Acceptez la mort de bon cœur pour vos péchés, lui dit-il ; c’est un excellent moyen pour acquitter une bonne partie des peines du purgatoire. » Encouragé par les exhortations du serviteur de Dieu, le malade conçut une nouvelle confiance d’obtenir le pardon de ses péchés, par les prières du père Paul, et mourut dans les sentiments d’un bon chrétien.

La grande charité du Bienheureux attira de même à la pénitence un brigand fameux qui depuis fut son pénitent pendant l’espace de huit ans, et qui vécut si chrétiennement et avec une telle pureté de conscience qu’au témoignage du père Paul, il n’y avait pas matière nécessaire d’absolution dans ses confessions. Afin de le confirmer dans le bien, le serviteur de Dieu lui avait prescrit de venir le trouver chaque fois qu’il passerait dans les environs des lieux où il donnait la mission. C’est à quoi il était très fidèle et très ponctuel, et c’était une chose édifiante de voir cet homme, auparavant farouche et criminel, devenu obéissant et souple, comme un doux agneau, entre les mains du père Paul. S’il arrivait que le serviteur de Dieu fût occupé à confesser les femmes, il se plaçait en face du confessionnal, les bras croisés sur la poitrine, édifiant le peuple par sa contenance, et il attendait que le missionnaire l’appelât. Il se confessait alors sur le devant du confessionnal et n’en sortait jamais sans éprouver une nouvelle ferveur pour le service de Dieu.

On voyait beaucoup de pécheurs convertis par le père Paul persévérer pendant plusieurs années, d’autres se maintenir dans le bien jusqu’à la mort et donner en mourant une espérance très fondée de leur salut éternel. Ceux-là donc pouvaient s’appeler vraiment heureux, qui, après avoir entendu le père Paul, se rendaient à la voix de Dieu qui les invitait par sa bouche ; au contraire, il n’était pas rare de voir les obstinés et les endurcis frappés de la malédiction dernière. Nous en avons cité plusieurs exemples. Joignons-en ici un nouveau. Il y avait à Caparbio un homme qui donnait du scandale par son commerce criminel avec une femme débauchée. Il tomba malade précisément au moment où le serviteur de Dieu donnait la mission en cet endroit. Le bon missionnaire fit tout ce qu’il put pour qu’il rompît ses chaînes criminelles et abandonnât le péché. Le pécheur feignit de se repentir sincèrement ; mais, chose vraiment horrible ! la nuit même qui suivit son entretien avec le père, il retourna à son vomissement. Le malheureux ! cette même nuit, il fut frappé par la justice de Dieu et périt misérablement. Ce coup terrible donna occasion au serviteur de Dieu de prêcher avec force sur les peines de l’enfer ; l’impression fut d’autant plus profonde que tout l’auditoire connaissait la fin tragique du scandaleux.

Le Bienheureux portait partout avec lui le don de convertir ou d’échauffer les âmes aussi bien dans les retraites spirituelles que dans les missions. Il était si souvent appelé à donner les exercices dans les monastères, qu’il n’aurait pu dire le nombre de fois ; partout, Dieu lui donnait grâce pour enflammer de ferveur le cœur de ses épouses. Partout où il allait, on peut dire avec vérité qu’il a répandu la bonne odeur des vertus de Jésus-Christ. Les religieuses admiraient en lui un grand zèle, une intime union avec Dieu, un détachement total de toutes les créatures, et un talent admirable pour la direction des âmes. Quand il rencontrait une religieuse qui n’était pas dans la grâce de Dieu, oh ! que d’efforts il faisait pour ramener la brebis perdue au bercail du bon Pasteur ! Il eût voulu assurer tous les monastères une observance exacte, une paix parfaite, une tranquillité complète, en laissant chaque religieuse tout enflammée d’amour pour le céleste Époux. C’est ce qui l’engagea à demander un jour un miracle en faveur des religieuses de Farnèse. Leur couvent était infesté de reptiles venimeux, ce qui jetait quelque trouble dans l’observance. Le cardinal Rezzonico lui écrivit à ce sujet ce que voici : « Je serais désolé que cette lettre vous trouvât parti, et qu’ainsi vous ne pussiez accorder à ces bonnes filles la consolation d’entrer dans leur monastère pour les délivrer des serpents et des vipères qui s’y sont introduits. Elles me prient de vous y autoriser, avec cette confiance que Dieu bénirait la malédiction que vous lanceriez contre ces pernicieux reptiles. Si ma lettre vous trouve à Farnèse, de grâce, accordez-leur cette consolation ; je vous donne toute permission d’entrer dans la clôture. » Le serviteur de Dieu se rendit de bon cœur aux vœux des religieuses et de leur protecteur, et le Seigneur exauça sa prière si visiblement qu’à l’instant même les reptiles déguerpirent du monastère, et ce qui est merveilleux, ils n’ont plus jamais reparu dans l’enceinte du cloître.

C’est ainsi que la charité du serviteur de Dieu était sans cesse en action pour le bien et le repos des âmes. Jamais il n’était fatigué, jamais il ne croyait devoir prendre ni relâche, ni repos. Il réservait cela pour l’éternité, disant d’une manière très gracieuse, qu’on dit Requiem aeternam pour les morts, c’est-à-dire qu’on leur souhaite et qu’on demande pour eux le repos qui est vraiment à désirer.

Le prix des âmes, considéré à la lumière de la foi et dans le cœur sacré du Rédempteur, voilà quelle était la source de son zèle pour leur salut. Voilà pourquoi il n’épargnait ni peines ni fatigues pour les aider dans leurs besoins spirituels. Voilà enfin ce qui lui faisait souvent entreprendre des travaux supérieurs aux forces humaines ; sa charité lui donnait une vigueur extraordinaire. Il allait un jour au fort royal de Longone pour y donner la mission. La barque sur laquelle il était l’ayant déposé à peu près à mi-chemin, le serviteur de Dieu se retira sur un rocher voisin de la mer pour faire oraison et s’entretenir paisiblement avec son Dieu. Mais ce rocher étant quelquefois mouillé par les vagues, le pied lui manqua et il glissa jusqu’au bord de la mer, sans toutefois y tomber ; comme elle est fort profonde en cet endroit, il s’y fût noyé en y tombant : le Seigneur le préserva de ce danger ; cependant il resta tout meurtri de sa chute. Sans se déconcerter pour cet accident, Paul, plein de confiance en Dieu, n’en continua pas moins son voyage, et à son arrivée à Longone, il commença la mission avec beaucoup de ferveur. On était surpris de le voir hors du temps de la prédication, incapable de se traîner et de se tenir debout, forcé de garder le lit d’où il fallait quatre personnes pour le lever, puis, une fois sur pied, oublier son mal, monter en chaire à l’heure marquée, prêcher avec son zèle ordinaire et se mouvoir avec la plus grande facilité, selon ce qu’il avait à dire.

Il y eut un endroit où son zèle apostolique déplut à quelques hommes ennemis de la lumière et de la vérité. Ces méchants en furent si irrités, qu’ils en vinrent jusqu’à attenter à sa vie. Il s’élevait avec force contre leurs désordres pour empêcher l’offense de Dieu ; il était même parvenu à faire supprimer certains divertissements dangereux. Semblables à des frénétiques qui se révoltent contre leur médecin, ces hommes, bien loin de correspondre à la charité du missionnaire, formèrent le projet de le faire périr. Ils mêlèrent donc du poison au potage qui lui était destiné, ainsi qu’au père Jean-Baptiste. C’était un potage aux fèves, et en cela devait consister tout leur repas. Les pauvres missionnaires le prirent sans se douter de rien ; le poison était assez violent pour les faire mourir aussitôt, sans une protection toute spéciale de Dieu. Mais le Seigneur veillait sur des jours tout consacrés au bien des âmes ; il les secourut à temps : l’un et l’autre vomirent soudain leur repas avec le poison, et en reconnaissance de ce bienfait qu’ils devaient à l’intercession de la sainte Vierge, leur protectrice, ils continuèrent la mission avec un redoublement de courage et de zèle.

Le marchand saisit avidement toutes les occasions d’accroître ses gains et de même, le père Paul ne perdait jamais celles de se rendre utile au prochain. Son ardente charité ne se bornait pas aux missions et aux retraites spirituelles ; elle était industrieuse à profiter de toutes les rencontres qui s’offraient à lui, surtout dans ses voyages et dans les visites qu’il recevait ou rendait, afin de coopérer au salut des âmes.

Pour apprécier convenablement la charité des serviteurs de Dieu, il suffirait d’observer comment ils s’acquittent de la correction fraternelle dont Jésus-Christ nous impose le devoir dans l’Évangile. La correction est une médecine amère pour la nature corrompue ; c’est la charité seule qui peut l’adoucir et la rendre agréable, de manière que le prochain ne la rejette pas avec horreur et dégoût. C’est dans ces occasions surtout que le père Paul se montrait animé de ce véritable esprit de Dieu qui est plus doux que le miel : « Spiritus meus super mel dulcis. » (Eccli. XXIV.) Il ne dissimulait pas le mal, il ne caressait pas la plaie ; il savait même au besoin employer le fer et le feu, mais il en usait avec tant de discrétion et avec des formes si charitables, que c’était un sujet d’admiration. Il ne décourageait ni ne consternait personne ; il ne se laissait point emporter par la passion ; maître de lui-même, il mêlait discrètement ensemble le vin et l’huile, et savait si bien unir la sévérité à la douceur, qu’il manquait rarement son but. Il usait de termes affectueux qui mettaient son cœur au jour et montraient son vif désir de procurer le bien de ceux qu’il corrigeait ; et lors même qu’il était forcé de déployer de la rigueur, il joignait à une parole grave et sérieuse de tels témoignages d’amour, qu’on voyait évidemment que l’avantage du prochain était son unique mobile.

Nous trouvons dans sa correspondance la même méthode charitable de donner des avertissements. Il écrivait à une de ses filles spirituelles : « Est-il possible qu’après tant d’avis et tant de choses que je vous ai dites de vive voix et par écrit, vous ne vouliez pas vous mortifier et vous tenir tranquille ?... Eh bien ! pour pénitence, entrez dans le cœur de Jésus, mais non ; tenez-vous à la porte de ce divin cœur, et là humiliez-vous et demandez pardon de tant d’imperfections et d’ingratitudes… et puis, profitez de la permission pour entrer ; mais faites-vous petite, et puis brûlez, réduisez-vous en cendre, et laissez le Saint-Esprit élever et perdre entièrement cette cendre dans l’abîme immense de la Divinité. Amen. »

Voulant avertir un religieux d’une omission, il écrit en ces termes : « Je sais que le père N… a écrit à un de ses amis à Orbetello, sans penser à consoler le pauvre Paul ; celui-ci cependant l’a toujours aimé et estimé. Les autres ont agi différemment. Je ne puis deviner son motif, à moins d’attribuer cet oubli à mon indignité. » Sa maxime était que la douceur guérit toutes les plaies, et que la dureté, au lieu d’en guérir une, en fait dix. Il était grandement d’avis qu’il fallait beaucoup de douceur dans les exhortations que font les supérieurs à leurs communautés. « J’apprends, écrit-il à l’un d’eux, que dans les examens et les chapitres, Votre Révérence fait force exclamations, comme si elle donnait une mission à des gens à moustaches ; mais, mon cher père recteur, à quoi bon en agir ainsi ? Je loue votre zèle, je sais qu’il procède de votre grand amour pour l’observance. Cependant la vérité est que nos religieux sont fort bons ; il n’est donc pas nécessaire de faire tant de frais… Agissez avec douceur, parlez d’une manière posée, ne forcez pas la voix, et croyez que vous ferez plus d’impression et plus de bien, et les religieux seront plus contents. »

Quand ceux qu’il reprenait s’humiliaient et avouaient leurs fautes, son bon cœur ne pouvait y tenir, et, sur-le-champ, il les embrassait avec la tendresse d’une mère et leur pardonnait. On pourrait citer ici une foule de traits en preuve de sa charité ; il suffira d’en choisir quelques-uns pour l’édification du lecteur. Un frère laïque étant venu à la retraite de Saint-Ange, prendre les ordres du père Paul, celui-ci le destina pour une autre maison. Le pauvre frère marqua de la répugnance pour ce changement, ce qu’ayant appris, le serviteur de Dieu vit avec peine le peu de vertu de ce frère et l’en reprit. Après lui avoir fait ses remontrances, il s’en retourna tout triste à sa chambre. Un autre religieux ayant remarqué sa peine, alla trouver le frère, lui représenta son devoir et l’engagea à aller demander pardon au bon père et à se montrer disposé à obéir. Ainsi éclairé et convaincu, le frère se dirigea vers la cellule du père Paul et se jeta à ses genoux. C’en fut assez pour le serviteur de Dieu : il l’embrassa aussitôt et lui dit avec la plus grande bonté : « O mon cher frère, j’ai toujours cherché votre bien ; » après quoi il l’exhorta tendrement à l’obéissance et le renvoya plein de consolation et de joie.

Un de nos religieux avait commis une faute grave pour laquelle il méritait d’être expulsé de la congrégation. Le père Paul l’en reprit avec tant de charité, que le coupable reconnaissant sa faute, la détesta sincèrement, se soumit à la pénitence imposée et se corrigea au grand contentement de la communauté. On peut dire qu’il devenait impossible au père Paul d’user de rigueur, quand il voyait ses religieux s’humilier et se repentir de leurs défauts. Un jour, plusieurs de nos clercs, sur la réprimande qu’il leur faisait, je ne sais pour quel manquement, se prosternèrent pour demander pardon. Lui aussitôt prenant un visage serein et joyeux, leur dit, le sourire sur les lèvres : « Oh ! maintenant grondez si vous pouvez ! Que voulez-vous que je fasse ? Levez-vous, vous avez vaincu, » et là-dessus il se mit à causer gaiement avec eux comme un bon père. Quelle que fût la faute, quand on s’humiliait et se repentait sincèrement, on était sûr du pardon. Voici ce qu’il écrivait en semblable occasion : « Je viens de relire la lettre de père N… son humilité m’inspire de la compassion. S’il parle sincèrement, il a sans doute la volonté de s’amender. Ah ! le divin Pasteur cherche et recherche la pauvre brebis. Tâchons de l’encourager et de le guérir, pour qu’il ne quitte pas le bercail de la congrégation. Si dans la suite il en faut venir là, patience ; il devra se l’imputer. » On lit dans une autre de ses lettres : « Le frère N… me fait grande pitié ; je le vois fort repentant : il assure qu’il se perdrait, s’il retournait dans le siècle : il pleure et gémit. Je voulais lui ôter l’habit, mais enfin il m’a vaincu… Il paraît bien résolu et il me semble que nous devons arracher cette brebis à la gueule du dragon infernal. » Telle était sa conduite envers ceux qui s’humiliaient. Il engageait les supérieurs à employer la même méthode. « Mon cher et bien-aimé père, écrivait-il à un recteur, j’ai lu avec édification et plaisir votre bonne lettre ; je me réjouis grandement des miséricordes dont Dieu continue de vous favoriser. Que Votre Révérence veille et fasse veiller par un de ses religieux sur la conduite du père N… afin de savoir à quoi vous en tenir. Il est vrai qu’il a de grands efforts à faire pour pratiquer la vertu, vu les habitudes qu’il a contractées dans le monde. C’est une raison qui doit nous porter à l’indulgence, afin de l’aider à se sauver. Contentons-nous qu’il observe les points essentiels, et quand vous le verrez en défaut, regardez-le d’un œil de compassion et reprenez-le avec une charité superfine, en lui indiquant les remèdes convenables, soit au chapitre, soit ailleurs… Si vous réussissez à le conduire au ciel, quel gain ! quelle gloire pour Dieu ! » On reconnaît bien là ce vrai zèle qui est inspiré par la charité et qui, réglé par une juste discrétion, évite l’emportement et le caprice. Aussi, pour que l’homme de Dieu changeât aussitôt de langage, il lui suffisait de savoir pour quelle raison on avait agi ; dès lors la compassion et la tendresse prenaient la place de la réprimande ; quelquefois aussi il cédait pour ne pas donner occasion aux imparfaits de se porter à de plus grands écarts ; il imitait en cela l’exemple du Sauveur, dont il est écrit dans l’Évangile qu’il ne brisa pas le roseau froissé et qu’il n’éteignit pas la mèche qui fumait encore.

Le cœur humain veut être manié avec égard et délicatesse ; c’est pourquoi le serviteur de Dieu usait de beaucoup de bonté et de douceur, quand il avait à reprendre les gens du monde ; et le Seigneur donnait à ses avertissements une bénédiction et une efficacité admirables. Faisant la mission dans un certain village, il y choisit, selon sa coutume, quatre personnes des plus notables, afin de travailler à la réconciliation des ennemis. Or, quelques jours après ce choix, il apprit qu’un des députés vivait séparé de sa femme. Il attendit sagement que ce monsieur vînt l’entretenir de ce qui concernait son office ; alors le tirant à part : « Comment ! lui dit-il, je vous ai choisi pour pacifier les différends, et vous vivez séparé de votre épouse ? » Il l’exhorte ensuite avec douceur à la reprendre ; celui-ci, poussant un profond soupir, lui répond : « Ah ! mon père, il est vrai, mais sachez que ce n’est pas sans motif, car je l’ai surprise presque en flagrant délit. – Peut-être vous êtes-vous trompé, répliqua le père, vous aurez mal vu. » Il tâche ensuite de l’amener à une réconciliation, en lui alléguant les motifs les plus pressants ; mais cet homme n’était pas encore en état d’en apprécier la justesse et la force, et il demeura inébranlable. Voyant qu’il n’était pas possible de le persuader pour le moment, le père jugea mieux de ne pas insister, et de recommander l’affaire à Dieu. La mission terminée, il commença une retraite pour les religieuses de l’endroit, d’après le désir de l’évêque. Cependant il continuait à recevoir la visite de ce monsieur. Celui-ci voulant avoir le plaisir de le posséder chez lui, l’invita un jour à dîner. Le serviteur de Dieu ne perdait pas son dessein de vue. Il lui répondit avec vivacité : « Comment ! j’irais dîner chez vous où la paix ne règne pas, tandis que l’Évangile veut qu’en entrant dans une maison, nous annoncions et nous souhaitions tout d’abord la paix : Dites premièrement : la paix soit dans cette demeure. Cela ne sera pas. » Ce peu de mots prononcés avec l’accent de la charité touchèrent ce monsieur ; il répondit qu’il ferait la démarche. « Et moi, répliqua le serviteur de Dieu, si vous me promettez de vous réconcilier avec votre femme, j’accepte votre invitation. » Sur la réponse affirmative de l’autre, il ajouta : « Demain donc j’irai dîner chez vous ; regardez ce jour comme celui de vos noces, c’est-à-dire, comme un jour de bénédiction spéciale. » Le mari étant ainsi disposé, le père pensa que la femme ferait bien de témoigner son repentir par des excuses et des soumissions, il se rendit donc le lendemain, un peu avant l’heure du dîner. Profitant d’une occasion favorable, il lui dit comment elle devait s’y prendre pour apaiser son mari et regagner son affection, et l’engagea à lui demander humblement pardon de sa faute. Le mari étant de retour, et le moment du dîner approchant, la femme vint s’agenouiller à ses pieds et lui faire les plus humbles excuses. L’humilité obtient plus qu’elle ne désire. Vaincu par cette démarche de sa femme, le mari se jeta lui-même à genoux et lui pardonna de tout son cœur. Alors le père Paul, au comble de la joie, leur dit de se figurer que c’était le premier jour de leurs noces, il les bénit en conjurant Dieu de ratifier sa bénédiction. On se mit à table et ce fut un vrai festin de paix et de charité. Le divin Sauveur, en assistant au festin des noces de Cana, y porta les bénédictions les plus précieuses ; il voulut de même par une grâce particulière que le père Paul rétablît la paix, c’est-à-dire, le plus désirable de tous les biens, dans cette maison. Nous disons par une grâce particulière : « Il est fort difficile, en effet, d’accommoder de semblables différends entre mari et femme, sans une grâce spéciale du Seigneur. » Tel est l’aveu du père lui-même, cet homme si éclairé de Dieu.

Il eut sans doute une assistance toute semblable dans les rencontres où il dut reprendre avec liberté et vigueur des personnes du monde ; car au lieu de s’en offenser, on les voyait prendre en bonne part des avis qui, sortant d’une autre bouche, les auraient certainement irritées. Un jour il remarqua qu’une dame mariée qui lui parlait était découverte, ce qu’elle faisait, plutôt pour se conformer aux modes détestables du monde que par mauvaise intention. C’était en effet une personne très honnête. Le serviteur de Dieu ne manqua pas de lui représenter le désordre qu’il y avait en cela, et l’exhorta à ne plus paraître à l’avenir en public sans cette modestie et cette pudeur qui conviennent à une femme chrétienne. La bonne dame fut docile à cet avis, et depuis elle montra toujours une modestie exemplaire. Lorsque des ecclésiastiques peu édifiants venaient à lui, il cherchait d’abord à s’insinuer dans leur confiance par ses manières respectueuses et bienveillantes, puis il les avertissait librement. Ses avertissements produisaient de salutaires effets. L’un de ceux qu’il avait repris, conçut tant de respect pour lui, qu’il n’eût pas osé entrer dans sa chambre, sans un vêtement modeste et conforme à son état. Un autre, à qui le père avait peut-être révélé un manquement caché, disait qu’il était prudent d’aller à confesse avant de lui faire visite. Le serviteur de Dieu ne croyait pas que la noblesse ou le rang des personnes fût une raison pour les priver de ce service ; et en effet, elles en ont d’autant plus besoin qu’il y a peu d’hommes assez courageux pour le leur rendre. Pendant qu’il résidait à l’hospice du Crucifix, près de Saint Jean de Latran, il reçut la visite d’un prince. Dans le cours de l’entretien, il lui parla de l’abus qui règne dans les conversations du monde, et il traita ce sujet avec le zèle qu’il mettait toujours dans les choses qui intéressent le salut. Comme ses réflexions étaient empreintes d’une vraie charité, le bon prince, bien loin d’être blessé de sa liberté ou de l’interpréter en mauvaise part, s’en montra au contraire très édifié. Au sortir de la chambre, il dit au compagnon du père : « Vraiment, le père Paul est un saint. »

L’Église de Dieu, qui combat sur la terre, conserve des rapports avec les âmes qui souffrent en purgatoire ; aussi, tout bon chrétien se fait un devoir de les soulager le plus possible par ses prières, par le saint sacrifice, par ses aumônes et par des œuvres de pénitence. Le père Paul avait une tendresse et une compassion extrêmes pour ces âmes bénies. Il exhortait instamment tout le monde et particulièrement ses enfants à s’employer avec zèle pour leur soulagement. Dans les règles qu’il a données à sa congrégation, il engage ses religieux à aider par tout moyen ces pauvres âmes, afin de hâter leur bonheur. « La Bonté divine, dit-il, fera en sorte que nous ne manquions pas nous-mêmes de secours après notre mort, si pendant la vie nous avons eu soin de nous intéresser à ces âmes qui souffrent tant. » Lui-même pratiquait le premier cette recommandation ; pour les aider, il offrait des messes, des prières, des pénitences, et passait en veilles une partie de la nuit. La divine Bonté qui voulait délivrer par son moyen un grand nombre de ces âmes et le combler lui-même de mérites, permit qu’elles lui apparussent fort souvent, pendant la nuit, avec un air désolé, pour solliciter de sa part compassion et secours. On conçoit combien ces apparitions excitaient sa pitié et enflammaient son zèle pour leur délivrance. Entre autres apparitions qu’eut le serviteur de Dieu, il en est une qui me paraît très instructive et que je raconterai pour l’édification de tous. Un prêtre séculier que Paul affectionnait, avait été repris plusieurs fois par lui de certains défauts, et n’avait pas mis assez de soin à s’en corriger. Ce prêtre étant venu à mourir, voilà qu’une nuit, au moment où le père Paul allait se mettre au lit, il entend un grand bruit au voisinage de sa cellule. Il en est d’abord effrayé, comme c’est l’ordinaire dans les visions qui procèdent du bon esprit ; il demande qui est là, et au même instant, il entend la porte s’ouvrir ; et une voix lui dit qu’il est ce prêtre, son ami, décédé depuis quelque temps et condamné au purgatoire. La frayeur du père Paul s’évanouit à cette réponse, et surtout à la vue d’une âme si chère à Dieu. Il lui demanda pour quel sujet il était en purgatoire. « Pour n’avoir pas profité, comme je le devais, de vos avis, et de ne m’être pas corrigé de mes manquements, répondit l’âme. Oh ! que mes souffrances sont horribles ! ajouta-t-elle. » Puis elle désira savoir depuis combien de temps elle souffrait. Le père Paul lui demanda si elle savait à quelle heure son décès avait eu lieu, et sur l’indication qu’elle lui donna, il prit sa montre, fit le calcul et lui dit qu’il n’y avait pas plus d’une demi-heure. L’âme témoigna la plus grande surprise à cette nouvelle ; elle se figurait qu’il y avait beaucoup plus longtemps, tant sont grandes les souffrances qu’on endure dans le purgatoire ! De là la compassion et le zèle que les serviteurs de Dieu montrent pour le soulagement des pauvres âmes qui y souffrent.

 

 

CHAPITRE 15.

CHARITÉ DU SERVITEUR DE DIEU ENVERS SES ENNEMIS.

 

 

Quand le feu est bien ardent, il n’est pas facile de l’éteindre ; ainsi quand la charité est vive, ardente, généreuse, loin de se ralentir, elle prend au contraire une vigueur nouvelle à l’occasion des calomnies, des persécutions et de l’ingratitude : Aquae multae non potuerunt extinguere charitatem. (Cant. VIII.) Or, telle parut la charité du serviteur de Dieu ; elle fut supérieure à toutes les peines et à toutes les tribulations. Il avait pris le nom de Paul de la Croix ; ce ne fut pas sans une inspiration particulière, car il était destiné à souffrir beaucoup et à se rendre digne d’un nom si vénérable et si glorieux. Les hommes ne contribuèrent pas peu aux épreuves qu’il eut à essuyer ; ils lui donnèrent sans mauvaise intention, à ce que croyait le serviteur de Dieu, bien des occasions de mériter ; nous dirons, nous autres, qu’à force de frapper, ils firent de lui une de ces pierres polies dignes d’entrer dans le sanctuaire divin. Paul en effet souffrit tout avec grand courage pour l’amour de son Dieu, et aux mauvais traitements, aux injures, aux persécutions de tout genre, il n’opposa jamais que la patience et la charité. Jeune encore, il avait pris un vêtement pauvre et méprisable, une espèce de cilice plutôt qu’un vêtement, et il allait nu-pieds et tête découverte. Une pénitence si édifiante et si admirable donna lieu de penser à bien des gens peu instruits des choses de Dieu, ou qu’il avait de grands crimes à expier, ou que ce genre de vie était le résultat du caprice et de l’exaltation ; de là ils en vinrent à l’insulter, à le railler, et même quelquefois à lui jeter des pierres. Le serviteur de Dieu, insensible aux mépris, ne proférait aucune plainte ; il gardait un humble et doux silence et priait dans le secret de son cœur pour ceux qui l’outrageaient, mettant ainsi en pratique l’avis de l’Évangile : Priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient.

Dans une foule de rencontres, où une vertu moins solide que la sienne eût certainement fait naufrage, nous avons vu avec quelle patience et quelle douceur il supporta des croix bien lourdes. Pour ne pas nous répéter, nous ajouterons seulement ici quelques nouveaux traits où l’on vit particulièrement éclater sa charité pour ses persécuteurs. A son premier voyage à Civita Vecchia, il fut obligé de faire la quarantaine, et pendant le temps qu’elle dura, il obtint un secours journalier de trois pagnottes ; mais s’il rencontra d’un côté quelque peu de charité, il trouva de l’autre de quoi s’exercer à la patience. Sa quarantaine finie, il se rendit le soir dans une église pour y faire oraison ; mais quelqu’un vint l’en faire sortir avec ignominie, comme s’il eût été l’homme le plus vil et le plus infâme du monde. Le serviteur de Dieu n’ouvrit pas la bouche et sortit humblement, tout en priant pour l’impertinent qui lui faisait cette injure. Une autre fois, se trouvant aux bains de Vignone, il eut à essuyer de la part d’une personne toute sorte d’outrages. Il n’y répondit que par la patience, l’humilité et la douceur, s’agenouillant devant celui qui le maltraitait et le recommandant à Dieu, sans dire un seul mot pour se justifier.

Une personne croyant à tort avoir à se plaindre de lui, lui adressa une lettre pleine de ressentiment et d’incivilité. Le serviteur de Dieu était alors d’un âge à commander le respect, mais animé de cette charité qui est à la fois douce et prudente, il se contenta de compatir à la peine de cette personne, et afin de l’apaiser en lui faisant connaître la vérité, il lui adressa une lettre où éclataient en même temps sa prudence, son zèle et sa charité. Cette lettre ne calma pas l’indignation de la personne ; elle y répliqua avec la même aigreur. A cette nouvelle attaque, le bon père crut devoir se taire et souffrir en silence ; il espéra que, par ce moyen, Dieu toucherait le cœur de son ennemi. « Vous verrez, disait-il, qu’il s’apaisera. » C’est ce qui arriva effectivement. Ce monsieur connut plus tard la vérité, et se repentant de ses excès, il écrivit et vint même en personne faire ses excuses. Le père Paul l’embrassa tendrement et lui donna mille marques d’amitié ; depuis, celui-ci s’affectionna tellement au père Paul et à toute la congrégation, qu’il devint un de ses plus grands bienfaiteurs.

Le serviteur de Dieu eut besoin d’une plus grande vertu pour supporter les reproches immérités d’un personnage éminent. Prévenu peut-être par des rapports désavantageux, le cardinal-évêque de Viterbe se montra peu favorable au père Paul, dès le commencement de son épiscopat ; il eut même dessein d’ordonner une visite de la maison de Saint-Ange. Le père Marc-Aurèle du Saint-Sacrement, qui en était alors supérieur, lui représenta avec tout le respect et l’humilité possible que nous étions exempts en vertu du bref de Benoît XIV. Comme il n’avait pas ce bref sous la main, il expédia un messager au serviteur de Dieu, alors en mission dans le diocèse de Porto, afin de pouvoir présenter le bref à son Éminence. Tout cela ne suffit pas pour lui faire abandonner son projet. Persuadé qu’il en avait le droit, il ordonna que la visite se fît. A son retour de la mission, le serviteur de Dieu alla offrir ses respects au cardinal et lui exposer le véritable état des choses. Mais même avec de la piété, des connaissances et de bonnes intentions, on peut être trompé sur le compte de quelqu’un et être entraîné à des entreprises déraisonnables et injustes ; et une fois engagé, il est d’autant plus malaisé de revenir sur ses pas, qu’on a un zèle plus vif et plus entreprenant. C’est ainsi qu’au lieu d’être persuadé par les raisons et de céder aux humbles prières du serviteur de Dieu, le cardinal le traita avec beaucoup de dureté et de mépris, lui disant qu’il était un orgueilleux, un hypocrite et d’autres choses semblables. A ces reproches, le père Paul se mit à genoux et répondit avec humilité et sans la moindre émotion, pour tâcher de calmer le mécontentement de l’évêque. Tout fut inutile. Il se retira donc très mortifié de l’accueil, mais avec autant de tranquillité et de paix que si l’audience lui avait été favorable. En sortant, il dit en confidence au comte Pierre Brugiotti, qui l’avait accompagné chez le cardinal : « Recommandons à Dieu Son Éminence, parce qu’il lui reste peu de temps à vivre. » En effet, quelques mois après, le cardinal n’était plus de ce monde. De retour le soir à la retraite de Saint-Ange, en donnant comme de coutume la bénédiction aux religieux, avant d’aller réciter le saint rosaire, il ordonna très expressément, comme l’a déposé une personne qui était présente, de recommander à Dieu le cardinal évêque. Ceux qui savaient par quel esprit se conduisait le bon père, purent aisément inférer de là qu’il avait été mal accueilli et encore plus maltraité.

Le père Paul tenait la même conduite envers les détracteurs de sa personne et de sa congrégation. Il n’ignorait pas que certains membres d’un ordre très respectable le discréditaient, et le taxaient ouvertement d’hypocrisie, affirmant qu’il ne faisait pas ce qu’il avait prescrit dans ses règles ; il savait qu’ils s’opposaient de tout leur pouvoir à l’établissement de la congrégation, et mettaient tout en œuvre pour en entraver le progrès. Cependant lorsque ces religieux venaient chez nous, il voulait qu’on les traitât avec la plus grande charité ; lui-même leur donnait la première place au réfectoire et avait pour eux mille attentions, mille prévenances.

La calomnie est une puissance capable de troubler l’esprit même des sages. Souvent, en effet, sous prétexte qu’ils ne peuvent se dispenser de se justifier, ils laissent échapper leur ressentiment, si bien qu’on peut la nommer la vraie pierre de touche de la charité. C’est alors que celle du père Paul paraissait dans tout son jour ; car à moins d’une vraie nécessité de se justifier, il ne répondait aux calomnies que par la prière. Étant un jour accusé par des malveillants, sans s’excuser ni se justifier, il se remit entre les mains de Dieu, en disant : « Me voilà maintenant obligé de les recommander spécialement dans mes prières. » Ainsi ses calomniateurs semblaient acquérir un titre particulier à sa bienveillance, et c’était sa coutume invariable de prier particulièrement pour eux.

Les coups les plus sensibles et les plus douloureux pour le cœur d’un père, sont ceux qu’il reçoit de ses enfants ; et vaincre leur ingratitude et leur mauvais cœur à force d’amour et de bienfaits, voilà à coup sûr le triomphe de la charité. Ce triomphe, notre Bienheureux le remporta aussi ; toujours il témoigna un vif désir de faire du bien à ceux-là même qui, après avoir été élevés par ses soins, l’abandonnaient et sortaient de la congrégation. Quelque déplaisir qu’il en éprouvât, il ne laissait pas de les traiter avec une extrême bonté. Il les faisait traiter convenablement avant le départ, leur procurait des vêtements séculiers, selon la condition de chacun ; il leur fournissait avec un soin paternel l’argent et les provisions nécessaires pour se rendre chez eux ou ailleurs ; en un mot, il semblait que pour obtenir quelque grande faveur de sa part, il n’y eût pas de meilleur titre que de l’avoir offensé ou affligé. Une certaine dame s’était blessée, bien à tort, de ce que son neveu était entré dans la congrégation. Vaincue par sa mauvaise humeur, elle avait en diverses occasions manifesté sa haine contre la congrégation et plus encore contre le vénérable fondateur. Cependant elle tombe malade. Se voyant près de la mort, elle réclame avec instance une visite du père Paul qui se trouvait alors dans l’endroit. Elle prie l’archiprêtre de s’interposer. Celui-ci sachant l’injure qu’elle avait faite au serviteur de Dieu, craignait de rencontrer chez lui quelque ombre du moins de répugnance ; mais à peine lui eut-il exprimé le désir de la malade qu’il vit de ses yeux comment se vengent les saints. Paul, sans la moindre résistance, sans dire un mot du passé qu’il semblait avoir oublié, s’empressa d’aller où l’appelait la charité ; il adressa à la malade des paroles pleines de bonté qui la consolèrent beaucoup ; elle termina sa carrière en paix à quelques jours de là.

Mais nulle part on ne vit mieux briller la grande et héroïque charité de notre Bienheureux que dans le voyage qu’il fit à Rome pour obtenir l’approbation de sa règle. En passant dans une rue écartée, il fut rencontré d’un certain religieux qui avait perdu l’esprit de sa vocation. Cet homme, sans que le serviteur de Dieu lui en donnât aucun sujet, se met à l’accabler d’injures, et comme Paul n’y opposait que sa douceur, au lieu d’en être touché, il s’emporte de plus en plus contre lui, l’assaille avec violence, le renverse, le frappe sans ménagement et le foule aux pieds, sans que le vénérable père fasse la moindre résistance. Il avait appris à l’école de Jésus souffrant à estimer les mauvais traitements comme de riches présents. Aussi étant allé un peu après visiter dom François Casalini, ce respectable ecclésiastique qui était son ami, et celui-ci le voyant plus pensif que de coutume et le questionnant à ce sujet, le père Paul, sans faire mention de l’affront qu’il avait reçu, lui répondit qu’il était très affligé de ce qu’un religieux venait de commettre une mauvaise action et par là d’exposer son salut. Priez pour lui, ajouta-t-il, comme je fais de mon côté, afin que Dieu daigne éclairer cette pauvre âme, changer ses dispositions et qu’ainsi elle ne périsse pas pour l’éternité. A cette recommandation charitable, Paul n’ajouta pas un mot de plainte sur celui qui l’avait outragé. Dom François apprit seulement plus tard de quelle indignité l’humble serviteur de Dieu avait été l’objet. C’est de la sorte qu’il rendait le bien pour le mal, et de si grand cœur, qu’il pouvait affirmer en toute sincérité qu’il aimait en Dieu tous ceux qui l’avaient offensé. C’était sa coutume, disait-il encore, de prier d’abord pour le prochain et puis pour lui-même ; il y avait deux sortes de personnes pour qui il priait spécialement tous les jours, premièrement pour tous ceux qui l’avaient gravement offensé, et en second lieu, pour tous ceux qui étaient sortis de la congrégation.

Ces mêmes sentiments se voient encore plus clairement exprimés dans ses lettres. Il y épanche plus librement son cœur : « Je suis revenu de mission, disait-il dans l’une, comblé de mortifications précieuses. Les démons me persécutent avec rage et les hommes avec bonne intention, j’aime à le croire. Il suffit ; il faut prier beaucoup ; les tempêtes s’élèvent de toutes parts et nous sommes assaillis par des vents contraires. Dieu soit béni ! – Mes besoins sont grands, dit-il dans une autre lettre, surtout en ce moment de tempêtes et de grandes persécutions contre notre pauvre congrégation. Je crois pourtant que celui à qui Dieu permet de nous éprouver n’a pas mauvaise volonté. – Ne vous affligez pas, écrit-il à une personne pieuse, de voir qu’on me méprise et qu’on ne fait aucun cas de moi. Dieu le permet pour m’humilier et je m’en réjouis. Je ne sais ce que j’ai fait à ce prélat ; je sais seulement que depuis longtemps je travaille dans son diocèse et que j’ai failli y perdre la vie ; mais le pauvre évêque mérite compassion, car les persécuteurs et les calomniateurs n’ont pas manqué, surtout depuis qu’il s’agit de la fondation d’une retraite. Dieu soit béni ! Cela ne me cause pas de peine, j’avais dessein de lui écrire ; mais je ne m’y suis pas senti porté ; il vaut mieux abandonner ma justification à Dieu, d’autant plus que je ne connais pas les dispositions du prélat, et surtout, parce qu’en m’écrivant autrefois, il l’a fait dans des termes très affectueux ; je lui en suis toujours très obligé. » Dans une autre circonstance, il écrivait : « J’ai compassion de l’erreur où se trouve N… J’ai du déplaisir de l’offense qu’il a commise envers la Majesté divine. Que Dieu la lui pardonne. Quant à moi, il n’a pas sujet de s’affliger. »

Ce précieux trésor qu’il avait trouvé sous les épines des afflictions et des persécutions, trésor qu’il s’était accumulé avec la grâce de Dieu, il désirait le faire connaître aux autres et surtout à ses religieux et aux personnes qu’il dirigeait, afin que tous en fissent l’acquisition. Voilà ce qui lui faisait dire dans une de ses lettres : « Continuez à aimer la sainte pauvreté ; pour ce qui est de l’aumône que vous avez faite à cette religieuse qui vous a fait la grande faveur de vous injurier… vous avez bien fait. – Estimez comme un trésor la personne qui exerce votre patience, écrivait-il dans une autre circonstance. – Il faut, dit-il encore, estimer cette personne plus qu’un trésor et la regarder d’un œil fort affectueux dans la volonté de Dieu, comme l’instrument dont il se sert pour orner votre âme d’un vêtement tissu d’or et de perles, je veux dire des vertus et particulièrement de la patience, du silence et de la sainte mansuétude de Jésus-Christ. Oh ! combien je chéris une si belle épreuve ! Il suffit ; ne vous défendez pas, ne parlez pas, et si vous dites quelque chose, que ce soit pour l’excuser et lui faire honneur. Lorsque vous passez près d’elle, inclinez la tête par respect comme devant un instrument de la main paternelle de Dieu. Le plus sûr est de se taire tout à fait à l’exemple de Jésus-Christ… Si on ne vous donne pas le nécessaire, réjouissez-vous et dites : Oh ! que cette bonne maîtresse et amie me traite bien ! Mais dites cela de cœur. Jésus vous nourrira d’un aliment invisible qui vous fortifiera plus que les aliments corruptibles. – Recherchez, dit-il ailleurs, de semblables occasions de rendre service et de faire tout le bien possible à vos accusatrices. Mettez-y plus d’empressement que n’en ont ceux qui cherchent les perles et les diamants. »

Là où l’on se permet d’observer curieusement la conduite du prochain, de censurer ses actes, de divulguer ses fautes, là ne règne point la charité. Le père Paul, qui était d’autant plus convaincu de cette vérité qu’il était plus éclairé de Dieu, insistait beaucoup sur ce point, qu’on ne doit pas observer les défauts du prochain, à moins d’y être obligé par devoir, mais qu’on doit plutôt s’occuper des siens ; de cette manière, dit-il, la charité couvrira les imperfections de nos frères. Il était d’une extrême vigilance en ce qui touchait la réputation du prochain. Chacun pouvait tenir pour certain que partout où le père Paul était, il avait un avocat pour protéger et conserver soigneusement sa réputation et veiller à ses intérêts. Si dans la conversation, on venait à glisser quelque mot des défauts d’autrui, aussitôt qu’il remarquait la médisance, ou bien il interrompait le discours, ou bien il cherchait à excuser. Il faut couvrir les manquements du prochain du manteau de la charité, disait-il, ou bien les attribuer à l’ignorance, à l’inadvertance. En un mot, il avait un cœur tout rempli du véritable esprit de la charité ; autant il brûlait de servir et d’obliger le prochain, autant il était désolé de lui voir faire du tort ou causer de la peine.

 

 

CHAPITRE 16.

DÉVOTION DU BIENHEUREUX POUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.

 

« A Dieu ne plaise, dit l’Apôtre, que je me glorifie sinon en la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi et moi pour le monde. » (Galat. VI.) Toute la vie du bienheureux Paul de la Croix est une preuve manifeste qu’il avait gravé ces grandes paroles dans son cœur, ou pour mieux dire, que Dieu lui-même les y avait imprimées par sa grâce. Il eut toujours le plus ardent désir de conformer sa vie à celle de Jésus crucifié, et de ranimer parmi les chrétiens le souvenir de la croix et de la mort de notre divin Rédempteur. C’était là le terme de toutes ses pensées, de tous ses désirs, de toutes ses actions, de ses voyages, de ses prédications, de ses missions. C’est dans le même but qu’il établit par une inspiration du ciel cette pauvre et humble congrégation de la Passion, dont tout l’emploi est de méditer la passion et la mort du Sauveur, et d’engager les chrétiens à se rappeler les tourments, les douleurs, les tortures où le Fils unique de Dieu a été pour ainsi dire submergé et anéanti. Renonçant à toute pensée du siècle pour vivre caché avec Jésus-Christ, il abandonna son nom de famille pour prendre celui de la Croix, de sorte qu’il pouvait dire avec l’Apôtre dont il portait le nom : A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon en la croix. Ensuite tout occupé à réveiller parmi les peuples la mémoire trop affaiblie des souffrances du Rédempteur, il put aussi ajouter avec le même Apôtre : Nous prêchons Jésus-Christ crucifié. » (I. Cor. 1.) C’était là toute sa science ; il faisait profession de ne savoir et de n’aimer que Jésus crucifié ; science vraiment sublime, vraiment profonde ; en effet tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu ne sont-ils pas renfermés dans le Rédempteur ? science non pas spéculative, sèche et stérile, mais féconde, mais pleine de délices, qui fait trouver l’aliment de la vie et du salut éternel. « Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé. » (Jean. X.)

Dès sa première jeunesse, Dieu voulut qu’il commençât à propager la dévotion à la passion de Jésus-Christ ; Par obéissance à son évêque, dans la personne de qui il regardait Dieu lui-même, il faisait des sermons au peuple de Castellazzo et lui enseignait la manière de méditer sur les souffrances de Jésus-Christ ; ses discours touchaient tellement ses auditeurs qu’on les entendait implorer la miséricorde de Dieu par des pleurs et des cris. Ce début émerveilla tout le monde. Lors qu’ensuite le serviteur de Dieu se mit à donner des missions, là où il était invité par les évêques, son plus ardent désir ne fut-il pas d’imprimer la passion de Jésus-Christ dans tous les cœurs ? Il faudrait avoir son cœur et sa langue pour exprimer dans quels sentiments il la méditait et quels fruits il savait en tirer. Personne, au témoignage de plusieurs de ses auditeurs, n’en parlait comme le père Paul. Il représentait si vivement les diverses scènes de la passion, comme l’agonie au jardin des oliviers, les affronts devant les tribunaux, la flagellation barbare, le cruel crucifiement, qu’il excitait dans son auditoire une émotion indicible. Il ne pouvait en parler sans verser des larmes d’attendrissement et de compassion et il en tirait des yeux de tous les assistants. Tout pénétré de la grandeur de cet amour qui a porté le Fils de Dieu à nous donner son sang et sa vie, il répétait souvent avec une émotion extraordinaire : Un Dieu enchaîné pour moi ! Un Dieu flagellé pour moi ! Un Dieu mourir pour moi ! A l’expression qu’il donnait à ces paroles, on voyait qu’il avait pénétré dans le sanctuaire de la Divinité, dans cet océan immense de bonté et de perfection ; l’étonnement et l’amour le mettaient comme hors de lui-même. A ce propos il dit un jour : Dans le principe de ma conversion, il me semblait aisé de méditer sur la passion de Jésus-Christ ; mais à présent quand j’ai dit : un Dieu flagellé ! un Dieu crucifié ! je ne sais ce qu’on peut dire de plus. »

Il opérait des conversions étonnantes par ce moyen. Il ne se contentait pas d’exciter de la compassion et des larmes, mais profitant de l’empire que Dieu lui donnait alors sur les cœurs, il portait ses auditeurs à espérer en la miséricorde divine, à la vue de tant de bonté, de tant de plaies, de tant de sang ; il les enflammait d’amour pour correspondre à l’amour immense d’un Dieu qui a sacrifié pour nous son sang et sa vie sur un gibet infâme. très souvent dans le cours de son sermon, il mettait Jésus crucifié sous les yeux de ses auditeurs ; mais afin d’inspirer plus efficacement la dévotion à sa passion, il terminait toujours par une méditation sur ce sujet. De cette façon, autant il avait terrifié au début, autant il encourageait à la fin ; sa conclusion consistait dans des actes fervents de contrition. Vers la fin de la mission, il avait coutume de faire un sermon plus solennel sur la mort de Jésus-Christ. Ce soir là, oh ! vraiment l’amour et la douleur semblaient le transformer en ce bon Sauveur qui par un excès de charité a voulu mourir sur la croix. L’émotion de l’auditoire allait au comble ; ce n’étaient que pleurs et sanglots. On pouvait dire avec le prophète qu’il y avait là un grand deuil et qu’on y gémissait comme à la mort d’un fils unique. (Zachar. XII.) Le serviteur de Dieu eût désiré, et il demanda même instamment à Dieu de mourir dans un de ces moments, en tenant le crucifix entre ses bras. Le Seigneur lui fit cette grâce, mais d’une manière différente. S’il ne mourut pas en chaire en méditant la mort de Jésus-Christ et en tenant son image entre les bras, il mourut en l’embrassant de cœur, dans un état tout semblable à celui de Jésus, l’homme des douleurs, étant lui-même accablé de douleurs et tout occupé jusqu’à sa dernière heure à faire honorer la passion de Jésus.

Outre le temps des missions, il profitait encore dans ce même but des exercices spirituels qu’il donnait, soit dans les paroisses, soit dans les monastères. Ainsi chaque jour, il avait soin de consacrer une de ses méditations à la passion du Sauveur, n’ayant rien plus à cœur que d’en pénétrer tous ceux qui l’écoutaient. très souvent aussi il en faisait la matière de ses exhortations à la communauté où il se trouvait. Ses paroles répandaient le baume de la dévotion parmi ses enfants et les enflammaient d’un amour toujours plus vif envers notre aimable rédempteur. Pendant même les deux dernières années de sa vie, qu’il passa, comme nous avons dit, à la retraite des Saints Jean et Paul, bien qu’il fût accablé d’infirmités, il s’efforçait encore pour animer ses religieux à la ferveur de faire les discours que nous appelons examens et qu’il accompagnait toujours d’une onction merveilleuse. Nous ferons sans doute chose agréable et utile de rapporter ici les sentiments qui sortirent de ce cœur béni dans l’un de ces discours. Nous empruntons cet extrait au procès de canonisation. « Le 14 septembre 1774, fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, malgré qu’il fût indisposé, il fit une exhortation à la communauté dans laquelle il commenta ces paroles de l’Apôtre : Pour nous, il faut nous glorifier en la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ. Tout brûlant du désir d’imprimer ces paroles célestes dans nos cœurs, il nous exhorta avec un feu extraordinaire à vivre crucifiés au monde, comme l’exigeait tout particulièrement notre sainte profession : « Vous, mes enfants, disait-il, vous devez être crucifiés au monde, c’est-à-dire, avoir en horreur tout ce qu’aime le monde. » Sa dévotion et son amour s’enflammant de plus en plus à mesure qu’il parlait : « O croix chérie ! s’écria-t-il les larmes aux yeux : O la plus amère de mes amertumes, vous êtes toute pleine de grâce ! » Telles étaient sa ferveur et son émotion en répétant ces paroles que tous ses auditeurs fondaient en larmes. Comme conclusion pratique de son discours, il dit et répéta jusqu’à deux fois avec un sentiment profond : « Pour obtenir ce grand bien, voici deux maximes que je vous prie de graver dans votre mémoire ; première maxime : ne jamais se plaindre, ne jamais se justifier ; seconde maxime : travailler, souffrir et se taire. Mettez-les en pratique, et vous serez des saints. » Après un colloque très touchant avec le crucifix, il le prit pour nous bénir et nous congédia. Nous partîmes de là, le visage mouillé de pleurs. » Voilà ce que rapporte un témoin oculaire.

La bouche parle de l’abondance du cœur, et quand le cœur brûle, les paroles sont des flammes ; aussi peut-on dire que le père Paul faisait ressentir aux autres le feu intérieur dont il était consumé pour Jésus crucifié. Dans ses entretiens particuliers, dans ses conférences spirituelles, partout, il recommandait la méditation de la passion de Jésus-Christ. A son avis, c’était là la porte qui donne entrée dans les pâturages délicieux de l’âme. « Ego sum ostium, répétait-il d’un ton pénétré, ego sum ostium. Une âme qui entre par cette porte, marche sûrement. Dans la passion, disait-il encore, point d’illusion, non, point d’illusion dans la passion. » Pour donner une grande idée des mystères augustes de la passion, il recourait à diverses allégories fort ingénieuses : « Figurez-vous que vous êtes gravement indisposé ; moi qui vous aime tendrement, je viens vous faire visite. Il est sûr qu’après vous avoir exprimé mes sentiments et dit quelques paroles de consolation, je me mettrais à vous regarder d’un œil de compassion et à m’approprier vos souffrances par amour ; ainsi, quand nous méditons la passion de Jésus, en le voyant plongé dans les douleurs, nous devons compatir à ses peines, puis le contempler avec amour dans cet état et nous approprier par amour et par compassion les souffrances qu’il endure. – Supposez, disait-il une autre fois, que vous soyez tombé dans une profonde rivière et qu’une personne charitable se soit jetée à la nage pour vous sauver ; que diriez-vous d’une telle bonté ? Ce n’est pas assez. Supposez de plus qu’à peine tiré de l’eau, vous ayez été attaqué par des assassins et que cette même personne, par amour pour vous, se soit mise entre deux et qu’elle ait reçu des coups et des blessures pour vous sauver la vie ; que feriez-vous en retour d’un si grand amour ? Il est certain que vous regarderiez ses douleurs comme les vôtres, que vous vous empresseriez de lui témoigner votre compassion, de guérir ses plaies, etc. Ainsi devons-nous en agir à l’égard de Jésus souffrant : il faut le contempler abîmé dans un océan de douleurs pour nous tirer de l’abîme éternel, le considérer tout couvert de plaies et de blessures pour nous donner la vie et le salut, puis nous approprier ses peines par amour, compatir à ses douleurs et lui consacrer toutes nos affections. » Ces discours touchaient tous ses auditeurs, au point de leur faire souvent verser des larmes. Il suffisait même de l’entendre lire quelque livre qui traitât de ce sujet pour éprouver de l’attendrissement. C’est ce arrivait quelquefois au réfectoire, pendant le repas, où le bon vieillard voulait lire à son tour. Si le livre parlait de la passion, il mettait dans sa lecture une telle expression de piété, qu’il ne pouvait retenir ses larmes, et les religieux qui l’entendaient, mêlaient leurs larmes aux siennes.

Persuadé que le souvenir de la passion est une armure puissante et impénétrable pour nous garantir des coups de nos cruels et implacables ennemis, il exhortait tout le monde à méditer la passion de Jésus-Christ ; il y engageait les séculiers et les religieux, les personnes spirituelles et les gens mariés. C’était chez lui une conviction intime que cette méditation éloigne efficacement du péché. « Comment serait-il possible, disait-il, d’offenser un Dieu flagellé, un Dieu couronné d’épines, un Dieu crucifié pour nous ? Et comment serait-il possible qu’en méditant profondément aujourd’hui et demain ces vérités de la foi, on pût encore offenser Dieu ? cela n’est pas possible. Pour moi, disait-il souvent, j’ai converti par ce moyen les pécheurs les plus endurcis, des brigands et toute sorte de personnes, tellement que, lorsque je les confessais dans la suite, je ne trouvais plus en eux matière d’absolution, tant ils étaient changés, et cela, parce qu’ils avaient été fidèles à l’avis que je leur avais donné de méditer les souffrances de Jésus-Christ. » Pour ceux qui n’avaient pas encore expérimenté combien il est doux de s’approcher des plaies du Sauveur, ces fontaines de douceur et de vie, il avait coutume de s’accommoder à leur faiblesse : « Commencez par méditer le matin un quart d’heure, leur disait-il ; faites votre oraison avant de sortir de votre chambre, et vous verrez que tout ira bien et que vous vivrez éloignés du péché. »

S’il recommandait cette méditation à tout le monde, à plus forte raison y engageait-il les ecclésiastiques ; il leur rappelait le mot de saint Bonaventure : je croirais manquer à un devoir, si je passais un jour sans penser à la passion de mon Sauveur. C’était le conseil qu’il donnait aux époux, afin de se porter réciproquement à la vertu : « Votre plus importante affaire, leur disait-il, c’est le soin de votre âme ; c’est pourquoi, avant de sortir le matin de votre chambre, faites un quart d’heure d’oraison sur la vie, la passion et la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ. Oh ! quelle joie pour le ciel et quelle satisfaction pour les anges gardiens de voir mari et femme faire oraison ensemble ! N’omettez donc jamais ce saint exercice. » Il mêlait tant de grâce et d’onction à ses avis qu’il charmait et persuadait en même temps.

Comme ses lettres sont l’écho permanent et fidèle de ses sentiments, nous en donnons quelques extraits. Le lecteur verra mieux par là avec quel zèle le père Paul travailla toute sa vie à étendre la dévotion à la passion du Sauveur. « Priez, disait-il, pour notre pauvre congrégation, dont l’emploi est de pleurer sans cesse les douleurs et la mort du Bien-Aimé. Dieu veuille qu’elle produise un grand nombre de bons ouvriers, capables d’être les trompettes du Saint-Esprit pour prêcher dans le monde et détruire le péché. – Je vois de plus en plus, dit-il dans une autre lettre, que le moyen le plus efficace pour convertir les âmes même les plus endurcies, c’est la passion de Jésus-Christ prêchée selon la méthode que la Bonté divine, cette bonté incréée et infaillible, a fait approuver par son vicaire sur la terre. »

Il écrivait à une personne pieuse : « Je remercie la divine miséricorde de ce que vous gardez un souvenir continuel des souffrances de votre céleste Époux ; je désire que vous vous laissiez pénétrer entièrement de l’amour avec lequel il les a endurées. La voie la plus courte est de vous perdre tout entière dans cet abîme de souffrances ; en effet, le prophète appelle la passion de Jésus une mer d’amour et de douleur. Ah ! ma fille, c’est là un grand secret qui n’est révélé qu’aux humbles ! Dans cette vaste mer, l’âme pêche les perles des vertus et fait siennes les souffrances du Bien-Aimé. J’ai une vive confiance que l’Époux vous enseignera cette pêche divine ; il vous l’enseignera, si vous vous tenez dans la solitude intérieure, dégagée de toutes les images, séparée de toute affection terrestre, détachée de tout ce qui est créé, dans la foi pure et le saint amour. » Il écrit à un religieux : « Je ne doute pas que vous ne vous teniez intérieurement dans le sein de Dieu, anéanti en vous-même d’une manière passive ; c’est la voie la plus courte pour vous perdre et vous abîmer dans le Tout infini, en passant toutefois par la porte divine qui est Jésus-Christ crucifié, et en vous appropriant ses souffrances. L’amour enseigne tout, car la passion avec ses amères douleurs est l’œuvre d’un amour infini. – Le point que Votre Révérence n’a pas compris, écrit-il au même religieux, c’est le moyen de vous identifier par l’amour avec les souffrances du bon Sauveur. Eh bien ! Dieu vous le fera comprendre quand il lui plaira : c’est là un travail tout divin. L’âme entièrement plongée dans le pur amour, sans images, dans une foi très pure et très simple, se trouve en un moment, quand il plaît à Dieu, toute plongée dans l’abîme des douleurs du Sauveur et les embrasse toutes d’un regard de foi sans comprendre, car la passion de Jésus est une œuvre d’amour ; et l’âme ainsi perdue en Dieu qui est toute charité, tout amour, il se fait en elle un mélange d’amour et de douleur ; l’esprit en demeure tout pénétré ; il est tout plongé dans un amour douloureux et une douleur amoureuse. C’est là l’œuvre de Dieu. Ici, on ne pèche pas, à moins que Dieu n’en apprenne la manière. Je m’explique en balbutiant, mais je n’ai rien dit, rien, rien, rien : ne rien avoir, ne rien pouvoir, ne rien savoir, et Dieu fera sortir de ce néant, l’œuvre de sa plus grande gloire. »

« Notre doux Jésus, écrit-il à une personne spirituelle, a poussé de plus profondes racines dans votre cœur, si bien que vous direz désormais : souffrir et non mourir, ou bien, ou souffrir ou mourir, ou mieux encore, ni souffrir ni mourir, mais une transformation totale dans le bon plaisir de Dieu… L’amour a une vertu unitive et fait siennes les souffrances du Bien-Aimé. Si vous vous sentez toute pénétrée au dedans et au dehors des souffrances de l’Époux, réjouissez-vous ; mais je puis dire que cette joie ne se trouve que dans la fournaise de l’amour divin, car le feu qui pénètre jusqu’à la moelle des os, transforme l’amante en celui qu’elle aime ; et comme l’amour s’y mêle d’une façon sublime à la douleur, et la douleur à l’amour, il en résulte un mélange amoureux et douloureux, mais si parfait qu’on ne distingue plus l’amour de la douleur, ni la douleur de l’amour, d’autant plus que l’âme aimante jouit dans sa douleur et trouve du bonheur dans son amour douloureux. Persistez dans la connaissance de votre néant et soyez fidèle à pratiquer les vertus, surtout à imiter le doux Sauveur dans sa patience, car c’est là le point capital du pur amour. Vous ne devez jamais négliger de vous offrir vous-même en holocauste à la Bonté infinie de Dieu ; ce sacrifice doit se faire dans le feu de la divine charité ; allumez-le avec un bouquet de myrrhe, je veux dire, au moyen des souffrances du Sauveur. Tout cela veut être fait à portes closes, c’est-à-dire, dans l’éloignement de tout ce qui est sensible, dans la foi pure et simple. » Ce grand maître parlait ainsi dans une autre lettre : « Dans les sécheresses, éveillez doucement votre esprit par des actes d’amour ; puis reposez-vous en Dieu sans aucun sentiment ni jouissance ; c’est alors que l’âme témoigne le mieux sa fidélité. Faites-vous un bouquet des souffrances de Jésus et tenez-le sur le sein de votre âme, comme je vous ai dit. Vous pourrez de temps en temps en faire mémoire avec amour et douleur, et dire doucement au Sauveur : O bon Jésus ! comment vois-je votre face gonflée, livide, couverte de crachats ! O mon amour ! comment se fait-il que vous soyez toute plaie ! O ma douceur ! pourquoi vois-je vos os décharnés ! Ah ! quelles souffrances ! ah ! quelles douleurs ! O mon doux Amour ! pourquoi n’êtes-vous plus qu’une plaie ! Ah ! souffrances chéries ! Ah ! plaies chéries ! je veux vous garder toujours dans mon cœur ! »

C’était la coutume du serviteur de Dieu d’avoir toujours le crucifix sous les yeux, lorsqu’il était occupé dans sa chambre à prier, à lire, ou à écrire ; il le portait sur sa poitrine chaque fois qu’il sortait de la maison, afin d’avoir toujours présent à l’esprit le souvenir des souffrances et de la mort de Jésus-Christ. Son expérience lui ayant appris les grands avantages de cette pratique, il la conseillait beaucoup aux autres et leur apprenait à en tirer du profit. « Lorsque vous êtes seul dans votre chambre, écrivait-il, prenez votre crucifix en main, baisez ses plaies avec un grand amour, dites-lui de vous faire un petit sermon, et écoutez les paroles de vie éternelle qu’il vous dit au cœur ; écoutez ce que disent les épines, les clous, le sang divin. Oh ! quel sermon ! »

Il apprenait encore aux âmes qu’il dirigeait à trouver jusque dans les choses profanes un souvenir de la passion du Sauveur. Voici ce qu’il écrivait à une dame du monde : « Portez, si vous voulez, un collier de perles, quand vous sortez ; mais quand vous le mettez, souvenez-vous que Jésus a eu la corde et la chaîne au cou ; portez cet ornement uniquement pour plaire à Dieu et soyez confuse de vous-même, en pensant : Jésus a été chargé de cordes et de chaînes dans le temps de sa passion, et moi je porte des perles. Enseignez la même pratique à vos filles. »

Comme tout le monde a plus ou moins à souffrir, pour fournir à tous le vrai remède, le père Paul aurait voulu convaincre chacun de la vérité de cette maxime qu’on rencontre dans une de ses lettres : « La méditation de la passion de Jésus-Christ est un baume précieux qui adoucit toutes les peines. »

Les fêtes de la Sainte Croix ayant été instituées pour célébrer le triomphe que le Rédempteur a remporté par sa passion, le père Paul les solennisait avec la plus grande dévotion. Il chantait la messe, donnait la communion aux clercs et aux frères, accomplissant les diverses cérémonies au milieu d’une abondance de larmes et de sentiments pieux. Il enseignait aux autres une méthode sublime et fort dévote pour les célébrer avec de grands fruits. « Et vous, que faites-vous ? écrivait-il à une personne de grande oraison. Avez-vous célébré avec grande solennité la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, qui eut lieu avant hier ? Vous me répondez que oui ; mais qui sait si vous m’avez bien compris. La fête de la Croix peut être célébrée à tout moment dans le sanctuaire intérieur des vrais amants du crucifix, et comment se célèbre-t-elle ? Je vais vous l’expliquer le mieux possible ; savez-vous comment ? On célèbre spirituellement cette fête en souffrant en silence, sans s’appuyer sur aucune créature ; et comme toute fête demande de l’allégresse, ainsi la fête de la Croix veut être célébrée par les amants du crucifix en souffrant en silence, avec un visage gai et serein, pour qu’elle soit plus cachée aux créatures et connue seulement de Dieu. Cette fête a toujours un banquet solennel ; on s’y nourrit de la volonté divine à l’exemple de l’Amour crucifié. Oh ! quelle douce nourriture ! Elle se compose de diverses substances, tantôt ce sont des souffrances de corps ou d’esprit, tantôt ce sont des contradictions, des calomnies, des mépris, etc. Oh ! quelle douce saveur il y a là pour le palais spirituel qui goûte tout cela dans la foi pure et dans le saint amour, en silence et avec confiance ! »

Il célébrait de même fort dévotement et dans les sentiments de la plus tendre compassion la fête des douleurs de la sainte Vierge, à l’occasion de la passion et de la mort très cruelles de Jésus-Christ. Ecrivant à pareil jour à une personne de piété, il s’exprimait ainsi : « Vendredi est le jour de la passion de ma très sainte Mère, la Vierge des douleurs ; recommandez-moi beaucoup à elle pour que ses douleurs et la passion de mon Jésus demeurent gravées dans mon cœur. Je le désire de toute l’ardeur de mon âme. Je voudrais pouvoir les imprimer dans celui de tous les hommes ; alors le monde entier brûlerait du saint amour. »

Pendant les fêtes de Pâques, il était dans la joie à cause de la résurrection de son Bien-Aimé ; néanmoins il se rappelait encore sa passion, comme un encouragement très puissant à souffrir avec lui, afin de mériter une part à ses joies : « Voici la grande recette que vous désirez pour bien passer les fêtes de Pâques, écrivait-il à une personne pieuse : Résignation à la volonté de Dieu en toutes choses ; en faire fréquemment des actes ; voir d’un œil de foi toutes les peines intérieures et extérieures, parce que Dieu les veut ; ne point penser à l’avenir, c’est-à-dire aux malheurs, aux peines et autres événements que l’imagination se forge, mais les faire mourir dans la volonté de Dieu. Je poursuis ma recette et je la termine : broyer toutes les peines et les souffrances avec patience et en silence, puis en faire une pilule qu’on pétrit avec le baume de la passion de Jésus-Christ, qu’on avale avec la foi et l’amour et que la chaleur de la charité fait digérer. »

Bien que le serviteur de Dieu recommandât instamment de méditer la passion et de regarder les souffrances du Sauveur comme le trésor de l’âme, il laissait cependant à chacun la liberté de suivre son attrait particulier dans l’oraison. C’est ainsi qu’il écrivait à une personne pieuse : « J’aime que l’objet de votre oraison soit la passion de Jésus-Christ et que votre cœur s’abîme en Dieu dans ces entretiens amoureux ; mais comprenez-moi bien : je veux que vous laissiez votre âme en liberté, que vous la laissiez, dis-je, seconder les attraits amoureux de l’Esprit-Saint. Je vous répète donc qu’il faut faire oraison non à notre guise, mais selon que Dieu veut. Oui, ma fille, quand l’âme trouve du goût à être seule à seul avec Dieu, avec une attention pure, sainte, amoureuse en Dieu, dans une foi simple et vive, se reposant dans le sein délicieux du bien-Aimé dans un sacré silence d’amour, silence où l’âme parle à Dieu bien mieux que par des paroles ; dans ce cas là, il faut la laisser tranquille et ne pas la troubler par d’autres exercices. Dieu alors la porte entre les bras de son amour et la fait entrer dans son cellier pour lui donner à boire ce vin délicieux qui fait germer les vierges. Oh ! quel magnifique entretien il y a là ! » Ainsi écrivait ce sage directeur, tout en exhortant généralement les personnes d’oraison à entrer dans les délices et les secrets de la contemplation par le moyen de la passion de Jésus-Christ, comme par la porte que nous a ouverte la Sagesse incarnée. En somme, nous pouvons dire que le serviteur de Dieu ne cessait pas, soit qu’il prêchât, soit qu’il parlât ou écrivît, d’accomplir la grande résolution qu’il avait formée de prêcher Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. Il l’avait toujours devant les yeux, dans le cœur, sur les lèvres ; il commençait par lui chacune de ses actions ; en tête de chacune de ses lettres, il mettait cette grande devise : Jesu Christi Passio ; enfin il terminait heureusement par lui chacune de ses entreprises. Propager, inculquer la dévotion à la passion de Jésus-Christ, telle fut donc l’occupation continuelle du père Paul. Jusque dans les dernières semaines de sa vie, alors qu’il était épuisé au point de pouvoir à peine se faire entendre, il profitait des visites charitables qu’on lui faisait, pour parler de Jésus-Christ et de sa passion. Le jour même de sa mort, un gentilhomme de Ravenne ayant été introduit auprès de lui par un religieux Camaldule, comme il ne pouvait s’exprimer sans une extrême difficulté, il prit en main un petit crucifix et il faisait de la main et du regard des gestes très expressifs, pour faire entendre à ce gentilhomme qu’il fallait toujours avoir devant les yeux la passion de Jésus-Christ, et afin qu’il en eût toujours souvenance, il lui fit présent de ce petit crucifix, comme il en agissait d’ordinaire en pareille occasion.

Tous les jours du père Paul étaient sans doute consacrés à cette contemplation ; cependant on peut dire qu’il entrait plus profondément encore dans l’abîme des souffrances du Sauveur, aux jours où l’Église en fait une mémoire plus particulière. Le vendredi qui est, comme on sait, le jour de la mort de Jésus-Christ, on le voyait changer de couleur ; il devenait pâle et languissant ; il souffrait beaucoup plus de ses palpitations, alors parfois si violentes qu’il n’avait plus de pouls. Qu’on juge par là de l’impression que produisaient sur son cœur les souffrances du Fils de Dieu. Lorsqu’il faisait, ce jour là, le chemin de la Croix, il était visible qu’il suivait le Seigneur dans ce pénible et douloureux voyage, tout pénétré de compassion. Pendant la semaine sainte qui est l’époque principalement consacrée par l’Église en l’honneur de la mort du Rédempteur, on ne saurait dire combien le serviteur de Dieu se montrait sensible à ce grand événement. A l’approche de ces saints jours, il témoignait un vif désir de faire les offices de la passion, et bien qu’il fût en proie à de violentes douleurs, il priait Dieu de lui donner la force de les faire, et le Seigneur se plaisait à l’exaucer, de manière cependant à ce qu’il lui en coûtât beaucoup de peine, pour qu’il en eût plus de mérite. Les cérémonies terminées, son corps n’étant plus soutenu par la vivacité de sa dévotion, retombait dans sa première faiblesse, et il était contraint de se remettre au lit. L’esprit de piété dont il accompagnait ces saintes cérémonies était extraordinaire. Lorsqu’il faisait la bénédiction des rameaux, c’était avec un tel sentiment de foi, qu’on le voyait ordinairement fondre en larmes et changer plusieurs fois de couleur. Le Jeudi-Saint, il avait coutume de faire à la communauté une pieuse exhortation ou bien une méditation pour la préparer à la Pâque ; c’est ce qu’il fit encore à Rome l’année qui précéda celle de sa mort, et cela avec une ferveur singulière qui émut profondément tous les assistants. On eût dit que des flammes sortaient de sa bouche. O bonté ! ô charité ! ô amour du grand Fils de Dieu ! s’écriait-il, et ces exclamations allaient à l’âme et tiraient des larmes de tous les yeux. A la fin de la méditation, il demandait pardon à tous dans les sentiments d’une humilité très profonde, avec des sanglots et des larmes et en se frappant la poitrine. Si on ne l’avait connu pour un grand serviteur de Dieu, on l’eût pris pour un grand pécheur ; c’est ce qu’il voulait paraître et se croyait réellement. Un tel spectacle attendrissait et remplissait de confusion tous les assistants. Il commençait la sainte messe en versant un torrent de larmes ; il la poursuivait recueilli en Dieu et concentré dans nos sublimes mystères. Arrivé à la consécration et à la communion, on le voyait de nouveau tout baigné de larmes et le visage enflammé comme un brasier. Il donnait ensuite la communion aux religieux, et quand il prononçait ces paroles : Ecce agnus Dei, c’était avec une telle piété et une telle abondance de larmes, qu’elles semblaient plutôt un gémissement de dévotion que des sons articulés. A la procession du Jeudi Saint, lorsqu’il portait la sainte hostie au sépulcre, ce n’était non plus que des larmes, au point que le voile et le corporal en étaient mouillés. Quand le diacre avait fermé le tabernacle, il voulait en garder la clef qu’il se mettait au cou et baisait avec dévotion, en disant : c’est la clef qui renferme mon trésor, mon bien, mon Dieu ! Pendant que son cœur était ainsi transpercé de douleur, le corps souffrait aussi un plus grand abattement que de coutume, de sorte qu’il ne pouvait prendre sa réfection ordinaire, mais tout au plus, un peu de potage. Le jour du Vendredi Saint, nouveaux pleurs, nouveaux sanglots pendant les cérémonies sacrées. C’était surtout au moment où l’on découvre la croix qu’éclataient les sentiments de son âme. Sa piété dans cette cérémonie était vraiment ineffable ; il faut en avoir été témoin : il chantait, les larmes aux yeux, le visage en feu, d’un ton à remuer et à émouvoir tous les cœurs, Ecce lignum crucis. Quoique estropié, il voulait s’agenouiller, et y réussissait après bien des efforts, afin d’adorer la croix ; parvenu aux pieds de la croix, il semblait vouloir expirer et déposer son âme dans les plaies du Sauveur. De retour à sa cellule, on se figure l’impression profonde qu’il gardait de la longue série des outrages, des souffrances, des agonies du Sauveur. Une année où il était plus accablé que de coutume de ses infirmités habituelles, le frère qui l’assistait lui persuada de manger dans sa chambre et de ne pas aller au réfectoire. Le père se rendit à sa demande, mais lorsqu’on lui porta la petite portion qu’on donne à pareil jour à la communauté, il se mit à verser de grosses larmes : « Comment voulez-vous, mon frère, que je mange, lui dit-il, quand je considère les douleurs de la très sainte Vierge ! O tendre Mère, quelle ne fut pas votre peine en vous voyant privée de votre cher Fils, et puis en le voyant sans vie dans vos bras ! ah ! quelle ne fut pas la tristesse de Marie, quand elle retourna à Béthanie, après la sépulture de son Fils ! Et vous voulez que je mange ? dit-il, » et de nouveau, il se plongea profondément dans la contemplation d’une si grande douleur et se remit à pleurer en disant : « Ah ! tendre Mère comment me serait-il possible de manger en ce jour ! vous avez été accablée de douleur et personne n’est venu vous offrir à manger. » Au milieu de ses réflexions, il s’en alla à la chapelle où reposait le Saint-Sacrement. Chaque année, pour ainsi dire, il renouvelait ces scènes attendrissantes, et bien que pendant très longtemps Dieu l’ait tenu dans l’aridité et la désolation, comme on passe l’or au creuset, il semble cependant qu’en ces jours la partie supérieure n’aurait su contenir l’abondance de ses sentiments, sans qu’ils rejaillissent sur l’extérieur ; aussi le voyait-on baigné de larmes avec un visage tantôt pâle comme un mort, tantôt tout en feu, et on l’entendait éclater de temps en temps en sanglots. Il a exprimé les sentiments qui l’animaient alors dans une lettre écrite un de ces saints jours : « Ce n’est pas le moment maintenant d’écrire, mais de pleurer. Jésus est mort pour nous donner la vie ; toutes les créatures sont en deuil, le soleil s’obscurcit, la terre tremble, les rochers se fendent et le voile du temple se déchire ; il n’y a que mon cœur qui demeure plus dur qu’un rocher. Je ne vous dis autre chose à présent, sinon de faire bonne compagnie à la pauvre Mère de Jésus. Elle ne meurt pas, par miracle, elle est toute plongée dans les souffrances de Jésus. Imitez-la et demandez à la bonne Madeleine et au bien-aimé Jean quels sont leurs sentiments. Laissez-vous donc inonder de cet océan des souffrances de Jésus et de Marie. Je demeure aux pieds de la croix. » Cette lettre était signée : Paul, le meurtrier de Jésus-Christ. Il avait encore coutume de dire : « Ce sont ici des jours où les pierres elles-mêmes pleurent. Eh quoi ! le grand prêtre est mort, et l’on ne devrait pas pleurer ? Il faudrait manquer de foi. O Dieu ! » et en parlant ainsi, il avait l’âme percée de douleur ; aussi un témoin oculaire et digne de toute croyance, a-t-il déposé que pendant ces jours, comme aussi tous les vendredis, jours consacrés à la mémoire de la passion, ou bien il ne fallait pas aller le voir ou bien fallait s’apprêter à pleurer d’attendrissement. Il ne faut donc plus s’étonner si le bienheureux Paul a tant travaillé et tant souffert : la pensée de la passion de Jésus-Christ lui servait d’aiguillon, d’encouragement et de consolation. Voici ce qu’a déposé à ce sujet un de ses bons amis : « Je me souviens qu’en causant un jour avec le père Paul, et lui témoignant de l’étonnement à cause de son genre de vie, je lui dis : Mais comment faites-vous, père Paul, pour mener cette vie ? – Ah ! me répondit-il, Dieu a tant souffert pour moi ; est-ce trop que je fasse quelque chose pour son amour ? Il répondit plusieurs fois de la même manière à des questions semblables que je lui fis. » Paul avait toujours son amour crucifié devant les yeux et dans son cœur ; c’est là qu’il puisait sans cesse de nouvelles forces pour se soutenir au milieu de ses travaux et ne pas succomber aux attaques, ne pas reculer devant les obstacles. Il exécutait fidèlement les desseins de la divine Sagesse. Uni au divin Rédempteur et les regards constamment fixés sur lui, il vivait d’une vie de foi et d’amour, d’une vie de compassion pour le Fils de Dieu fait homme qui nous a tant aimés et qui a pris plaisir à endurer de si cruelles souffrances pour nous.

 

 

CHAPITRE 17.

DÉVOTION EXTRAORDINAIRE DU PÈRE PAUL ENVERS LA TRÈS SAINTE VIERGE, ET ENVERS LES ANGES ET LES SAINTS.

 

La sainte Mère de Dieu peut être appelée à juste titre la patronne des ordres religieux ; à cet égard on peut lui appliquer cette parole de l’Écriture : « On m’a faite la gardienne des vignes. » (Cant. 1.) Les ordres religieux ne sont-ils pas en effet ces vignes choisies que la main du Seigneur a plantées dans l’Église et qu’il arrose de l’abondance de ses grâces ? Cette tendre Mère leur témoigne bien d’ailleurs son affection par la protection puissante dont elle les couvre, par le soin qu’elle en prend, par les grâces qu’elle leur obtient. Toutes les religions l’ont donc toujours reconnue pour leur Mère et leur souveraine Protectrice, parce qu’elles reçurent d’elle mille faveurs signalées. Cependant il en est quelques-unes qui font profession d’être spécialement obligées envers la Reine du ciel, parce qu’elle-même a paru leur donner origine, soit en inspirant l’idée de l’institut, soit en indiquant la forme du costume, soit en intervenant de quelque autre manière dans leur établissement. La petite congrégation des pauvres Clercs Déchaussés de la Passion de Jésus-Christ lui est redevable d’une faveur de ce genre ; la Mère de Dieu ayant daigné apparaître au père Paul choisi de Dieu pour cette œuvre, et lui faire voir l’habit de deuil et de pénitence dont lui et ses compagnons devaient être revêtus. Ce fut aussi cette aimable Mère qui l’appela à mener une vie retirée et pénitente dans la solitude du mont Argentario. Toujours elle a protégé la congrégation, et c’est grâce à sa médiation si puissante et si douce, qu’elle a obtenu les faveurs qui ont contribué à l’établir et à la consolider. Nous en parlerons un peu plus tard.

Le père Paul voyant que la sainte Vierge se montrait si bonne Mère pour lui, s’efforça de son côté de mériter sa bienveillance et de répondre à ses bontés par un amour filial. Après Dieu, c’est à elle qu’il avait voué son cœur. Tout son désir, sa joie, ses délices étaient de rendre à cette grande Reine des hommages qui lui fussent agréables. Chaque jour, il récitait le saint Rosaire avec une dévotion extraordinaire, et jamais il ne voulut l’omettre, même sur son lit de mort. Chaque année, le 15 d’août, il lui offrait comme tribut cette heure d’oraison, qu’on appelle l’heure du Rosaire ; il l’avait fixée de 3 à 4 heures du matin. Dans ses maladies même, il observait toujours cette pieuse pratique ; il priait très instamment son infirmier de ne point manquer de l’éveiller pour cette heure-là et de régler le réveille-matin en conséquence, tant il craignait de n’être pas exactement éveillé pour lors, bien qu’il dormît très peu.

Chacune des fêtes de la très sainte Vierge était pour lui un jour de récollection plus parfaite, de piété, de ferveur. Il avait une dévotion spéciale à son Immaculée Conception et professait hautement sa croyance sur ce point. « Causant un soir avec nous autres étudiants, dit à ce sujet un religieux qui a témoigné au procès, la conversation tomba sur l’Immaculée Conception, et il dit à plusieurs reprises en ma présence : Jusqu’ici ce point n’a pas été déclaré de foi par la sainte Église ; mais je donnerais volontiers mon sang et ma vie au milieu des tourments pour sa défense ; et si je ne devenais pas martyr de cette manière, au moins je suis sûr que je procurerais beaucoup de gloire à cette grande Reine, et quel ne serait pas mon bonheur, si cela pouvait être ! »

On voit dans une de ses lettres les beaux sentiments que lui inspirait la fête de la Nativité de la sainte Vierge : « Le grand cœur de Marie enfant, dit-il, est, après le cœur de Jésus, le roi de tous les cœurs ; il a aimé et il aime Dieu plus que tout le paradis ensemble, je veux dire, plus que tous les Anges et les Saints passés, présents et futurs. Désirez donc d’aimer Dieu comme le cœur de cette sublime Enfant, et pour cela jetez-vous en esprit dans ce beau cœur et aimez le Souverain Bien par ce cœur très pur, avec l’intention d’exercer toutes les vertus qu’il a pratiquées. » Il se préparait par des neuvaines très ferventes aux fêtes de la Présentation de Marie au temple et de sa glorieuse Assomption dans le ciel. L’Église de la retraite du mont Argentario étant dédiée sous le titre de la Présentation, il voulait que toute la communauté fît la neuvaine avec lui, et voici la méthode qu’il prescrivit pour cela : on exposait le Saint-Sacrement, et entre autres prières, il faisait chanter le psaume LXVème : Jubilate Deo omnis terra, psalmum dicite nomini ejus. Ce psaume lui rappelait les voies par lesquelles Dieu l’avait conduit et les grâces singulières qu’il avait obtenues de la protection de Marie en toute circonstance. Il faisait tout son possible pour se trouver à la retraite de la Présentation pendant cette neuvaine. Que de fois, étant déjà avancé en âge et tout estropié, il partit de la retraite de Saint-Ange ou de Sainte Marie du Hêtre, par des chemins et des temps détestables, en plein mois de novembre, pour se rendre au mont Argentario et y célébrer cette fête avec plus de recueillement ! Il n’est pas aisé de redire dans quels sentiments de piété et de tendresse il la célébrait. Son cœur semblait se fondre comme la cire devant le feu, tant était vif son amour, vive sa reconnaissance envers sa bonne Mère. A l’approche de la fête, il ressentait une joie et une allégresse intérieures si grandes que la température même de la montagne lui semblait plus douce, selon cette parole du prophète Joël : (III, 8.) « En ce jour-là, les montagnes distilleront le miel et les collines répandront du lait. – Le jour de la Présentation, dit-il avant de mourir, a toujours été à mes yeux un jour très solennel et très saint. » On le voyait alors pénétré de la plus tendre dévotion ; il aimait à répéter que ce saint jour était l’heureux anniversaire de sa sortie du siècle ; c’est en ce jour même qu’il voulait prendre l’habit de la passion et se consacrer à Dieu, à la fleur de l’âge, à l’imitation de cette grande Reine qui, en se présentant au temple, offrit un sacrifice si agréable au cœur de Dieu.

Il célébrait chaque année avec non moins de piété la glorieuse Assomption de la très sainte Vierge, et employait quarante jour à s’y préparer ; il appelait cela le carême de Notre-Dame. Alors il récitait chaque jour le Rosaire en entier, et pratiquait diverses mortifications, entre autres, l’abstinence de toute espèce de fruits, abstinence dont il ne voulut jamais se relâcher, bien que le fruit fût presque la seule nourriture qui convînt à son estomac. Toujours ami de la mortification, le bon père ne manquait pas de vaincre et de contrarier son goût naturel, nonobstant les dégoûts, les douleurs, la faiblesse où il était réduit. Ainsi quand le frère infirmier lui apportait quelque fruit hors le temps de son carême de la Vierge, il témoignait l’aimer ; mais par esprit de mortification, il n’en mangeait que la moitié ou le tiers, et il laissait le reste de l’air le plus naturel pour dissimuler son motif. Mais pendant le dit carême, il en faisait complètement le sacrifice à sa grande Reine. Ni l’aversion qu’il avait pour toute autre nourriture, ni ses nausées, ni le besoin de se soutenir, surtout les dernières années de sa vie, lorsque la faiblesse était au comble et les maux plus habituels, nulle considération enfin ne put le décider à se dispenser de cette pieuse pratique, de ce sacrifice qu’il aimait tant à offrir à la sainte Vierge. Une fois, entre autres, c’était en 1767, à peine remis d’une maladie mortelle et au milieu d’une convalescence fâcheuse, étant privé d’appétit, on vint lui présenter une très belle pomme ; c’était précisément le fruit qu’il aimait le plus ; mais comme c’était son cher carême, le serviteur de Dieu toujours attentif à plaire à sa bonne Souveraine, refusa absolument d’y toucher, et mêlant, comme il savait si bien le faire, la gaîté à la mortification, il dit à un de nos prêtres qui était présent : « Voyez-vous, je suis comme ce fameux chef de brigands qui ne voulait pas faire gras le mercredi, parce que, disait-il, c’est le jour de saint Antoine ; et cependant il revenait précisément d’avoir commis un meurtre. » Le père Paul parlait de la sorte, se croyant le plus grand des pécheurs. On peut inférer d’une de ses lettres combien son exemple avait d’efficacité en fait de mortification. « Il suffira, écrivait-il à l’un des supérieurs, de commencer le 1er du mois d’août à s’abstenir de fruit, si on veut ; mais tous le voudront parce que tous ont une grande dévotion envers notre bonne dame et mère Marie. » Les neufs jours qui précèdent l’Assomption, il les consacrait à une fervente neuvaine, pendant laquelle il ajoutait à ses pénitences et à ses mortifications. Il engageait tous ses religieux à pratiquer les mêmes choses, comme c’est aujourd’hui l’usage dans toute la congrégation. Le jour de la grande fête ou du triomphe de la Reine du ciel et de la terre, le cœur du bon père était toute joie et toute dévotion. Son extérieur le témoignait assez, surtout pendant la sainte messe qu’il chanta chaque année aussi longtemps qu’il en fut capable ; ce n’était cependant pas sans difficulté, parce que d’ordinaire il ne faisait que pleurer de tendresse et de joie. Il voulait qu’en ce jour toute la communauté fût dans une sainte allégresse ; il désirait qu’on accordât quelque chose de plus au repas et qu’on y servît des fruits, et disait d’en manger par dévotion. Les lettres qui nous sont heureusement restées de lui, et qu’il écrivait à l’occasion de cette solennité, sont un témoignage éclatant de sa grande dévotion pour cette fête. « Bientôt, dit-il, nous célébrerons le triomphe de la très sainte Vierge. Mais comment vous en parler ? Les richesses de cette grande Reine sont immenses ; c’est un océan de perfection dont celui-là seul peut sonder la profondeur, qui l’a comblée de tant de grâces. Cette grande blessure d’amour qu’elle reçut dès le premier instant de son Immaculée Conception, alla toujours en s’élargissant le reste de sa vie, et pénétra si profondément, qu’enfin elle détacha sa très sainte âme de son corps. Ainsi c’est une mort d’amour et plus douce que la vie même, qui mit fin à cette douleur immense qu’elle souffrit toute sa vie, non seulement pendant la passion de Jésus, mais encore en voyant les offenses et les ingratitudes des hommes envers la divine Majesté. Faisons donc fête et réjouissons-nous en Dieu à cause du grand triomphe de Marie, notre Reine et notre Mère ; réjouissons-nous de la voir élevée au-dessus des chœurs des anges et placée à la droite de son divin Fils. Vous pouvez vous réjouir des gloires de Marie dans le cœur sacré de Jésus et même l’aimer par ce divin cœur, et si Jésus vous le permet, envolez-vous dans le cœur Immaculé de Marie ; réjouissez-vous avec elle, soyez dans l’allégresse en voyant que ses souffrances et ses peines si grandes ont pris fin ; demandez-lui la grâce de demeurer toujours plongée dans cet océan immense de l’amour divin, d’où est sorti cet autre océan des souffrances de Jésus et des douleurs de Marie. Laissons-nous pénétrer de ces souffrances, de ces douleurs ; laissez bien s’aiguiser l’épée, la lance, le dard, afin que la blessure de l’amour soit plus profonde ; plus elle sera profonde, plus tôt la prisonnière sortira de sa prison. Je suis un abîme de ténèbres et je ne sais parler de ces merveilles… Qui veut plaire davantage à Marie, doit s’humilier et s’anéantir plus profondément ; car Marie fut la plus humble de toutes les créatures, et c’est pour cela qu’elle a plu davantage à Dieu. »

« La grande solennité des triomphes de notre bonne Mère approche, disait-il dans une autre lettre. O douce mort ! Cette grande Reine est morte d’amour, mort plus désirable que la vie. Ah ! dans ce saint jour recommandez-lui beaucoup le pauvre Paul ! Je ne désire rien que d’être tout transformé dans le bon plaisir de Dieu. »

La Mère de toute bonté avait coutume de le récompenser richement, mais de la façon dont sont récompensés les vrais amis de Jésus crucifié, c’est-à-dire, qu’elle lui procurait des occasions d’exercer sa patience et d’épurer sa charité dans les tribulations et les peines. D’ordinaire, les plus grandes épreuves qu’eût le père Paul, c’était pendant ses neuvaines ou pendant son carême de la Vierge. Tantôt il se voyait cloué sur son lit, tantôt il était accablé de peines extérieures, contradictions, persécutions, attaques cruelles des démons, tantôt il éprouvait d’horribles délaissements et des désolations intérieures très pénibles ; aussi disait-il, instruit par l’expérience : « Nous voici maintenant au carême de Notre-Dame. » Cependant, la bonne Mère parut le traiter plus doucement et lui donner même de grandes consolations dans les dernières années de sa vie. En 1769, la veille de l’Assomption, au soir, Clément XIV, de sainte mémoire, lui envoya son confesseur pour lui dire qu’il lui avait accordé l’approbation de l’institut et la confirmation des règles. Le bref ne tarda pas en effet à lui être expédié, et il reçut la bulle dans l’octave de la Présentation de la sainte Vierge. C’est ainsi encore qu’en 1773, la même veille de l’Assomption, le même pontife lui adressa la minute du bref contenant l’acte de concession de la basilique et du couvent des Saints Jean et Paul. Enfin en 1775, le serviteur de Dieu ayant présenté une supplique à Sa Sainteté Pie VI, pour la nouvelle approbation de l’institut et des règles, ce fut encore une fois la veille de l’Assomption que l’affaire fut terminée et l’expédition de la bulle résolue. Ces nouvelles faveurs ne firent qu’augmenter toujours davantage son amour et sa dévotion pour la très sainte Vierge.

Afin de lui donner des témoignages durables de sa filiale affection, il voulut que plusieurs des églises de la congrégation lui fussent dédiées. La première qu’il bâtit au mont Argentario était sous le titre de la Présentation de la sainte Vierge au Temple ; il en fut de même de l’église du premier monastère des Passionistines à Corneto. Deux autres furent dédiées à Notre-Dame des douleurs. Quand on offrait au père Paul des églises portant le nom de Marie pour y annexer une de ses maisons, il les acceptait avec grand plaisir parce que la nouvelle fondation était mise de cette manière sous la protection de sa bonne Mère. Enfin, là où était Marie, là on l’honorait d’un culte spécial, il s’y trouvait plus heureux, parce que toutes ses espérances, après Jésus, étaient dans sa divine Mère.

Quand il fit la première fois le grand vœu par lequel notre congrégation se distingue, quand il posa, pour ainsi dire, la pierre fondamentale de l’institut, il le fit par une disposition providentielle dans une chapelle très pieuse dédiée à la très sainte Vierge, où l’on vénère une de ses images, attribuée à saint Luc. C’était dans un de ses premiers voyages à Rome. Étant un jour entré dans la basilique de Sainte Marie Majeure et se trouvant devant cette sainte image qu’on y vénère dans la chapelle Borghèse, il se sentit doucement inspiré de faire pour la première fois le vœu d’étendre parmi les fidèles la dévotion à la passion de Jésus-Christ, et de s’employer à réunir des compagnons dans le même but. Il mit ce vœu entre les mains de Marie avec une extrême consolation et avec la confiance de le remplir fidèlement par son intercession. Nous voyons là autant de preuves de sa grande dévotion envers sa souveraine Bienfaitrice. Du reste, pour juger de son amour filial envers elle, il suffisait de le considérer, quand il prononçait ou entendait le saint nom de Marie. Il se découvrait aussitôt et inclinait la tête avec le même respect que s’il eût été aux pieds du trône de cette grande Reine ; il exhortait les autres à pratiquer la même chose, quand on prononçait le saint nom de Marie. Venait-il à en parler, ce qui était très fréquent, on ne peut dire quelle confiance il savait inspirer pour elle. « Marie remédiera à tout cela, » disait-il d’un ton pénétré, ou bien il se servait d’autres paroles qui n’exprimaient pas moins sa confiance que son amour et son respect profond. Dans tous ses besoins, il recourait avec un parfait abandon à sa tendre Mère et il demandait à d’autres de la prier pour lui, les engageant à le faire avec une vive confiance. Dans ses prédications, il en parlait dans les termes les plus respectueux, et avait un plaisir indicible à exalter ses perfections ; il eût voulu que chacun professât pour elle une grande dévotion.

Mais par-dessus tout, il avait un profond sentiment des douleurs de cette sainte Vierge. Il portait toujours le scapulaire de Notre-Dame des douleurs, et dans ses missions, il excitait les peuples à être dévot à ses souffrances. Bien qu’il n’eût pas coutume de faire des processions, il conduisit quelquefois ses auditeurs à une église où l’on vénérait Notre-Dame des Douleurs, afin d’inspirer plus efficacement cette dévotion. C’est ce qu’il fit à Ischia la première fois qu’il y donna la mission ; il alla avec tout le peuple visiter l’église des Serviteurs de Marie, et, de la porte, il fit un discours très pathétique, pendant lequel il versa des larmes abondantes et se donna une rude discipline. Tout cela fit une impression si forte, que depuis lors le peuple de cet endroit n’a pas cessé de témoigner une piété et une compassion singulières envers Notre-Dame des douleurs.

Il recommandait à tout le monde en général de méditer avec beaucoup d’affection les peines qu’elle a endurées. Il mettait un zèle égal à promouvoir la dévotion envers la passion du Fils et les douleurs de la Mère : « Si vous allez au crucifix, disait-il, vous y trouvez la Mère, et d’autre part, là où est la Mère, là est aussi le Fils. » Il y avait certes de quoi attendrir les cœurs les plus durs, quand il parlait des douleurs cruelles de Marie. Il les méditait et les pesait avec une piété filiale, une compassion, une dévotion très tendre. Quelquefois il faisait un dialogue amoureux entre la Mère et le Fils, mais d’une manière si saisissante que les auditeurs fondaient en larmes. Il comparait les douleurs du Fils et de la Mère à deux océans, dont l’un passait dans l’autre : « La douleur de Marie, ce sont ses propres paroles, est comme la mer Méditerranée, car il est écrit : Votre douleur est grande comme la mer. De cette mer, on passe à une seconde mer sans limites, c’est la passion de Jésus, au nom de qui le prophète royal a dit : je suis entré dans la haute mer. C’est là que l’âme s’enrichit, en pêchant les perles très précieuses des vertus de Jésus et de Marie. »

Les deux étaient inséparablement unis dans sa bouche : « Mes espérances, disait-il, reposent sur la passion de Jésus-Christ et sur les douleurs de Marie. » Ces discours toujours répétés étaient toujours nouveaux dans sa bouche, parce qu’il y mettait toujours un sentiment nouveau qu’il tirait d’un fond inépuisable. Le plus souvent on le voyait alors fondre en larmes et changer de couleur, tantôt pâle, tantôt enflammé ; il laissait échapper des cris qui sortaient du fond de ses entrailles : « Ah ! pauvre Mère ! ah ! tendre Mère ! » Le Vendredi Saint, ainsi que nous l’avons déjà dit, il était si accablé de douleur, si pénétré des amertumes de ce grand jour, qu’il était incapable de prendre sa nourriture. On lui a entendu dire bien des fois que le comble de la douleur pour Marie fut de voir son cher Fils inanimé dans ses bras. O douleur au-dessus de toute douleur ! s’écriait-il alors avec l’accent de la pitié la plus tendre, et les gémissements couvraient sa voix. Lui-même a raconté à ce sujet que la sainte Vierge avait apparu un jour à quelqu’un, recevant le corps tout meurtri de son cher Fils entre ses bras. Les traits de la Vierge étaient ceux de la mort, tant la souffrance les avait altérés. Nous ne savons pas précisément qui eut cette vision. Cependant il y a un passage dans les procédures de la canonisation qui paraît indiquer que ce fut le père Paul lui-même. Le serviteur de Dieu s’entretenant un jour avec un ecclésiastique de ses amis de la passion du Sauveur et des souffrances de Marie, tira de sa manche une petite esquisse représentant la Vierge des douleurs. Cette esquisse avait été faite par un artiste excellent et fort pieux qui, à la demande du serviteur de Dieu, avait mis tout son talent à représenter la Mère affligée. Or, le père Paul, le visage en feu : « Tenez, dit-il à cet ecclésiastique, je vous la donne. Mais on n’y voit pas comme il faudrait la douleur de Marie ; je l’ai vue bien plus affligée. » A ces mots, il lui donna la sainte image. Elle se conserve encore aujourd’hui au monastère des carmélites de Vétralla. Il plut encore à cette très sainte Mère d’apparaître au père Paul tout affligée comme au temps de la passion. C’était dans les dernières années de sa vie, lorsqu’il résidait à Saint-Jean-et-Paul. Un jour, après la messe, pendant son action de grâces, elle se montra à lui, avec un glaive plongé dans le sein et les larmes aux yeux. Ensuite lui parlant de ses douleurs, elle lui en donna une connaissance si vive et dans des termes si attendrissants qu’un cœur de roche en eût été brisé. Elle lui fit comprendre de plus en plus qu’elles avaient été excessivement vives à cause du très ardent amour qu’elle avait pour son Fils et de l’incomparable étendue de son esprit, capable de contenir un océan de douleurs. Elle se plaignit de la fausse dévotion de ceux qui prétendent être ses serviteurs et qui outragent horriblement son Fils par leurs péchés. Elle l’exhorta avec instance et tendresse à continuer de propager la dévotion à la passion de son Fils et à ses douleurs. Ensuite cette Mère de miséricorde, voulant venir au secours d’un pauvre prêtre dont la conscience était dans un fort triste état, révéla la chose au père Paul, et ce prêtre étant venu le voir, le serviteur de Dieu lui dit d’un ton assuré : « Vous avez à mes yeux la laideur d’un démon. » A ces mots, le coupable rentra en lui-même, et reconnaissant son malheureux état, se jeta, confus et repentant, aux pieds du père et lui promis d’amender sa vie. Cet ecclésiastique prouva ainsi la vérité de l’apparition de la Mère des douleurs qui voulait le retirer de la voie de la perdition. On comprend comment après de telles visions, le père Paul ait été rempli d’une connaissance si vive des douleurs de Marie et qu’il en ait parlé d’une manière si affectueuse et si touchante.

Convaincu du prix inestimable de la dévotion envers la sainte Vierge, il désirait ardemment procurer un si riche trésor à tous ses enfants. Aussi il ne négligeait rien pour la leur inspirer. « Qu’ils aient soin, dit-il dans ses règles, de prendre pour leur principale patronne la bienheureuse Mère de Dieu toujours Vierge, et d’avoir envers elle la dévotion qui lui est due ; qu’ils se rappellent souvent les amères douleurs qu’elle a endurées pendant la passion et à la mort de son Fils, et que par leurs exemples et leurs discours ils tâchent d’exciter les autres à être dévots envers elle. » Il exhortait ses religieux à avoir une dévotion spéciale à la Mère de chasteté, afin de se conserver toujours purs. « Qu’ils se tiennent recueillis en Dieu, dit-il encore dans ses règles, et qu’ils marchent toujours munis d’une filiale et ardente piété envers la Mère de Dieu ; qu’ils tâchent d’imiter ses sublimes vertus et qu’ils implorent sa puissante protection au milieu de leurs dangers. » Pour engager cette bonne Mère à protéger sa congrégation, il voulut que tous les soirs, avant d’aller prendre son repos, on récitât en commun dans chaque retraite, le saint Rosaire avec les litanies et l’antienne : Tota pulchra es, Maria, afin que la journée se terminât saintement par l’offrande de cette couronne de fleurs mystiques à la Reine du ciel, et que chacun allât plus tranquillement se reposer sous sa tutelle. Il régla en outre que chaque jour, après les vêpres et la lecture spirituelle, les novices feraient une procession dans l’intérieur de la maison, en récitant le chapelet ; par là il voulait placer de bonne heure sous la garde de cette Reine céleste, ces jeunes plantes encore faibles dans la vertu et les exercices de la vie religieuse. C’était un bien grand sujet de joie pour lui de voir fleurir parmi ses enfants la dévotion à la sainte Vierge. Afin de nous exciter à la récitation du Rosaire et au recours à Marie, il prit soin de nous faire participer aux indulgences accordées par les Souverains Pontifes. Quelques semaines avant sa mort, il obtint du père Jean-Thomas-Marie Boxadors, alors général de l’ordre célèbre des prédicateurs, l’autorisation d’ériger la confrérie du Rosaire au noviciat, avec faculté pour le maître des novices en fonction d’inscrire tous nos religieux qui désireraient profiter de cet avantage. Il était touchant de voir le pauvre vieillard, tout épuisé comme il était dans cette dernière maladie, parler avec tant de chaleur et de vivacité au père général et témoigner un si vif intérêt pour le bien de ses enfants. A cette occasion, il dit à ce même père qu’il laissait notre pauvre petite congrégation sous la protection de l’ordre de Saint-Dominique, si cher à la sainte Vierge. Il fut très consolé d’avoir pu entretenir ce digne supérieur pour lui recommander avant de mourir sa congrégation naissante.

Lorsqu’il eut reçu le saint Viatique, le 30 du mois d’août, il notifia à tous ses chers enfants qu’il les laissait sous le manteau de Marie sa tendre Mère. Voici ses expressions dont chacun de nous doit conserver fidèlement le souvenir. « Vous, ô Vierge immaculée, Reine des martyrs, je vous en conjure par les douleurs que vous avez endurées pendant la passion de votre aimable Fils, donnez-nous à tous votre maternelle bénédiction ; je les mets et les laisse tous sous le manteau de votre protection. » Comme nous l’avons marqué plus haut, il désirait que les religieux de la Passion eussent à cœur de propager la dévotion à la sainte Vierge ; il leur en fit un devoir indispensable dans ses règles : « Il faudra aussi, dit-il, en parlant des missionnaires, que nos religieux travaillent à inspirer aux fidèles une piété filiale envers la sainte Vierge, Mère de Dieu. » Oh ! qu’il fut heureux ce bon père d’avoir tant d’estime pour cette dévotion ! Voilà comment il trouva Marie si bienveillante et si charitable à son égard, et comment avec Marie, il trouva la vie et le salut qui viennent de ce Dieu qui a daigné devenir son Fils. Qui me invenerit, inveniet vitam et hauriet salutem a Domino. » (Prov. VIII.)

Le père Paul désirait se faire beaucoup d’amis dans le ciel et avoir grand nombre d’intercesseurs auprès de Dieu. Sachant d’ailleurs combien les prières des saints sont puissantes et se défiant extrêmement de sa propre indignité, il résolut de se procurer parmi les anges et les saints des avocats qui intercéderaient en sa faveur. Il honorait d’un culte spécial l’archange saint Michel, prince de la milice céleste ; il le choisit pour protecteur de sa congrégation et ordonna que chaque soir après le chapelet, on dirait en son honneur l’antienne : Princeps gloriosissime, etc., avec l’oraison correspondante. Pour exciter ses enfants à cette pieuse pratique, le bon père racontait qu’à l’époque de la fondation de la retraite de la présentation au mont Argentario, fondation qui fut assez combattue, une sainte âme vit l’archange saint Michel, se tenant debout sur un globe de feu, l’épée à la main, comme pour prendre la défense de la congrégation naissante et de la nouvelle retraite. C’est en mémoire de cette apparition qu’on érigea un autel en l’honneur de saint Michel dans cette première église.

Il avait aussi une dévotion singulière aux anges gardiens et surtout au sien. Partout où il allait, il saluait les anges gardiens du lieu. Lorsqu’il montait en chaire à l’occasion d’une mission, il saluait les anges gardiens du peuple et les priait d’assister ses auditeurs ; il disait qu’il avait été parfaitement secondé par ces bienheureux esprits, et qu’ils avaient grandement coopéré au fruit de ses prédications. A la maison, quand il rencontrait les religieux, il commençait par saluer leurs anges gardiens. Plusieurs fois ceux qui n’étaient pas dans le secret remarquèrent qu’à son arrivée en récréation, il faisait une profonde révérence aux religieux, et cela d’un air joyeux et qui respirait la dévotion. Le bon père s’apercevant que cela causait de la surprise, leur dit avec autant de sincérité que de grâce qu’il en agissait ainsi principalement par respect pour les anges gardiens qui se trouvaient à leurs côtés. Il voulait que chacun de ses religieux eût une grande dévotion pour son bon ange. Il introduisit la pieuse pratique de saluer les saints anges au commencement de la récréation du matin et du soir, en récitant l’antienne, sancti Angeli custodes nostri etc., avec l’oraison. Afin d’augmenter encore la dévotion et la confiance envers eux, il aimait à rappeler les services que lui avait rendus le sien. Un jour, étant à prêcher, une des planches de l’estrade se rompit à l’improviste sous ses pieds, au plus fort de la prédication ; dans sa chute, il aurait dû donner de la tête contre une pierre et peut-être rester sur le coup ; mais une main invisible lui soutint la tête et il tomba sans aucune violence. Quand il racontait ce trait, il ajoutait les larmes aux yeux : « Et cependant j’ai toujours été et je suis encore un ingrat, après tant de bienfaits dont Dieu m’a comblé. » Ce ne furent pas les seules faveurs que notre Bienheureux reçut des saints anges. Il se rendait une fois à la retraite de la présentation au mont Argentario ; c’était pendant l’hiver. Après avoir fait une partie de la route, la fatigue de la marche, l’épuisement de ses forces, et outre cela une attaque de nerfs à laquelle il fut sujet toute sa vie, faillirent le faire évanouir. Il dut se jeter à terre, sans pouvoir continuer sa route. Cependant plein de confiance en Dieu : « Seigneur, lui dit-il, je ne voudrais pas mourir en ce lieu, privé de l’assistance de mes religieux. » En même temps, il s’abandonne totalement entre les bras de l’aimable Providence, lorsque tout à coup il se sent soulever de terre par une main invisible ; il ouvre les yeux et voit deux anges pleins de beauté. O grande providence du Seigneur ! s’écrie-il dans le ravissement de sa joie. Porté par ces anges, il se trouve en un instant dans l’enclos de la retraite, sans s’apercevoir du chemin.

Une autre fois, il voyageait en compagnie de son frère Jean-Baptiste par un hiver fort rigoureux ; les campagnes étaient couvertes de neige ; la route longue, difficile et pénible. Au moment d’entreprendre ce voyage, le serviteur de Dieu éprouvait de la répugnance, mais comme il s’agissait de la gloire du Seigneur, il n’en tint aucun compte et se mit en route. Son compagnon le précédait par de fort mauvais chemins et lui frayait la voie ; mais à force de marcher, le froid, la faiblesse, la fatigue réduisirent enfin l’un et l’autre au point de ne pouvoir plus continuer. Si le père Paul souffrait pour son propre compte, il était encore plus affecté de voir souffrir son pauvre frère. Dans cette extrémité, il recourut avec une vive confiance aux saints anges, leur demandant humblement assistance ; et voilà que soudain une main invisible le saisit et le transporte immédiatement au terme de son voyage. N’y trouvant pas son compagnon, une première faveur lui inspira la confiance d’en demander une seconde ; il sollicita la même assistance pour son frère. Ces bienheureux esprits, toujours si charitables, ne tardèrent pas à le satisfaire pleinement. Le père Jean-Baptiste se trouva bientôt en sa présence. Paul lui demanda s’il n’avait pas souffert en chemin ; celui-ci lui répondit, qu’après sa disparition, il n’avait plus souffert, parce qu’une force invisible l’avait mis à destination. Encouragé par des marques si prodigieuses de bienveillance, le serviteur de Dieu recourut toujours dans la suite avec une grande confiance aux saints anges. très souvent il lui arrivait, étant en voyage, de ne pas savoir quel chemin choisir entre plusieurs ; il avait coutume alors de se mettre à genoux pour dire un Pater et un Ave en l’honneur de son ange gardien ; puis, prenant le chemin qu’il se sentait porté de choisir, il arrivait heureusement au but.

Parmi les saints, il avait choisi pour son protecteur particulier et principal, saint Joseph, le chaste époux de la Vierge et le grand maître de la vie intérieure et de l’oraison. Lorsqu’il bâtit un noviciat distinct de la retraite de la Présentation au mont Argentario, il voulut que l’église en fût dédiée à ce glorieux patriarche, pour le conjurer d’être le protecteur de ces pieux jeunes gens et leur maître dans les voies spirituelles. Il honorait aussi d’un culte spécial saint Pierre, le prince des apôtres et saint Paul, ce vase d’élection choisi pour porter le nom de Jésus-Christ dans le monde entier et pour prêcher les gloires de sa croix ; saint Luc, ce grand modèle de mortification ; saint Biage, patron de la ville d’Orbetello ; saint François, la vive image de Jésus crucifié. Chaque fois qu’il se trouvait à la retraite de Saint-Ange, à la fête de ce grand saint, il allait d’ordinaire lui offrir ses hommages dans l’église des pères capucins de Vétralla. Parmi les saintes, il avait une dévotion très spéciale à sainte Marie-Madeleine ; il chantait la messe le jour de sa fête et en fit une solennité pour la congrégation. Pour exciter les autres à partager ses sentiments, il avait coutume de dire qu’après la sainte Vierge, cette grande sainte a été de toutes les femmes celle qui a le plus aimé Dieu. Il honorait aussi sainte Catherine de Gênes, ce grand prodige d’amour divin.

Le serviteur de Dieu assistait toujours aux neuvaines qui se faisaient en l’honneur de la sainte Vierge ou des autres saints ; il y était dans une contenance et un recueillement touchants. S’il ne pouvait marcher, il se faisait porter à bras ou sur un siège, et lorsqu’il était retenu au lit, il disait à l’infirmier qui lui demandait la permission de se rendre à ces exercices : « Oui, allez et priez pour moi ; j’y assisterai en esprit. » Il tenait le même langage en l’envoyant aux litanies qui se chantent chez nous tous les samedis. C’est ainsi qu’en toute rencontre, il témoignait sa piété et sa vénération pour les saints. Comme la vraie piété ne néglige rien de ce qui peut contribuer à l’honneur de Dieu et des saints, il avait aussi un grand respect pour les reliques. Les corps des saints ont été les membres vivants de Jésus-Christ, les temples du Saint-Esprit ; il voulait pour ce motif que leurs reliques fussent conservées décemment dans l’église et il ne souffrait pas qu’on les portât sur soi sans le respect convenable. De temps en temps, on les donnait à baiser à la communauté, et le bon père qui se trouvait hors d’état de descendre à l’église, mais qui conservait jusque dans la vieillesse toute la vivacité de sa dévotion, demandait qu’on eût la charité de les lui porter. Voilà comment le serviteur de Dieu tâchait de se ménager au ciel des amis, espérant qu’ils l’accueilleraient avec bonté, lors de son départ de la vallée des larmes pour le tabernacle de l’éternel repos.

 

 

CHAPITRE 18.

DE LA PRUDENCE DU BIENHEUREUX PAUL.

 

La prudence dont le Seigneur orna l’âme de son serviteur, fut cette prudence vraie et excellente que l’apôtre saint Paul a décrite, lorsqu’il réprouve et déteste la vaine et funeste prudence du siècle. Ce fut cette prudence surnaturelle qui met le salut et les biens éternels incomparablement au-dessus des biens frivoles et passagers d’ici-bas ; cette prudence à l’œil limpide et clair qui sait discerner exactement ce qu’il faut faire et donne à la vertu cette grâce et ce charme qui plaisent tant à Dieu et aux hommes. Le cœur de Paul ne voulait que Dieu ; aussi était-il sans cesse occupé à chercher la voie droite qui conduit à lui et les moyens de faire sa sainte volonté. Ayant été appelé dès son jeune âge à une vie de retraite et de prière, il renonça à tout ce qui pouvait mettre obstacle à sa vocation ; il s’éloigna du monde, du bruit et du tumulte des affaires, et s’appliqua dans le silence de la solitude à chercher jour et nuit son Dieu et à orner son âme de vertus. Plus tard, comme nous l’avons vu, il se mit à composer une règle pour la congrégation que le Seigneur voulait fonder par son moyen. Or, dans cette règle, il ne montre pas moins sa prudence, sa sagesse et la suavité de son esprit, que son amour pour Dieu et le zèle dont il brûlait pour sa gloire. Tout y conspire merveilleusement à faire des religieux de sa congrégation, des hommes entièrement morts au monde et animés de l’esprit de Jésus-Christ, des ouvriers dignes de la confiance des évêques et capables de prêcher la pénitence, en réveillant le souvenir presque éteint de la passion et de la mort du Sauveur. Cette règle, il est vrai, prescrit de se lever la nuit pour chanter les louanges de Dieu, de coucher sur la paille, de jeûner fréquemment ; elle impose encore plusieurs autres austérités pénibles à la nature ; mais en revanche, elle offre des encouragements si puissants et des secours si efficaces pour la vie spirituelle, que le religieux fidèle trouve son bonheur à les observer. La multiplicité des exercices ne le fatigue pas ; leur succession étant réglée par la sainte obéissance, l’un sert de préparation à l’autre, et tous se donnent réciproquement la main, tant ils sont sagement liés et coordonnés. Cependant, lorsque le père Paul composa cette règle, il ignorait tout à fait la discipline des autres ordres religieux, n’ayant jamais lu leurs constitutions ; c’était l’esprit de Dieu qui le guidait et lui communiquait cette prudence qui ne s’égare pas. Lorsque la petite congrégation eut fait des progrès, le nombre des religieux devenant assez considérable, le bon père sentit à merveille que, vu la faiblesse humaine, il n’y avait pas sujet d’espérer que tous auraient ou le courage ou la force de soutenir ce genre de vie dans toute sa rigueur. Lors donc qu’il agit de l’approbation et de la confirmation de la règle, il admit des adoucissements sur quelques points, persuadé qu’il faisait la volonté divine, en acquiesçant à l’avis et au désir des souverains pontifes Benoît XIV et Clément XIV.

Un point toutefois sur lequel il ne varia jamais, c’est que les fondations auraient lieu autant que possible dans des lieux solitaires. Il savait que les rapports trop fréquents avec les séculiers, quand ils ne sont pas justifiés par des motifs de nécessité ou d’utilité, sont très préjudiciables à la perfection. De là son empressement à regagner sa chère solitude, aussitôt ses missions terminées ; il venait s’y reposer et y retremper ses forces, afin de pouvoir travailler de nouveau au salut des autres sans compromettre le sien propre, ce qu’il craignait extrêmement. En homme qui sait profiter de tout, il avait appris et il s’était profondément convaincu par la chute de plusieurs autres, que c’est une nécessité pour les ouvriers évangéliques, de se retirer de temps en temps dans la solitude, après avoir travaillé pour le prochain. Voilà pourquoi il régla que nos maisons seraient situées dans des lieux écartés. En cela d’ailleurs, il se conformait à l’avis de Jésus-Christ aux Apôtres, au retour de leur mission : « Venez à l’écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu. » Scrupuleux observateur de cette règle, il tenait extrêmement à ce que nos religieux missionnaires suivissent son exemple. S’il en était autrement, disait-il souvent, nous serions bientôt comme ces lampes qui s’usent elles-mêmes, en éclairant les autres.

Jamais on ne pourra exprimer toutes les peines que lui coûtèrent l’établissement et la direction de la congrégation, qu’il poursuivit avec le plus grand succès. Il montra, sans y penser, dans le cours de cette entreprise, combien sa prudence était exquise. Parmi les sources où il puisait ses lumières, nous devons ranger en premier lieu l’oraison. Avant toute délibération, il recourait à Dieu, invoquait le secours de l’Esprit-Saint, qui est l’Esprit de bon conseil. Il avait coutume de dire à ce propos : « La vraie prudence, c’est la science des saints. » Dieu qui prend plaisir à exaucer les humbles et qui donne le bon esprit à ceux qui le demandent, l’assistait pour qu’il ne s’égarât point ; souvent même il répandait dans son esprit des lumières si vives et si abondantes, que ses directeurs avec qui il en conférait humblement, en étaient hors d’eux-mêmes. Monseigneur Émile Cavalieri entre autres, ce prélat, comme nous l’avons dit, d’un mérite, d’une sainteté et d’une science si remarquables, ne pouvait entendre le jeune Paul, sans être profondément touché et sans verser des larmes abondantes. Il lui dit un jour d’un ton plein d’assurance : « Mon cher Paul, cette entreprise vient de Dieu et vous la verrez réussir par des moyens auxquels vous n’auriez jamais pensé. » Il parlait ainsi de la congrégation, dont il eût désiré d’être un des premiers membres. Le père Paul, qui trouvait en Dieu la source de toute lumière, s’accoutumait de plus en plus à s’adresser à lui dans tous ses doutes. Ce n’est pas qu’il négligeât les moyens et les ressources que Dieu veut lui-même qu’on mette en œuvre et que sa bonté bénit. Il lisait donc attentivement de bons livres, surtout la sainte Écriture qu’il pesait avec soin ; il lisait de même l’histoire de l’Église et les vies des Saints, d’où, comme une abeille industrieuse, il tirait les traits les plus instructifs pour sa propre conduite et celle du prochain. Bien souvent et presque toujours, lorsqu’il n’était pas en prière dans sa cellule, il avait en mains un livre édifiant ou instructif. Un jour un frère en y entrant, le trouva occupé à lire un commentaire sur l’Écriture : « Eh bien, mon révérend père, lui dit-il ingénument, vous vous amusez ? – M’amuser ! répondit le serviteur de Dieu ; non certes, je lis pour mon bien spirituel. » En effet il lisait dan la vue de s’instruire toujours plus parfaitement des voies de Dieu, et comme il unissait à un esprit élevé une application sérieuse, il s’acquit un trésor de connaissances précieuses pour la pratique. Doué d’une mémoire très heureuse, il en tirait fort à propos les maximes et les enseignements utiles au prochain, et y joignait d’excellentes réflexions, pleines de sentiment. Ce n’est pas qu’il dît des choses nouvelles, mais la force et l’onction qu’il mettait dans ses discours, semblaient les rendre telles. Ainsi par exemple, pour quiconque est un peu versé dans la connaissance de l’histoire ecclésiastique ou de l’ascétique, la chute d’Origène est un fait bien connu ; cependant c’était un charme de l’entendre raconter par le saint vieillard. « Quand je considère la chute de ce grand homme, disait-il avec une sainte crainte et d’un ton pénétrant, je vois combien grande est la fragilité humaine ; je me représente l’homme, et je dis cela de nous tous, comme une boule de verre que la main de Dieu tient suspendue en l’air ; que cette main miséricordieuse l’abandonne un instant, elle tombe à terre, se brise en mille morceaux et on n’y pense plus. » Vérité bien utile pour nous porter à nous défier de nous-mêmes et à nous établir dans cette crainte salutaire qui est le solide fondement de toute sainteté.

Persuadé que celui qui compte trop sur son esprit et ses lumières, se trompe lui-même ou donne accès aux illusions du démon, le père Paul aimait extrêmement à prendre conseil. En toute circonstance, il recourait avec une humilité et une docilité singulières aux lumières des personnes sages ; il répétait souvent à ce propos ces deux sentences de l’Esprit-Saint : « Moi la sagesse, j’habite dans le conseil. – Mon fils, ne faites rien sans conseil. » (Prov. VIII. – Eccli. XXXII.) Déjà nous l’avons vu, lorsqu’il fut question d’établir sa congrégation, il n’agit que selon le conseil et la direction de son évêque et d’autres personnages animés de l’esprit de Dieu. Dans toute la suite de sa vie, il ne cessa de s’en rapporter aux avis de son directeur. Aussi longtemps que vécut son frère Jean-Baptiste, il se dirigea toujours d’après ses conseils, bien que celui-ci les lui fît souvent acheter au prix de bien grandes humiliations. Si on lui suggérait quelque sage avis, il s’y rangeait aussitôt avec une admirable docilité, se pliant sans peine à tout ce qu’on décidait ; il n’inclinait pas plus pour un parti que pour l’autre, mais tout joyeux de savoir ce qu’il avait à faire, il disait dans les sentiments d’une humble et cordiale reconnaissance : « Vous avez raison, c’est juste ; je suis un pauvre ignorant ; le bon Dieu ne m’a pas éclairé. » On l’eût pris pour un idiot, si on ne l’avait connu, tant il parlait de conviction. La bonne voie pour aller à Dieu une fois reconnue, il y entrait aussitôt, à moins que l’affaire dont il s’agissait ne lui parût exiger, à raison de son importance, un nouveau recours à Dieu. Il priait et demandait des prières, surtout aux âmes intérieures et unies à Dieu, qui est la lumière par essence et la source de toute sagesse. Quelquefois il lui arrivait d’être éclairé d’une manière extraordinaire sur des choses inconnues à l’entendement humain. Alors, bien qu’il se fût rendu au sentiment d’autrui, le serviteur de Dieu revenait librement sur la résolution qu’on avait prise, et la suite démontrait que c’était l’esprit de Dieu qui le dirigeait par des voies supérieures à la prudence ordinaire.

Il ne faut pas croire que le serviteur de Dieu négligeât les moyens humains nécessaires pour réussir ; mais c’était en Dieu seul et non dans ces moyens qu’il mettait sa confiance ; de là vient qu’il n’aimait pas de tant recourir aux protections et aux recommandations, préférant attendre de ce Dieu qui dispose tout pour le bien, soit le succès, soit l’insuccès. Aussi lorsqu’il voyait l’inutilité des tentatives et des efforts, il s’en remettait tranquillement à la volonté suprême de Dieu. C’est par des voies si prudentes qu’il parvint, selon ses désirs, à fonder la congrégation.

Quand les conseils avaient dissipé tous ses doutes et que la délibération lui semblait conforme à l’esprit de Dieu, le père Paul voulait que la résolution s’exécutât ponctuellement. Il était ennemi des retardements qui souvent ruinent les projets les plus utiles et renversent les entreprises les plus importantes et les mieux concertées ; il veillait à ce que les affaires fussent promptement expédiées et recommandait la même diligence aux autres. Il rappelait volontiers une réponse de monseigneur Cavalieri, évêque de Troie, à la question qu’il lui avait faite, si l’activité qu’il mettait dans ses entreprises était selon le cœur de Dieu : « Il est dit des anges : partez, anges, avec promptitude. » Telle fut la réponse du pieux prélat, ce qui confirma le serviteur de Dieu dans la bonne habitude d’exécuter en diligence ce qu’il avait arrêté, après conseil et mûre délibération. Il en résulta un grand bien : grâce à cette activité, il put, avec le secours divin, conduire à bonne fin une multitude d’affaires que la lenteur et la mollesse eussent laissées imparfaites et tronquées. C’est ce qu’il ne put s’empêcher d’avouer : « Si j’avais eu moins d’activité, disait-il, ce qui est fait serait encore à faire. » Aussi était-ce un plaisir de traiter avec lui : ce qu’il pouvait faire aujourd’hui, il ne le différait pas au lendemain. S’il avait deux journées de temps pour exécuter un dessein, il se mettait à l’œuvre dès la première : « Qui sait, disait-il, si demain il ne surviendra pas autre chose ; puis celui-là donne doublement qui se hâte de donner. Ôtons-nous cette affaire de l’esprit. » Il tenait le même langage en chargeant son secrétaire de répondre ; quand sa correspondance était expédiée : « C’en est fait, disait-il ; maintenant on n’y pense plus. » Ce qui était merveilleux, c’est qu’à cette diligence, il joignait le calme si nécessaire, comme il disait lui-même, pour bien conduire les affaires. C’était en effet une de ses maximes qu’elles exigent un cœur paisible, un esprit serein ; il ne manquait jamais à ces conditions.

 

 

CHAPITRE 19.

SA PRUDENCE ET SA SAGESSE SOIT DANS LE GOUVERNEMENT DE LA CONGRÉGATION, SOIT DANS LES AUTRES RENCONTRES.

 

Ce serait ici le lieu de parler de la prudence, de la sagesse et de la vigilance infatigable du père Paul dans le gouvernement de sa congrégation. Nous en avons donné une idée dans la première partie de cette histoire. Afin donc d’abréger autant que possible, nous nous contenterons de faire ici une réflexion : c’est que son gouvernement a prouvé hautement l’efficacité de la prudence qui est selon Dieu, pour établir le bon ordre dans une communauté et la faire avancer dans les voies de la perfection. Il possédait l’art de gagner les esprits et de s’insinuer dans les cœurs ; or, voilà le grand secret pour triompher des volontés ; et comme il ne se proposait d’autre fin que la gloire de Dieu, il dirigeait ainsi du même coup sa personne et sa petite congrégation vers ce but. Animé d’un désir ardent de lui plaire et de lui consacrer pleinement son œuvre, conservant, jusque dans la vieillesse la plus avancée et jusqu’au dernier soupir, le parfait usage de ses facultés, il travailla sans relâche au bien spirituel de la congrégation, tellement que, sur son lit de mort, il donnait encore les avis les plus importants pour faire réussir toutes choses à la plus grande gloire de Dieu.

Si la rare prudence et la sagesse du serviteur de Dieu ont paru dans son gouvernement, elles n’ont pas moins brillé dans la méthode qu’il avait adoptée pour ses missions ; le lecteur a pu en juger par ce que nous avons dit ailleurs du plan qu’il suivait et des conversions prodigieuses et fréquentes qu’il opérait. C’est là qu’il déployait toute sa charité, et comme cette vertu est ingénieuse, elle lui suggéra, pour gagner les âmes, une infinité de moyens appropriés à leurs diverses dispositions. C’est ainsi qu’à l’aide de certaines pratiques peu considérables en elles-mêmes, comme de faire oraison pendant un quart d’heure chaque jour ou de méditer sur la mort en se couchant à la manière des cadavres, il réussissait à détacher de l’amour des vanités des femmes qui en étaient follement éprises. Or, quiconque a un peu d’expérience, sait combien il est difficile de déterminer ces sortes de personnes à ce détachement. Mais la prudence, animée d’un vrai zèle et fortifiée par la prière, obtient tout avec le secours du Seigneur.

Quand il rencontrait des âmes obstinées dans le mal, oh ! alors que d’efforts le bon père ne faisait-il pas ? que de démarches, que de saintes industries son zèle ne lui inspirait-il pas ? Donnant la mission à Pitigliano, village de la Toscane, il apprit qu’une vieille dame et ses deux filles nourrissaient une haine mortelle contre un homme, parce que celui-ci avait eu la barbarie de tuer son épouse, qui était sœur de ces demoiselles et fille de la vieille dame. Le père Paul ne se dissimula pas combien il serait difficile de les amener à pardonner au meurtrier, elles qui croyaient avoir tant de sujet de le haïr. Mais plein de confiance en Dieu, il entreprit de les réconcilier, et à cette fin, il fit appeler la dame et ses filles. Mais à peine celles-ci eurent-elles entendu de quoi il était question, que se laissant emporter à leur ressentiment, elles se révoltèrent sans retenue contre le missionnaire, et que ne pouvant supporter le nom même du meurtrier, elles s’écrièrent avec fureur que c’était un traître. Ce n’était pas le moment de traiter d’accommodement. Le père continua ses prédications ; un soir, en parlant de la nécessité de se réconcilier avec ses ennemis, il prit en main son crucifix et s’écria avec force, en s’adressant aux obstinés : « Écoute bien, toi qui refuses de pardonner, Jésus-Christ te tournera le dos. » Une des filles était présente à ce sermon, mais non la mère, ni l’autre demoiselle, qui peut-être fuyaient le médecin de peur qu’il ne cherchât à guérir une plaie si envenimée. Ces paroles ne furent pas inutiles pour cette fille. Frappée de la menace, elle retourna chez elle et dit à sa mère et à sa sœur : Je veux pardonner, parce que je ne veux pas que Jésus-Christ me tourne le dos. Elles sont frappées à leur tour de ces simples paroles. Paul l’apprend et pour ne pas laisser éteindre l’étincelle, il les envoie aussitôt chercher toutes trois, et les exhorte avec bonté à pardonner. Elles promettent de le faire. Le père ajoute qu’il aurait donc pris les mesures convenables pour faire venir l’assassin qui résidait à Montalte. En effet, il lui expédia aussitôt un messager, et régla tout de manière à ce que cet homme pût venir conclure la paix, sans danger pour lui-même ni pour la tranquillité publique. D’après l’ordre du père, cet homme se tint en sûreté dans une église située hors du territoire. Un notaire fut mandé et les dames prévenues. Le père les attendit pour conclure la paix. On la désirait généralement, parce que le crime et l’inimitié qui en était la suite étaient trop connus. Les dames arrivent, mais à peine ont-elles appris la présence de cet homme, que le souvenir de sa cruauté se réveillant en elles avec force, elles ne sont plus maîtresses de la passion et se mettent à crier avec fureur : Ah ! il est arrivé, le traître ! qu’il meure ! On peut juger de la surprise du pauvre missionnaire. Il ne perd pas cependant sa présence d’esprit. Voulant arrêter du moins les progrès de l’incendie, s’il ne pouvait l’éteindre entièrement, il entonne à haute voix les litanies et dit aux assistants accourus en grand nombre de répondre. Les dames furent ainsi contraintes de se taire. Cependant le zélé missionnaire prie Marie, cette aimable pacificatrice des cœurs, de leur obtenir la grâce d’une vraie et sincère réconciliation. Les litanies terminées, il leur demande avec beaucoup de douceur, si elles ne voulaient point pardonner pour l’amour de Dieu. Leur cœur était changé ; elles répondent unanimement : Oui ; le père part donc avec elles, suivi d’un peuple nombreux, pour aller trouver le meurtrier. Mais il fallait nécessairement passer sur le théâtre même du crime. La vieille dame crut y voir le cadavre de sa fille, et saisie d’un nouvel accès de haine : C’est ici, s’écria-t-elle avec indignation, que le traître a tué ma fille. Jamais je ne lui pardonnerai. Le serviteur de Dieu, qui avait déjà éprouvé l’efficacité du recours à Marie pour apaiser la fureur de cette dame, se met aussitôt à genoux et entonne de nouveau les litanies, auxquelles tout le peuple répond. Après cela, s’adressant avec bonté aux trois dames : Eh bien ! leur dit-il, ne voulez-vous point pardonner ? La vieille mère ne peut résister et moins encore ses filles. Leur courroux apaisé, elles promettent de nouveau de se réconcilier, comme le vénérable missionnaire les en conjurait. L’homme de Dieu crut qu’il serait à propos que le meurtrier, en se présentant, donnât des témoignages de repentir ; il alla le trouver en particulier, et il lui dit d’attendre son signal pour se montrer et puis de venir se prosterner devant ces personnes pour leur demander pardon de son crime. Ensuite il fait allumer quelques cierges devant une image miraculeuse de la Vierge qu’on vénère dans cette église, et alors il informe les dames que cet homme allait venir leur demander grâce. Cette nouvelle ranima toute leur colère ; la vieille mère surtout ne put contenir sa fureur : Ah ! traître, cria-t-elle de nouveau, c’est toi qui as égorgé ma fille ? Sans se déconcerter pour ce nouvel assaut, et sans prétendre extorquer par force le pardon, sans même faire entendre le moindre reproche, de peur d’aigrir le mal, le bon missionnaire recourt à son remède favori, dans l’espoir qu’il sera cette fois tout à fait efficace ; il entonne de nouveau les litanies avec sa ferveur accoutumée. Ce qu’il avait prévu, a lieu : les trois dames déposent tout sentiment de haine et laissant entrer dans leur cœur un rayon de charité fraternelle, pardonnent à leur ennemi, et se réconcilient sincèrement avec lui. Dieu les récompensa de leur générosité. Le père Paul repassant plus tard par Pitigliano, fit un petit sermon dans cette paroisse, et à l’issue du sermon, la vieille dame venant le saluer, mon père, lui dit-elle, je suis cette personne qui a fait la paix que vous savez. Depuis lors, je goûte toujours la paix du paradis.

Grâce à cet esprit de sagesse et de prudence, il parvint dans une autre mission à faire entreprendre et puis à faire achever une œuvre qui intéressait beaucoup la gloire de Dieu. Il était allé donner la mission à Ischia, au diocèse d’Acquapendente. Cet endroit avait grand besoin d’une nouvelle église. Il avait été question à plusieurs reprises de la construire ; mais comme il y avait division entre les habitants, on tenait en suspens depuis des années une entreprise si glorieuse pour Dieu, si utile et si honorable pour la localité. Plusieurs grands serviteurs de Dieu qui avaient été y prêcher le carême, avaient mis tout leur zèle à réunir les esprits et les volontés ; ils en étaient venus jusqu’à offrir pour cette entreprise l’honoraire de leurs prédications ; malgré tout cela, on restait toujours dans l’irrésolution. Le serviteur de Dieu, en venant dans l’endroit, avait d’autant plus à cœur de faire décréter la chose, qu’en l’y envoyant, l’évêque l’en avait chargé tout particulièrement. Voulant obéir au prélat et persuadé d’ailleurs qu’il était de la gloire de Dieu qu’il y eût là une église décente et en rapport avec la population, ce que tous les bons désiraient, un jour, à la fin d’un sermon, il fit une courte, mais chaleureuse exhortation sur ce sujet ; il s’insinua si bien dans les cœurs et les remua si profondément qu’on résolut dès lors de mettre la main à l’œuvre. Avec le temps survinrent de grandes oppositions, comme c’est l’ordinaire dans les œuvres de Dieu ; il y eut même un personnage qui se prononça dès le commencement contre l’entreprise ; mais le serviteur de Dieu, n’ayant égard qu’à la gloire de son maître, continua de pousser l’entreprise avec vigueur. Pendant son séjour, il chercha à gagner le contradicteur par son humilité et sa douceur ; après son départ, apprenant par une lettre du chanoine Scarzella qu’on entravait la bonne œuvre, il l’encouragea à la poursuivre avec confiance, en lui alléguant l’exemple de sainte Thérèse, qui, rencontrant de l’opposition, n’en mettait que plus d’ardeur à établir ses monastères, par ce motif, que ces sortes d’oppositions sont un présage manifeste de la gloire qui doit revenir à Dieu des œuvres ainsi combattues. Sa réponse passa de main en main et finalement elle fut mise sous les yeux de Clément XIII, de sainte mémoire. Ce pontife qui avait une haute opinion du serviteur de Dieu, ayant pris connaissance de sa lettre, il sanctionna aussitôt la résolution du conseil local touchant la construction d’une église, et voulant contribuer par ses libéralités à l’ornement de la maison de Dieu, il fit spontanément à cette fin un don de cent pistoles d’or. Toutes les difficultés étant ainsi écartées, on continua la construction, et ce fut une chose consolante de voir comment le peuple, fidèle aux avis du père Paul, concourut à l’envi au transport des matériaux pendant les trois ans que durèrent les travaux de construction. Les étrangers témoins de leur empressement en étaient touchés jusqu’aux larmes. Pour un moment, les pierres vinrent à manquer et il fallut interrompre ; mais comme si le Seigneur avait voulu témoigner sensiblement qu’il agréait l’œuvre, voilà que tout à coup, on ne sait comment, une grande masse de tuf se détacha et fournit sans frais les pierres dont on avait besoin. Enfin l’église construite fut magnifique. Elle ne coûta pas moins de vingt mille écus ; cette somme fut le produit des aumônes volontaires obtenues par suite des exhortations du père Paul. L’évêque l’en remercia très cordialement dans les termes que voici : « Je n’ai point de paroles ni d’expressions pour remercier dignement votre Révérence du grand bien qu’elle a fait à Ischia par sa mission. Vous avez rétabli la paix et l’union parmi ce peuple ; vous l’avez excité au repentir et déterminé en outre à entreprendre la construction si nécessaire d’une église. Pour ces motifs et d’autres que je tais, je vous dois une reconnaissance éternelle. Je suis incapable de répondre à tant d’obligations, à tant de services rendus par vous à mon troupeau ; mais Dieu le fera avec surabondance en son temps. C’est de lui seul, je le sais, que votre Révérence attend la récompense de ses grands travaux apostoliques. Je vous prie de me recommander à Dieu dans vos prières ; je vous les demande par charité ; et plein de reconnaissance et d’estime, je me dis etc. » C’est de la sorte que Dieu bénissait son serviteur et faisait réussir les desseins que lui inspirait son zèle, toujours dirigé par la prudence chrétienne.

Cette prudence parut encore et eut le même succès, dans plusieurs autres occasions où il désirait servir le prochain. Je me borne à un seul trait. Les circonstances délicates dans lesquelles il eut lieu, nous donneront une juste idée de la haute prudence dont le serviteur de Dieu était doué. Les Espagnols faisaient le siège des forteresses de la Toscane, d’Orbetello et de Mont-Philippe. La plus grande partie de leurs troupes étaient campées dans la plaine qui s’étend au pied du mont Argentario. Cependant le serviteur de Dieu habitait l’ermitage de Saint-Antoine. Or sa charité l’obligeait à descendre fréquemment dans le camp espagnol pour secourir les malades et les blessés et assister les mourants. Le même motif le portait à se rendre dans la forteresse d’Orbetello et dans les autres places voisines. Qui ne sait quelle défiance peut inspirer en temps de guerre un homme vêtu en ermite qui passerait du camp ennemi aux places assiégées et réciproquement ? Mais en observant la conduite du serviteur de Dieu, on vit clairement qu’il n’avait d’autre vue que la gloire de Dieu et le service du prochain ; on vit qu’il était d’une circonspection extrême et ne se mêlait en aucune façon des choses de la terre, n’y prêtant même pas l’oreille ; aussi, non seulement on ne le traita jamais en suspect, mais on lui laissa un libre accès au camp et dans les forteresses. Aimé, respecté et estimé de tout le monde, il sut gagner la confiance du général espagnol, le marquis de Las-Mines, à ce point que celui-ci le prit pour son directeur spirituel. On voit par là que la prudence jointe à une vraie piété ne nous rend pas seulement agréables à Dieu et dignes des récompenses éternelles, mais qu’elle nous concilie encore le respect et l’estime des gens sensés.

Pour que les membres de sa congrégation pussent procurer beaucoup de gloire à Dieu par leurs travaux, il leur donna dans la règle d’excellents avis pour les missions. En ce point comme dans le reste, on reconnaît dans le vénérable fondateur, un homme d’une prudence consommée, un homme d’un zèle ardent qui souhaitait que les travaux des autres eussent la même bénédiction que les siens. Cette bénédiction n’accompagnait pas seulement ses missions, mais tout ce qu’il faisait pour la conduite et le bien des âmes. Entre une foule de preuves que je pourrais citer, voici un ou deux faits qui m’ont paru plus édifiants. Un jour, une jeune personne va se confesser au serviteur de Dieu. Lorsqu’il eut entendu ce qu’elle avait désiré lui exposer, en directeur expert, il l’envoya à la grande école où l’on apprend à se désabuser. Pour pénitence, il lui prescrivit de se retirer le matin pendant quelques jours dans sa chambre, d’en fermer la porte, puis d’étendre une couverture sur le plancher et de s’y coucher comme morte, enfin de passer un quart d’heure, une demi-heure et plus, si elle voulait, dans cette position, en se répétant à elle-même : Peut-être mourrai-je bientôt ! La pénitente obéit et exécuta ponctuellement l’ordre du père. Elle ne tarda pas à reconnaître la sagesse et l’à-propos de ses conseils ; en considérant attentivement ce passage redoutable, elle reçut de si abondantes lumières de Dieu, qu’elle commença dès ce moment à mener une vie sainte. Le père Paul ramena à Dieu par le même moyen une femme dont la vie avait été très déréglée. Trois jours de cette pratique suffirent pour la changer et la convertir entièrement.

C’est une chose difficile de donner conseil en matière de testaments. On est exposé en pareil cas ou bien à violer les lois et les droits d’autrui ou du moins à donner quelque sujet de déplaisir aux intéressés vrais ou prétendus. Éclairé par cette prudence dont le regard pur, limpide et plein de circonspection découvre et évite tous les écueils, le père Paul avait une extrême répugnance à se mêler de ces choses. Se trouvant toutefois dans la nécessité de donner avis à un de nos religieux qu’il avait longtemps dirigé, il lui trace un plan qui peut certainement servir de modèle ou de formule pour tous les testaments chrétiens. « J’approuve beaucoup, lui dit-il, qu’avant de faire profession, votre Révérence fasse son testament ; j’aimerais même qu’elle l’écrivît de sa main, au moins la minute, avant d’entrer au noviciat, afin de n’y être plus distrait. Il faut y procéder avec prudence. Prenez les conseils de N… Avant tout, il convient de commencer la minute dudit testament par de grands sentiments et en des termes dignes d’un ecclésiastique et d’un enfant de la congrégation, afin que cela serve d’exemple à votre famille et à vos descendants. Les premiers points doivent contenir des avis salutaires pour votre fils, pour vos filles et pour vos descendants. Recommandez-leur de ne se dispenser aucun jour de méditer la passion en famille avec les domestiques. Que les filles mariées fassent de même. Recommandez-leur la fréquentation des sacrements, la charité et l’aumône, la simplicité dans les vêtements, l’humilité dans leurs rapports avec le prochain, surtout avec les pauvres et les ouvriers, et le reste que vous pourrez relever mieux que moi. Après avoir réglé la conduite spirituelle de votre famille et de vos descendants, passez aux choses temporelles. Laissez votre fils héritier ; cela est juste. Ne le chargez pas de legs ; ne lui en imposez même aucun, si ce n’est de quelque bagatelle, parce que d’ordinaire on ne les acquitte pas ou on tarde à les acquitter, et Dieu, le juste juge, châtie les familles pour ce motif ; elles tombent en ruine et sont déracinées pour toujours de leurs fondements. Je suis vieux ; j’en ai l’expérience. »

La charité, voilà le grand ressort qui faisait agir le serviteur de Dieu ; aussi saisissait-il toutes les occasions d’être utile, et sa prudence lui en indiquait les moyens. Il était habile à profiter des circonstances pour dire un mot de Dieu, de l’âme, de l’éternité. Dans les visites de convenance, il faisait en sorte de ne pas perdre le temps, mais il s’insinuait doucement pour en tirer quelque profit ; il avait une grâce et un talent particulier pour saisir l’à-propos. Tel était le père Paul ; doué d’une grande intelligence, d’un esprit juste et éclairé, d’un cœur sincère et affectueux, ces belles qualités faisaient de lui un homme de bon conseil ; aussi voyait-on recourir à lui des personnages de grande distinction et d’une grande sagesse. Un bon nombre d’évêques, de prélats, de princes et de princesses, et le Souverain Pontife Clément XIV lui-même voulait bien prendre les conseils du père Paul. Un jour entre autres que ce pape s’entretenait avec le serviteur de Dieu, de la situation de l’Église, celui-ci, qui désirait vivement que Sa Sainteté prît des mesures pour faire disparaître certains abus, et qui connaissait d’ailleurs toute la bonté du pontife, prit la liberté de lui proposer un plan de réforme, que le Saint-Père approuva beaucoup, le jugeant tout à fait conforme à l’esprit de Dieu. Le pape, lui ouvrant son cœur à ce sujet, alla même jusqu’à lui dire que Dieu lui inspirait les mêmes pensées : voyez, père Paul, lui dit-il, comme nos idées se rencontrent. Parmi les points qui entraient dans le plan du serviteur de Dieu, un des principaux concernait la pratique fréquente de l’oraison mentale, parce que, disait-il, le dérèglement des mœurs provient du défaut d’oraison. Voilà quels étaient ses conseils vraiment inspirés par l’esprit de foi et le zèle de la gloire divine. On pouvait sûrement y recourir, quand on désirait connaître les voies de Dieu.

 

 

CHAPITRE 20.

COMMENT LE PÈRE PAUL UNISSAIT LA SINCÉRITÉ ET LA SIMPLICITÉ A LA PRUDENCE.

 

On pouvait d’autant plus sûrement recourir au père Paul et s’éclairer de ses conseils, qu’il était très éloigné de tout artifice et de tout ce qui sent l’adulation et le mensonge. La prudence du serpent s’alliait en lui d’une façon admirable à la simplicité de la colombe. Il paraissait toutefois moins tenir à la prudence du serpent qu’à la simplicité de la colombe. Cette dernière vertu lui était souverainement chère ; il en faisait toutes ses délices, non seulement en ce qui regardait Dieu, dont la gloire fut toujours l’unique objet de ses vues et de ses intentions : propter magnam gloriam Dei, disait-il ; mais encore en ce qui regardait ses rapports avec le prochain ; en effet, tous étaient empreints d’une candeur et d’une franchise qui ravissaient. Il détestait extrêmement toute duplicité et toute feinte. « Je déteste grandement la duplicité et la feinte, disait-il lui-même. » Aussi, ses paroles étaient-elles l’expression fidèle de ses sentiments. « Je suis Lombard, disait-il, et ce que j’ai dans le cœur, je l’ai sur la langue. Jésus-Christ a dit : cela est ou cela n’est pas. » Pas une démarche qui ne respirât cette simplicité vraiment évangélique ; tous ceux qui avaient des rapports avec lui, en étaient édifiés. Le pape Clément XIV fit sa connaissance, n’étant encore que cardinal, et à peine l’eut-il vu, qu’il en fut enchanté et lui voua une affection cordiale. Lui-même en donna la raison : c’est, disait-il, qu’il avait trouvé dans le père Paul, un homme taillé à l’antique, un homme rempli de sincérité et de candeur. Devenu pape, il avait coutume de dire : « Je connais le père Paul ; c’est un homme d’une droiture parfaite. » En effet, telle était son horreur pour le mensonge qu’il se serait laissé couper la tête, comme il le disait énergiquement, plutôt que d’en commettre un seul ; son amour pour la vérité lui rendait même en quelque sorte insupportables la dissimulation et la tromperie. Un jour qu’il était logé chez un de nos bienfaiteurs, il apprit qu’un domestique avait dit à une personne qui le demandait, qu’il n’était pas à la maison. Ce domestique voulait sans doute lui épargner l’ennui des visites ; mais le père l’en reprit vertement et lui fit voir l’horreur qu’on doit avoir du mensonge.

Cette sincérité et cette droiture de cœur l’empêchaient de juger mal de personne, et encore moins des ecclésiastiques. Il dit un jour, en parlant en confiance à un de ses religieux, qu’il lui était impossible d’avoir mauvaise opinion des prêtres, bien que dans sa longue pratique, il eût été témoin de la chute épouvantable de quelques-uns, qui, après avoir mené une vie mauvaise, étaient morts dans l’état malheureux du péché. Voilà à quel point sa bonté et sa simplicité le rendaient incapable de penser mal d’autrui. De là venait son étonnement, quand il rencontrait des personnes qui agissaient avec duplicité. Jamais il ne s’attendait à être trompé. Lorsque, en traitant des affaires de la congrégation, on lui donnait de faux renseignements et qu’il venait ensuite à découvrir la fausseté, il en éprouvait un vif chagrin, et cela, parce qu’on n’agissait pas en toute simplicité. Quelquefois il exprimait ainsi sa douleur : « A force de traiter les affaires, j’ai failli perdre la bonne simplicité que j’ai puisée dans le sein de ma mère. » Comme cette simplicité était chez lui l’effet de la vertu, loin de lui nuire, elle lui était très utile dans le maniement des affaires et la direction des âmes. Quand il était question d’avis spirituels, de confessions, de missions, ou d’autres choses qui intéressaient la gloire de Dieu, et surtout du gouvernement de la congrégation, il était plein d’attention, de prudence et de circonspection ; il pensait à tout, prévoyait tout, savait esquiver adroitement tous les obstacles. On voyait bien alors que sa simplicité ne provenait pas d’un défaut de talent ou d’esprit, mais d’une grande innocence de mœurs et d’une extrême pureté de cœur. Quand il le fallait, il ne manquait ni de circonspection ni de discernement.

Un des avantages de sa simplicité et de sa cordialité fut de donner une entrée facile dans son cœur à ceux qui l’interrogeaient, et de nous faire connaître par là bien des choses que lui seul pouvait nous apprendre. Le bon serviteur de Dieu, qui ne se doutait pas de l’opinion qu’on avait de sa sainteté et de sa vertu, donnait aisément dans les pièges qu’on lui tendait. On l’interrogeait adroitement sous prétexte que certains renseignements seraient utiles aux religieux à venir, ou, pour s’assurer que la congrégation était l’œuvre de Dieu, ou, pour d’autres motifs semblables. Alors le père Paul disait ingénument son histoire ; mais, aussitôt qu’il s’apercevait que la chose pouvait tourner à son avantage et causer de l’admiration, il quittait la récréation où on l’excitait à parler, en témoignant son déplaisir. Ou bien il tranchait la conversation, et si on l’importunait pour qu’il continuât, il répondait : « Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut, mais soyez sages avec modération ; » ou bien il détournait le discours d’une autre manière, et gardait ainsi son secret ; car il savait bien le cacher en Dieu, quand cela convenait. En effet, quelle que fût sa cordialité, sa sincérité, sa candeur, il ne parla jamais, sinon à ses directeurs, des faveurs singulières, des communications intimes, des dons sublimes dont Dieu l’avait enrichi. S’il venait à apprendre qu’une lettre ou un papier contînt quelque chose à sa louange, il le déchirait de ses propres mains ou le jetait au feu. Nous donnerons des détails sur ce point dans la suite. C’est ce soin extrême qu’il avait de vivre caché aux yeux des hommes, qui nous a privés des renseignements les plus intéressants et des traits les plus édifiants de sa sainteté intérieure, source première et principale des vertus extérieures. Il eut pour directeur le père Jean-Baptiste de Saint-Michel, son frère et son fidèle compagnon. Celui-ci mourut avant le père Paul, et autant il travailla à faire un grand saint de son frère, autant il fut jaloux toute sa vie de garder le silence sur ses vertus. Voilà pourquoi nous ne possédons que la moindre partie des détails de sa vie ; encore en aurait-on su bien moins, si le père Paul ne s’était trouvé pendant plusieurs années dans les ténèbres, les aridités, la désolation et les délaissements. Comme il croyait que cet état était plein de misères, d’infidélités et de péchés, il en parlait, soit qu’il craignît d’être hors de la voie, soit pour obtenir les lumières et les conseils des autres. Sans cette circonstance, il n’eût pas ouvert la bouche pour nous donner ce petit nombre de renseignements si édifiants qui nous sont parvenus.

La prudence et la simplicité se trouvent parfois dans des passages si étroits et si glissants qu’il semble fort difficile de les faire marcher de pair, sans que les égards dus à la première ne portent atteinte à la seconde. Mais celui qui est guidé par l’esprit de Dieu tient les vertus dans une concorde et une harmonie parfaite ; il agit avec droiture selon les circonstances. Le père Paul joignit toujours une sainte liberté à une vraie prudence ; jamais il ne se permit de trahir la vérité, pour suivre les maximes trompeuses d’une prudence mondaine et d’une politique détestable ; jamais en la disant, il n’affaiblit la juste liberté qui lui convient ; le danger de déplaire à ceux qui préfèrent être trompés par des traîtres que repris par des amis, ne fut jamais capable de le retenir. Un jour qu’il était malade au lit, il reçut la visite de deux religieux qui se recommandèrent à ses prières. Le père Paul, qui les connaissait et qui désirait beaucoup leur bien, répondit : « Oui, je le ferai ; et vous avez besoin de la grâce de Dieu, ajouta-t-il, parce que vous vous êtes fort refroidis et que vous ne conservez plus l’esprit de votre institut. »

Un grand personnage élevé en dignité dans l’Église, allait souvent visiter le père Paul et prenait plaisir à sa douce et aimable conversation. Le bon père, bien qu’il pût croire que l’avis serait désagréable, ne manqua pas de lui représenter avec ménagement, mais librement, combien sont préjudiciables certaines sociétés qui laissent dans notre esprit l’image d’objets dangereux et produisent de mauvaises impressions. Quand il n’en résulterait pas d’autre mal, disait-il, elles sont un obstacle à l’oraison et au recueillement. Peut-être cette représentation n’eut-elle pas tout l’effet qu’il en attendait. Un jour donc il lui parla plus ouvertement de la mauvaise édification que ces sortes de rapports donnent au prochain et du tort qu’elles font à l’Église. « Que diront vos domestiques, en voyant leur maître agir de cette manière ? » Frappé de la sincérité du serviteur de Dieu, et sans tenir compte des plaintes et des répugnances de l’amour-propre, ce personnage se rendit ; il alla le retrouver tout changé, voulut lui parler seul à seul, et témoigna le désir de le prendre pour son père spirituel et de se mettre sous sa conduite. Encouragé par ce succès, le bon père continua toujours à lui parler avec la même sincérité, d’après l’esprit de Dieu et non d’après les fausses idées du monde. Il ne se mit nullement en peine de savoir s’il ne perdrait pas les bonnes grâces de ce seigneur ou s’il ne se rendrait pas importun.

Sa franchise, quoique toujours accompagnée de ménagement et de respect, ne plaisait pas à tout le monde ; la vérité ne lui permettait pas de dire en tout cas des choses flatteuses. Quelque utiles que fussent ses conseils, ils n’étaient donc pas toujours reçus avec plaisir ni embrassés avec docilité. Ajoutons pourtant que ceux qui ne les suivaient pas, eurent toujours sujet de s’en repentir. En voici un exemple. Un de ses amis se fit porter au rôle de la noblesse, dans une ville de l’État pontifical, pour donner plus de relief à sa famille. Le serviteur de Dieu ne put approuver une démarche qui ressentait si fort l’esprit du monde. « Ce n’est pas là de la prudence, lui dit-il vertement ; cela durera peu et cela finira mal ; ces choses-là ne plaisent pas à Dieu. » La prédiction ne se vérifia que trop bien. Quelques années après, ce monsieur fit faillite ; il fut contraint de vendre le palais qu’il avait acquis à grand prix dans cette ville, et de se retirer bien humilié dans son pays.

Un jeune ecclésiastique alla un jour trouver le père Paul qui résidait alors à l’hospice du Crucifix, près de Saint Jean de Latran. Son but était de lui demander conseil pour savoir s’il devait se présenter aux ordres sacrés. Le père lui dit de bien s’en garder et de s’éprouver auparavant pendant une année entière, en adressant dans l’intervalle de ferventes prières à Dieu. Ce jeune homme qui était peut-être de ceux qui ne demandent des avis que pour en trouver de conformes à leurs vues, ne s’en tint pas aux conseils prudents du serviteur de Dieu et se fit ordonner sous-diacre. Il ne tarda pas à s’en repentir ; son évêque ne jugea pas à propos de lui conférer les autres ordres, ce qui le mit dans un grand embarras et lui fit dire bien souvent : combien je serais plus heureux si je m’étais conformé aux sentiments du père Paul !

Le vénérable père eut besoin d’un plus grand courage pour dire candidement son opinion à un personnage très respectable, qui occupait une des dignités les plus élevées dans l’Église. Le prélat voulait ordonner prêtre un de ses neveux, d’un âge déjà mûr, qui avait vécu jusqu’alors dans le siècle et était engagé dans des emplois fort honorables, mais séculiers. Il avait imaginé qu’il pourrait se démettre en sa faveur d’un évêché fort important. Il prit là-dessus l’avis du père Paul, mais le serviteur de Dieu, qui n’avait d’autres vues que la gloire du Seigneur, blâma ouvertement ce projet et le combattit de toutes ses forces ; il lui dit avec une sainte liberté, que son désir d’ordonner son neveu ne lui paraissait pas venir de l’Esprit de Dieu, mais plutôt de son affection pour la chair et le sang ; qu’il ne convenait donc pas de l’ordonner précipitamment, mais qu’il était nécessaire d’examiner attentivement si c’était sa vocation, et de l’éprouver d’abord en l’appliquant au service de l’Église et à l’exercice des fonctions ecclésiastiques. « C’est pourquoi, ajoutait-il, je serais d’avis qu’il prît l’habit clérical et qu’il s’appliquât sérieusement à l’étude des sciences sacrées et de l’esprit ecclésiastique. Ce n’est qu’à ces conditions que j’approuverais une entreprise de si grande conséquence. Passer en peu de temps de l’épée à l’autel, du monde à la charge de Pasteur, cela n’est pas possible, disait-il avec beaucoup de feu. » Le prélat ne fut pas très charmé de la franchise du serviteur de Dieu. Blessé en quelque sorte de voir son projet combattu, il regarda, comme c’est l’ordinaire, pour un scrupule, ce qui était un effet de la prudence, de la sagesse et de la discrétion. En conséquence, il ordonna son neveu prêtre. Le père Paul l’ayant appris, haussa les épaules en disant : l’oncle n’aura pas ce qu’il prétend, et la chose en restera là. C’est en effet ce qui eut lieu ; il mourut avant de faire sa renonciation et le neveu resta simple prêtre ; en outre, il fut privé d’un héritage très considérable dont il était possesseur avant d’embrasser l’état ecclésiastique. On voit par là combien sont sûrs les conseils d’un homme qui, pour ne pas se tromper, rentre dans le sanctuaire de son cœur, et là, consulte avec humilité et confiance, l’Esprit de force.

Voilà donc comment vécut le père Paul, il fut constamment l’ennemi de cette prudence fausse et de cette politique mondaine si familières à ceux qui aiment la vaine gloire et qui se cachent sous le voile du mensonge et de la dissimulation. Sa règle et son conseil furent toujours cette prudence qui n’a rien de terrestre. On peut dire qu’elle lui donna la science des saints, qu’elle l’honora dans ses travaux et qu’elle y mit la dernière main.

 

 

CHAPITRE 21.

DE LA JUSTICE DU BIENHEUREUX PAUL.

 

L’âme du juste se nourrit continuellement de la méditation de la loi de Dieu. Elle est semblable à un arbre qui, planté le long des eaux, ne manque pas de produire des fruits en saison. Tous les serviteurs de Dieu ne produisent pas les mêmes fruits de sainteté, de justice et de perfection, mais seulement ceux qui sont propres à leurs emplois, à leur profession et à leur état de vie. Cependant, lorsqu’il est nécessaire ou utile de pratiquer les actes d’autres vertus, ils les exercent avec tant d’aisance, d’exactitude et de perfection, que, sans en avoir l’habitude, ils montrent bien qu’ils en possèdent le véritable esprit et le secret. C’est ce que nous remarquons dans notre bienheureux. Il eut peu d’occasions de témoigner combien il était jaloux de pratiquer la justice proprement dite, qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû ; en effet, il n’eut guère à s’occuper de contrats ou d’autres choses semblables qui sont du domaine de la justice commutative, cependant on le vit en toute rencontre s’acquitter exactement de ce qu’il devait au prochain ; autant que possible, il voulait n’avoir d’autre dette à son égard que l’obligation de l’aimer, comme le conseille saint Paul : « Nemini quidquam debeatis, nisi ut invicem diligatis. » (Rom. XIII.) Lorsque des ouvriers avaient fait quelque travail pour la congrégation, il était très exact à les faire payer. C’était sa coutume de dire que les pauvres tirent leur subsistance de leur travail et que c’était justice de les payer promptement. Il ne voulait point de contestation sur le prix ; il entendait qu’on leur donnât immédiatement ce qui était juste, et souvent même une gratification en sus : « Ces pauvres ouvriers, disait-il, sont malheureux, et ne trouvent de soulagement que dans leurs travaux. Quant à nous, ajoutait-il, Dieu nous pourvoira d’une autre manière. » Quand la nécessité l’obligeait à faire des dettes, il avait le plus grand soin de satisfaire ses créanciers au plus tôt.

Pour les aumônes qu’on faisait à la congrégation, il en fut, je ne dirai pas le gardien fidèle, parce que d’ordinaire il ne les tenait pas auprès de lui, mais le charitable, le juste, l’exact dispensateur. Sa famille, bien que d’une naissance illustre, se trouvait en grand besoin, et à cette occasion Joseph Danéi, son frère, recourut à lui plus d’une fois ; mais par délicatesse de conscience et par esprit de détachement, le bon père ne crut pas qu’il lui fût permis de secourir ses proches, quelle que fût sa compassion et sa tendresse pour eux. Entre les différentes lettres écrites par son frère, j’en rapporte ici une qu’il adressait à un de nos religieux et qui peut servir de preuve de la vertu du Bienheureux. « Je me mets humblement aux pieds de votre Révérence, vous conjurant, pour l’amour de la passion de Jésus-Christ, de vouloir bien vous employer en faveur de notre pauvre famille, et de nous procurer quelque assistance dans la grande détresse où nous sommes à cause de la cherté des vivres qui continue encore dans ce pays. Plusieurs fois j’ai recouru à mon très digne et révérend frère, le père Paul Danéi de la croix, votre fondateur ; mais il m’a toujours répondu qu’il est lié par ses vœux et qu’il a renoncé à sa famille d’ici-bas pour l’amour du Seigneur. Il nous dit de nous encourager dans nos tribulations, en nous résignant parfaitement à la sainte volonté de Dieu ; qu’en agissant ainsi, le Seigneur inspirera à quelque sainte âme de nous secourir dans nos grands besoins. J’espère donc que le Seigneur se servira de votre Révérence pour aider notre pauvre petite famille, d’autant plus qu’il nous a retiré toute notre fortune et ne nous a laissé que l’ancienneté de notre nom. Je vous confie tout secrètement ; n’en dites rien au révérend père qui ne veut apprendre aucune nouvelle de sa famille ; il y a même plus d’un an que nous n’avons rien appris de lui, ni s’il a été malade, ni s’il dit la messe, vous nous ferez plaisir de nous en donner de bonnes nouvelles. Je serais venu en personne aux pieds de votre paternité ; mais je ne puis abandonner ma pauvre sœur, qui est souffrante la plus grande partie de l’année. Que le Seigneur soit glorifié de tout ! » Le père Paul aurait pu sans doute se recommander au souverain pontife Clément XIV, son père et son bienfaiteur très charitable, ou parler à quelque autre personnage de ses amis ; il ne voulut pas le faire dans la crainte de céder à une affection trop naturelle pour ses parents.

Quant à la congrégation, il veilla toujours avec une attention vraiment paternelle et un sincère amour de la justice, à ce que les religieux fussent traités d’une manière convenable et qu’ils eussent la nourriture et les soulagements prescrits par la règle. Il recommandait aux recteurs de ne pas chercher à faire des épargnes de manière à incommoder les autres religieux. Une fois entre autres, étant allé faire la visite dans une retraite, il trouva que le recteur, après avoir fait de grandes dépenses pour conduire l’eau au jardin, n’avait plus de quoi fournir aux besoins des religieux et qu’il les restreignait sur la nourriture et le vêtement, non sans qu’ils en eussent beaucoup à souffrir. Le serviteur de Dieu le jugea digne de réprimande et lui donna de sérieux avis, lui disant entre autres choses que le jardin était fait pour les religieux et non les religieux pour le jardin. Etaient-ils malades ? il recommandait de n’épargner ni dépenses ni soins, pour qu’ils pussent recouvrer la santé. Lorsqu’ensuite ils avaient repris des forces suffisantes, il prévenait le danger de la tiédeur et du relâchement, en les engageant doucement à se remettre au train commun. « Frère, disait-il, comment allez-vous ? Il me semble que vous allez bien ; ainsi vous pouvez commencer maintenant à reprendre les exercices de la communauté. »

Il désirait que tout le monde fût ponctuel et prompt à se lever la nuit pour les matines, et le matin pour primes ; mais d’autre part, il ne voulait pas qu’on retranchât une seule minute sur le repos accordé par la règle. Il est rapporté à ce propos dans les procédures que le père Fulgence de Jésus, étant recteur de la retraite de la Présentation, comme il était très fervent et dormait fort peu, donnait le signal pour primes un quart d’heure environ avant le temps. Le père Paul le sut et lorsqu’il fit la visite de cette maison, il déclara publiquement qu’il n’entendait pas qu’on sonnât avant le temps voulu, donnant pour raison qu’il faut accorder aux religieux tout ce que la règle leur accorde. En somme, le bon père avait un zèle extrême pour que les religieux s’appliquassent à remplir exactement leurs devoirs ; mais en revanche il n’était pas moins attentif à ce qu’on ne les privât point de ce qui convient à leur état de pauvreté. Entre les sacrifices qu’il offrait au Seigneur, il désira toujours lui présenter celui de la justice et de l’équité, qui est si agréable à la Majesté divine. Mais, bien qu’il fût très exact sur ce point à l’égard de tout le monde, tout le monde ne le payait point d’un juste retour ; il arriva même souvent qu’on lui donna des sujets de plainte. Jamais pourtant il n’en témoigna de ressentiment ; il reprit même un de nos religieux pour en avoir témoigné dans une de ces occasions. Lorsqu’on prit possession de la retraite des Saints-Jean-et-Paul, une partie des jardins compris dans l’enceinte était encore occupée par un vigneron qui était fort mécontent de devoir quitter. Avant de partir, cet homme, n’écoutant que sa mauvaise humeur, dit toute sorte d’injures aux religieux et au serviteur de Dieu lui-même ; il en vint jusqu’à se permettre des insolences. Le recteur se crut dans la nécessité de recourir à monseigneur le trésorier, pour qu’il voulût bien réprimer par son autorité une si grande audace. Le prélat ordonna de mettre l’insolent en prison. Le serviteur de Dieu ne l’eut pas plutôt appris qu’il blâma la conduite du père recteur, sans vouloir admettre en aucune manière sa justification fondée sur les mauvais procédés du vigneron ; ensuite il adressa un billet très pressant au prélat pour le prier de pardonner à ce pauvre homme. Le billet arriva fort à propos pour le vigneron ; car déjà monseigneur le trésorier avait résolu de lui faire donner trois tours de corde ; mais par égard pour le serviteur de Dieu qu’il aimait beaucoup, il lui pardonna et le mit en liberté. Sorti de prison, le vigneron vint par ordre du prélat se présenter au serviteur de Dieu, et le bon père l’accueillit avec une extrême charité, lui témoigna autant de bienveillance que s’il avait été son grand ami et ne voulut aucune satisfaction pour le tort et les injures qu’il en avait reçus. Telle était la conduite du père Paul ; autant il était prompt à rendre à chacun ce qui lui était dû, autant il était patient à souffrir et généreux à pardonner.

Il eut plus fréquemment l’occasion de pratiquer cette autre partie de la justice, qui est le devoir d’un bon supérieur, et qui consiste à distribuer exactement et selon les vues de Dieu, les récompenses, les emplois, et quand il est nécessaire, les punitions. Ayant été constamment chargé de la supériorité depuis l’établissement de la congrégation jusqu’à sa sainte mort, toute sa conduite montra qu’il ne se réglait pas par la passion et qu’il n’avait égard qu’au mérite de chacun. Il étudiait très attentivement le caractère, le talent, les vertus de ses inférieurs ; il veillait soigneusement sur eux tous ; il prenait des informations, surtout en temps de visite, afin, comme il disait lui-même, de ne point pécher par omission, car, à son avis, ce sont les péchés d’omission qui damnent les supérieurs. Lorsqu’après d’exactes informations, il savait qu’un religieux était paisible, humble, obéissant et ami de la retraite, il en faisait grand cas ; il lui donnait des encouragements et des éloges. Il se montrait fort satisfait de ceux qui, envoyés au-dehors par l’obéissance, s’empressaient de rentrer le plus tôt possible. On perd aisément l’esprit religieux dans le monde, disait-il, et celui-là témoigne qu’il est animé du véritable esprit de la congrégation de la Passion de Jésus-Christ, qui aime à se tenir en retraite aux pieds du crucifix.

Quand il s’agissait de nommer aux emplois et aux offices de la congrégation, il voulait qu’on discernât exactement le mérite et l’aptitude de chacun, et qu’ensuite on choisît les plus dignes. Il était loin de penser que les charges fussent des titres d’exemption et des places de repos ; il avait au contraire pour maxime que le supérieur doit se soumettre aux tracas et aux incommodités pour le service de la congrégation ou de sa maison ; il le répétait souvent. Entre les plus habiles, il voulait qu’on choisît le plus digne, parce qu’il jugeait sagement qu’une communauté marche d’autant mieux qu’elle a pour chef, un homme d’une prudence plus grande et d’une conduite plus exemplaire. « L’ordre d’une maison, disait-il, dépend du supérieur. » Il le voulait encore, parce qu’il tenait à ce qu’on rendît justice au mérite. Plusieurs fois il lui arriva de proposer pour supérieur un sujet qu’il croyait digne de cet emploi et d’entendre dire qu’il était inutile de choisir ce sujet, parce qu’il était résolu de ne pas accepter. « N’importe, répondait alors le serviteur de Dieu, je veux faire mon devoir, parce qu’il le mérite. »

La lumière d’en haut et une longue expérience lui avaient appris que l’esprit de nationalité n’est propre qu’à introduire la défiance, la discorde, le relâchement et le désordre dans les congrégations religieuses ; aussi en était-il l’ennemi déclaré, et dès qu’un sujet faisait craindre qu’il ne fût animé de ce mauvais esprit, il ne manquait pas d’élever la voix avec autorité pour l’en reprendre sévèrement ; protestant qu’il ne voulait, ni ne pouvait permettre qu’un tel abus s’introduisît dans notre congrégation.

Il n’était pas seulement attentif à la garantir des grands désordres ; il mettait tous ses soins à en bannir les plus petits, qui sont en effet comme ces jeunes renards dont la présence, dans la vigne du Seigneur, fait d’autant plus de tort qu’on s’en aperçoit moins. Il employait les remèdes convenables aux uns et aux autres ; il corrigeait et punissait, mais toujours par motif de vertu et de charité, selon l’esprit de Dieu. Lorsque l’inférieur recevait bien la correction et qu’il s’humiliait de sa faute, aussitôt son bon cœur s’attendrissait et il n’avait plus pour lui que des paroles d’encouragement et des témoignages d’affection paternelle. On eût dit une tendre mère, selon que l’Apôtre parle de lui-même : « Tamquam si nutrix foveat filios suos. » (1. Thess. II.) Au contraire, si les coupables, après avoir été corrigés plusieurs fois et punis, se montraient insensibles et opiniâtres, alors, malgré toute la peine qu’il en éprouvait, et pour ne pas manquer à son devoir, il usait de la faculté que les Souverains Pontifes ont laissée aux supérieurs généraux : il les congédiait et leur rendait la liberté, afin que les brebis gâtées n’infectassent point le troupeau de Jésus-Christ par leurs mauvais exemples. Quelque utile que parût un sujet, dès qu’il se montrait peu régulier, le bon père préférait le voir partir plutôt que de le retenir dans la congrégation. « Je tiens plus à l’observance, disait-il, qu’au nombre. » Il était bien persuadé qu’il n’y a point d’homme nécessaire : « Si je me supposais nécessaire en ce monde, disait-il, je me croirais damné. » Il répétait souvent : « Peu de sujets, mais de bons, mieux vaut la qualité que la quantité. Il faut que nous soyons un grain choisi. Plus le troupeau est petit, mieux il est gardé par le pasteur. » Celui qui portait atteinte à l’observance, le blessait pour ainsi dire à la prunelle de l’œil. Supérieur à toute considération humaine et n’ayant que Dieu en vue, il se refusait à toute demande peu raisonnable et peu conforme aux règles de l’Institut ; il y résistait avec modération, mais en même temps avec vigueur, s’opposant comme un mur pour la défense et le soutien de l’œuvre du Seigneur. La supérieure d’un monastère lui ayant demandé un de ses religieux pour visiteur, il lui dit de bien se garder de faire aucune démarche en ce sens auprès de l’évêque, parce que, plutôt que de permettre une telle infraction aux règles, il était prêt à abandonner la maison que ses religieux avaient dans son voisinage. Le frère laïc qui le servait, usant de la familiarité qu’il avait avec lui, se permettait parfois de lui dire : « Mais, mon père, vous pouvez bien faire telle et telle chose. – C’est mon devoir, répondait le Père, de maintenir la sainte observance ; je ne veux pas donner mauvais exemple. »

Il écrivait comme il parlait, et il pratiquait le premier ce qu’il voulait voir pratiqué par les autres. « Je ne puis, ni ne veux m’immiscer dans les affaires temporelles, disait-il dans une de ses lettres ; je ne m’y entends pas et mes occupations ne me le permettent pas. – Ma vocation, lit-on dans une autre, m’empêche de tenir des enfants sur les fonts de baptême, et pour aucun motif, je ne voudrais faire chose semblable. – Vous me parlez d’une affaire de mariage, répondait-il à quelqu’un, je ne puis, d’après nos règles, vous dire là-dessus le moindre mot, mais je la recommanderai à Dieu. » Il désirait inspirer le même zèle pour l’observance à toute personne consacrée à Dieu. Il écrivait sur ce point à une abbesse : « Il est très vrai qu’on doit préférer les règles approuvées par le pape aux constitutions approuvées par l’évêque ; mais comme ces dernières sont toutes fondées sur la règle, qu’elles sont le mur et l’avant-mur établis pour la garder, il est nécessaire, pour bien observer la règle, d’observer aussi exactement les constitutions. Que votre Révérence laisse donc dire et qu’elle les fasse observer avec un courage viril ; en particulier, qu’elle ne permette jamais qu’on tienne la porte ouverte et que les religieuses causent de là avec les dames dont il s’agit, parce qu’avec les dames viendront aussi quelquefois des messieurs et quoi qu’il en soit, ce sera toujours fort préjudiciable au bien de vos religieuses dont vous aurez à rendre compte à Dieu. »

En ce qui regardait la répression des manquements, notre Bienheureux, ne consultant que la droiture et la justice, n’avait de partialité ni d’égard pour personne ; il n’épargna pas même son propre frère, le père Antoine de la Passion. Bien qu’il l’aimât tendrement en Jésus-Christ, jamais son affection ne le poussa à aucune faiblesse, à aucune condescendance particulière. On entendra avec plaisir de la bouche même d’Antoine comment le père Paul se conduisit à son égard. Voici ses paroles : « Moi-même j’ai expérimenté la douceur et la sévérité tout ensemble que le père Paul mettait dans ses avis, ses corrections et ses punitions. Il ne m’a jamais pardonné un manquement ; il me disait qu’il ne faisait aucune attention à la chair et au sang ; il me mettait en pénitence pendant des mois entiers ; et quand on le priait d’avoir pitié de moi, il déclarait que lorsqu’il s’agissait de châtier les fautes, il n’avait point de frère. » Cet ecclésiastique, d’ailleurs excellent, ne savait pas s’accommoder à notre genre de vie solitaire et pénitent. Le père Paul en ayant compassion, dissimulait quelquefois par prudence ses manquements ; mais quand il était nécessaire, il savait aussi appliquer des remèdes énergiques. Il voulait qu’Antoine restât tranquillement dans sa chambre et employât soit à l’étude, soit à la prière, les moments où l’obéissance ne l’appelait pas ailleurs ; il lui en intima donc l’ordre positif et lui défendit en outre de sortir de l’enclos sans permission, à l’heure de la promenade solitaire. Le pauvre Antoine, dont l’humeur était assez mélancolique, trouva ce commandement fort dur. Un vertueux ecclésiastique, grand ami du père Paul, étant venu à la maison sur ces entrefaites, Antoine le pria de s’interposer auprès du père Paul, pour qu’il levât sa défense ; tous deux se rendirent à cet effet à la chambre du serviteur de Dieu. Antoine représenta la difficulté qu’il trouvait à obéir ; mais le père Paul qui, depuis plusieurs années, observait la conduite de son frère et le supportait avec beaucoup de patience et de charité, crut que le moment était venu de prendre un parti pénible à son cœur, mais nécessaire au bon ordre : « Vous n’êtes pas fait, lui dit-il, pour notre congrégation ; la cellule vous incommode et vous êtes délicat ; vous ferez donc mieux de retourner dans votre pays ; vous pourrez, comme prêtre, y faire du bien. » Un tel langage édifia beaucoup le digne ecclésiastique en présence duquel il fut tenu ; c’était en effet un langage plein de l’esprit de Dieu. Après cela, père Antoine fut congédié d’une manière honorable, le père Paul préférant se priver d’un frère qu’il chérissait, plutôt que d’user d’une partialité contraire à sa conscience et à la justice.

 

 

CHAPITRE 22.

RECONNAISSANCE DU SERVITEUR DE DIEU ENVERS SES BIENFAITEURS. COMMENT IL REPOND A L’AMITIE. SON AFFABILITÉ ET SON URBANITÉ A L’ÉGARD DE TOUT LE MONDE.

 

Il existe des devoirs qui ne sont pas de stricte justice et dont, pour ce motif, bien des gens se dispensent sans scrupule. L’omission de ces devoirs ne laisse pas cependant de troubler ce bon ordre, cette harmonie parfaite qui résultent de l’ensemble des vertus. Mais lorsqu’une âme est vraiment docile et fidèle à la conduite de l’esprit de Dieu, elle n’a garde d’en négliger aucun, et alors plus que jamais, on voit combien ce divin Esprit a de douceur et de charmes, et combien il est puissant pour entretenir entre les hommes les relations sociales les plus agréables. Un de ces devoirs, bien compris par les vrais serviteurs de Dieu, c’est celui de la reconnaissance. L’apôtre saint Paul, ce grand maître de la perfection chrétienne le recommandait en ces termes : « Soyez reconnaissants. » (Coloss. III.) Le père Paul excella en ce point. Sensible au moindre bienfait, il avait le plus grand soin de témoigner sa reconnaissance à quiconque lui faisait du bien ; il estimait toujours le service reçu beaucoup au-dessus de sa valeur. « Il semblait, pour me servir des paroles d’un témoin oculaire, qu’il eût voulu donner un monde entier, s’il avait été en sa possession, et même une des places du paradis, à son bienfaiteur ; il conservait toujours le souvenir des bienfaits et cherchait en toute occasion à les récompenser de son mieux. » Ayant reçu un jour la charité de quelques gendarmes, comme nous l’avons raconté ailleurs, il s’affectionna tellement à ces sortes de personnes qu’il les appelait ses amis, protestait leur avoir les plus grandes obligations, les distinguait dans ses missions, avait pour eux des égards particuliers, les faisait passer avant les autres pour qu’ils pussent se confesser et recevoir le remède dont ils avaient souvent un bien pressant besoin.

Si l’âme du père Paul restait aussi étroitement liée pour des bienfaits passagers, qu’on juge de la grandeur de sa reconnaissance envers les personnes charitables qui soutenaient la congrégation de leurs aumônes et qui se montraient toujours prêtes à secourir et à recevoir chez elles les pauvres de Jésus-Christ. Je ne puis exprimer avec quelle affection et quelle tendresse le serviteur de Dieu en parlait, ni combien il s’intéressait à leur bien spirituel et même temporel. Lorsqu’il les recommandait aux prières de ses religieux, c’était avec attendrissement ; il semblait vouloir épancher dans leurs cœurs les sentiments d’amour et de reconnaissance dont le sien était rempli. Il ne cessait pas de les exhorter à se souvenir d’elles devant Dieu, afin de leur obtenir toute espèce de faveurs. Non content d’avoir prescrit dans la règle qu’on prierait spécialement pour elles plusieurs fois chaque jour, et chaque semaine plusieurs fois la nuit, il eût voulu que chacun de ses religieux les considérât comme ses parents propres et qu’ainsi nous les eussions toujours dans le cœur, afin de faire pour elles des prières plus ferventes et plus assidues. Quand elles se trouvaient elles-mêmes en besoin, alors le serviteur de Dieu ne se donnait plus de repos ; il fallait que toute la communauté fît violence au ciel par ses prières pour leur obtenir les grâces nécessaires. Ces chers bienfaiteurs paraissaient-ils quelquefois dans nos maisons ? Si le bon père accueillait toujours bien les étrangers, pour ceux-ci, il leur témoignait une cordialité et une charité toutes particulières. Quelqu’un d’eux venait-il à être malade ? Le serviteur de Dieu allait le voir, autant que possible, et l’encourageait de la manière la plus paternelle à souffrir de bon cœur pour l’amour de Dieu. Lorsque le mal empirait et qu’il y avait danger de mort, s’il en était requis, il courait vers le malade et tâchait de le disposer à une sainte mort ; ses soins, son zèle, en pareille occasion, montraient bien qu’il eût désiré lui assurer l’entrée immédiate du paradis, en récompense de ses aumônes. A leur mort, il faisait aussitôt faire des prières spéciales, afin d’accélérer pour eux la jouissance du bonheur éternel et de la vue de Dieu ; il ne pouvait les oublier, mais il continuait à prier pour eux et voulait que les autres fissent de même. Il ordonna expressément dans la règle qu’on offrît une fois le mois le saint sacrifice de la messe et qu’on récitât l’office des morts pour les bienfaiteurs défunts, et c’est ce qui se pratique exactement. Non content de cela, peu de temps avant sa mort il ordonna, du consentement du dernier chapitre général, qu’à toutes les fêtes-doubles de seconde classe, on chantât dans chaque maison la messe pour les bienfaiteurs, et qu’outre les suffrages déjà indiqués, on chantât dans l’octave des trépassés un anniversaire et qu’on récitât l’office des morts pour tous les bienfaiteurs décédés. C’est ainsi que sa charité et sa reconnaissance l’excitaient toujours davantage à mesure qu’il approchait de sa fin. En résumé, le serviteur de Dieu fit voir toute sa vie qu’il avait gravé dans son cœur la recommandation de l’Apôtre : Soyez reconnaissants.

En témoignant sa gratitude à ses bienfaiteurs, il reconnaissait en même temps la bonté de Dieu qui leur inspirait des dispositions bienveillantes ; il lui offrait l’hommage de ses sentiments ; voilà pourquoi le Seigneur se plaisait de son côté à accroître le nombre de ses bienfaiteurs, parmi lesquels on comptait les personnages les plus respectables. Comment passer ici sous silence la grande bonté, la bienveillance et l’estime particulière qu’eut pour lui Benoît XIV ? Aussi le serviteur de Dieu ne cessait de parler de ce grand pontife avec le plus profond respect ; il priait continuellement pour lui, et à sa mort, il ressentit la plus vive douleur de la perte d’un pontife si plein de piété, de sagesse et de doctrine, qui avait été pour lui un père et un bienfaiteur généreux. La congrégation lui devait son premier établissement, et c’était bien alors le moment de lui témoigner de la reconnaissance, en multipliant les prières en sa faveur. Pour y exciter ses religieux, le père leur rappela à cette occasion les grands bienfaits dont ils étaient redevables à sa bonté ; lui-même fit des prières particulières pour le repos de son âme, et depuis il ne prononçait jamais son nom qu’avec des marques profondes de vénération et un vif sentiment de gratitude. Clément XIII, n’étant encore que cardinal, l’avait favorisé de tout son pouvoir, lui donnant l’hospitalité avec la plus grande bienveillance dans son palais, lorsque les affaires de la congrégation l’appelaient à Rome. Devenu pape, il accorda plusieurs grâces à la congrégation et se montra un des grands bienfaiteurs du père Paul. Celui-ci prévenu et favorisé de tant de manières par ce grand et saint pontife, répondit à ses bontés par ses prières et celles de sa congrégation ; il ne cessa, pendant la vie et après la mort du pontife, de s’intéresser auprès de Dieu en sa faveur, et tel était le vœu de ce pontife lui-même si pieux et si humble tout à la fois. Pour Clément XIV, je n’en dirai rien, sinon que le Seigneur lui avait inspiré tant d’amour et d’estime pour le père Paul, que sa plus grande satisfaction dans la dignité suprême du pontificat semblait être de rendre service à l’homme de Dieu qu’il aimait tendrement et regardait pour ainsi dire comme son père. Nous avons dit ailleurs de quel amour et de quel respect le père Paul à son tour était pénétré pour sa personne sacrée. Il eût volontiers été l’assister à la mort, mais ses infirmités habituelles l’en empêchèrent. Cette mort le rendit presque inconsolable ; il se regardait comme un orphelin privé du meilleur des pères. Il ordonna qu’on lui fît un service solennel dans l’église des Saints-Jean-et-Paul, et pendant plusieurs heures que dura la cérémonie, il se tint toujours au pied du catafalque. On était touché de voir ce vénérable vieillard, dans l’attitude du recueillement et de la douleur, répandre des larmes abondantes sur la mort de son grand bienfaiteur, et là, immobile, offrir au Père éternel le sang de l’Agneau sans tache, en faveur de cette âme qu’il chérissait plus que lui-même. Il s’empressa de donner la nouvelle de sa mort à toutes les maisons de la congrégation, prescrivant en même temps de chanter la messe pour le repos de son âme, avec d’autres suffrages particuliers. Il ne se lassait pas de parler de la perte que l’Église avait faite dans la personne de ce grand pontife ; il faisait le plus grand éloge de ses vertus : il avait surtout, disait-il, été frappé de son humilité et de sa charité ; c’est pourquoi il avait conçu une si haute idée de cette grande âme : jugement bien juste, puisque l’humilité est le fondement, et la charité, le couronnement de l’édifice spirituel ; or, plus les fondements ont de profondeur et le toit, d’élévation, plus aussi l’édifice est solide, majestueux et grandiose. Quelles ne furent pas ensuite les pensées du père Paul, ses sentiments, ses désirs, ses gémissements intérieurs pendant la vacance du siège ! Lui seul pourrait les exprimer parfaitement. Il adressait à Dieu de continuelles prières pour qu’il donnât à l’Église un pasteur vigilant et saint, et à lui-même, devenu semblable à un orphelin, un père plein de bonté. Dieu l’exauça en élevant Pie VI au souverain pontificat, pour le bonheur de toute l’Église. Le saint père ne tarda pas à donner des preuves de la charité, de la bienveillance, de la bonté que Dieu avait mises en lui pour la pauvre congrégation de la Passion de Jésus-Christ et pour le père Paul son fondateur. Dix-neuf jours après son exaltation, il se rendit à l’église des Saints Jean et Paul, à l’occasion des prières de quarante heures qu’on y célébrait. Après avoir adoré le saint Sacrement, il entra dans la sacristie, et admit tous les religieux au baisement du pied, donnant à chacun des témoignages de bonté ; puis, par un trait signalé de bienveillance, il se rendit à la cellule du père Paul qui était malade. C’est alors que le serviteur de Dieu tira de son cœur cette belle parole : « D’où me vient ce bonheur que le vicaire de Jésus-Christ daigne me visiter ? » Depuis, il ne cessa de porter le plus vif intérêt à la personne du Saint Père ; il fit faire des prières continuelles pour lui, et ordonna qu’on ne manquât point de réciter chaque jour les litanies à son intention ; et lorsqu’il fut près de mourir, à défaut d’autre moyen pour exprimer sa reconnaissance, il enjoignit d’offrir en son nom à Sa Sainteté une petite image de Notre-Dame des Douleurs, peinte sur cuivre et qu’il honorait particulièrement. Il se sentit encouragé à cela par son amour et par la connaissance qu’il avait de l’extrême bonté du pape. En effet, après la mort du Bienheureux, on offrit l’image au Saint-Père, à qui cette marque d’affection et ce petit présent firent beaucoup de plaisir. Rien de surprenant du reste, que le père Paul se ressouvînt jusque dans ses derniers moments du Souverain Pontife, du vicaire de Jésus-Christ sur la terre, d’un père si bienveillant pour nous. Il eût été bien ingrat, s’il l’avait oublié alors qu’il allait quitter la vie et qu’il pouvait pour la dernière fois ici-bas, lui marquer sa reconnaissance. Il en avait reçu de continuels et précieux bienfaits ; il les avait tous présents à l’esprit, mais surtout celui de la nouvelle confirmation de l’institut et des règles par une bulle apostolique qui lui avait été adressée peu de jours auparavant. Je dirai donc que quand il l’eût voulu, il n’aurait pu se démentir en ce moment suprême. Il se souvint aussi alors de tous ses bienfaiteurs et en particulier de ceux de Rome et leur donna, en mourant, tous les gages possibles de son amour et de sa reconnaissance.

Les lettres du père Paul sont un autre monument de la bonté de son cœur et de sa vive gratitude. Toutes celles qu’il écrivit en réponse à ses bienfaiteurs ou dans lesquelles il fait allusion à leurs bons offices, sont remplies des plus vifs sentiments de reconnaissance ; toutes respirent la plus humble gratitude. C’est ce qu’on remarque surtout là où il parle des faveurs nombreuses et signalées que lui accordèrent les souverains Pontifes, en confirmant l’institut et ses règles, ou bien encore de ses obligations envers les cardinaux, ses protecteurs, et envers l’abbé comte Garagni qui s’employa beaucoup pour faire réussir les premières fondations et dont les lettres peuvent se lire à la suite de celles du cardinal Altieri. Le père Paul les assure tous qu’il se souvient toujours d’eux à la sainte messe ; il veut qu’ils soient participants des prières de sa congrégation ; il espère beaucoup, leur dit-il, qu’ils recevront du Seigneur une récompense abondante. En un mot il ne néglige absolument rien de ce que peut inspirer une sincère et parfaite gratitude.

Qu’un homme, plein de l’esprit de Dieu, ait agi de la sorte envers ceux qui ont contribué à l’établissement ou au progrès de la congrégation, qui l’ont soutenue, défendue et assistée, ou qui continuent de la maintenir à l’aide de leurs pieuses largesses, ce n’est pas là ce qui étonne ; mais ce qui est bien plus surprenant, c’est que, tout supérieur qu’il était, il se montrait sensible et reconnaissant pour les moindres services qu’il recevait de ses enfants et de ses inférieurs. A ses yeux, c’étaient autant de grandes faveurs. Voici ce qu’un témoin a déposé : si, dit-il, quelque frère de la congrégation venait à aider le serviteur de Dieu pour descendre les marches, ce qu’il ne pouvait plus faire seul, à cause de ses infirmités, il le remerciait en ces termes ou d’autres semblables : que Dieu vous récompense de votre charité ! Lorsque, dans ses maladies, il était visité par ses religieux, à leur départ, il leur disait de même : que Dieu vous récompense de votre charité ; à plus forte raison s’ils lui rendaient quelque service, ne fût-ce que de fermer et d’ouvrir la fenêtre. Mais laissons parler son infirmier : « Il me semble, dit-il, qu’on ne doit point passer sous silence la grande reconnaissance que le père Paul me témoignait pour mes soins. Il me répétait toujours qu’il m’avait mille obligations de ce que je faisais pour lui, ce qui était bien peu de chose ; il me faisait mille remercîments, ses paroles sortaient du fond de son cœur et ne respiraient qu’humilité et charité. Trois heures environ avant sa mort, il m’appela, me prit par la main et la pressant avec force, il me dit : «Ah ! mon cher frère ! c’était sans doute son dernier adieu qu’il voulait me faire. »

De tout ce qui précède, on voit que pour avoir passé une grande partie de sa vie dans la solitude, le père Paul n’en était pas moins un homme sociable et qu’il remplissait tous les devoirs de la vie civile ; ses vertus ne faisaient que leur donner un nouveau degré de mérite et d’excellence, en le rendant lui-même très aimable au prochain. Sans doute, il était éloigné de ce genre mondain qui ne siérait point à des personnes consacrées à Dieu ; mais à l’occasion, il savait bien se prêter aux exigences de la vie sociale, et il estimait l’amitié de ceux en qui il reconnaissait des hommes intérieurs, les traitant comme de vrais amis, leur ouvrant son cœur, s’employant le plus possible pour leur bien et leur témoignant une estime singulière. Ses rapports avec le prochain en général étaient fort doux, ses manières fort suaves et cordiales ; il n’y avait pas à craindre qu’il manquât de respect envers personne ; aussi tous ceux qui le visitaient, en étaient-ils très satisfaits. C’était certes une chose surprenante, que le bon père eût conservé jusqu’au dernier jour de sa vie tant d’aménité et d’affabilité dans ses rapports, tant de douceur dans ses discours. Il avait coutume de dire : « Rendez à chacun ce qui lui est dû, le tribut à qui le tribut est dû ; l’impôt à qui l’impôt est dû, le respect et l’honneur à qui ils sont dus. » (Rom. XIII.) Quel que fût son crédit, quelle que fût son autorité, jamais il ne se crut dispensé de cette loi. Il dirigeait une dame d’une haute noblesse et d’une grande piété. Celle-ci se voyant traitée avec beaucoup de respect, se plaignit doucement à lui-même de ce qu’en lui parlant ou en lui écrivant, il lui donnait le titre d’Excellence. Elle le pria d’agir à son égard sans cérémonie. « Saint-Paul, lui répondit le serviteur de Dieu, nous recommande de rendre à chacun ce qui lui est dû, l’honneur à qui l’honneur est dû. » Du reste, il exprimait son estime et se servait des titres convenables avec une grâce parfaite. Ce qui souvent n’est dans la bouche du monde qu’affectation et adulation, était dans la sienne, candeur, sincérité et vertu ; ses paroles étaient la fidèle image de ses sentiments d’humilité.

Il voulait que ses religieux suivissent sur ce point son exemple. Il les avertissait d’avoir pour chacun le respect convenable, ajoutant que c’était un devoir de justice. Causant un jour des bontés d’une certaine princesse pour la congrégation, le serviteur de Dieu recommanda à l’un de ses religieux qui devait l’aller trouver d’être très fidèle aux convenances : « Parlez-lui avec respect, lui dit-il, et donnez-lui le titre d’Excellence ; cela convient, bien que la princesse agisse envers nous comme envers ses frères. » S’il arrivait parfois qu’un des nôtres eût blessé de quelque manière le prochain par manque de convenance, comme un bon père qui porte le poids des manquements de ses enfants, il tâchait de réparer la faute le mieux possible. La princesse Albani se trouvant à Soriano, le recteur de Saint-Eutice lui envoya, j’ignore pour quel motif, un frère d’une grande simplicité, mais un peu rustre. Le bon père étant alors lui-même à Saint-Eutice, l’apprit, et aussitôt, il alla faire des excuses à la princesse dans la crainte que ce pauvre frère n’eût pas été assez civil. Il suffisait qu’on se crût offensé, même sans raison, par nos religieux, ou qu’ils ne se fussent pas servis d’expressions assez convenables, pour que le serviteur de Dieu enjoignît d’aller faire des excuses. Monseigneur, l’abbé évêque de Viterbe crut, peut-être sur des rapports peu véridiques, qu’un de nos religieux, homme de grande vertu et de grand mérite, n’avait pas observé les convenances à son égard. On avait trompé le prélat ; néanmoins le père Paul voulut que le sujet lui-même allât humblement lui demander pardon. En voyant l’humilité et le respect du pauvre religieux ainsi que du père Paul qui l’avait envoyé, le prélat l’accueillit avec beaucoup de courtoisie ; il fut non seulement satisfait, mais très édifié que le père Paul élevât de la sorte ses religieux à l’école de l’humilité. Telle était la conduite du serviteur de Dieu envers les personnes de considération. Pour lui-même personnellement, il ne réclamait aucun égard ; il avait en horreur tous les titres et les témoignages d’estime, se regardant comme un chien mort et comme le plus méchant de tous les hommes. De là venaient toutes les marques d’affabilité qu’il donnait au prochain ; de là encore sa coutume de saluer tout le monde le premier. Lorsqu’en voyage il rencontrait quelqu’un, fût-ce un pauvre, il tirait son chapeau le premier et disait qu’on devait en agir ainsi par respect pour Dieu dont le pauvre est l’image, et pour le saint ange gardien qui l’accompagne. Ce sont là, il est vrai, de petites choses ; elles sont pourtant les indices d’un cœur bien fait et d’une âme vertueuse qui craint toujours de faire le moindre déplaisir à Dieu, le premier Auteur de l’ordre, et qui, pour ce motif, ne néglige rien. « Qui timet Deum, nihil negligit. »

 

 

CHAPITRE 23.

DE LA FORCE DU SERVITEUR DE DIEU.

 

La vertu de force est indispensable pour pratiquer les devoirs de la vie chrétienne et conquérir le ciel. On le comprend aisément, quand on considère ce qu’est la vie. N’est-elle pas en effet un combat continuel contre des ennemis très puissants qui font tous leurs efforts pour nous intercepter le passage ? Et comment remporter le prix sans se faire violence et sans combattre fidèlement et courageusement jusqu’à la fin ? Mais cette force, ce courage, qui peut nous l’inspirer, sinon Dieu, notre protecteur, notre secours, notre refuge, notre véritable vie ? Le père Paul comprit parfaitement ces grandes vérités. Dès sa jeunesse, il eut soin de s’unir étroitement à Dieu, et c’est par là qu’il obtint cette force qui est si nécessaire pour entreprendre de grandes choses et pour souffrir avec une patience invincible toutes les peines qui se rencontrent dans les voies de la perfection. Les occasions ne lui manquèrent pas pour s’exercer à cette vertu et y faire de continuels progrès. Il s’y conduisit avec une grande fidélité ; il combattit avec un courage viril jusqu’à la mort, et en donnant à Dieu mille preuves d’amour, il s’acquit à lui-même une riche couronne de mérites.

Abandonner le siècle, comme il le fit à la fleur de l’âge, renoncer à toutes les espérances du monde, embrasser un genre de vie si pénitent et si austère ; cela suppose évidemment une force et une générosité peu commune. Il connaissait toute la difficulté de son entreprise. On ne manqua pas de lui dire, pour l’en détourner, qu’en allant aussi mal vêtu, tête et pieds nus, malgré les froids de la Lombardie, il n’aurait pu résister, qu’il s’exposait à avoir les jambes engourdies et gangrenées et qu’il aurait été contraint de les faire amputer. Paul ne tint aucun compte de ces discours et se moqua de ces craintes. La difficulté même excitant son courage, il tressaillait de joie, s’estimant trop heureux d’avoir l’occasion de souffrir pour la gloire de son Dieu. Tels étaient dès lors son courage et son intrépidité. Malgré tous les obstacles, il poursuivit résolument l’œuvre de la congrégation. C’était là une entreprise grande et difficile. Il s’agissait d’établir un institut sur le fondement de la plus grande pauvreté, dans un temps où le monde était fourni d’un grand nombre d’ordres religieux très exemplaires et très utiles. Il devait s’attendre à rencontrer une puissante opposition et des contrariétés sans nombre, des peines continuelles et très sensibles. Le bon serviteur comptant sur la force de Celui qui l’inspirait, entreprit l’œuvre sainte, la poursuivit de toutes ses forces, et pour la conduire à bonne fin, il fit plus d’une fois, pendant les hivers les plus rudes, des voyages très longs, sans argent, sans provision, toujours pieds nus, malgré des souffrances indicibles, sans jamais se lasser, jusqu’à ce qu’il vît son œuvre achevée. Jamais on ne put le résoudre à user de quelque commodité, sinon lorsqu’il fut tout à fait incapable. Lorsqu’il jugeait un voyage nécessaire, ni les glaces de l’hiver, ni les pluies, ni les neiges ne pouvaient ralentir son ardeur. Quoique très docile en toute autre occasion, il restait alors inflexible aux instances de ses amis et de ses bienfaiteurs, qui eussent voulu le retenir, et profiter du mauvais état des chemins pour jouir plus longtemps de sa présence. Une fois entr’autres, allant à Rome, il passa la nuit à Ronciglione, chez un bienfaiteur charitable et riche. Le lendemain matin il voulait continuer son voyage ; mais comme la neige tombait en abondance, ce bon monsieur fit tous ses efforts pour le faire rester ou du moins accepter sa voiture, s’il voulait absolument partir. Le serviteur de Dieu, tout en se montrant reconnaissant de ses offres, ne voulut ni rester ni accepter la voiture et, malgré la neige, il se remit en route nu-pieds, tête découverte et sans manteau. Quand il fut parti, le monsieur se mit à sa fenêtre et vit qu’au bout de quelques pas il était tout couvert de neige et qu’il n’en continuait pas moins son voyage très courageusement. Cette vue le surprit et l’édifia en même temps. Le père Paul rencontra souvent dans ses voyages des routes désertes et très mauvaises ; aussi arriva-t-il plus d’une fois à Rome ayant les jambes toutes meurtries, tellement qu’il laissait des traces de sang sur les escaliers et dans les antichambres des palais. Plusieurs fois aussi il lui arriva de tomber faible, tant il était épuisé de fatigue ; alors il restait quelque temps couché par terre, mais après quelques moments de repos, il ranimait son courage et poursuivait sa route.

Il lui fallut travailler pendant quarante-neuf ans avant d’obtenir la confirmation de l’institut par le Saint-Siège qui met toujours tant de maturité dans ses délibérations ; il sacrifia pour cette sainte œuvre toute une vie de pénitence et de traverses ; enfin il ne cessa de s’employer jusqu’à la mort, afin de lui procurer, au moyen d’une confirmation nouvelle, la plus parfaite stabilité possible. Il n’est pas facile de dire combien il eut à souffrir dans ses voyages multipliés à Rome. Il n’y possédait ni maison, ni hospitalité certaine ; et cependant il était forcé d’y prolonger son séjour loin de sa chère solitude, en attendant les grâces qu’il sollicitait. Lorsqu’il traversait les rues de Rome dans ses dernières années, plus d’une fois, il laissa échapper cet aveu : « O que de souffrances et de peines j’ai endurées dans cette ville ! » Plusieurs fois il y alla tout boiteux, cheminant dans Rome appuyé sur un bâton, montant ainsi les escaliers des palais, où il était obligé de faire longtemps antichambre. Tant de fatigues l’affaiblirent quelquefois au point qu’il ne pouvait plus tenir sur ses jambes. C’étaient là les moindres choses ; il eut en outre à souffrir de toutes parts des mépris et des rebuts, des indignités et des moqueries. En le voyant sous un costume si pauvre et si humble, il n’était pas facile à ceux qui étaient dépourvus de l’esprit de Dieu, de deviner le mérite d’un homme dont l’extérieur était si abject. Aussi, comme nous l’avons dit, la première fois qu’il alla à Rome pour se jeter aux pieds d’Innocent XIII, il fut traité comme un vagabond par quelques-uns des domestiques. Une autre fois, il se présenta avec son frère chez un illustre cardinal pour demander audience ; mais le prélat sachant que son but était de le prier d’intervenir en sa faveur, afin de faire approuver les règles, refusa de le recevoir. Le serviteur de Dieu fut très affligé de ce refus. Se souvenant alors que le Seigneur accueille volontiers les pauvres les plus méprisés, il entra dans l’église de Saint Charles au Corso, pour y faire sa prière. Dieu daigna le consoler et l’assura par une lumière intérieure que ses vœux seraient exaucés. Le soir venu, il s’en alla à son logement avec son frère. Le cardinal s’étant mis au lit y éprouva une grande agitation qui l’empêcha de trouver ni sommeil ni repos. N’en pouvant deviner la cause, l’idée lui vint de réunir ses serviteurs et de prier avec eux pour être délivré de cette étrange agitation. Après qu’on eut récité les litanies de la sainte Vierge, il se rappela le refus qu’il avait fait de recevoir les deux ermites et demeura persuadé qu’il était la cause de son trouble. En conséquence il donna l’ordre à ses domestiques de les rechercher dès le lendemain matin et de les lui amener sans retard. On les trouva et on les fit entrer à la satisfaction réciproque du cardinal et des deux serviteurs de Dieu. Celui-là recouvra la paix du cœur, et le père Paul obtint ce qu’il désirait ; aussi se crut-il bien dédommagé du refus qu’il avait essuyé. Depuis lors, le cardinal témoigna beaucoup d’intérêt à l’œuvre du père Paul. C’est ce qu’on peut voir dans le passage suivant, tiré d’une lettre qu’il lui écrivait le 7 août 1751. « Je porte une estime et une affection toute particulière à votre institut et à ses respectables membres. Votre paternité peut donc être assurée que partout où je pourrai travailler à son extension, je la seconderai volontiers de mes soins et de mon concours, et cela, surtout à cause du bien spirituel que je procurerai certainement ainsi au prochain, pour la plus grande gloire de Dieu. » Il eut à souffrir bien d’autres mépris tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Un jour, se trouvant à Livourne, il fut pris pour un voleur, parce que, étant arrivé tard et tout fatigué et ne sachant où aller loger, il était entré dans une église. Le sacristain le voyant si mal vêtu et d’un extérieur si pauvre, le regarda comme un homme suspect et le chassa sans se laisser toucher par ses prières. Mais ce ne fut pas tout ; comme en sortant de l’église, il s’était retiré sous le portique pour y passer la nuit à couvert, on crut que c’était un homme dangereux et de nouveau on le chassa de ce lieu.

Il fut encore plus maltraité sur le canal de Pise par deux ecclésiastiques avec qui il se rencontra dans la barque. Ces hommes s’étant permis quelques propos déplacés, le père Paul, doublement excité par son zèle pour l’honneur de Dieu et par la charité fraternelle, les engagea avec douceur et humilité à s’interdire des discours si peu convenables. Mais eux, irrités d’une liberté qui méritait tous leurs remercîments, se mirent à proférer toute sorte d’injures contre lui et à le tourner en ridicule. L’humble serviteur de Dieu ne répondit pas un mot, ne témoigna aucune altération et conserva même un visage paisible et serein, tout occupé intérieurement des outrages soufferts par le Sauveur dans sa passion, et de la pensée de ses propres ingratitudes ; ainsi abîmé dans son néant, il y trouvait cette tranquillité et cette paix que le Seigneur donne aux humbles de cœur. Mais pendant qu’il gardait un humble silence, un gentilhomme d’un extérieur distingué prit sa défense, en quoi il fit quelque peine au serviteur de Dieu qui se réjouissait d’être humilié. « Prenez garde, messieurs, leur dit ce gentilhomme, à ce que vous faites. Vous insultez ce pauvre serviteur de Dieu, et qui sait quelles sont les vues de Dieu sur lui ? Qui sait combien il aura peut-être un jour de disciples sous ses ordres ? » Il semble que ce seigneur ait parlé alors par un esprit prophétique.

Dieu qui aime l’humilité et la patience de ses serviteurs, ne voit qu’avec horreur ceux qui les méprisent et les déshonorent ; aussi tira-t-il plus d’une fois vengeance de ceux qui insultèrent notre Bienheureux ou qui s’opposèrent à ses saintes entreprises. Pendant qu’il donnait la mission pour la seconde fois dans une ville de Toscane, il y eut six personnes de l’endroit, dont l’une d’elles était d’un certain rang, qui se liguèrent ensemble, poussées par le malin esprit, pour insulter le serviteur de Dieu et empêcher la réussite de la mission. Lorsqu’il se mettait à prêcher, elles frappaient à coups redoublés sur un mortier de bronze et faisaient un tel bruit que la partie la plus éloignée du peuple ne pouvait entendre le prédicateur. Celui-ci s’en étant aperçu envoya demander qu’on voulût bien cesser ce tapage. Mais ces gens lui firent répondre qu’ils étaient chez eux et qu’ils entendaient y faire ce qui leur convenait. A cette réponse le serviteur de Dieu se tut et ayant prié quelques moments, il dit que ces personnes devaient y prendre garde, parce que Dieu les aurait châtiées. La prédiction se réalisa. L’une des six voulant aller satisfaire un besoin, fit un faux-pas près de la porte et tomba morte ; en peu de temps toutes les autres moururent aussi. Ce ne furent pas les seules atteintes par la main vengeresse de Dieu ; elle frappa encore un grand nombre de personnes de l’endroit, parce qu’on n’y avait pas reçu la parole de Dieu avec de bonnes dispositions et qu’elle y avait produit peu de fruits. Pénétré de douleur en voyant ces pauvres âmes mépriser le remède, et enflammé de zèle pour la gloire de Dieu, le père Paul, à son départ, secoua la poussière de ses pieds et prédit que Dieu ne tarderait pas à faire éclater sa vengeance. Aucune de ses paroles ne tomba par terre. Dieu affligea cette ville d’une épidémie qui enleva environ cinq cents personnes en peu de temps, sans compter les juifs qui y demeuraient.

La divine Bonté, après avoir raffiné comme l’or la vertu du père Paul, le perfectionnait de plus en plus pour en faire une vive image du Rédempteur. S’il le frappait d’une main, il le soutenait de l’autre, lui donnant un courage toujours nouveau, pour exécuter généreusement les grands desseins qu’il lui inspirait. Appuyé sur la protection divine, plein de confiance dans la grâce, le père Paul ne s’épargnait en aucune façon et n’était retenu par aucune considération ni crainte humaine, dès qu’il s’agissait de la gloire de son Dieu. Souvent, comme il arrive d’ordinaire aux missionnaires fervents, il était loué par les gens sages et religieux, et tourné en dérision par les libertins ; pour lui, sans s’inquiéter de l’éloge ou du blâme, il poursuivait franchement son chemin. Il avait coutume de dire en pareille occasion qu’il fallait, comme dit saint Paul, marcher par la bonne comme par la mauvaise renommée, et tendre ainsi à Dieu. Souvent encore, pendant qu’il cherchait à remédier aux désordres, à faire disparaître les scandales et à retrancher les occasions de péché, il irritait contre lui ces loups dévorants auxquels il arrachait leur proie ; mais il les laissait hurler et frémir et cherchait à mettre en sûreté la brebis repentante. Lorsqu’il était nécessaire, il travaillait à faire cesser une liaison scandaleuse par un mariage légitime.

En donnant des missions aux soldats, il trouva plusieurs fois parmi eux des hommes d’un caractère sacré qui avaient abandonné leur sainte profession et s’étaient rabaissés jusqu’à embrasser l’état militaire. Le zélé missionnaire faisait tout pour les délivrer d’une position si malheureuse et si indigne de leur caractère ; et comme les capitaines, tout occupés de leurs avantages temporels, s’opposaient à leur libération, le père Paul recourait au général ou à quelque autre officier supérieur, et, faisant appel à leur religion, il en obtenait ce que l’intérêt lui avait refusé. En somme, il montrait dans ces occasions un cœur de prêtre et un courage de saint.

C’était la même fermeté au confessionnal, lorsqu’il fallait résister à des volontés rebelles et endurcies. En règle générale, il était toute charité et toute compassion envers ses pénitents, mais quand il était nécessaire, il savait mêler le vin à l’huile, la sévérité à la douceur. Il était aussi condescendant que possible ; mais quand la condescendance eût été de la faiblesse, il avait un cœur de bronze pour résister aux sollicitations, et refuser ou différer le bienfait de l’absolution à ceux qui en étaient indignes.

Le serviteur de Dieu remplit, comme nous l’avons dit, divers emplois, tous importants et difficiles, dans le cours de sa vie. Il fut missionnaire, supérieur, fondateur. Comme il voulait plaire à Dieu en tout et s’acquitter parfaitement de ses obligations, nonobstant toute difficulté, il rencontra une infinité d’obstacles sur son chemin. Ayant obtenu du Saint-Siège la faculté de fonder des maisons, il en usa avec discrétion, n’acceptant qu’après mûre réflexion les établissements qu’on lui offrait. L’enfer parut alors se déchaîner contre lui, et déclarer la guerre à son œuvre. Quoique très sensible à ces attaques, il n’en continua pas moins avec intrépidité et courage. On verra mieux par ce qu’il dit lui-même que par notre propre récit, combien fut violente la tempête qui s’éleva alors contre sa congrégation et contre lui, et quelle conduite il tint dans une conjoncture si critique. Voici en quels termes il ouvrait son cœur à un religieux fort savant et fort vertueux, qui était le second de ses compagnons : « Nos affaires, lui dit-il, vont à l’ordinaire, la tempête gronde encore ; mais après avoir souffert beaucoup de peines, nous obtiendrons victoire par Jésus-Christ. – Nos affaires sont toujours dans le trouble, toutes les communautés se sont unies pour plaider. J’en suis bien peiné. J’ai écrit à diverses reprises pour empêcher ce procès, car un serviteur de Dieu ne doit pas plaider. Il me semble que le démon a dessein de nous causer par là un grave préjudice. J’ai protesté que je ne voulais pas obtenir de maisons par la voie des procès, mais d’une manière paisible. Il faut continuer de prier beaucoup. »

Tant de traverses et de peines semblaient suffire pour former au serviteur de Dieu une magnifique couronne de mérites ; mais le Seigneur qui voulait le traiter en favori, lui donna une part bien plus large à son calice. Il le visita souvent par des maladies longues et douloureuses, au milieu desquelles il le soutint de la force de son bras, afin d’en faire un modèle de patience. Étant encore dans le siècle, et presqu’aussitôt qu’il eut embrassé sa vie pénitente, il tomba dans une maladie très dangereuse, ce qui ne l’empêcha pas de reprendre toutes ses austérités, dès qu’il en fut rétabli. Il fit ensuite plusieurs autres maladies occasionnées par les fatigues des missions et des voyages, par la rigueur de ses pénitences ou par l’insalubrité des lieux où il allait prêcher ; il les souffrit toutes avec patience, avec longanimité, et ce qui est plus parfait, avec une sainte joie. Comme la grâce de Dieu est seule capable de faire aimer la maladie et la souffrance, plus d’une fois, se sentant saisi de la fièvre, il commençait par faire visite au Saint-Sacrement, se tenait là quelque temps et demandait miséricorde au milieu des larmes et des sanglots. Après avoir ainsi sollicité la grâce de bien profiter de l’épreuve, il allait tout plein de force et de courage, s’étendre sur sa couche de paille, pour recevoir la maladie. Ses lettres et d’autres témoignages relatés au procès font une mention particulière de quelques-unes des maladies qu’il eut à supporter. En 1727 et en 1732 il souffrit pendant très longtemps. En 1741 il alla donner la mission à Piombino, lorsque l’air du pays n’était pas encore assez purifié ; aussi la bénédiction donnée, il fut saisi d’une fièvre violente. Il retourna de suite au mont Argentario ; mais le mal s’étant aggravé, on fut obligé de le transporter à Orbetello et là il fut presque réduit à la mort. Le père Jean-Baptiste de Saint-Michel son frère et son compagnon inséparable qui l’assistait, ne pouvait dissimuler son affliction, en se voyant sur le point de perdre un frère si saint et si chéri ; mais le père Paul l’encouragea à surmonter tous les sentiments de la chair et du sang. En 1742, il fit une nouvelle maladie qui le conduisit, comme il le disait lui-même, jusqu’aux portes du tombeau. En 1749, nouvel assaut pour avoir été donner la mission au diocèse de Porto dans un endroit malsain. J’en passe plusieurs autres sous silence. Toutes ces maladies furent comme la fournaise dans laquelle la vertu du serviteur de Dieu s’épurait de plus en plus et acquérait plus de prix devant le Seigneur. Bref, à partir de l’âge de cinquante ans, ses indispositions furent fréquentes et très douloureuses, et jusqu’à la mort, il ne cessa de souffrir par suite des infirmités qu’il avait contractées, en travaillant pour la gloire de Dieu. Un voyage qu’il fit de Rome à Orbetello, en 1745, lui valut en particulier une très grave indisposition qui lui laissa pour le reste de ses jours des maux de nerfs et une sciatique très aiguë. Au plus fort de ses douleurs, il souffrait avec magnanimité, et bien loin de céder à l’impatience, il se mettait parfois à chanter. On avait trouvé un air fort beau et fort expressif pour les litanies de la sainte Vierge ; lorsque ses douleurs étaient le plus vives, il le chantait pour se consoler. Il avait pris cette habitude de chanter pour un autre motif encore ; c’était pour ne pas incommoder les autres de ses plaintes et pour empêcher que la violence du mal ne lui arrachât quelque cri. Si quelquefois il lui échappait un soupir, il semblait se reprocher un manque de patience et aussitôt il se mettait à entonner comme en mission : Sancta Maria, ora pro nobis. Cette pratique lui était si familière, qu’on finit par se convaincre que c’était là un indice qu’il souffrait davantage. non seulement il étouffait ainsi tout gémissement ; mais maître de lui-même au milieu des souffrances et de l’abattement du corps, il savait même récréer les autres par des traits d’esprit et des récits amusants qu’il mêlait avec beaucoup d’adresse à ses discours pieux. Une fois entre autres qu’il se trouvait à la retraite Saint-Ange, cloué sur son lit et si souffrant qu’il ne pouvait se remuer, il raconta, le sourire sur les lèvres, la prédiction que lui avait faite un militaire. « Il me souvient, disait-il, que le maréchal Garma, général d’Orbetello, me tint un jour ce langage : père Paul, maintenant vous voyagez pieds nus et vous travaillez beaucoup dans les missions ; mais sachez que lorsque vous serez vieux, Jésus-Christ vous estropiera d’une jambe, et c’est ainsi qu’il vous récompensera en ce monde. Et voilà, ajoutait-il en riant, que la prédiction s’est vérifiée. » Une telle conduite ne pouvait qu’édifier beaucoup ceux qui en étaient témoins et qui le voyaient souffrir avec tant de sérénité. A la paix, à la tranquillité avec lesquelles il souffrait, on eût dit un enfant innocent étendu entre les bras de la divine Providence. Par là on comprenait la sincérité de ses expressions, quand il protestait que son mal ne lui déplaisait pas : « Je suis content, disait-il, de rester dans cet état toute ma vie ; et quand on lui demandait comment il se trouvait : remercions le Seigneur, » répondait-il, parce qu’en effet il regardait ses maladies comme des présents, des visites précieuses du Seigneur. Malgré tant d’infirmités, il s’en allait en mission, dès que ses douleurs s’adoucissaient un peu ; son zèle pour le service de Dieu était si ardent, qu’une fois le bâton à la main, il ne paraissait plus estropié ; on le voyait se livrer au ministère apostolique avec un courage et une générosité admirables.

 

 

CHAPITRE 24.

ASSAUTS QUE LUI LIVRENT LES DEMONS. SES DESOLATIONS INTERIEURES. AUTRES PREUVES DE SA FORCE HÉROÏQUE.

 

L’ennemi du salut, jaloux de tant de vertu ou bien dans la prévision du mal que le serviteur de Dieu devait causer à son ténébreux empire, le démon, dis-je, chercha par tous moyens à le tourmenter et à l’outrager. « La retraite est presque terminée. (Il parle de celle de la Présentation, la première de toutes.) J’espère que nous y entrerons au carême. O Dieu ! quel tapage font les démons ! et Dieu sait dans quel état intérieur je me trouve ! – Ce n’est pas depuis peu, disait-il encore, mais depuis longtemps qu’un pauvre vieillard de la congrégation, qui a aussi vieilli dans le vice, entend pendant la nuit des sifflements qui lui percent les oreilles et le font trembler ; mais tout passe, et rien ne vous nuira, nous a-t-il été dit. Ne craignez pas, n’ayez pas peur : car le Seigneur combattra pour vous : alleluia, alleluia, alleluia ! Le diable a peur de l’alleluia ; c’est une parole venue du paradis. – Je suis dans les mains de la divine miséricorde, mais extrêmement flagellé par les ministres de sa justice et encore plus par mes péchés. »

Il plut à Dieu, selon qu’il le rapporta à son confesseur, de le prévenir par une locution claire de la permission qu’il avait donnée aux démons de le tourmenter. Sa bonté voulait ainsi le préparer aux combats et à la victoire. Le Seigneur lui dit donc : « Je veux te faire fouler aux pieds par les démons. » La prédiction était vraie, et elle s’accomplit à la lettre. Les démons faisaient un bruit horrible aux oreilles du serviteur de Dieu, soit par des sifflements, soit par un fracas semblable à la décharge de plusieurs pièces d’artillerie ; bien souvent ils le réveillaient en sursaut et tout épouvanté ; d’autre fois ils tiraient ses couvertures avec mépris ou marchaient sur son lit comme des chats ; bien souvent encore, ils lui apparaissaient sous des formes horribles comme des chats furieux ou de gros dogues ou de hideux oiseaux ; enfin ils le molestaient, le tourmentaient, l’outrageaient en mille manières. Ils ne le ménageaient pas même dans le temps de ses maladies et de ses plus grandes souffrances. Il y avait déjà quarante jours et quarante nuits qu’il était assiégé de douleurs atroces et qu’il était cloué sur un lit dans la maison d’une personne charitable d’Orbetello, sans pouvoir fermer l’œil ni trouver le sommeil. Enfin une nuit, à force de fatigue et d’abattement, les douleurs se calmèrent un peu, et il commençait à s’endormir, lorsque tout à coup les démons commencèrent à faire du tapage dans sa chambre en ouvrant et en fermant avec force une bassinoire. Le pauvre malade s’éveilla et s’armant de résolution et de courage, il menaça le démon en faisant un geste de mépris. – L’orgueil du démon en fut déconcerté, et pendant quelque temps il ne s’avisa plus de le molester. – Le père Paul qui savait si bien unir la jovialité à la vertu racontait en riant cette aventure à son confesseur : « Que vous en semble ? lui disait-il. Le proverbe ne dit-il pas que chien qui dort ne chasse pas ? Or, un pauvre homme qui depuis quarante jours et quarante nuits, ne dormait pas, s’est senti réveiller à son premier sommeil ; est-ce là une chose à faire ? » Une autre fois, il était malade au lit, tourmenté par la goutte. Le démon pour le faire souffrir de la manière la plus cruelle lui saisit le gros doigt du pied qui était le plus malade et le tordit avec tant de rage et de mépris que le serviteur de Dieu crut éprouver un tourment d’enfer.

C’était surtout quand il s’employait pour la gloire de Dieu, pour l’avantage de la congrégation ou du prochain que les démons l’attaquaient avec plus d’acharnement et cherchaient à le troubler. Commençait-il son oraison ou son office ? l’enfer semblait se déchaîner. Prenait-il la plume pour traiter de quelque affaire importante ? le démon exprimait sa rage par le bruit qu’il faisait. Parlait-il en récréation des choses de Dieu ? et c’était sa coutume ; rentré dans sa cellule, les démons exhalaient leur colère contre lui. A l’époque où il s’occupait avec le plus de zèle de l’établissement des religieuses de la Passion. Pendant qu’on révisait leurs règles qu’il avait composées en 1770, il passait d’ordinaire les nuits sans dormir. Une nuit donc qu’il s’était levé pour s’asseoir quelques moments sur son lit, tout à coup une main invisible lui saisit la tête et la frappa avec force contre le mur. Le bruit réveilla en sursaut l’infirmier qui dormait dans la chambre voisine. Le lendemain matin, le père Paul interrogé par son confesseur comment il se portait, lui répondit d’un ton charmant : « Le bon Dieu ne permet pas que les manèges du démon fassent beaucoup de mal, mais pour du bien, ils ne vous en font pas non plus. » Il ajouta : « Le diable a peur de ce monastère comme du feu. » Il n’était pas plus à couvert des persécutions de l’enfer pendant ses missions. Il ne prenait que quelques heures de repos pour se remettre de ses grandes fatigues ; mais alors même les démons entraient en foule dans sa chambre pour le troubler ; ces malins esprits ne pouvaient souffrir qu’il leur ravît tant d’âmes par le moyen de ses prédications. C’étaient surtout ses méditations sur la passion qui leur déplaisaient. Ils furent contraints d’en faire l’aveu par la bouche d’un énergumène qu’un saint prêtre exorcisait. Après avoir confessé que la messe du père Paul les tourmentait beaucoup, interrogés s’il n’y avait pas autre chose qui leur déplût en lui, ils crièrent avec rage : la passion, la passion.

Pour mieux réussir dans leurs noirs desseins, ils prenaient quelquefois la forme humaine et lui apparaissaient de la sorte dans le but de le tromper et de l’affliger sans mesure. Peu de temps après la mort du père Jean-Baptiste, le père Paul tomba gravement malade. Une nuit, il voit paraître dans sa chambre six ou sept personnes qui se disaient médecins, et qui ajoutèrent que se trouvant aux environs et ayant appris sa maladie, ils étaient venus lui dire de se préparer à la mort, parce que son mal était sans remède ; qu’ils pouvaient l’assurer d’autant plus de sa mort prochaine, qu’ils avaient appris par une apparition de son frère qu’elle aurait lieu le mercredi d’ensuite. Mais un serviteur de Dieu n’est pas effrayé de la nouvelle de sa mort ; il la désire autant que la vie lui est à charge. Le père Paul, ne voyant pas parmi ces prétendus médecins, celui qui le traitait d’ordinaire, c’est-à-dire le docteur Mattioli, répondit tranquillement que ces messieurs auraient pu s’épargner la peine de se déranger, qu’il lui eût suffi d’apprendre la chose du docteur Mattioli. A ces mots, confus de n’avoir pu altérer sa conformité à la volonté divine, les démons s’évanouirent.

Une autre fois, le père Paul étant allé loger chez un de nos bienfaiteurs avec son compagnon, dès qu’ils se furent retirés dans leur chambre pour prendre leur repos, le démon leur apparut sous la figure d’un homme ; il avait un air terrible et une taille gigantesque. Le compagnon du père Paul lui dit tout épouvanté : « Voyez-vous ? – Soyez tranquille, lui répondit le père habitué à ces sortes de visites, n’ayez pas peur ; il n’est pas venu pour vous. En effet on vit bien le lendemain auquel des deux l’ennemi en voulait : les jambes du père Paul étaient toutes noires des coups qu’il avait reçus la nuit. Ce religieux ne fut pas le seul qui s’aperçût de ce qu’il avait à souffrir de la part des démons. Bien des fois on le vit arriver dans les retraites, si épuisé de forces, qu’à peine il pouvait se traîner, comme il lui arriva un jour qu’il se rendait à la retraite de la Présentation. Chemin faisant, lorsqu’il fut parvenu à un endroit nommé Féniglia, les démons se rangeant en escadron sur son passage, et cela sous une forme visible, le battirent cruellement comme un soldat qu’on ferait passer par les verges. Quelquefois aussi, on le voyait pâle et livide comme un cadavre, et forcé de garder le lit, sans qu’on en connût la raison. De tout cela on peut conclure de quel courage le père Paul dut être animé pour persévérer jusqu’à la fin. Du reste il savait fort bien qu’avec un tel ennemi, il ne faut ni craindre ni paraître avoir peur, mais avoir du courage et de la confiance en Dieu. Il avait appris dès sa jeunesse à lui résister de la sorte et à déjouer ses efforts. Au commencement de son séjour au mont Argentario, il se rendait quelquefois le soir à Portercole pour le service spirituel du prochain, et la nuit, il la passait dans l’église en présence du Saint-Sacrement. Jaloux du bien qu’il faisait dès lors, le démon profitait de ce temps pour chercher à le troubler et à l’épouvanter ; il faisait grand fracas dans l’église ; mais le père Paul, sans tenir compte de son tapage, continuait sans crainte et sans émotion sa prière ; et le lendemain matin, il se mettait à entendre les confessions avec un succès correspondant à une si sainte préparation. D’autres fois, se trouvant assailli par les démons, il aurait pu appeler à son secours ; il ne le faisait pas cependant pour montrer à cet esprit superbe qu’il ne le craignait pas ; s’armant alors avec confiance de son crucifix, il recourait au saint nom de Jésus, ce nom de salut et de victoire, et il se mettait au cou le rosaire de la sainte Vierge qui a valu tant de défaites à l’enfer ; il ordonnait aussi d’un ton ferme aux démons de déguerpir, ce qu’ils étaient obligés de faire malgré eux, sauf à renouveler quelque temps après leurs manœuvres.

Outre ces attaques extérieures, les esprits malins avaient encore d’autres manières de le tourmenter dans son âme, et ce genre d’épreuve était beaucoup plus pénible et plus affligeant pour le serviteur de Dieu. Quelquefois ils lui causaient des dégoûts, des ennuis, des tristesses et l’accablaient tellement, qu’il dit un jour à son confesseur : je me sens violemment tenté aujourd’hui de fuir et d’aller vivre au milieu des bois. D’autres fois, ils lui mettaient la bile en mouvement et soulevaient en lui des accès de colère si violents, que tout en y résistant, il en souffrait beaucoup et devenait comme à charge à lui-même. Dans ces moments, il restait tout à fait seul, dans la crainte de laisser échapper une parole d’impatience, souffrant en silence cette épreuve pour l’amour de Dieu. En d’autres temps, c’était une tentation horrible de désespoir ; il se sentait porté par les démons à se donner la mort. C’est ainsi qu’un jour, en conférant avec son directeur, il lui dit qu’il avait été fortement tenté de se jeter par la fenêtre. Ce qui lui était le plus pénible, c’étaient les efforts que faisaient les démons pour le jeter dans le désespoir, à propos du mystère de la prédestination. Ils cherchaient à brouiller son esprit par toute sorte de sophismes ; ils les lui présentaient avec tant d’adresse que le pauvre serviteur de Dieu avait grand’peine à résister. Dès sa jeunesse, il avait déjà été molesté de cette terrible tentation ; sa vertu ne devait pas être privée du mérite de la souffrance. S’en étant ouvert à monseigneur Gattinara son directeur, il en fut délivré pour le moment. Plus tard, lorsqu’il fut éprouvé par des délaissements intérieurs, les démons saisirent cette occasion pour l’attaquer avec plus de fureur ; ils profitèrent de l’état de ténèbres où il était pour donner un air de vérité au mensonge ; mais Dieu ne permet jamais qu’on soit tenté au-dessus de ses forces ; il le soutint par sa grâce pour qu’il demeurât victorieux de tant de combats. Ainsi les attaques de l’enfer ne servirent qu’à multiplier ses couronnes et qu’à le rendre habile dans le grand art de diriger les âmes.

En effet le serviteur de Dieu, habitué à combattre et à vaincre, donnait ensuite aux autres d’excellents moyens pour triompher à leur tour. Il faut, disait-il, opposer une digue au démon, lui résister avec courage et mépriser ses fureurs. Il écrivait à un maître des novices qui avait un disciple tourmenté par le démon : « Je ne m’étonne pas des tempêtes et des combats que me suscitent les démons, parce qu’enfin il est écrit que le pécheur sera grandement flagellé ; mais pour ces enfants innocents, j’en ai pitié. Il faut opposer une digue à cet ennemi, lui montrer les dents, comme on dit, le tourmenter par des ordres rigoureux… Écrivez vos ordres, donnez-les lui de vive voix, revêtu de l’étole ; affichez-les dans la chambre avec une grande foi ; intimez-lui ces ordres avec une grande autorité au nom de Jésus-Christ. »

« Hier au soir, écrivait-il à une religieuse, je reçus votre lettre. D’après ce que vous me témoignez, le diable est très fâché que vous m’écriviez. Vous savez assez pourquoi il est si enragé ; je n’ai pas besoin de vous le dire. Armez-vous toujours de foi, de confiance en Dieu et d’une profonde humilité de cœur. Réitérez vos commandements au démon, lui ordonnant au nom de Jésus-Christ de s’éloigner de vous et de s’en aller au lieu que Dieu lui a destiné à cause de son orgueil ; ne craignez rien. Ces apparitions diaboliques avec les horribles tentations qui les accompagnent, sont d’excellents signes, et la peine que vous en ressentez est comme un feu qui servira à vous purifier et à vous préparer de plus en plus à l’union avec Dieu… O quel beau travail ! je vous prie, à ce propos, de vous rappeler les avis que je vous ai donnés précédemment ; je les répète : profonde humilité, silence, anéantissement respectueux devant Dieu ; voilà le moyen de voler bien haut. Quand vous vous trouvez plus enfoncée dans la solitude intérieure, et que vous reposez plus paisiblement dans le sein du Père céleste, gémissez comme une enfant et dites-lui quelle est la méchanceté du démon à votre égard. Il le sait déjà, mais il veut que vous vous en plaigniez avec des gémissements d’enfant. Dites-lui, en vous humiliant profondément, qu’il ne permette pas au démon de vous molester par ces hideuses apparitions… Abandonnez-vous toutefois à sa sainte volonté ; elle doit être votre nourriture continuelle ; le doux Jésus fit toujours sa nourriture de la volonté de son Père, qui voulait le voir dans une mer de souffrances. Soyez magnanime, gardez-vous de vous laisser épouvanter par le démon, tenez-vous cachée en Dieu, rien ne pourra vous nuire. N’abandonnez pas l’oraison quand vous voyez ces fantômes, mais soyez forte et constante ; ne quittez même pas le lieu où vous priez ; le démon partira tout confus. Courage donc, Dieu veut faire de vous une sainte ; que Jésus vous bénisse ! »

Plus le démon se cache, plus il est à craindre ; c’est surtout quand il se transforme en ange de lumière qu’il est plus dangereux ; aussi le bon père toujours attentif au salut de ses enfants, donnait en faveur de l’un d’eux l’avis que voici : « Pour ce qui regarde le confrère N…, j’espère aussi que sa conduite est selon Dieu ; mais le démon fait souvent le singe sous prétexte du bien. Il peut résulter de ces luttes un orgueil secret. Il faut donc lui dire que, si pour un péché véniel, on mérite le purgatoire et ses tourments horribles, ce n’est pas merveille que la divine Bonté lui donne en échange quelques petites gouttes de peine. Qu’il s’humilie donc, se résigne et s’abandonne à Dieu avec une grande confiance, en se tenant toujours dans son néant. »

Ces leçons, si conformes à l’esprit de Dieu, le père Paul les suivait fidèlement tout le premier, au milieu des vexations de l’enfer, auxquelles se joignaient les contradictions des hommes et l’épreuve douloureuse des maladies. Tout cela n’était pourtant, à vrai dire, que la moindre partie de ses souffrances. Ce qui l’affligeait le plus, ce qui lui causait un tourment mortel, c’était la crainte d’avoir perdu Dieu et de ne le voir jamais. Le Seigneur qui voulait être recherché avec empressement par son fidèle serviteur, lui avait retiré ces douces communications spirituelles, dont il le favorisait d’abord. Il lui avait retiré cette abondance de lumières dont il l’éclairait auparavant, et se tenait caché au fond de son cœur, sans qu’il s’en doutât. Le pauvre Paul qui, par amour pour son Dieu, avait ardemment désiré dès sa jeunesse, de vivre uni à lui, qui, pour jouir plus parfaitement de lui, avait tout abandonné, et qui aurait donné mille vies pour lui plaire, voyant maintenant, à ce qu’il lui semblait, que Dieu était irrité contre lui, éloigné de lui, perdu pour lui, ne pouvait trouver ni consolation ni repos dans son malheur. Son cœur s’élançait vers lui de toutes ses forces, et cependant une main de fer paraissait le repousser. Dans son affliction et son abattement, il ne savait que penser de lui-même. Voici comment il expliquait son état à son directeur : « Figurez-vous voir un pauvre naufragé accroché à une planche de vaisseau ; chaque flot, chaque coup de vent lui fait craindre de se noyer. Figurez-vous encore un malheureux condamné à la potence ; son cœur bat continuellement en attendant de moment en moment qu’on le conduise au supplice ; telle est ma situation. » C’est ce qui lui faisait dire, en écrivant à un de ses religieux : « Je suis environné de combats, mais Dieu n’en laisse rien paraître au dehors. Souvent jusque dans le sommeil, je vous le confie, mais n’en parlez pas, j’ai à souffrir, et je suis tout tremblant au réveil ; et voilà des années que je me trouve souvent dans ce triste état. Ce n’est rien pourtant à mes yeux, en comparaison d’une autre grande croix qui pèse depuis longtemps sur moi sans aucune consolation. Je la compare à une grêle qui ravage tout. Je suis comme un homme jeté en pleine mer pendant la tempête et à qui personne n’offre une planche de salut, ni du ciel ni de la terre ; il me reste pourtant un rayon de foi et d’espérance, mais si faible, que je le vois à peine. » De temps en temps, malgré ses peines, il était comme un homme qui soulève la tête du milieu des eaux, et il chantait avec transport le cantique que voici :

« Par la croix, le saint amour perfectionne l’âme aimante, qui lui offre un cœur fervent et généreux.

« O que ne puis-je dire le trésor précieux et divin que notre grand Dieu a caché dans la souffrance !

«  Mais c’est un grand secret connu seulement de celui qui aime, et moi qui n’en ai point l’expérience, je me borne à l’admirer de loin.

« Heureux le cœur qui se tient sur la croix entre les bras du Bien-Aimé et qui n’y brûle que du saint amour !

« Plus heureux celui qui souffre sans ombre de jouissance et qui est ainsi transformé en Jésus-Christ !

« Heureux celui qui souffre sans attache à sa souffrance, désirant seulement de mourir à lui-même, pour aimer davantage celui qui le blesse.

« Je te donne cette leçon du pied de la croix, mais c’est dans l’oraison que tu la comprendras. »

 

Nella croce il santo amore

Perfeziona l’alma amante,

Quando fervido, e costante,

Gli consacra tutto il cuore.

 

Oh ! se io potessi dire

Qual tesoro alto, e divino,

Che il gran Dio uno, et trino

Ha riposto nel patire.

 

Ma perche è un grande arcano

All’amante sol scoperto,

Lo, che non sono esperto

Sol l’ammiro di lontano.

 

Fortunato e quel cuore,

Che sta in croce abbandonato

Nelle braccia dell’Amato,

Brucia sol di santo amore.

 

Ancor più è avventurato

Chi nel suo nudo patire,

Senza ombra di gioire

Sta in Christo transformato.

 

O felice chi patisce

Senza attacco al suo patire,

Mal sol vuole a se morire

Per più amar chi le ferisce.

 

Jo ti do questa lezione

Dalla croce di Gesù :

Ma l’imparerai tu più

Nella santa orazione. Amen.

 

Ce grand délaissement dont nous avons parlé, lui inspirait une si grande crainte de se damner qu’il en tremblait des pieds à la tête et en était glacé d’horreur. « Je ne puis penser à mon état, sans frémir. – Quel sera le sort du pauvre Paul ? Me sauverai-je ? Ah ! mes affaires vont bien mal ; j’espère cependant me sauver ; l’espérance est de précepte, je dois donc espérer mon salut. » Quand le serviteur de Dieu parlait ainsi, on lisait dans les traits de son visage et dans tout son extérieur qu’il parlait sincèrement ; toujours sa parole reflétait fidèlement sa pensée, mais surtout alors. Si dans cet état, il avait à parler en public de cet abandon de Dieu qui fera le supplice des damnés, on le voyait saisi d’horreur, il tremblait de tous ses membres, ses cheveux se dressaient sur sa tête. Cependant malgré ses craintes, malgré la violence de la tempête, il se tenait fortement attaché à l’ancre de la sainte espérance, et sa résignation à la volonté divine éclatait au milieu de ses plus grands tourments. Il levait les yeux vers le ciel et disait en versant des larmes et en se frappant la poitrine : « O je désire tout le bien possible à mon Dieu ! je l’aime, il faut toujours aimer Dieu, même lorsqu’il nous afflige. – Oui, disait-il encore, je suis content, ô mon Dieu ! Que vous êtes bon ! Je ne désire en ce monde que vous seul, ô mon Dieu ! » C’est ainsi que par un travail admirable, dont l’amour a seul le secret, le cœur de Paul se portait vers Dieu avec d’autant plus d’ardeur, qu’il lui semblait en être plus éloigné, et qu’il cherchait avec d’autant plus d’empressement à lui plaire qu’il se le figurait plus irrité contre lui.

C’était une chose admirable de voir comment, dans cette situation même, il avait un talent particulier pour consoler et encourager ceux qui étaient soumis à des épreuves analogues. A peine avaient-ils ouvert la bouche que saisissant leurs difficultés, il s’appliquait aussitôt à leur inspirer du courage, il dilatait leur cœur, les soulageait, leur suggérait les moyens les plus efficaces pour surmonter la tentation et se disposer aux faveurs célestes. Enfin celui qui ne savait rien de son état intérieur, l’eût pris pour un homme que Dieu favorisait des plus grandes consolations. Mais quand on est passé maître en vertu, on la pratique indépendamment des douceurs qui sont accordées aux faibles et aux commençants ; voilà pourquoi, quelque habile qu’il fût pour consoler les autres, le bon père ne savait sortir lui-même de l’abîme d’amertume où il était plongé. Le Seigneur lui laissait ignorer ses mérites ; il ne lui donnait aucune lumière sur son état, en sorte qu’il ne pouvait s’appuyer sur les avis qu’il donnait aux autres ou qu’il trouvait dans les livres : « Mon intérieur, disait-il à son confesseur, est si plein de ténèbres et d’obscurités, si agité de craintes et d’inquiétudes, que je ne trouve aucun livre qui m’aide et me tranquillise. Je lis le traité mystique de Tauler ; j’y vois quelque chose, mais pas tout ; ainsi il faut que je continue à vivre au milieu des vagues et des tempêtes. »

Le Seigneur qui voulait que son serviteur apprît à ne vivre que d’une vie toute surnaturelle, se montra très jaloux de son cœur. Pour l’empêcher de chercher quelque appui ou repos dans la créature, et l’obliger à s’élever et à se reposer uniquement en lui, comme une chaste colombe, il contraria en tout ses penchants naturels. Le confesseur du père Paul a fait cette remarque avant nous. Dieu commença par lui enlever la jouissance qu’on éprouve naturellement à respirer l’air de la campagne ou à prendre les aliments pour réparer les forces épuisées. En effet, il l’assujettit pendant de longues années à des maladies qui le contraignirent de garder le lit et lui ôtèrent l’appétit. De plus, il mortifia ses inclinations les plus innocentes et les plus saintes. Ainsi le père Paul qui avait tant d’attrait pour la vie cachée, qui eût tant désiré de se sanctifier loin du commerce des hommes, qui eût si volontiers passé sa vie dans la solitude et la retraite, se vit appelé de Dieu à fonder une nouvelle congrégation, vocation qui l’obligea malgré lui à paraître dans les palais des grands. Ce n’est pas tout ; une fois la volonté de Dieu connue, Paul, à ne consulter que son zèle et son activité naturelle, eût voulu que les desseins du ciel reçussent une prompte exécution ; mais Dieu, pour éprouver et perfectionner sa vertu, le fit languir l’espace de vingt et un ans, avant d’obtenir la confirmation de la règle, ce qui donnait un commencement de stabilité à l’institut. Ce ne fut même qu’après un laps de quarante-neuf ans qu’il vit enfin la congrégation définitivement et parfaitement établie. En effet, il ne s’écoula pas moins de temps, à partir du moment où il réunit ses premiers compagnons jusqu’en 1769, époque où Clément XIV donna sa bulle pour approuver l’institut et confirmer les règles de la congrégation de la Passion de Jésus-Christ.

Il en était de même chaque fois qu’il s’agissait de la fondation d’une nouvelle retraite. Le Bienheureux, avant d’en accepter aucune, pesait mûrement toutes choses. Lorsqu’il avait reconnu qu’elle serait avantageuse pour la gloire de Dieu, il eût désiré que l’établissement se fît aussitôt, pour qu’il y eût une maison de plus où on louerait Dieu jour et nuit, un asile de plus où l’innocence serait mise sous la garde de la pénitence, un foyer d’où sortirait la lumière du bon exemple et la doctrine du salut. Mais par une disposition de la Providence, il s’élevait toute sorte de difficultés qui empêchaient le bon père de goûter la consolation qui accompagne assez souvent les saintes entreprises. Il avait vu de ses propres yeux les grands fruits que produisent les missions et surtout la prédication de la passion du Sauveur. Il eût désiré aller partout, sans se soucier des fatigues ni de la perte de sa santé, afin d’allumer partout le feu du saint amour et de consumer toutes les semences des vices ; mais le Seigneur, satisfait de sa bonne volonté, le forçait bien souvent par la maladie et les infirmités à ne pas sortir de sa chambre. Tout homme qui a du zèle conçoit quelle mortification et quelle peine c’était pour lui.

Mais il est un sacrifice bien plus pénible encore pour une âme qui a goûté la douceur des communications divines, c’est la privation de la présence du Bien-Aimé, c’est cet abandon où Dieu semble la laisser, en lui refusant le sentiment de son assistance. L’âme en cet état souffre une espèce de martyre d’autant plus douloureux qu’il est plus spirituel ; elle est privée alors de toutes les consolations de l’amour divin ; son tourment augmente même en proportion de son amour. Le père Paul aimait ardemment son Dieu ; tout son désir était de converser familièrement avec lui ; et le Seigneur le laissa dans l’aridité, les ténèbres et un délaissement affreux, pendant un grand nombre d’années. On peut dire qu’il le dépouillait de tout ce qui pouvait le consoler, et que, le glaive à la main, il pénétrait jusqu’à la division de l’âme d’avec l’esprit et qu’il retranchait de son cœur tout ce qui ne provenait pas originairement de la grâce.

On ne peut méconnaître qu’au milieu de tant de soins, de sollicitudes, d’angoisses, le père Paul ne trouvât un grand encouragement dans la présence, les conseils et le concours du père Jean-Baptiste, son frère ; mais le Seigneur voulut encore le blesser sur un point si délicat où s’unissaient les sentiments de la nature et de la grâce. Il fallait ce coup terrible pour que le père Paul montrât toute sa magnanimité et devînt un modèle de force. Dieu voulut le préparer à l’avance à recevoir avec une soumission parfaite les ordres de sa Providence. Un matin, c’était en juillet 1765, pendant qu’il était à l’autel, une voix intérieure lui dit : prépare-toi à l’une de tes plus grandes peines. Le lendemain, même avertissement. Il s’agissait de la mort prochaine du père Jean-Baptiste. Pour comprendre combien cette perte dut lui être pénible, il faut se rappeler qu’il perdait dans son frère, le compagnon fidèle de ses voyages, de ses travaux et de ses pénitences, le dépositaire de tous les secrets de son cœur, enfin un homme qu’il estimait et vénérait comme un saint. Mais plus cette séparation fut douloureuse, plus la résignation du père Paul fut méritoire. Privé désormais de la douce présence de son frère, il apprit par de nouvelles afflictions à faire de continuels progrès à l’école sublime de la souffrance, et il se disposa ainsi à consommer son sacrifice par la mort. Il alla au-devant d’elle non seulement avec une résignation et une patience invincible, mais avec joie et avec bonheur. Lorsqu’il la vit approcher, il la regarda en face d’un œil intrépide ; il en parlait comme un homme qui attend d’elle son véritable repos. « Chaque fois, disait-il, qu’elle m’inspire quelque crainte, je la dissipe aussitôt en pensant à la passion de Jésus-Christ. » Dans les derniers mois de la maladie dont il mourut, parlant un jour de sa mort prochaine, il dit, animé d’un courage surhumain : « Si notre temps est venu, mourons courageusement. – Il ajouta ensuite : Ce sont les poules qui ont peur de la mort. Me voici, mon Dieu ! J’accepte volontiers la mort de la main de mon Père céleste en esprit de pénitence. Qu’il est beau de mourir de la main de ce Père ! Je suis criminel de lèse-Majesté, c’est pourquoi j’accepte de bon cœur cette sentence en expiation de mes péchés. » Enfin l’heure étant venue de quitter cette terre d’exil pour entrer dans le repos de l’éternité, il était si humble, si patient et si doux dans ses douleurs et ses angoisses, qu’on croyait voir en lui une copie fidèle de Jésus-Christ, l’Homme des douleurs. Semblable à un tendre agneau qu’on porte à la boucherie, lui aussi n’ouvrit pas la bouche pour se plaindre ; il vécut et mourut avec une humble et tranquille résignation à la volonté divine. C’est ainsi que le père Paul fit voir dans sa personne que l’œuvre de notre sanctification s’achève par la patience. Patientia opus perfectum habet. (Jacob. 1.) Il confirma par son exemple l’avis qu’il donnait souvent, c’est-à-dire, de porter la croix avec soumission et avec joie, témoignant une bienveillance particulière à ceux qui la mettaient fidèlement en pratique.

 

 

 

 

CHAPITRE 25.

SENTIMENTS DU PÈRE PAUL SUR LE PRIX DES SOUFFRANCES. MANIÈRE DE SOUFFRIR SAINTEMENT.

 

Le père Paul devenu savant à l’école de la souffrance, donna lui-même les plus sublimes enseignements sur l’excellence des souffrances et sur la manière d’en profiter. Elles étaient un trésor à ses yeux. Il sera utile et édifiant de méditer ce qu’il en dit. « Quel honneur Dieu nous fait, disait-il, de vouloir bien nous faire passer par le même chemin que son divin Fils ! – Faites grand cas de ces précieuses peines, intérieures, extérieures. C’est ainsi que le jardin de Jésus se couvre de fleurs, c’est-à-dire, des actes des vertus. – Quand la croix pénètre et afflige davantage, c’est tant mieux ; plus la souffrance est privée de consolation, plus elle est pure ; plus les créatures nous sont contraires, plus nous sommes près de nous unir au Créateur. – Le serviteur de Dieu qui n’est pas crucifié, qu’est-il ? Trop de sucre engendre des vers chez les enfants. La vie de Jésus-Christ ne fut qu’une croix. Dans les grandes douceurs et les ravissements d’esprit, il y a toujours danger que le diable ne joue un mauvais tour. – Celui-là n’est pas digne de la contemplation divine, qui n’a pas souffert et vaincu quelque tentation. – Les adversités nous apprennent et nous aident beaucoup à tenir la balance juste. – Dans les consolations, l’enfant fait le brave, mais c’est dans les grandes tribulations qu’on distingue les âmes viriles d’avec celles qui sont efféminées. »

Il désirait beaucoup de faire bien entendre les avantages précieux de la souffrance et il avait un talent singulier pour les rendre sensibles par toute sorte de comparaisons. « Croyez-m’en, disait-il, les afflictions, les craintes, les désolations, les aridités, les délaissements, les tentations et les autres persécutions, sont un magnifique balai qui emporte de votre âme toute la poussière et la boue des imperfections cachées. Travailler, souffrir, se taire, ne pas se plaindre, ne pas avoir de ressentiment, ne pas se justifier, voilà les maximes des saints, maximes d’une haute perfection. – Avez-vous déjà remarqué comment les rochers de la mer sont battus par la tempête ? Une vague furieuse arrive et se brise contre le rocher ; il demeure rocher. Arrive une autre vague, plus furieuse encore, qui le couvre de toutes parts ; il n’en demeure pas moins rocher. Mais regardez-le après la tempête, et vous verrez que les flots n’ont fait que le polir et lui enlever la rouille qu’il avait contractée pendant le calme… Dorénavant, je veux que vous soyez rocher. Une vague vient-elle à vous frapper ? Chut ! Il en vient dix, cent, mille ? Chut ! Je vous permets tout au plus de dire au milieu de la tempête : Mon Père, mon Père, je suis tout à vous ! O chère, ô douce volonté de Dieu, je vous adore ! – La statue doit être martelée et taillée avec des ciseaux bien aigus, avant d’être placée dans la grande galerie. – Le saint Évangile dit que si le grain qu’on sème ne meurt pas, il reste seul et ne fructifie pas. Mais le pauvre grain qu’on sème, combien n’a-t-il pas à souffrir pour mourir et fructifier ? Il faut qu’il endure pluie, neige, vent, soleil. L’âme est un grain que Dieu sème dans le champ de la sainte Église ; pour qu’elle fructifie, il faut qu’elle meure à force de peines, ces petites peines de corps et d’esprit sont les premiers degrés de cette échelle sublime et sainte sur laquelle montent les âmes grandes et généreuses ; de degré en degré elles parviennent à la cime, là où se trouve la souffrance toute pure, sans consolation aucune ni du ciel ni de la terre. Si elles sont fidèles à ne point chercher de satisfaction dans les créatures, de la souffrance pure, elles arrivent au pur amour de Dieu sans aucun mélange… Mais elles sont bien rares les âmes fortunées qui parviennent jusque là ! Ah ! une âme qui a été favorisée des caresses du ciel, se voir ensuite longtemps dépouillée de tout ! bien plus, en venir au point de se croire abandonnée de Dieu, de croire que Dieu ne veut plus d’elle, qu’il ne se soucie plus d’elle, qu’il est courroucé contre elle, tellement qu’elle voit du mal dans tout ce qu’elle fait…Ah ! je ne puis m’expliquer comme je voudrais ! Qu’il vous suffise de savoir, ma fille, que c’est là une sorte d’enfer, pour ainsi dire, une peine qui surpasse toute peine. Mais si l’âme est fidèle, oh ! que de trésors elle acquiert ! La tempête finit par s’évanouir, et l’âme arrive aux embrassements pleins de douceur de Jésus, son véritable ami ; alors Dieu la traite en épouse ; alors il se fait entre Dieu et elle une sainte alliance d’amour. Oh ! quel trésor ! Pour vous, ma fille, vous n’êtes pas encore au premier degré de cette échelle ; j’ai voulu pourtant vous écrire ceci, pour que vous ne soyez pas épouvantée, quand Dieu vous placera sur un degré quelconque de la souffrance pure sans consolation ; alors plus que jamais, soyez fidèle à Dieu et n’abandonnez pas vos exercices ordinaires. »

Pour souffrir volontiers, avec douceur et tranquillité, il voulait qu’on reçût les peines de la main paternelle de Dieu, comme de leur principe. « Vous ne sauriez, disait-il, avoir une marque plus sûre de l’amour que Dieu vous porte, que cette peine dont il vous fait présent. – J’adore la volonté divine qui vous a envoyé cette maladie ; je sais que vous vous portiez bien dans le siècle ; mais alors vous n’étiez pas aussi chère à Dieu que vous l’êtes maintenant. Il vous aime comme une fille et une épouse chérie ; voilà pourquoi il vous traite plus grandement. Les longues maladies sont de très grandes grâces que Dieu fait aux âmes qu’il aime le plus. – J’apprends avec une peine sensible que votre bonne sœur est dangereusement malade. Dites-lui donc de se reposer en paix entre les bras du céleste époux qui l’aime beaucoup ; dites-lui qu’elle se tienne sous la croix de la maladie, en paix et en silence, autant qu’il lui sera possible. Dites-lui encore que je l’ai bien comprise ; qu’elle sache que ce qu’elle éprouve et ce qui la rend le plus malade, ce sont les blessures de l’amour divin qui embaume son âme ; si elle venait à mourir sous de pareils coups, ce serait une mort plus précieuse que la vie. – Le chemin le plus court pour acquérir la paix qui naît de l’amour de Dieu, cette source intarissable de toutes les vertus, c’est d’accepter toutes les tribulations, soit temporelles, soit spirituelles, les maladies, les infortunes de tous genres, d’accepter tout cela, dis-je, sans nul intermédiaire, de la main paternelle de Dieu ; c’est de regarder et de prendre tous les événements fâcheux comme de riches cadeaux qui nous sont offerts par le Père céleste ; c’est de répéter souvent la parole sacrée du Sauveur : Qu’il en soit ainsi, mon Père, puisque tel est votre bon plaisir. De toute éternité le Seigneur a jugé bon et voulu que vous ayez à souffrir ces peines corporelles, ces persécutions du démon et des hommes. Regardez-les d’un œil de foi, et caressez le bon plaisir de Dieu par des oraisons jaculatoires et des élans de cœur. – Quand on regarde d’un œil de foi les amertumes, les persécutions et les souffrances de l’âme ou du corps, quand on les regarde, dis-je, d’un œil de foi, comme des joyaux qui sortent du sein paternel de Dieu, bien loin d’être amères, elles deviennent très douces et très suaves. – La divine Volonté et un baume qui guérit toutes les peines ; il faut la caresser et l’aimer dans l’adversité comme dans la prospérité. – Il faut imiter les vignerons et les jardiniers, disait-il gracieusement ; quand vient la tempête, ils se retirent dans la cabane et y restent en paix jusqu’à ce qu’elle soit passée. C’est ainsi qu’au milieu des tempêtes dont nous sommes menacés à cause de nos péchés et de ceux du monde, il faut nous retirer sous la tente d’or de la volonté divine, nous réjouissant de ce que le bon plaisir du souverain Maître s’accomplit en toutes choses.

L’oraison était le grand secret qu’il donnait pour obtenir la force de se soumettre à la volonté de Dieu ; mais il entendait parler d’une prière intérieure et fervente. « Un de ces jours, je pensais en moi-même aux pieds de Jésus-Christ que les aliments qui nous sont offerts sur la table royale de la croix, sont durs à digérer pour un estomac peu spirituel, et que pour cela le sommeil est nécessaire ; en effet, on digère mieux en dormant qu’en marchant. Mais le sommeil seul ne suffit pas pour faire une bonne digestion ; il faut encore qu’on ait bien chaud ; ainsi celui qui dort à la fraîcheur, risque de ne pas bien digérer ; il vaut mieux dormir au-dessus d’un four. Et moi, je ne connais pas de meilleure place pour s’endormir, quand on est bien rassasié de croix, que la poitrine adorable du Sauveur ; elle est la fournaise du saint amour. »

L’homme de Dieu, en maître sage, ne prétendait pas qu’on fût insensible aux peines ; mais il apprenait à ne pas se laisser vaincre par les répugnances de la nature. « Lorsque vous sentez la passion ou la colère se soulever, disait-il, c’est alors le moment de vous taire. Jésus se taisait au milieu de ses peines. O silence sacré ! que vous êtes riche de vertu ! O saint silence ! vous êtes la clef d’or qui garde le grand trésor des vertus ! – Dieu a créé les poissons muets, parce qu’ils doivent vivre au milieu des eaux ; il nous enseigne par là que celui qui navigue parmi les tempêtes de ce monde, doit être muet, sans langue pour se plaindre ou se justifier. »

Parlant des maladies, il exhortait d’une manière très persuasive à les regarder et à les faire valoir comme une visite amoureuse du Seigneur. « La maladie est une grande grâce du bon Dieu ; elle nous apprend ce que nous sommes ; c’est là qu’on reconnaît l’homme patient, humble, mortifié… Quand la maladie abat et mortifie le corps, l’esprit est plus apte à s’élever vers Dieu. – En ce qui regarde le corps, abandonnez-vous entièrement aux ordres du médecin, dites-lui sincèrement de quoi vous souffrez, en termes modestes, clairs et concis ; après avoir dit le nécessaire, taisez-vous et laissez-le faire. Ne refusez pas les remèdes, mais prenez-les dans le calice amoureux de Jésus avec un visage doux. Soyez reconnaissante envers la personne qui vous soigne ; prenez ce qu’elle vous dit. En résumé, soyez comme une jeune enfant dans les bras et le sein de votre mère. Soyez dans votre lit, comme sur la croix. Jésus a prié trois heures sur la croix, et ce fut une oraison vraiment crucifiée, sans consolation ni intérieure, ni extérieure. O Dieu ! quelle grande leçon ! Priez Jésus de l’imprimer dans mon cœur ! O qu’il y a là de choses à méditer ! »

La peine la plus sensible pour les personnes d’oraison, c’est d’être resserrées par leurs confesseurs. L’homme de Dieu ne manquait pas d’apprendre à l’occasion comment il faut profiter de ce genre d’épreuve. « Le bon Dieu, disait-il à ce propos, en permettant que vous ayez cette peine, prétend vous faire mourir mystiquement à tout ce qui n’est pas lui ; il veut que vous vous considériez comme morte ; que vous n’ayez ni langue, ni yeux, ni oreilles… Et comme on foule aux pieds les morts qui sont en terre, laissez-vous fouler aux pieds par tout le monde ; faites-vous l’opprobre et le rebut du peuple, comme si vous étiez morte et ensevelie. J’apprends avec joie que votre confesseur vous traite avec rigueur ; qu’il est dur et sévère. O quel excellent ami pour vous !... C’est maintenant que Dieu va mettre la dernière main à la statue pour l’embellir et la rendre digne du ciel ; voilà pourquoi il permet que celui qui devrait vous encourager, emploie le ciseau le plus fin et le plus aigu pour achever de polir la statue. O quel noble travail ! Priez Dieu de ne point vous priver de cet instrument, jusqu’à ce que l’œuvre qu’il veut faire en vous, soit terminée. – Ne vous troublez pas des inquiétudes et des craintes que vous cause votre confesseur, en vous disant que vous êtes dissimulée, qu’au lieu de vous purifier, vous vous souillez de plus en plus, et choses semblables… Écoutez dans un profond anéantissement de vous-même, avec simplicité et en silence, humiliant votre esprit au-dessous même de l’enfer, s’il était possible, mais d’une manière tranquille, douce et paisible. Quand votre confesseur vous aura congédiée, retirez-vous en paix, et aussitôt faites entendre à Dieu de tendres gémissements, comme un enfant, selon que je vous l’ai marqué. O Père ! ô mon bon Père ! Exposez-lui de la sorte la peine, l’angoisse et les inquiétudes que vous donne la parole de votre confesseur. Soudain vous éprouverez un attrait très suave qui fera voler votre esprit dans les profondeurs de cette solitude divine, où l’âme demeure tout absorbée en Dieu ; et vos angoisses, vos craintes, vos scrupules seront consumés dans le foyer infini du saint amour. Reposez-vous là, et si l’Époux divin vous invite au sommeil, dormez en paix et ne vous éveillez pas sans sa permission. »

Un homme qui comprenait si bien le prix et le mérite de la souffrance, ne pouvait certainement approuver les plaintes de certaines personnes peu généreuses. « Vous vous plaignez à tort, disait-il à l’une d’elles, de ce que vous avez des croix, des souffrances. Croyez-m’en : vous ne savez pas ce que c’est de souffrir. Dieu vous préserve d’avoir une seule journée pareille à celles que passe une pauvre âme dont je dois taire le nom ! – A mon avis, vous ne devez pas tant exalter vos petites peines, vos ténèbres, vos sécheresses. Quand on aime vraiment et sincèrement Dieu, on regarde comme de peu de chose ce qu’on souffre pour le divin Amant. – Croyez-moi, si vous croyez souffrir beaucoup, c’est une marque que vous aimez peu, très peu, le Seigneur ; la vraie marque qu’on aime est de souffrir de grandes choses pour le Bien-Aimé, et d’estimer tout cela comme rien. – Je vous engage à découvrir le moins possible votre trésor. Vous entendez de quel trésor je parle, c’est de vos précieuses souffrances… La perle se forme dans la coquille ; mais la coquille qui a reçu la rosée du ciel, se ferme et s’en va au fond de la mer, et c’est là qu’elle engendre la perle précieuse. Comprenez-moi bien. La perle de la vertu véritable s’engendre au fond de la mer des souffrances et dans la connaissance de notre néant. De là, on passe dans l’océan immense de l’Amour incréé, et on nage ou plutôt on est submergé dans ses eaux. » Tous ces sublimes enseignements sur la souffrance, il les résumait dans le peu de paroles que voici : « Mettez, dit-il, en pratique ces deux mots très précieux : souffrir, se taire. Voilà une voie et une règle toute courte pour devenir en peu de temps saint et parfait. » C’est précisément par cette voie, comme nous l’avons vu, que la Bonté divine conduisit le père Paul à la vertu et à la perfection.

 

 

CHAPITRE 26.

DE LA TEMPERANCE DU PÈRE PAUL. SA MORTIFICATION.

 

Maintenir toutes les puissances de l’âme en paix et en harmonie, régler toutes ses paroles et toutes ses actions de telle manière qu’elles aient la convenance, la mesure et la dignité convenables, c’est là l’effet d’une grande sagesse. Pour cela il est nécessaire de posséder cette vertu qui a pour office de réprimer, de régler et de modérer toutes les passions, et particulièrement celles dont la violence ne manquerait pas d’engendrer le trouble et le désordre dans l’âme, si la raison n’y mettait un frein. Ce frein est d’autant plus nécessaire que le naturel est plus prompt et plus impétueux. Sans lui en effet, semblable à un coursier fougueux, il courrait risque de se jeter dans quelque précipice. Le père Paul, docile aux inspirations de la grâce, mit d’abord tous ses soins à modérer d’une manière convenable tous les mouvements de l’homme extérieur et visible et de l’homme intérieur et caché que Dieu seul connaît. Il s’appliqua de plus, par l’exercice généreux de la mortification, à mourir aux inclinations de la nature, pour vivre selon l’esprit de Dieu, en Jésus-Christ son Sauveur et son Maître. C’est ce qui lui permettait de dire à une personne qui était sous sa conduite : « Je voudrais avoir toujours à la main un fer tranchant, afin de déraciner et de détruire totalement la mauvaise herbe qui pousse toujours dans mon jardin. Vous me comprenez : je veux dire que je tâche de dépouiller mon âme de tout ce qui n’est pas Dieu. – Saint Ignace se disait souvent : Ignace, triomphe de toi-même, Ignace, triomphe de toi-même. Oh ! quel avis important ! Quel point important pour la perfection ! » Guidé par ces grandes maximes, il s’attacha à se mortifier continuellement lui-même, portant partout la mortification de Jésus-Christ dans son corps, qu’il voulait sacrifier ainsi que son âme comme une victime sainte et agréable à Dieu. Nous ne répèterons pas ici les austérités qu’il a pratiquées dans le cours de sa vie et surtout lorsqu’il commença ce genre de vie si pénitent, qu’il appelait sa conversion. Nous donnerons seulement un coup d’œil sur la manière dont il usait des aliments, et nous rapporterons pour l’édification du lecteur quelques traits nouveaux de la tempérance du père Paul.

Il fut toujours très sobre, en fait de nourriture et de boisson. Lorsqu’il était en santé, il faisait son repas comme les autres et à l’heure prescrite ; sa nourriture était celle de la communauté, c’est-à-dire, grossière et sans apprêt ; et il la prenait en petite quantité. « Au repas principal, il se contentait d’un peu de potage. Il était ennemi de la pluralité des plats. Pour l’empêcher de manger, il suffisait d’en mettre quelques-uns devant lui. Combien de fois, (c’est son infirmier qui parle,) ne m’a-t-il pas dit : Par charité, donnez-moi peu de chose, si vous voulez que je mange. Pour moi, quand j’ai pris le potage, j’ai dîné. Je lui offrais une portion fort légère de poisson salé, ou des œufs : peu suffit, disait-il, et seulement pour manger un peu de pain. » Hors de la maison, il acceptait quelque chose de ce qu’on lui présentait, mais en fort petite quantité. Si on l’excitait à manger, pour faire voir qu’il appréciait ce qui lui était offert, il louait le tout, et disait que tout était bien apprêté, mais il se bornait à prendre le potage et à goûter d’un seul plat, et renvoyait le reste sous quelque bon prétexte ou le laissait sur son assiette ; en définitive, il prenait à peine de quoi se soutenir. Dans toutes ces rencontres, il usait de manières si honnêtes et se montrait si gai, bien qu’il fût très recueilli au dedans, que ceux qui l’invitaient, loin d’être mécontents, étaient très édifiés de sa conduite. Parmi ceux qui eurent la consolation d’avoir à leur table ce modèle de pénitence, fut le général marquis de Las Minas. Il avait beaucoup de respect et d’affection pour le serviteur de Dieu et le retenait souvent à dîner. Bien qu’il eût beaucoup d’éloignement pour les repas, le père Paul ne croyant pas pouvoir s’en dispenser, se rendait à ses invitations, mais en vrai religieux et en vrai serviteur de Dieu. La table lui fournissait une bonne occasion pour se mortifier ; il ne mangeait presque rien et rentrait pour ainsi dire à jeûn à la maison. Cependant c’étaient des repas fort splendides auxquels le général invitait un grand nombre des principaux officiers de son armée. S’étant aperçu que le père Paul ne prenait presque rien, il lui en fit un jour des plaintes. On avait offert au général un plat de petits pois fort estimés, parce que ce n’était pas la saison ; il le partagea avec le père Paul ; celui-ci en pris deux ou trois, et puis glissa adroitement l’assiette au domestique. Le général le surprit et lui dit en espagnol : Quoi ! vous ne mangez pas de ces petits pois qui sont si bons ? Le père, sans se déconcerter, fit une réponse si modeste et si gracieuse, que le général, bien loin de trouver à redire à sa conduite, en fut extrêmement touché.

Lorsqu’il était chez des bienfaiteurs, et qu’il pouvait se permettre cette liberté, il se plaignait doucement du nombre et de la délicatesse des mets ; quelques légumes, quelques racines, un morceau de pain frotté d’ail, voilà ce qui lui plaisait. Dans tous ses voyages pour le service de la congrégation ou pour d’autres bonnes œuvres, dans toutes ses missions, il avait toujours avec lui pour fidèle compagne, la vertu de mortification ; c’est ainsi que même sans parler il prêchait à tous ceux qui avaient les yeux sur lui. Il semble que dans les missions, où ses fatigues étaient si grandes, il aurait dû accorder quelque chose de plus à la nature. Cependant lorsqu’il était seul avec le père Jean-Baptiste, son frère, tout leur repas consistait alors dans un potage composé de légumes. Pendant la mission de Pereta, il se contenta même de chicorée sauvage cuite et d’un peu de pain. Jamais il ne put se résoudre à mettre un peu de vin dans son eau, sinon lorsqu’il y fut obligé en vertu de l’obéissance par dom Jean-Baptiste Rossi. Pendant un grand nombre d’années, il fit toujours maigre, même en temps de mission. Lorsque les règles eurent été approuvées par Benoît XIV, comme elles prescrivent aux religieux, quand ils sont hors de la maison, et surtout dans les missions, de manger ce qu’on leur présentera, selon ce qui est dit dans l’Évangile, il se conforma à cette règle, pour ne pas se singulariser ou déconsidérer ses compagnons ; toujours cependant il observa une extrême sobriété, se contentant du potage et d’une autre petite portion. Ses maux d’estomac ne lui permettaient même pas toujours de prendre cette légère réfection. Au bout de quelques jours de mission, la fatigue lui ôtait l’appétit et le dégoûtait de la nourriture ; il n’avait d’autre ressource alors que de recourir aux aliments les plus communs ; en même temps qu’ils s’accordaient mieux avec son esprit de mortification, ils convenaient mieux aussi à son estomac, habitué depuis de longues années à un régime très austère. Les personnes charitables chez qui il logeait en temps de mission, et qui le voyaient privé d’appétit, cherchaient quelque aliment qui lui fût agréable. Il en goûtait pour leur faire plaisir, et s’en privait ensuite totalement par mortification. Il fut malade pendant bien des années, mais ses maladies ne furent jamais pour lui un motif de se relâcher. Il ne permettait pas qu’on achetât rien de particulier pour lui, ni poisson, ni autre chose. L’infirmier le voyant si faible, avec si peu d’appétit, et ne croyant pas pouvoir lui refuser, à lui, vieux et infirme, ce qu’il aurait fait pour tout autre, lui procurait quelque manger convenable à son état et le lui offrait, ou bien il lui apprêtait, avec plus de soin, ce qu’on donnait à la communauté. Le serviteur de Dieu qui était fort reconnaissant, le remerciait de ses attentions, mais pour se mortifier, ou bien il ne touchait pas du tout ou il touchait à peine à ce qu’on lui apportait. Si on lui envoyait quelque chose qui, à défaut d’autres aliments, aurait pu exciter un peu son appétit, il était très sensible à cette marque de charité, priait Dieu pour son bienfaiteur, et puis il s’en privait adroitement, en tout ou en partie, et adressait l’objet à quelqu’autre religieux, de sorte qu’il faisait tourner sa mortification au soulagement de quelqu’un de ses enfants. Ainsi il arrivait quelquefois qu’on lui envoyait en aumône un morceau de poisson distingué. Le serviteur de Dieu s’abstenait d’en manger et pour dissimuler sa mortification : « J’aime mieux, disait-il, les petits poissons que les gros. » Il eut toujours la viande en horreur, et lorsqu’elle lui était ordonnée, il en mangeait très peu et laissait le reste sous quelque prétexte spécieux. Il mangeait volontiers un peu de pain et de sel, et, lorsqu’on ne les lui interdisait pas pour raison de santé, les légumes, les aulx, les oignons et d’autres nourritures vulgaires. Il avait coutume de dire que c’était là la nourriture des anciens solitaires, et quelquefois il en faisait part à son voisin, comme d’un régal de mortification et de pauvreté. Quelque indisposé qu’il fût, il jeûnait presque toujours le soir, et le plus qu’il mangeait, c’était un œuf. Du reste, il ne prenait jamais sa réfection qu’à regret. A l’exemple du patriarche des solitaires, saint Antoine, qui, au rapport de saint Athanase, était très confus de devoir manger, en voyant que les besoins du corps ravalaient la dignité de l’âme, le père Paul disait aussi : allons faire l’office des ânes. Contraint de le faire, parce qu’il était homme, ce n’était pas sans se faire violence qu’il vaquait à cette nécessité. Quand la maladie ajoutait à cela le dégoût pour toute espèce de nourriture et les envies de vomir, il lui en coûtait extrêmement de prendre quelque chose pour se soutenir. Il touchait à peine au manger et ne pouvait réussir à incorporer le nécessaire. « Mon frère, disait-il à celui qui le servait, enlevez-moi ce plat, si vous voulez que je conserve le peu que j’ai pris. » Comme la chose arrivait souvent, le frère répliqua un jour : Vous me dites toujours : emportez, emportez vite ; c’est parce que vous ne voulez pas vous vaincre et faire effort pour manger. Le père Paul, sans dire un mot, continua de manger pour obéir, mais tout en faisant effort, il fut pris d’un vomissement si violent, que le frère se repentit bien d’avoir été cause de ce désagrément. Il vit par là que lorsque le père lui disait d’emporter, c’est qu’il lui était impossible de continuer.

Pour que le temps employé à la réfection du corps ne fût pas sans profit pour l’âme, le serviteur de Dieu nourrissait son esprit de quelques pieuses pensées, pendant ses repas. Il mangeait, autant que possible, avec la communauté, écoutant la lecture spirituelle, et se tenant dans le recueillement ; il n’était même pas rare qu’on lui vît alors les yeux tout pleins de larmes de dévotion. Quelquefois, il était tellement abîmé en Dieu, qu’il ne s’apercevait pas de ce qu’il mangeait. Se trouvant à la retraite Saint-Ange, il ordonna un jour au cuisinier de faire du potage au riz ou à la farine pour le dîner des religieux. L’ordre fut ponctuellement exécuté. A la sortie du réfectoire, le bon père rencontre le cuisinier et lui demande pourquoi il n’avait pas fait le potage en question. Le cuisinier, ainsi qu’un autre religieux présent, furent très surpris de l’observation, le potage ayant été offert à table, et le père lui-même en ayant mangé comme les autres. Le cuisinier crut bon de se justifier en lui disant ce qui en était. Alors le bon père se reprit en faisant un sincère aveu de son inadvertance : « Ayez patience, lui dit-il, je ne m’en suis pas aperçu. » Ce qu’il pratiquait, il le conseillait aux autres. Il recommandait d’élever son esprit vers Dieu pendant qu’on prenait la nourriture. « Dans le temps même que les sens du corps font leurs fonctions, disait-il à un religieux, l’âme peut remplir les siennes, en pensant à Dieu et en l’aimant. Ainsi, pendant qu’on mange, on peut faire des actes d’amour de Dieu ; pendant qu’on s’entretient avec les hommes, on peut s’entretenir intérieurement avec Dieu. De cette manière on ne se laisse entraîner à aucun excès, on se rend supérieur à toutes les choses du monde, et on ne risque pas de s’attacher aux jouissances créées. »

Jusqu’ici nous avons parlé du régime du père Paul et de sa parfaite exactitude à observer les règles de la tempérance ; disons maintenant quelques-unes des mortifications plus particulières qu’il pratiquait dans le boire et le manger. Il se sentait appelé de Dieu à une vie très pénitente : « Vous êtes dans l’erreur, écrivait-il à une personne de piété, en pensant que Dieu ne veut pas de moi une vie austère. Un être tel que moi, qui a tant offensé Dieu, est obligé de faire une sévère pénitence ; c’est ce que je ne fais pas. Dieu veut que je fasse pénitence, oui, il le veut. » Pendant un grand nombre d’années, il jeûnait trois fois la semaine au pain et à l’eau. C’était pendant son séjour au mont Argentario. Il commença avant d’avoir des compagnons et continua quelque temps après, ainsi que son frère Jean-Baptiste, tout en voulant que les autres se nourrissent un peu mieux. Il eût continué cette pratique, si les médecins ne l’en avaient empêché, à cause des douleurs dont il commença à être accablé vers l’an 1743. On jugea absolument nécessaire de la lui interdire. Pendant plusieurs années encore, il continua à ne boire que de l’eau. Son dessein était de poursuivre de la sorte, lorsqu’un jour le capitaine Grazi d’Orbetello étant venu au mont Argentario et le trouvant défait, pâle et abattu : père Paul, lui dit-il, l’air est trop vif ici pour pouvoir résister avec de l’eau. Le serviteur de Dieu profita de cet avis charitable et se mit à faire usage d’un peu de vin propter stomachum, mais il avait soin d’y mettre beaucoup d’eau. Si d’un côté, il accordait quelque chose à la santé, de l’autre il n’oubliait pas l’esprit de mortification. Bien qu’il eût modéré un peu sous ce rapport son ancienne rigueur, comme il était inconnu dans les premiers temps de son séjour au mont Argentario et qu’il ne sortait pas pour quêter, il avait peu de chose à manger, et toute sa ressource consistait en quelques herbes ou légumes qui étaient bien souvent dépourvus d’assaisonnement. Il se réservait la moindre partie de ce que le Seigneur lui envoyait, si bien qu’il souffrait de la faim, et cette mortification lui fut très familière dans tout le cours de sa vie. Dès lors il éprouvait déjà des faiblesses d’estomac, mais il n’y faisait aucune attention et prolongeait malgré cela son jeûne ; il avait même fait choix de la dernière messe, était au mont Argentario, pour soulager les autres, bien qu’ils fussent plus jeunes et qu’étant ses inférieurs, ils auraient pu attendre. Il eut à souffrir de la même faiblesse jusque dans ses dernières années ; il disait parfois à son confesseur en souriant : on dirait que mes entrailles font la procession. Sur la fin de sa vie, il prenait quelquefois le matin un peu de chocolat, mais si léger, que c’était plutôt de l’eau qu’une boisson fortifiante. Voilà avec quelle exactitude il pratiquait l’avis que saint Augustin avait reçu du Seigneur, de prendre les aliments comme des remèdes. Ut quemadmodum medicamenta, sic alimenta sumpturus accedam. S’il prenait plaisir à souffrir la faim pour l’amour de Dieu, il n’aimait pas moins à souffrir la soif en mémoire de la soif très ardente du Sauveur sur la croix. On se rappelle que pendant bien des années, il s’abstint de prendre même une goutte d’eau après ses prédications. Pour se désaltérer, il allait auprès du Saint-Sacrement, comme à la fontaine de vie. Depuis, par l’ordre des médecins, il prit un peu de boisson pour calmer l’altération qu’il éprouvait après le sermon ; toutefois il ne pouvait se tranquilliser d’avoir abandonné cette pratique de mortification : « Ah ! les médecins m’ont ruiné ; car auparavant je trouvais une eau qui étanchait ma soif. »

Le Seigneur lui accorda une faveur semblable dans une autre circonstance que voici. Il revenait d’une mission en compagnie du père Fulgence de Jésus. On était au plus fort de l’été. La fatigue et la chaleur leur avaient causé une soif ardente qui les faisait beaucoup souffrir, lorsque tout à coup ils rencontrent une source d’eau vive. Le serviteur de Dieu s’adressant à son compagnon, sur la vertu duquel il pouvait se fier : « Voulons-nous, lui dit-il, nous abstenir de boire de cette eau par mortification ? Oui, pour l’amour de Jésus crucifié et tourmenté de la soif sur la croix, faisons ce sacrifice. » Le père Fulgence marchait sur les traces du père Paul, en fait de générosité et de mortification ; il consentit volontiers à la proposition. Ils passèrent donc leur chemin ; mais cette mortification plut extrêmement à Dieu ; et le reste du voyage fut rempli pour le père Paul de consolations si abondantes, qu’il ne pouvait contenir sa joie. C’est ainsi que Dieu récompense celui qui pour son amour se prive des satisfactions de la terre. Le père Paul le savait bien ; aussi ne manquait-il pas de réitérer souvent ces sacrifices d’autant plus agréables à Dieu qu’ils coûtent plus à la nature.

Pendant son séjour à l’ermitage de Notre Dame de la Chaîne près de Gaëte, il se nourrissait fort pauvrement, et c’était encore sa coutume de ne rien demander et de se contenter de ce qu’on lui donnait. Quand il était sans provision, il souffrait la faim en silence ; il distribuait même journellement aux pauvres ce qu’il avait de trop, et avec d’autant plus de plaisir que le morceau était plus appétissant. Un jour monseigneur l’évêque lui envoya un pâté. Le bon père le voyant sur sa pauvre table dit avec humilité à ses compagnons qu’une nourriture si délicate ne lui paraissait pas convenable ; il les exhorta à en faire hommage au Seigneur et le fit donner au premier pauvre qui se présenta. L’ordre fut exécuté. On donna le pâté à un pauvre paysan nommé Angelo, qui en se voyant offrir un mets qu’il ne connaissait pas, crut d’abord qu’on se jouait de lui. On le rassura, mais il refusa de prendre le tout, et il ne se détermina à l’accepter que lorsqu’on lui eut dit que c’était la volonté du père Paul. Le pauvre Angelo partait tout joyeux, lorsqu’un ermite nommé Biagio qui habitait le même endroit et qui n’était pas aussi mortifié que le serviteur de Dieu, cédant à la gourmandise, demanda au paysan un morceau du pâté, qu’il eut soin de manger en cachette. Mais, de retour à l’ermitage, le père Paul le reprit sévèrement de s’être laissé entraîner à la sensualité. L’ermite se voyant découvert, crut qu’il avait été trahi par une personne qui l’avait vu suivre le paysan ; il alla donc lui faire ses plaintes. Mais l’autre lui ayant protesté qu’il n’avait rien dit au père Paul, il resta aussi confus qu’édifié. C’est ainsi que le Bienheureux portait les autres à la pratique de la mortification par ses grands exemples et par des leçons que le ciel se plaisait à confirmer d’une manière merveilleuse.

Le serviteur de Dieu aimait le fruit. Il se servit de cette inclination innocente pour pratiquer des mortifications très sensibles. Jeune encore, il résolut de ne pas toucher au raisin muscat qui était dans le jardin de son père à Castellazzo, et il fut fidèle à sa résolution. non seulement il se priva de cette légère satisfaction, mais il joignit à cette abstinence l’usage du fiel et du vinaigre qu’il prenait dès lors tous les vendredis, en mémoire de la passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Toute sa vie, il se mortifia sur ce point. S’il prenait une poire ou une pomme de grosseur ordinaire, il n’en mangeait que la moitié, bien que ces fruits fussent excellents. Lors même qu’il était sans appétit et qu’un fruit eût pu convenir à son estomac, il ne laissait pas de s’en priver, à la grande édification de ceux mêmes qui étaient les plus mortifiés. Sa mortification à cet égard fut portée à un tel point dans sa dernière maladie, qu’on ne peut se le rappeler sans attendrissement. Il y avait déjà deux mois qu’il était très souffrant, sans pouvoir prendre aucune espèce de nourriture. Son médecin savait bien que le fruit aurait peut-être corrigé cette aversion pour le manger ; mais étant son grand ami, et sachant que depuis la fête de la Visitation jusqu’à celle de l’Assomption, c’était l’abstinence de fruits pour lui, il jugea qu’un simple conseil ne suffirait pas et qu’il ne faudrait rien moins qu’un ordre pour le contraindre. En homme sage et délicat, il commença par demander à un de nos religieux s’il aurait bien fait de donner cet ordre. Deux de nos prêtres ayant été appelés, furent d’avis que, vu l’épuisement où se trouvait le bon vieillard et son dégoût pour toute nourriture, il fallait faire l’essai et lui donner quelque fruit pour le soutenir comme on pourrait. Le médecin retourna à la chambre du serviteur de Dieu, suivi des deux religieux, et lui dit sans détour qu’il devait essayer si son estomac n’accepterait point un peu de fruit. Le bon père, oubliant alors pour ainsi dire son mal, répondit avec autant de candeur que de charme : « Mais j’ai offert tout cela à Notre-Dame. » Edifiés de sa vertu, le médecin et les deux religieux n’en continuèrent pas moins d’insister, en lui disant que la sainte Vierge avait sans doute son offrande pour agréable, mais qu’il ne lui serait pas moins agréable qu’il fît cet essai par obéissance. Le pauvre malade montra alors qu’autant il était ami de la mortification, autant il était souple et docile ; mais il ne put manger que la moitié d’une prune, son estomac n’en put soutenir davantage, tant il était affaibli par ses pénitences. Le dégoût et l’irritation allant toujours croissant, il en vint au point de ne pouvoir plus digérer une gorgée de bouillon ni une cuillerée de vin, et à ne pouvoir prendre qu’à grand’peine un peu d’eau panée. Il mourut ainsi d’inanition, en laissant les plus beaux exemples de mortification.

Le serviteur de Dieu ne pouvait pas ignorer que ses austérités ne fussent des preuves solides d’un vrai esprit de pénitence. Cependant comptant tout cela pour peu de chose, il se confondait et s’humiliait profondément à la vue de ce qu’avaient fait les saints. Il écrivait à ce sujet à un saint religieux : « Un saint Grégoire-le-Grand se nourrissait d’une écuelle de légumes, comme j’ai vu dans une ancienne inscription où sainte Sylvie sa mère est représentée ; et aujourd’hui on a tant de délicatesse, et on a si peur de s’incommoder par des pénitences même modérées ! Saint Grégoire, de famille noble, d’un tempérament délicat, et encore jeune, apprend à l’école de ces pieux solitaires à se contenter d’un plat de légumes que sa sainte mère lui envoyait journellement en aumône ! Mon très cher père, une telle conduite me couvre de confusion. »

Tels étaient les sentiments d’un homme si mortifié. Il faut avouer ici que le père Jean-Baptiste son frère l’aida beaucoup dans ce saint exercice. Il partageait ses mortifications et ses jeûnes rigoureux, se macérant lui-même au point d’affaiblir son estomac d’une manière grave et d’en contracter une maladie mortelle ; de plus il veillait attentivement sur la conduite du père Paul et saisissait toutes les occasions de le mortifier. Il était souvent son voisin au réfectoire. Le père Paul paraissait-il manger avec plaisir sa pauvre portion ou quelque fruit qu’on servait aussi à la Communauté ? à peine avait-il commencé, que le père Jean-Baptiste lui enlevait l’assiette. Il fallait vraiment une patience de saint pour résister à des épreuves si fréquentes et si rudes, d’autant plus que le pauvre père manquait souvent d’appétit et souffrait de l’estomac ; mais le père Jean-Baptiste savait mieux que personne combien la vertu de nos frères était solide et il frappait des coups de maître, afin de la perfectionner de plus en plus. Dans toutes ces occasions, le serviteur de Dieu, toujours humble et paisible, faisait un mouvement des épaules, inclinait la tête ou croisait les mains et se laissait conduire comme un enfant par ce grand maître. Ce n’était pas seulement à la maison que le père Jean-Baptiste usait de cette autorité absolue que son frère lui donnait sur lui-même, il ne perdait aucune occasion de l’exercer et de le mortifier, même à l’étranger. On engageait souvent le père Paul à manger ; mais si le père Jean-Baptiste, qui d’ailleurs savait accorder fort bien la vertu et les convenances, faisait un signe, le père Paul refusait absolument ce qu’on lui offrait. Voilà bien la vraie manière de s’aimer en Dieu. Elle consiste à s’aider mutuellement, à s’enrichir de vertus et en particulier d’actes de pénitence, qu’on peut appeler un trésor caché et inconnu. Le père Paul voulait que ses religieux fussent des hommes de mortification ; il les exhortait à ne quitter jamais la table, sans avoir fait quelque sacrifice à Dieu. S’il remarquait qu’on fût peu mortifié, il en était comme blessé au cœur. Il avertissait et engageait d’une manière douce et efficace à vaincre la sensualité et à pratiquer la mortification, mais sans indiscrétion. Il regardait cette vertu avec tous les pères comme une des pierres fondamentales de l’édifice spirituel.

 

 

CHAPITRE 27.

AUTRES AUSTERITES ET PENITENCES EXTRAORDINAIRES DU PÈRE PAUL.

 

Les exercices de mortification que nous venons de décrire sont grands et extraordinaires sans doute ; mais la ferveur du serviteur de Dieu ne se bornait pas là. Il affligeait son corps de plusieurs autres manières ; sa pénitence fut même plus admirable qu’imitable. Vêtu très pauvrement et allant toujours tête découverte et pieds nus, il ressentait vivement les intempéries des saisons ; l’hiver, il était glacé de froid, et l’été, faisant de longs voyages par des chaleurs excessives, il se trouvait bien souvent tout haletant et tout épuisé ; souvent aussi en marchant par des sentiers rudes et par les bois, il lui arrivait d’avoir les pieds percés ou meurtris ; pour souffrir davantage, il laissait alors entrer les épines bien avant sans les enlever et continuait péniblement sa route. Venait-on à remarquer la blessure et à lui témoigner de la pitié ? il disait que ce n’était rien en comparaison des épines si aiguës qui avaient percé la tête de Jésus-Christ, notre Sauveur et notre Maître.

La charité qui le portait à immoler sa chair à Dieu, le rendait ingénieux pour inventer de nouveaux moyens de la crucifier. On ne sait pas au juste toutes les pénitences qu’il pratiqua pendant les premières années qu’il vécut avec son frère Jean-Baptiste. Autant les serviteurs de Dieu désirent être agréables à ses yeux, autant ils fuient les regards des hommes. Il est rapporté dans le procès de canonisation qu’étant encore dans la maison paternelle, le père Paul se flagellait si rudement et si souvent que plus d’une fois son frère Jean-Baptiste fut contraint de lui arracher des mains la discipline, dans la crainte de le voir tomber sous les coups. Le désir de se sacrifier pour son Rédempteur ne fit que croître avec le temps. A l’exemple de ces saints magnanimes qui ont pratiqué des pénitences extraordinaires et qu’il est plus aisé s’admirer que d’imiter, il lui arriva de se rouler tout nu parmi les épines. Il fut surpris un jour en cet état par des chasseurs qui parcouraient le mont Argentario. Ces chasseurs entendant un certain bruit dans le bois voisin et s’imaginant d’abord que ce pourrait être un sanglier, s’avancèrent doucement, l’arme au bras, tout prêts à tirer vers l’endroit d’où partaient le bruit ; mais arrivés près des broussailles où le fracas était plus grand, ils découvrirent le serviteur de Dieu qui se roulait parmi les épines. On se figure leur étonnement et la confusion du père Paul. Le père Jean-Baptiste, le digne émule de ses vertus et le fidèle compagnon de ses pénitences, fut de même surpris un jour se donnant une rude discipline. Il fallait de ces heureux hasards pour savoir, du moins en partie, les austérités pratiquées par ces serviteurs de Dieu.

C’est de la même manière qu’une personne qui a vécu quelque temps avec le père Paul découvrit ses pénitences du vendredi. Outre la discipline qu’il prenait tous les jours, le père se levait le vendredi vers minuit, et avant de commencer l’office, il s’appliquait sur les côtés une lame de fer, large de plus d’une palme, tout armée de pointes de fer, qu’il portait jusqu’au milieu de la nuit suivante. Pendant ce temps, il se tenait retiré dans sa cellule, faisant continuellement oraison, et n’allait point à table avec les autres, chose qui ne surprenait nullement le petit nombre de confrères qui demeuraient avec lui à l’ermitage Saint-Antoine. Pendant son séjour à l’ermitage de la Chaîne, il n’affligeait pas moins rudement sa chair innocente. Nous avons appris d’un bon prêtre qui fut alors son compagnon, qu’il portait des cilices de fer armés de pointes et qu’il usait aussi d’une discipline de fer.

Comme le fruit des missions dépend de la grâce de Dieu et que Dieu se laisse fléchir par la prière et la pénitence, le serviteur de Dieu ne manquait pas, en temps de mission, d’offrir au Seigneur ce sacrifice semblable à celui de l’encens et de la myrrhe ; il pratiquait alors des pénitences extraordinaires et très rudes. Lorsqu’il donnait la mission à Caparbio, village de la Toscane, la personne charitable chez qui il logeait, alla arranger son lit en son absence. Elle vit, à sa grande édification, que le serviteur de Dieu y avait caché un cœur de fer armé de pointes et une plaque garnie de pointes plus longues, ainsi que deux chaînes et plusieurs disciplines à étoiles et à crochets ; elle remarqua que tous ces instruments de pénitence étaient teints de sang. A son retour, le père Paul trouvant son lit remué contre son attente, en témoigna un déplaisir sensible, parce qu’on avait pu découvrir en quelque manière une pénitence qu’il désirait n’être connue que de Dieu. Une autre fois, donnant la mission à Bassano qui est un fief de la maison Justiniani, et étant logé chez des personnes de bien, il lui arriva un jour, avant la cérémonie du soir, de demander qu’on ne fît entrer personne dans sa chambre parce que, devant se préparer à prêcher, il ne pouvait donner audience. Or, il survint une personne qui demanda instamment de pouvoir lui parler. Le maître de la maison lui dit que le moment n’était pas favorable et l’engagea à revenir plus tard ; mais la personne insistant beaucoup, il se laissa fléchir et entra dans la chambre du père Paul pour le prévenir. Il le trouva agenouillé aux pieds de son crucifix. Cette vue ne lui causa point de surprise ; il savait bien que c’était à cette source que le père Paul allait puiser ses pensées et ses paroles ; mais ce qui le surprit, c’est qu’à son arrivée, le père Paul s’était hâté de se lever et qu’il avait glissé adroitement sous le lit une certaine lame de fer sur laquelle il était à genoux. Une pieuse curiosité le porta à examiner cette lame et il vit qu’elle était toute hérissée de pointes de fer. Cependant le père Paul qui croyait avoir dérobé l’objet à ses yeux : « Voilà, dit-il, où j’étudie mon sermon ; aux pieds du crucifix. » Ennemi déclaré de toute ostentation, il cherchait ainsi à se cacher et c’était par pur accident qu’on pouvait découvrir quelqu’une de ses pénitences.

Mais quel que fût son soin à se cacher, nous avons des preuves nombreuses des rigueurs qu’il exerçait sur lui-même. La Providence a permis qu’on ait conservé certains instruments dont il se servait et dont la seule vue effraierait la délicatesse. Outre un cilice de fer large d’environ quatre doigts et tout armé de pointes de fer, on conserve à Gaëte une discipline qu’il avait, n’étant pas encore prêtre, et que lui enleva Dom Erasme Tuccinardi qui était son confesseur à cette époque. Cette discipline est composée de plusieurs cordes unies ensemble ; elle a environ trois palmes de longueur et se termine par sept battants, à l’extrémité desquels est une balle de plomb ovale et fort massive environnée de six pointes de fer ; elle était tout imprégnée de sang. Ce bon prêtre la lui enleva par pitié, parce que, comme il le disait lui-même, le père Paul s’en donnait des coups terribles. On conserve aussi dans la chambre qu’il occupait à la retraite de Saint-Michel, une croix de bois armée de cent quatre-vingt-six pointes de fer. Le bon père la portait sur sa poitrine pour s’exciter continuellement au souvenir amoureux et compatissant des souffrances du Sauveur. Je ne parle pas ici des cilices de poils de chameau ou de la discipline à lames de fer que l’on conserve également. Ce sont là des instruments moins cruels, dont le père Paul usait toutefois avec une rigueur singulière pour affliger sa chair. Je mentionnerai un autre instrument dont il se frappait avec tant de force que sa santé dut en souffrir tout le reste de sa vie. C’était une chaîne formée de plusieurs mailles de fer, un peu plus petite que celle des forçats. Le père l’employait en temps de mission pour s’offrir à Dieu comme une victime de pénitence. Il en faisait une espèce de trousseau ou de fléau à plusieurs battants et se frappait si rudement qu’il faisait pitié à voir. Une fois qu’il se flagellait de la sorte, un de ses auditeurs monta sur l’estrade, sans que le serviteur de Dieu s’en aperçût, pour lui arracher l’instrument des mains, mais ce ne fut pas sans éprouver combien le bras du père Paul était robuste ; il en reçut un coup si rude, sur le bras, qu’il en demeura estropié. Le serviteur de Dieu voyant cela, fit un signe de croix sur le blessé et le guérit miraculeusement, comme si le Seigneur eût voulu récompenser par un prodige la main qui lui offrait de tels sacrifices. Le serviteur de Dieu ayant appris depuis que ces chaînes se conservaient à la retraite de la Présentation au mont Argentario, il les prit et les jeta dans une fosse profonde, en disant : vous m’avez estropié, je ne veux pas que vous en blessiez d’autres. On peut juger par là quelles rigueurs le père Paul exerçait sur lui-même.

Dans les dernières années qu’il donnait des missions, il faisait usage d’une discipline à lames d’acier ; il s’en servait avec tant de componction et dans de si grands sentiments de pénitence que ses auditeurs en étaient profondément émus. Quelquefois, surtout quand il prêchait sur l’enfer, il paraissait sur l’estrade avec la corde au cou et une couronne d’épines sur la tête ; il en enfonçait les pointes si avant, que le sang coulait visiblement de son front. Le serviteur de Dieu qui était si grand ami du secret, eût volontiers caché ce genre de pénitence dans quelque désert ; mais il savait par expérience combien ces pratiques étaient utiles pour frapper les esprits grossiers et ignorants qui formaient la majeure partie de son auditoire. On a beau leur proposer la doctrine et faire des raisonnements, leur parler un langage vif, chaleureux, pénétrant et tout à la fois facile et intelligible, ils y comprennent fort peu de chose ; il faut des arguments plus sensibles pour exciter les pécheurs au repentir, et ces pénitences extérieures réveillent plus aisément en eux des sentiments de componction. Le Seigneur bénissait les saintes industries de son serviteur ; comme nous l’avons vu, ses missions ramenaient à Dieu les âmes les plus égarées.

La guerre que le père Paul avait déclarée à son corps ne lui permettait même pas de prendre le repos qui semblait indispensable après ses grands travaux. Ce repos, il en faisait la matière d’une nouvelle pénitence plus rude et plus pénible. Dès les premières années où il se donna entièrement à Dieu, étant encore dans la maison paternelle, il dormait sur le sol, ou sur une poignée de paille, et n’ayant pour tout oreiller, que quelques briques ou une grosse pierre. Quoique bien jeune, il interrompait ce pénible repos, et au milieu de la nuit, il se levait, même au fort de l’hiver, pour faire oraison avec son frère Jean-Baptiste. Étant à Saint-Antoine, au lieu d’aller se reposer sur son pauvre sac de paille, il sortait bien souvent de l’ermitage et se rendait le soir dans un endroit situé entre les ermitages de l’Annonciation et de Saint-Antoine, où se trouvait une espèce de grotte formée de deux rochers. Là, il demeurait dans l’obscurité et le silence jusqu’à minuit ; il retournait alors à l’ermitage pour réciter l’office avec les autres. Une fois les règles approuvées, pour éviter la singularité, il se retirait la nuit dans sa pauvre cellule. Sa couche, quand il n’était point malade, était une paillasse si dure et si incommode qu’elle était plutôt un tourment qu’un repos. Mais il la voulait ainsi et défendait absolument de renouveler la paille. C’est ainsi du moins qu’il en agit à la retraite Saint-Ange. Comme il était très souvent appliqué à l’exercice des missions et que tout le monde pour ainsi dire voulait se confesser à lui, il dormait beaucoup moins dans ce temps. Pour se tenir éveillé, il se tourmentait avec un instrument de fer assez douloureux, qu’on appelle canetto, et qui est bien connu des âmes pénitentes. Il y eut des missions où il dormait à genoux appuyé sur son lit. Le chanoine Joseph Suscioli, son grand ami, le surprit plus d’une fois dans cet état. On ne comprenait pas comment il pouvait résister à tant de fatigue, prenant si peu de repos et d’une manière si incommode. Il abandonna ces rigueurs extraordinaires dans les dernières années de sa vie ; mais elles étaient remplacées, avec usure peut-être, par ses infirmités et ses indispositions habituelles. Au moins est-il certain que ce genre de pénitence est le plus agréable de tous à Dieu, parce que, disent les Saints, elles ne sont nullement de notre choix. Le père Paul connaissait et pratiquait parfaitement cette doctrine. On le voit dans cet extrait d’une de ses lettres : « Cette indisposition vaut une bonne discipline et un rude cilice. Oh ! combien plaisent à Dieu les disciplines que lui-même nous envoie ! » C’est pour ce motif sans doute qu’ayant perdu la santé, et se trouvant environné d’infirmités, il aura été obligé par son directeur de modérer ses pénitences en quelque sorte excessives. « Cependant, tout épuisé qu’il était, il me faisait de vives instances, dit son confesseur, pour lui permettre de reprendre ses instruments accoutumés. Pour moi, continue-il, considérant la fréquence de ses maladies, les persécutions qu’il souffrait de la part des démons, ses délaissements spirituels du côté de Dieu, je crus que c’était là une assez grande mortification, sans parler des soucis et des sollicitudes de sa charge ; en conséquence je lui refusai constamment la permission qu’il sollicitait. »

Ce fut encore l’obéissance qui l’obligea de cesser ses voyages à pied, qui avaient duré tant d’années, et qui étaient une des causes principales de ses infirmités. En effet ses voyages étaient longs et fréquents, souvent au travers des neiges, de la pluie, de la gelée et de la boue, et il les faisait pieds nus et tête découverte, chose qui fait frémir. Quoique estropié, il tenta encore de marcher à pied, se traînant comme il pouvait ; mais enfin il fut dans l’impossibilité de continuer et il dut se résigner à voyager à cheval ou en voiture. Plus d’une fois le Seigneur justifia par des prodiges la conduite sage et discrète de son serviteur. Étant arrivé un soir à Sutri, fort fatigué de plusieurs missions qu’il avait données, son bon ami le docteur Joseph Suscioli insistait beaucoup pour qu’il passât la nuit ; mais le serviteur de Dieu refusa humblement cette offre et témoigna le désir de rentrer à la retraite Saint-Ange. Son ami ne pouvant le déterminer à rester, lui chercha une voiture, le voyant incapable de faire le trajet qui est de plusieurs milles. Il pria un habitant de la ville de vouloir bien lui prêter la sienne. Celui-ci répondit qu’il eût obligé volontiers le docteur et le père Paul, mais que cela lui était impossible, parce que le cheval de brancard boitait d’une jambe, et qu’il n’en avait point d’autre à mettre en sa place ; en effet il y avait quatorze ou quinze jours que ce cheval se trouvait en cet état et tous les remèdes avaient été inutiles. Toutefois, dans le cours de l’entretien, il se sent poussé à donner sa voiture et ses chevaux, persuadé que devant servir au père Paul, Dieu aurait béni le voyage. Il les offre donc. On attelle, et le cheval blessé marche, comme on dit, sur trois jambes. Mais à peine le serviteur de Dieu est-il en voiture, à peine a-t-on fait quelques pas, que le cheval est parfaitement guéri, et il ne souffrit plus jamais de ce mal. Ce résultat parut tout à fait prodigieux au maître du cheval et à l’artiste qui le soignait. Le Seigneur fit une faveur à peu près semblable au père Paul, un jour qu’il revenait de la mission de Tolfa. Comme il passait par les Allumières pour se rendre à Corneto et qu’il était incapable de continuer le voyage à pied, le sieur Affittuario lui offrit une voiture que le vénérable vieillard accepta avec beaucoup de reconnaissance. Mais à peu de distance, une des roues de la voiture se cassa, de telle sorte que les rayons étaient près de sortir du moyeu. Le cocher fut très déconcerté de l’accident ; il voyait l’impossibilité de continuer le voyage avec une roue en si mauvais état et des chemins raboteux et pénibles ; d’autre part, ayant affaire à des chevaux fort ardents, il ne voyait pas moyen de travailler à rajuster la roue. Le serviteur de Dieu, apprenant ce qui se passait, dit au cocher de laisser tranquillement ses chevaux et d’aviser à la roue. Pour remédier au mal, il ne lui donna autre chose qu’un cordon de laine dont nos religieux se servent pour relever leur vêtement en voyage ; il l’engagea à en faire usage. On se figure la mine du cocher, quand il se vit présenter un lien semblable, alors qu’il avait besoin d’une corde bien solide. Il n’osa pas cependant résister au père Paul, et se mit à entrelacer la ceinture dans les rayons de la roue, comme le désirait le serviteur de Dieu. Le succès fut complet, et le cocher tout étonné, comprit alors combien il est utile d’obéir aux serviteurs de Dieu : les chevaux ne firent pas un mouvement, et la roue ainsi ajustée fit le voyage aussi bien que si elle eût été solide. Le père descendit chez Dominique Constantini, qui fut bien surpris, quand il apprit du cocher la merveille que Dieu avait faite en faveur du père Paul.

Si le serviteur de Dieu ne fut pas toujours le maître de se livrer à son ardeur pour la pénitence, il conserva toujours du moins l’esprit qui l’avait fait tant travailler et tant souffrir dans le cours de sa vie. C’est par là qu’il fit quelquefois des choses dignes d’admiration, même dans la personne des plus grands saints. En voici un exemple que nous avons voulu réserver pour la conclusion de ce chapitre. Le lecteur en sera sans doute très édifié. Étant à Gaëte, il fut prié d’aller assister un pauvre mourant, nommé Antoine Alvarès, qui demeurait sous la citadelle. Le pauvre malade jetait des crachats dégoûtants dans un bassin que le père Paul tenait. La nature ne pouvait qu’avoir horreur de ces ordures ; mais la charité n’a d’aversion que pour le péché. L’homme de Dieu, pour se surmonter lui-même, puisa à diverses reprises dans ce bassin, et avala ces hideux crachats. Après cette victoire, il continua à assister courageusement le pauvre moribond. Dans d’autres circonstances, il en était venu, pour triompher de lui-même, jusqu’à lécher les plaies infectes des malades. Quand on se surmonte avec tant de générosité, on devient maître de soi-même et du monde entier. Alors on a pour les séductions de la terre et pour soi-même cette haine qui permet de dire : le monde est crucifié pour moi, et je le suis au monde.

 

 

CHAPITRE 28.

DE LA PAUVRETÉ DU SERVITEUR DE DIEU.

 

Une âme qui a goûté véritablement Dieu et qui, éclairée de la lumière de la foi, apprécie les immenses trésors qu’on trouve en lui, abhorre tout ce qui n’est pas lui, et se détache d’autant plus des créatures, qu’elle s’unit davantage au Créateur. Le père Paul ayant commencé dès sa jeunesse à avoir d’intimes communications avec le ciel, conçut dès lors un profond mépris des choses de la terre, et abandonna généreusement tout ce qui pouvait l’empêcher de jouir d’une liberté parfaite.

Content des richesses qu’il trouvait en Dieu, il voulut vivre dans une parfaite pauvreté des biens de la terre, afin d’honorer et d’imiter la pauvreté de notre divin Rédempteur, qui a voulu naître pauvre, vivre pauvre, et mourir sur la croix, nu et dépouillé de tout. Jeune encore, il renonça à la succession de son oncle, et protesta du fond du cœur qu’il ne voulait pour son héritage que Jésus crucifié. Il prit ensuite un vêtement très pauvre, dont la vue excitait à la componction, comme le rapporte un témoin oculaire. En effet, c’était plutôt une couverture qu’un vêtement ; l’étoffe en était commune et de couleur foncée. Il allait ainsi pieds nus, tête découverte, sans manteau, pendant les chaleurs de l’été et pendant les pluies, les gelées et les neiges de l’hiver. Dès lors, il se réduisait au pur nécessaire, et Dieu l’affermissait de plus en plus dans ses saintes résolutions. Un jour qu’il était en retraite pour se préparer par la prière et le silence à la rédaction de sa règle, il ressentit une gêne tout à fait singulière, parce qu’il avait dans son cabinet une fort belle pomme qu’une personne charitable lui avait donnée. Il se hâta de la jeter loin de lui ; et prit la résolution de vivre uniquement d’aumônes ; aussi, quand on lui offrait de l’argent dans ses voyages, d’ordinaire il le refusait humblement. Retiré au mont Argentario, il y vécut aussi très pauvrement. Il n’avait pour tout lit, lui et son frère Jean-Baptiste, que des planches. C’est ainsi qu’ils furent logés d’abord à l’ermitage Saint-Antoine. Quand il pleuvait, la pluie tombait sur la place occupée par Jean-Baptiste qui, sans doute, avait cédé la moins incommode à son frère. D’ailleurs les rats y faisaient tant de bruit, que ni l’un ni l’autre n’avaient guère de repos. Ce séjour fut donc pour eux un excellent moyen de continuer, même la nuit, les exercices de leur vie pénitente et de mortifier jusqu’aux penchants les plus innocents de la nature. Ils portèrent le même esprit de pauvreté à l’ermitage de Sainte Marie de la Chaîne ; leur généreux détachement y fit l’édification de tous les alentours. Voici ce qu’a déposé un témoin qui les y avait vus : « Les deux frères, dit-il, aimaient extrêmement leur pauvreté ; ils ne portaient point de chemise, mais une simple tunique d’une étoffe rude et grossière, qu’ils devaient ôter et faire sécher, lorsqu’elle était baignée de sueur ou de pluie. Alors ils en mettaient une vieille toute déchirée, en attendant que la première fût sèche. Ils allaient tête et pieds nus, dormaient sur le sol et n’avaient dans leur chambre que quelques images de papier. Chaque jour ils me faisaient distribuer en aumônes ce qui leur restait, sans rien réserver pour le lendemain. Ils avaient une grande aversion pour l’argent ; jamais ils n’en acceptaient en aumône. »

Si dès lors les deux frères avaient déjà tant d’amour et d’estime pour la pauvreté, on peut juger avec quelle perfection ils pratiquèrent cette vertu, lorsqu’ils y furent obligés par vœu. Nous laissons à d’autres le soin de raconter les vertus du père Jean-Baptiste, pour ne nous occuper que du père Paul. On peut dire qu’en toutes choses il se distinguait par son grand esprit de pauvreté. Pauvre dans sa nourriture, pauvre dans son vêtement, pauvre dans sa cellule, pauvre en tout ce qui était à son usage. Aussi longtemps que vécut le père Jean-Baptiste, il se faisait un devoir de dépendre de lui et de lui demander toutes les permissions, bien qu’il fût supérieur et qu’il n’eût pas besoin d’autorisation pour agir. Il voulait de plus que la pauvreté fût l’inséparable compagne de sa vie. Il se nourrissait très pauvrement et prenait plaisir à recevoir les aliments à titre d’aumône. Quelquefois pendant les repas communs, il allait de table en table demander en aumône un peu de pain ; puis il allait s’agenouiller à la porte du réfectoire pour le manger, attendant dans cette humble posture que le repas fût terminé. Dans ses maladies même, il voulait que ses aliments fussent pauvres. Il défendait d’acheter du poisson pour lui et se contentait d’un morceau de thon ou de morue. L’infirmier aurait désiré lui procurer un peu de poisson en place d’autres aliments plus communs et nuisibles à sa santé ; mais le père Paul l’en empêchait, regardant comme un mauvais exemple, une dispense réclamée par ses graves incommodités ; tel était son amour pour la pauvreté. L’infirmier ayant dû un jour se présenter au pape Clément XIV, et le Saint-Père s’étant informé de la santé du serviteur de Dieu, il dit à sa Sainteté que le père Paul était sans appétit et hors d’état de manger ; il ajouta qu’il prenait seulement un peu de morue. Le Saint-Père versant des larmes d’attendrissement : « Pauvre père ! dit-il, ô Dieu ! il est si malade et il mange de la morue ! » Il recommanda ensuite à l’infirmier d’en avoir grand soin. Mais le père Paul ne faisait que répéter : « Ne faites aucune dépense ou bien peu à mon sujet. » Il demandait que les médicaments fussent ceux des pauvres et non de grand prix : « Nous sommes pauvres, disait-il, il faut nous traiter en pauvres. » Il l’était en réalité dans les vêtements à son usage. Il aimait à porter les plus vieux et les plus usés, surtout à la maison, et il les recevait à titre d’aumône. Un supérieur de maison oublia une fois de lui procurer un vêtement pour l’hiver. Le bon père était déjà avancé en âge et tout malade. Comme son vêtement était fort léger, il souffrit beaucoup du froid, ce qui augmenta ses maux de reins. Malgré cela, il refusa un vêtement neuf et en accepta seulement un déjà tout usé par un frère laïque.

Il eut l’occasion d’exercer sa chère pauvreté d’une manière plus parfaite encore. Voici ce qu’il écrivait confidentiellement à l’un de nos pères : « Mon très cher père, je vous écris le Vendredi Saint, et me confiant dans la mort de Jésus-Christ, je dis à votre Révérence que je lui renverrai un ou deux des vêtements qu’elle doit m’envoyer, bien que nous en manquions ici. Il y a deux ou trois ans que je n’en ai point pour l’été, et je vais à Viterbe pour commencer la mission le lundi de Quasimodo avec mon gros habit n’en ayant point d’autre. Il m’a été donné en aumône à la retraite de Saint-Eutice ; je compte le porter tout l’été, si je vis. » C’était sa coutume de ne garder d’autre vêtement dans sa cellule que celui qu’il portait. Quand on lui en donnait un nouveau, il remettait l’ancien. Pour l’emblème que nous portons sur la poitrine, d’ordinaire il n’en avait qu’un seul. La pauvreté reluisait également dans tous les autres petits objets à son usage. Quoique de peu de valeur, il ne voulait pas qu’on les renouvelât, prétendant toujours qu’il était suffisamment muni.

Pour voir la pauvreté peinte au naturel, il suffisait de voir le père Paul dans sa cellule : une petite table de bois sans couverture, quelques chaises de paille, une paillasse soutenue par des planches sur des tréteaux de bois, une couverture de laine, un crucifix, quelques images le plus souvent de papier, tel était le précieux ameublement de ce vrai pauvre de Jésus-Christ. Sa paillasse était ordinairement si dure, qu’au dire de son infirmier, on était aussi brisé après une nuit, que si on avait couché sur des cailloux. Quand il pouvait, il choisissait pour lui la chambre la moins commode. A Rome, lorsque nous eûmes l’hospice du Saint-Crucifix, il prit pour sa demeure la chambre la plus petite, une chambre tellement étroite que le lit touchait aux deux murs. Étant tombé malade, il dut en changer, mais il ne resta pas longtemps dans la nouvelle, et à la fin il en prit une autre si exiguë, qu’à peine on pouvait passer d’un côté du lit à l’autre. Il y recevait la visite de grands personnages, même de princes et de cardinaux qui daignaient venir le voir dans sa maladie. Il s’estimait plus heureux dans sa pauvre cellule que s’il eût habité un palais magnifique. Lorsqu’ensuite Clément XIV nous accorda l’église et la maison des Saints Jean et Paul, le serviteur de Dieu dit à son infirmier de lui choisir ce qu’il y avait de moindre, et se plaignit de ce qu’il ne l’avait point placé au rez-de-chaussée à l’infirmerie. C’était justement un lieu peu commode. On le plaça dans la chambre destinée au supérieur, mais il supplia et insista tellement pour qu’on lui trouvât une chambre à l’infirmerie, qu’il fallut le satisfaire. Son but était d’empêcher que ses visiteurs ne troublassent le repos et le recueillement de la communauté. Le cardinal Pallotta, alors trésorier général, connaissant sa délicatesse, désigna lui-même la chambre qu’il devait occuper, afin qu’il ne réclamât point en la voyant plus grande que les autres. On y transporta le serviteur de Dieu. Parmi toutes les cellules qu’il habita, celle où il vécut le plus longtemps et avec le plus de plaisir, se voit encore au flanc de l’église de l’ermitage Saint-Ange à Mont-Fogliano. Elle est de toutes la plus pauvre ; c’est pourquoi elle lui était si agréable. C’est plutôt une prison qu’une cellule ; elle est basse, n’a qu’une petite fenêtre, fermée par une grille de fer. Quoique très ami de la propreté, et bien que ce fût sa devise d’être pauvre, mais propre, il ne voulut jamais permettre qu’on la blanchît et refusa d’en changer, malgré qu’il y fît une chaleur excessive en été. Il ne pouvait souffrir dans sa chambre ni meuble distingué, ni objet qui ne fût pas aussi à l’usage de ses religieux. Le cardinal-vicaire, monseigneur Colonna, ce véritable père des pauvres, le visitant un jour, fut frappé de la pauvreté de son lit ; il lui envoya donc une couverture blanche fort bonne ; mais le père Paul affectionnait trop la sainte pauvreté pour se permettre d’en faire usage. Plusieurs fois un chanoine vint l’y engager de la part de son Éminence, sans pouvoir l’y déterminer. Enfin, le frère qui le servait, sachant que son Éminence devait venir, lui fit remarquer qu’elle aurait pu être blessée de ne pas voir la couverture sur son lit. Il fallut donc passer par là, mais le bon père en fut aussi confus que le serait un voleur pris en flagrant délit ; aussi dès que le cardinal fut parti, il la fit ôter, et la fit donner ensuite à un ami de la maison en échange d’une couverture commune.

S’il était si délicat, quand il s’agissait d’objets qui sortaient de l’ordinaire, il s’opposait encore plus à ce qu’il y eût du superflu dans sa chambre. Entre les pauvres, il voulait être le plus pauvre. On l’attendait un jour à la retraite de la Présentation. Le frère chargé du soin des chambres, mit dans celle qui lui était destinée quelque objet qui n’était pas absolument nécessaire. Le serviteur de Dieu s’en aperçut, et en témoigna un vif déplaisir ; il se mit à crier qu’on emportât cet objet, sinon qu’il ne serait pas resté ; enfin il exprima si énergiquement sa volonté, qu’il fallut obéir sur-le-champ et le contenter.

Une autre fois, il avait commandé un secrétaire modeste pour renfermer les archives de la congrégation ; mais le frère menuisier y ayant mis une certaine élégance, fort ordinaire du reste, le père Paul, en vrai ami de la pauvreté, n’en voulut pas.

De cette grande affection pour la sainte pauvreté provenaient les fréquentes recommandations qu’il faisait à son infirmier de ne rien laisser dans sa chambre qui ne fût absolument nécessaire. « Ne m’apportez rien ici, lui disait-il, de ce que m’envoient nos bienfaiteurs ; servez-vous-en pour la communauté. » Chaque fois même qu’on lui envoyait quelque chose, il protestait cent fois qu’il n’en était nullement propriétaire, qu’il était pauvre et ne recevait qu’à titre d’aumône les dons et les services. Il demandait en aumône les moindres choses dont il avait besoin ; en usait avec beaucoup d’économie, en qualité de pauvre ; il en vint jusqu’à se servir de petits carrés de papier, quand il écrivait à des connaissances, imitant en cela de grands saints qui ont laissé sur de petits fragments de papier des lettres très édifiantes et qui renferment des trésors de doctrine. Il lui répugnait beaucoup de tenir de l’argent et même de le compter. Ne pouvant se dispenser dans ses visites de s’informer de l’entrée et de la sortie des aumônes, il voulait que l’argent fût compté, mais d’ordinaire il en chargeait les autres ; la vue seule de l’argent lui semblait insupportable, bien qu’il fût très reconnaissant des charités qu’on faisait à la congrégation : « Voilà, disait-il, comment sans que nous ne possédions rien, le Seigneur nous fournit le nécessaire. » Quand on lui offrait de l’argent en aumône, il ne le prenait pas lui-même, et le faisait prendre par son compagnon, et s’il était à la maison, il le faisait remettre au père recteur ou à quelque religieux prêtre, disant par esprit de pauvreté : « Je ne garde, ni ne veux garder d’argent. » S’il était question d’une somme considérable, il la faisait passer entre les mains du syndic apostolique, comme l’exigeait la prudence.

On ne connaît point les trésors cachés dans la pauvreté, à moins de l’aimer beaucoup. Le père Paul qui l’avait toujours pratiquée, en eut toujours une estime et un amour extraordinaire ; aussi s’efforça-t-il par tous moyens d’en inspirer la pratique à ses enfants. Son zèle pour la sainte pauvreté éclatait en toute occasion ; sa grande maxime était que l’esprit religieux se maintiendrait dans la congrégation, aussi longtemps qu’on y aimerait et observerait la pauvreté volontaire ; que l’esprit de pauvreté une fois éteint, la cupidité ne manquerait pas d’y mettre le trouble, et que l’amour d’une régularité parfaite s’évanouirait pour faire place au relâchement. La sainte pauvreté, disait-il, c’est le mur inexpugnable de la congrégation ; aussi longtemps que la pauvreté sera en vigueur, ne craignez rien pour l’édifice. Il parlait avec une tendre affection de cette vertu chérie. « Oh ! quel bonheur, s’écriait-il, on trouve dans la vie commune ! – Un trésor précieux, disait-il encore, est renfermé dans la vie commune et parfaite. » Il exhortait ses religieux en des termes qui venaient du fond de son cœur : « Je vous recommande la sainte pauvreté, leur disait-il ; si vous restez pauvres, vous serez saints ; au contraire, si vous cherchez à vous enrichir, vous perdrez l’esprit religieux, et l’observance régulière disparaîtra du milieu de vous. – Les enfants de la passion de Jésus-Christ, ajoutait-il, doivent être dépouillés de tout bien créé, et notre congrégation doit se distinguer par la pauvreté d’esprit, par le détachement complet de toutes choses. – Si les religieux de la congrégation conservent le véritable esprit de pauvreté, elle se maintiendra dans sa vigueur ; je ne cesserai jamais de le répéter. Si j’étais à l’article de la mort, je ferais trois recommandations : de conserver l’esprit d’oraison, l’esprit de solitude, et l’esprit de pauvreté. S’il en est ainsi, la congrégation répandra une vive lumière devant Dieu et devant les hommes. » Il veillait avec un soin extrême à ce qu’il ne s’introduisît aucune ombre d’abus, relativement à la pauvreté. Il ne permit jamais d’accepter aucun legs sous quelque prétexte que ce fût. Voici ce qu’il écrivait à ce propos : « La parente de monsieur N… se disposait à faire un legs de mille écus à l’une de nos maisons, à charge qu’on célébrerait une messe quotidienne. Nous n’avons pu accepter cette offre, parce qu’elle est contre la règle et le vœu de pauvreté ; c’est donc une affaire terminée ; le bon Dieu nous donnera d’autres moyens pour achever l’entreprise commencée. » Il décidait de la même manière dans tous les cas semblables. Le recteur de Saint-Eutice l’informa qu’une personne charitable voulait laisser à la congrégation une maison située à Soriano, à la seule condition qu’on dirait chaque année une messe. Cette maison paraissait très convenable pour servir d’hospice à la retraite précitée ; mais le bon père avertit le recteur de ne point s’engager par une convention de ce genre, ne voulant pas que la congrégation possédât aucune espèce de revenu.

Ni les maladies ni les souffrances ne l’empêchaient de veiller à la garde de son trésor chéri. Benoît XIV ayant député une congrégation particulière pour l’examen des règles, un des cardinaux parut d’avis d’accorder à nos maisons d’études la faculté de posséder. Le père Paul, quoique malade en ce moment, écrivit une lettre très pressante à ce cardinal pour le supplier d’empêcher qu’on n’accordât cette faculté à la congrégation des Passionnistes. C’est dans le même esprit que, sous Clément XIV, il s’opposa de tout son pouvoir à ce qu’on permît à la congrégation d’accepter en legs des immeubles qui seraient ensuite vendus à son profit. Les prélats députés par Sa Sainteté pour la nouvelle révision des règles, penchaient pour cet avis ; mais le père Paul insista et supplia si bien, qu’on se rendit à ses désirs.

Sa vigilance s’étendait sur la manière de construire les retraites. Il exigeait que tout y fût conforme à la sainte pauvreté, et lorsqu’il remarquait le moindre excès, il fallait absolument le retrancher. Quand on bâtit la retraite de Saint Sosie, une personne charitable qui dirigeait les travaux, eut la fantaisie d’y faire une porte cochère assez grande. Le serviteur de Dieu trouva que c’était une infraction à la pauvreté, il s’en plaignit beaucoup et ne se donna point de repos qu’elle n’eût été changée. Le changement devait défigurer l’ordonnance du bâtiment ; mais il préféra la pauvreté à la symétrie. Il est vrai qu’il accepta la maison des Saint Jean et Paul, où les dortoirs et les places ont des proportions plus larges que dans nos autres retraites ; mais il l’accepta, parce que c’était un don du Souverain Pontife, et il prit ses mesures pour que les retraites à venir ne fussent point établies d’après ce modèle.

Celui qui aime est craintif. Le serviteur de Dieu qui aimait singulièrement la sainte pauvreté, redoutait jusqu’aux moindres atteintes qu’on pouvait y porter, et il s’efforça de les prévenir. Il défendit sévèrement à ses religieux de tenir aucun objet superflu dans leurs chambres. Il veillait surtout à ce qu’ils n’y gardassent absolument rien à manger ; on ne peut dire combien il recommandait aux supérieurs d’être attentifs sur ce point. Pour confirmer cette pratique, il fit une défense expresse dans la règle, même aux supérieurs majeurs, de garder quelqu’objet semblable dans leur cellule. « Oh ! disait-il, il faut que les supérieurs veillent beaucoup là-dessus ; beaucoup de choses dépendent de ce point. On peut juger par là combien il était sensible au moindre manquement contre la sainte pauvreté ; il ne dissimulait pas ces sortes de fautes, mais il élevait courageusement la voix, quand le temps en était venu, et il réprimandait avec force, pour empêcher des abus qui semblent petits, mais qui sont capables, comme les petits renards, de ravager la vigne. Comme nous l’avons dit, il voulait que pour la nourriture, les pauvres religieux fussent traités avec toute la charité possible, mais en même temps, il veillait pour qu’il ne se commît à cet égard aucun abus. Il avertissait souvent le cuisinier d’user de l’économie convenable et le reprenait, quand il le voyait excéder. Jusque dans les nourritures les plus communes, il exigeait une sage mesure ; son amour de la pauvreté lui faisait découvrir de la délicatesse dans ce qu’il y avait de plus commun.

Plus la pauvreté est exacte, plus elle est agréable à Dieu. De là vient que le serviteur de Dieu entrait dans les plus petits détails. Il ne manquait pas de reprendre, quand on usait trop d’huile, trop de papier ou trop d’autres choses semblables, quand on faisait un trop grand feu, quand on laissait les lumières trop longtemps allumées ; il allait jusqu’à observer si les mèches des lampes n’étaient pas trop épaisses, disant d’un ton pénétré, que c’était contraire à la sainte pauvreté. Quand on brisait quelque objet par négligence, comme il arrive, il donnait une réprimande et imposait une pénitence pour réparer de la sorte le tort fait à la pauvreté. Ce sont là, semble-t-il, de petites choses, mais en réalité, ce sont des soins indispensables pour écarter les abus qui insensiblement défigureraient la sainte pauvreté, cette pauvreté dont les charmes ont touché les Saints et même le Saint des Saints, puisqu’il n’a pas dédaigné de mener une vie très pauvre sur la terre. Par un effet de l’amour qu’il avait pour cette vertu si peu connue du monde, le père Paul ne savait point demander de présents ; mais il savait très bien les refuser. A la fin d’une mission qu’il donna à Camérino, les commissaires députés pour le maintien du bon ordre, voulurent lui témoigner leur reconnaissance en lui offrant un présent digne de leur munificence et de leur charité ; mais le père le refusa constamment, et se contenta d’accepter une brique de chocolat, pour marquer sa satisfaction. C’est ainsi encore qu’il remercia humblement une dame qui lui offrait quelques mouchoirs blancs de toile fine pour ses fluxions ; il fut impossible de le déterminer à les accepter. Il usa de la même liberté à l’égard d’un éminent personnage, toujours par amour pour la pauvreté. Le cardinal Porto Carrero lui ayant présenté une bourse pleine d’argent, à titre de reconnaissance et d’aumône pour les missions que le père Paul avait données dans son diocèse de Sabine, le serviteur de Dieu ne voulut pas même accepter une pièce de monnaie, et cependant les maisons de la congrégation étaient dans un fort grand besoin. Son désintéressement éclata encore davantage dans la réserve avec laquelle il demandait des faveurs au Souverain Pontife. On sait avec quelle bienveillance plusieurs papes le traitaient ; il n’abusa jamais de leurs bontés, et ses demandes furent toujours pleines de retenue. Il n’a jamais sollicité d’eux, qu’on sache, ni pour lui-même, ni pour sa famille, sinon des faveurs spirituelles. Les Souverains Pontifes semblaient parfois l’encourager et l’inviter à demander ; mais autant il appréciait leur libéralité souveraine, autant il était éloigné d’en profiter, heureux de sa pauvreté, comme du trésor le plus riche. Benoît XIV l’ayant admis à une audience secrète, daigna lui demander s’il n’avait besoin de rien et l’engagea à parler franchement. Le père Paul se borna à lui demander de pouvoir par privilège célébrer la messe une heure plus tôt que de coutume, privilège fort utile pour les missions et pour les cas de voyage. Une autre fois, ayant obtenu la retraite des Saints Jean et Paul, le serviteur de Dieu se rendit à l’audience de Clément XIV avec le recteur de la retraite. Comme les besoins étaient grands, celui-ci recommanda au bon père, si l’occasion s’en présentait, d’exposer à Sa Sainteté l’état de la maison et les grandes dépenses indispensables dans les commencements. Le père parut convaincu et persuadé. Le pape les ayant admis à son audience, entra presqu’aussitôt en matière sur la situation de la retraite, demanda ce qui s’y trouvait et ce qui manquait ; l’occasion était donc belle pour lui faire connaître l’indigence où on était. Le serviteur de Dieu répondit qu’on s’y trouvait beaucoup trop bien, et ne dit pas un mot de plus. En retournant à la maison, le recteur lui demanda pourquoi il n’avait pas révélé à Sa Sainteté les besoins de la communauté. « Ce que nous avons, suffit, répondit-il, nous sommes pauvres. » C’est comme s’il avait dit : la pauvreté à laquelle rien ne manque n’a que le nom et l’honneur de la pauvreté. Clément XIV qui s’était bien aperçu du désintéressement et de la réserve du serviteur de Dieu, finit par lui en faire des plaintes aimables : « J’admire votre modestie, lui dit-il, mais c’en est vraiment trop. » Quelquefois, il est vrai, il était contraint à cause de notre pauvreté, de demander quelq’assistance, mais c’était toujours avec tant de ménagement, de discrétion et d’humilité, qu’au témoignage d’un de nos bienfaiteurs, il fallait l’exciter pour qu’il demandât, même dans le cas de nécessité. Il exigeait la même réserve de la part de tous ses religieux et blâmait beaucoup les importunités et les indiscrétions. Il ne désapprouvait pas cependant qu’on fît des quêtes extraordinaires, en cas de besoin, et cela, afin de trouver moyen de pourvoir au nécessaire. Pour tout dire en peu de mots, le père Paul était pauvre en réalité et beaucoup plus encore de désir et d’affection ; il aimait à ressentir les effets de la sainte pauvreté et trouvait ses délices à se considérer comme un pauvre de Jésus-Christ.

Telle était l’estime et l’affection qu’il avait pour cette vertu qu’il se réjouissait saintement en apprenant que ses parents étaient réduits presque à l’indigence. Quoique très sensible aux disgrâces du prochain, il semblait ne pouvoir s’attrister dans cette occasion, parce qu’à ses yeux, la pauvreté, soufferte avec une résignation et une patience parfaite, était un vrai trésor. Voici les lettres qu’il leur faisait écrire par le père Jean-Baptiste. Nous les rapportons d’autant plus volontiers qu’elles font voir les sentiments de ce dernier, dont un post-scriptum du père Paul fait l’éloge. « Le père Paul a lu et m’a fait lire votre bonne lettre. Comme c’est le jour de la poste et que ses occupations l’en empêchent, il m’a chargé de vous répondre. Je vous dirai donc avec une pleine conviction que le chemin par où le bon Dieu continue de vous faire marcher, est la voie qu’a choisie Jésus-Christ Notre Seigneur, la Sagesse et la Vérité incréée. Étant infiniment riche, et maître de tous les biens de la nature, de la grâce et de la gloire, il s’est fait pauvre, comme dit saint Paul, il est né, il a vécu et il est mort dépouillé de tout et toujours pauvre. Vous serez donc heureux si vous savez faire de nécessité vertu, et vous réjouir de cœur et d’esprit de ce que la pauvreté vous rend conformes à ce grand Maître qui dit dans l’Évangile : Bienheureux les pauvres, parce que le royaume des cieux est à eux ! Oh ! de combien de fautes et de remords vous êtes préservés par suite de l’indigence que vous souffrez ! Vos besoins doivent vous exciter toujours davantage à soupirer vers la félicité éternelle. Je crois que Dieu a regardé Catherine d’un œil de miséricorde, en empêchant la réussite de son projet d’établissement ; il n’a pas voulu la voir dans un monde si rempli d’abominations, mais la garder pour lui-même dans l’état du célibat. Si notre frère Joseph soigne bien sa conscience et les affaires de famille, il est impossible que Dieu, qui est la Bonté infinie et qui ne nous abandonne jamais dans nos besoins, vous laisse manquer du nécessaire pour vivre dans l’état de pauvreté et d’humilité où il vous veut, afin que vous mouriez riches de grâces. Comptez sur nos prières ; demain, jour du Mercredi-Saint, je dirai la messe pour vous tous. Nous allons bien ; nous irons en mission après les fêtes de Pâques. Persistez donc toujours dans les bons sentiments que je vois exprimés dans votre lettre. Que le Seigneur Dieu vous bénisse ; je vous salue tous dans le Seigneur.

« Jean-Baptiste de Saint-Michel. »

 

« Lisez attentivement cette lettre, ajoute le père Paul ; elle est écrite par une lumière d’en-haut et de la main d’un homme qui n’a pas son semblable dans la congrégation pour l’assiduité à l’oraison. N’ayez aucun sentiment de défiance. Dieu veut que vous soyez très riches de grâces en cette vie et puis dans la gloire éternelle ; c’est pour cela qu’il permet que vous soyez dans le besoin ; il n’y a pas de moyen plus sûr pour le salut éternel. Moi aussi, je célébrerai demain la sainte messe pour vous tous. Ne vous défiez jamais du secours divin ; vous feriez une trop grande injure au Père des miséricordes. Continuez de vivre saintement ; pratiquez les sacrements, l’oraison et la méditation de la passion de Jésus-Christ, la lecture de bons livres, la fuite des mondains. Si vous en agissez ainsi, vous verrez des prodiges. Et puisque la pauvreté dont nous avons fait vœu nous empêche de vous procurer du secours, soyez sûrs que vous l’obtiendrez directement du bon Dieu. Je suis charmé que le frère Joseph se porte bien. Heureux s’il continue ! Il chantera à jamais les divines miséricordes. »

« J’ai adoré la volonté de Dieu, écrit-il une autre fois, dans la nouvelle que vous me donnez de la mort de notre sœur Catherine par votre lettre du premier septembre dernier. J’espère que Dieu l’a reçue dans le sein de sa divine miséricorde, d’autant plus que le Seigneur l’a prise étant bien préparée et munie des sacrements, surtout après avoir fait sa confession générale, non seulement en santé, mais encore dans sa dernière maladie. Ce sont là des signes très clairs de son salut éternel ; il ne faut point demander de révélation, pour en être assuré, parce que cela ne plaît pas à Dieu. La vérité est que la pauvreté si grande dans laquelle elle a vécu avec vous deux, et le besoin extrême pour ainsi dire qu’elle a souffert dans ses derniers jours, sont de grandes marques de sa prédestination ; vous avez donc bien sujet de vous consoler et de vous animer toujours davantage à souffrir vos peines ; après des souffrances d’un moment, la miséricorde divine vous réserve une éternité de joie. J’ai grande confiance que par les mérites infinis de la passion de Jésus-Christ et les douleurs de la sainte Vierge, tous ensemble nous chanterons à jamais les miséricordes du très Haut et que nous dirons avec le prophète : Laetati sumus pro diebus quibus nos humiliasti, annis quibus vidimus mala. » Dans une seconde lettre qu’il adressa à sa famille, le père Paul, revenant sur les sentiments exprimés dans celle du père Jean-Baptiste, leur parle en ces termes : « La pauvreté que le monde a tant en horreur, est une grande joie et une source de richesses devant Dieu. Je vous écris en toute hâte et je vous souhaite les bénédictions les plus abondantes du ciel. » Des hommes qui parlent avec tant d’affection, de zèle et d’onction des avantages de la sainte pauvreté ; des hommes qui l’ont pratiquée si fidèlement pendant toute leur vie, montrent bien qu’en se dépouillant de toutes choses, ils ont trouvé le vrai bien, seul capable de remplir l’étendue du cœur humain, parce qu’il est infiniment plus vaste que lui : major est corde nostro.

 

 

CHAPITRE 29.

DE LA PARFAITE PURETÉ DU SERVITEUR DE DIEU.

 

Les âmes pures et innocentes répandent dans l’Église de Dieu l’éclat et le parfum du lis. C’est en elles que l’Époux divin, l’Amant des âmes, trouve ses plus grandes complaisances. « Qui pascitur inter lilia. » (Cant. II.) Le père Paul le savait bien ; aussi fut-il toujours très jaloux de conserver son innocence et la pureté de son cœur. Il pratiquait le premier ce qu’il disait avec tant de conviction aux autres : Plutôt mourir que d’être souillé. Il conserva son innocence jusqu’au dernier soupir. La Providence permit que son serviteur se rendît à lui-même un si glorieux témoignage, sans s’en douter. Parlant un jour du temps de sa jeunesse, il se reprochait d’avoir été un peu trop vif ; mais il ajouta en même temps, en faisant un geste significatif, que Dieu l’avait préservé de donner contre les écueils où tant de jeunes gens font misérablement naufrage. Une autre fois, lorsqu’il faisait à Orbetello cette grande maladie dont nous avons parlé, croyant n’être entendu de personne, il s’épanchait ainsi, en s’adressant à Dieu : « Vous savez bien, Seigneur, que par votre grâce, Paul n’a jamais souillé son âme par aucune faute délibérée. » Ces paroles furent entendues pour notre consolation par le père Fulgence de Jésus, ce religieux que sa grande piété, sa douceur et sa prudence rendaient très cher au serviteur de Dieu. Nous tenons de sa bouche ce beau témoignage de l’innocence de notre bienheureux père…

Il semble que le Seigneur ait voulu relever par des miracles la pureté de son serviteur. Plus d’une fois diverses personnes sentirent une odeur et un parfum très suave et qu’on ne pouvait comparer à aucune odeur connue, soit en lui baisant la main, soit en s’approchant de lui, soit en prenant le mouchoir qui lui servait à s’essuyer pendant ses prédications, soit en tenant quelque emblème de la passion dont il avait fait usage, soit même en entrant dans la chambre où il avait demeuré. Tout cela est attesté dans son procès juridique. Le docteur Félix Bruschi qui habitait Aspra, au diocèse de Sabine, reçut un jour le père dans sa maison. A son départ, il sentit une odeur tout à fait extraordinaire dans la chambre qu’il avait occupée. La chose lui parut merveilleuse ; il appela tous ceux de la maison, et leur dit avec un étonnement religieux : Sentez-vous quel parfum ? O quel parfum ! quel parfum ! Il en fut de même à Fianello. Julienne Angelini et Antoinette Pacelli entrant dans la chambre que le père Paul avait habitée pendant la mission, la trouvèrent remplie d’une si agréable odeur qu’elles n’en avaient jamais senti de semblable ; il y a plus, une grâce surnaturelle était comme attachée à ce parfum ; il leur inspira une dévotion extraordinaire ; aussi furent-elles confirmées dans l’opinion qu’elles avaient de la sainteté et de l’innocence du serviteur de Dieu. Le même prodige se répéta dans d’autres chambres où il avait fait séjour. Un de ceux qui eurent la consolation d’être souvent auprès de lui, a déposé que ce parfum émanait de son corps et de son vêtement. « Je m’en suis aperçu, dit ce témoin, lorsque j’étais à côté de lui, et en particulier dans la retraite de la Présentation à Orbetello et dans celle de Toscanella. Lui servant alors de secrétaire, mon emploi m’obligeait à rester quelque temps à ses côtés. Le même parfum remplissait la cellule dans laquelle était son lit. » Un autre religieux a fait une déposition semblable. Sans être averti de personne, en sorte qu’on ne peut attribuer ce fait à l’imagination ou à la prévention, j’ai senti plus d’une fois, dit-il, que la chambre du père Paul était tout embaumée d’un parfum inconnu. Ce parfum dura pendant l’espace de six mois, après le départ du serviteur de Dieu, dans la chambre qu’il avait occupée à la retraite du Hêtre. Le religieux qui a déposé à cet égard, parla de la chose au supérieur de la maison, et celui-ci lui répondit qu’il avait fait la même remarque. C’est ainsi que le Seigneur rendait toujours plus éclatante et plus vénérable la pureté de son serviteur.

Paul l’estimant comme un trésor précieux, renonça généreusement, pour la conserver, à toutes les séductions et à toutes les espérances du siècle. C’est pour cela qu’il refusa, comme nous l’avons dit, une alliance honorable et avantageuse qui lui était offerte. Il ne fut pas sans rencontrer d’autres occasions dangereuses, ni sans avoir à soutenir des assauts violents qui auraient ébranlé et peut-être fait succomber une vertu moins solide. Étant un jour en prière dans une église, une jeune fille, de mœurs dissolues, alla se mettre à côté de lui et le sollicita au mal par des badinages indécents ; le chaste jeune homme qui joignait la charité et la prudence à un tendre amour de la pureté, ne voulut point occasionner de scandale ; sans dire un mot, il s’éloigna aussitôt de ce tison d’enfer, et alla continuer plus loin sa prière avec d’autant plus de ferveur, que le péché lui donnait plus d’horreur. Une autre fois, lorsqu’il sortait de l’église où il y avait un grand concours, une femme indigne et effrontée l’accosta à l’improviste et chercha à le séduire ; il résista avec une constance héroïque, et couvrit de confusion la coupable. Après cette victoire, il rendit à Dieu d’affectueuses actions de grâces de ce qu’il l’avait délivré d’un si grand danger.

Il ne faut pas croire que la conservation de son innocence fut chez lui, en partie du moins, l’effet d’un tempérament froid et insensible ou d’un esprit lent et pesant ; le serviteur de Dieu était au contraire d’une complexion sanguine et ardente, d’un caractère vif et prompt ; il ne manquait pas, surtout dans la jeunesse, de cette gentillesse et de ces agréments d’autant plus périlleux pour l’innocence qu’on a moins de prudence et de réserve ; ainsi on doit avouer qu’il ne conserva le lis céleste de l’innocence qu’à force de vigilance, de circonspection et d’attachement pour cette vertu. Il ne vécut pas toujours caché et comme enseveli dans la solitude. Pour accomplir les œuvres que lui inspirait l’esprit de Dieu ou le zèle, ce fils aîné de la charité, il eut de fréquentes et continuelles occasions de traiter avec toute sorte de personnes. Ensuite, pour guérir par le sang précieux de la rédemption tant d’âmes infectées du vice, il dut souvent considérer de près ces plaies hideuses, capables d’infecter le médecin lui-même, s’il n’est prudent et s’il n’a soin de se munir des préservatifs les plus efficaces. Il n’eut pas non plus horreur de s’approcher des pécheurs pour les tirer du bourbier infâme où ils étaient plongés ; mais afin de les en faire sortir et de les laver dans le bain de la pénitence, sans préjudice pour lui-même, il se tenait uni de cœur à Celui qui est la pureté même et s’appuyait sur le secours de sa grâce. Les confidences plus délicates ne lui causaient ni trouble, ni distraction, et bien qu’il eût à traiter avec des personnes de tout genre, de tout sexe et de toute condition, jamais il ne sentit son cœur effleuré par la flamme impure. Il avoua avec une humble reconnaissance à son confesseur que, par une faveur de la Bonté divine, il était toujours resté comme de glace et de marbre dans ces rencontres.

Nous devons reconnaître toutefois, que c’est précisément pour fuir les dangers et vivre plus uni à Dieu qu’il se retira dès sa jeunesse dans la solitude et qu’il y vécut tout le temps que lui permirent l’obéissance et le zèle. Comme le lis de la pureté ne se conserve qu’au milieu des épines, à la fuite du monde, il joignit la pratique d’une vie si austère, qu’on le supposait quelquefois un grand pécheur. Il s’appliqua surtout à mortifier la gourmandise. C’était sa maxime et il répétait souvent que celui qui ne mortifie pas sa bouche ne saura pas non plus mortifier sa chair. Ajoutez à tout cela la défiance perpétuelle qu’il eut de lui-même. Malgré l’empire qu’il avait acquis sur ses passions et malgré les grâces dont Dieu le comblait, il usa toujours des plus grandes précautions et se tint toujours aussi éloigné que possible de tout rapport avec les femmes. Leur souffle, disait-il, est un poison. Il les appelait des basilics qui tuent par leurs regards, des ennemis qu’on ne met pas en fuite avec un signe de croix, comme le démon ; aussi voulait-il qu’on évitât le plus possible leur présence. « De même, disait-il, qu’il est impossible que l’étoupe ne brûle pas, quand on l’approche du feu, de même il est impossible que l’homme qui n’évite pas le feu, c’est-à-dire, les femmes, ne tombe pas. Aussi longtemps que la peau restera attachée à nos os, il faudra toujours craindre et se tenir sur ses gardes. On a vu tomber des personnes avancées en âge et que leur mérite faisait regarder comme des colonnes de l’Église ; et nous pourrions nous fier à nous-mêmes ? Il faut de la charité envers toutes, mais de confiance particulière en aucune. »

Lorsqu’il était dans la solitude et qu’il apprenait que des femmes parcouraient le bois voisin, soit pour ramasser des branches, soit pour cueillir des champignons, ou pour d’autres motifs semblables, le bon serviteur de Dieu ne sortait pas de l’enclos pour ne pas les rencontrer, et il se privait de promenade, afin d’éviter jusqu’à l’ombre du danger. Voilà en effet comme on craint, quand on aime beaucoup la vertu ; voilà quelles précautions on prend, quand on réfléchit que nous portons ce trésor dans des vases fragiles, aussi longtemps que nous sommes en ce monde. Quoique très reconnaissant, il en vint jusqu’à témoigner un déplaisir sensible aux dames qui se présentaient à la maison, bien qu’elles fussent de nos bienfaitrices. Il devait se faire violence pour les voir au parloir et il les expédiait en peu de mots. Autant il recommandait aux autres d’être brefs avec ces sortes de personnes, autant il était lui-même exact à cette règle. Il répétait souvent avec une insistance particulière : Cum mulieribus sermo brevis et rigidus. Pour lui, quand il leur parlait, c’était toujours d’une manière grave, et sur des sujets pieux et solides. La piété et la sagesse des personnes n’étaient pas à ses yeux des motifs suffisants pour se dispenser de cette règle. Quand il avait dit le nécessaire, il prenait modestement congé, sans s’étendre en discours inutiles. Un ecclésiastique respectable qui l’avait observé, a déposé à ce sujet dans le procès de canonisation, que rien n’était plus édifiant que sa manière d’être pendant ces sortes d’entretiens : sa modestie l’eût fait prendre pour un ange plutôt que pour un homme. Il aurait cru commettre une faute grave, de lever alors les yeux. C’est ce qui lui fit dire dans une certaine occasion qu’il eût préféré se les voir arracher par la main du bourreau que de les fixer sur le visage d’une femme. Tous ses discours respiraient une gravité et une onction céleste ; il savait être fort concis. Aussi tout le monde en était-il édifié, tant les séculiers que les religieux. Entre plusieurs faits remarquables qu’on cite à ce propos, en voici un qui se rapporte à l’époque de son séjour au mont Argentario. On sait qu’il se rendait alors fort souvent à Orbetello pour le service du prochain. Une dame espagnole s’étant confessée à lui, le prit pour son directeur. Elle était d’une rare beauté et passait pour la perle de l’Espagne. Or le serviteur de Dieu qui eut l’occasion de la confesser non pas seulement à l’église, mais souvent encore chez elle, pendant qu’elle était malade, et qui eut encore qu’autres rapports de convenance avec cette dame, ne la reconnaissait qu’à sa voix, ne l’ayant jamais ni regardée ni vue en face. Mais parce que la pureté est comme une colombe innocente qui voit partout des embûches et cherche toute la sécurité possible, ce n’étaient pas là les seules précautions que prenait le serviteur de Dieu dans les rapports indispensables qu’il avait avec les personnes du sexe ; il voulait encore que la porte du parloir restât toujours ouverte, et il s’y tenait en vue des passants, de sorte que ceux-ci étaient autant de témoins de sa parfaite modestie. Son compagnon avait l’ordre de se tenir toujours à portée. C’était sa maxime que le compagnon est comme un ange gardien et que, lorsqu’on est deux, l’un garde l’autre. Quel que fût le rang des personnes, jamais il ne se départait de ces règles. Ayant un jour à causer avec une princesse qui désirait lui parler de son intérieur, quelqu’un l’enferma par mégarde. Le bon père s’en étant aperçu, se mit aussitôt à élever la voix et à dire : « Ouvrez ! ouvrez ! les règles nous défendent d’avoir la porte fermée. » Il n’avait pas plus d’égards pour l’âge avancé des personnes, et dans ce cas même, il observait invariablement cet usage. Pendant une mission qu’il donna au diocèse d’Acquapendente, il logea chez une certaine dame. Celle-ci désirait s’entretenir plus librement avec le serviteur de Dieu, le pria d’entrer dans ses appartements. Comme ils étaient hors de vue et un peu à l’écart, le père Paul s’en excusa. Mais, lui répliqua la dame avec beaucoup de simplicité, je suis vieille, et vous êtes encore plus vieux que moi. – N’importe, répondit le père Paul, n’importe ; je ne puis ; cela ne m’est pas permis, à moins que je ne sois sous l’œil de mon confrère ou d’une autre personne honnête. » Sa délicatesse sur ce point était telle qu’il fit un jour cet aveu à une personne charitable et pieuse qu’il dirigeait : « Je ne me fie nullement à moi-même : j’ai même été trop délicat en cette matière, et cela m’a fait commettre des incivilités. » Le serviteur de Dieu faisait bien entendre par là que la première chose que les convenances réclament d’un religieux, c’est l’exacte observation de sa règle.

Quelque court que fût l’entretien, il lui semblait toujours trop long et lui était à charge ; il ressemblait à un homme qui redoute les atteintes du feu. Devenu un peu sourd dans ses dernières années, il avait peine à entendre ; néanmoins il ne permettait pas que ces personnes s’approchassent de lui plus qu’il n’était convenable ; il prétextait même souvent sa surdité pour s’exempter de leurs visites. La charité ne lui permettant pas de se refuser absolument, quand elles réclamaient ses conseils, il se prêtait à les entendre, mais sans jamais omettre aucune de ses précautions accoutumées. La porte restait ouverte et son compagnon était à sa portée. Quand il acceptait la direction spirituelle de ces sortes de personnes, ce qui était assez rare, il veillait soigneusement à ce qu’aucune attache ne se glissât dans ses relations avec elles et que sa direction fût toute sainte et toute céleste, sans autre mobile que la seule charité. « Point de larcin à l’égard de Dieu ; » c’était là sa devise. « J’ai été méchant, j’ai été pécheur, je le suis encore, disait-il, mais voleur, je n’ai jamais voulu l’être ; j’ai toujours pris garde de ne pas dérober à Dieu l’amour que je lui dois, pour le donner aux créatures ; jamais non plus, je n’ai souffert que d’autres fussent voleurs à mon occasion, en m’aimant d’une affection qui ne fût pas de la charité toute pure. Rendons à Dieu ce qui est à Dieu. » Pendant plusieurs années il dirigea à Orbetello une certaine dame nommée Agnès Grazi, qui mourut depuis en grande réputation de sainteté. Cette dame recevait nos religieux chez elle par charité. Le père Paul lui faisait visite chaque fois qu’un devoir de charité l’appelait en ville ; mais ses rapports avec cette dame étaient si pleins de circonspection et de réserve que cette sainte âme, tout en reconnaissant les obligations qu’elle avait au père Paul, avouait au père Fulgence, qu’il l’avait singulièrement exercée et mortifiée. Il me traitait toujours avec une sévérité et une réserve extrême, à ce point même qu’il me défendait de m’approcher de lui pour lui baiser la main. Il refusait, par un motif semblable, de se laisser baiser la main par aucune femme ; c’est pourquoi il portait des manches longues ; il en couvrait ses mains avec une grande modestie. Il voulait de même que le vêtement de ses religieux fût assez long pour couvrir les pieds. En un mot, il n’omettait rien de ce qui pouvait contribuer à la conservation de cette vertu délicate dont le moindre souffle ternit l’éclat comme celui d’une glace ; il tâchait d’être comme un miroir d’innocence et de pureté aux yeux de tout le monde, des forts et des faibles, des amis et des malveillants, à qui nous sommes obligés de répondre par une vie irrépréhensible.

Telle fut la conduite que garda toujours le père Paul à l’égard des personnes du sexe ; il parut même vouloir enchérir dans sa vieillesse sur les précautions qu’il avait gardées dans sa jeunesse. C’était sa coutume en voyage de marcher avec modestie et recueillement ; cependant quand il voyait venir du monde de loin, il redoublait de vigilance sur ses yeux dans la crainte de rencontrer quelqu’objet qui pût altérer la paix de son cœur. Il disait à ce propos : J’ai plus peur maintenant qu’étant jeune. Il écrivait dans le même sens à une personne pieuse : « Je ne pourrai vous rendre service auprès des personnes dévotes dont vous me parlez, parce que je n’ai et je ne veux avoir de ces rapports qu’au confessionnal. J’ai plus peur maintenant que je suis vieux que dans ma jeunesse : Martiniane fuge. » Jaloux de la pureté de son cœur, la crainte croissait en lui avec la charité. Lorsqu’il avait satisfait aux devoirs de la charité ou des convenances, il ne pensait pas plus à ces sortes de personnes que si elles n’eussent point existé. Une dame s’étant recommandée à ses prières, le père lui promit qu’il prierait pour elle ; mais comme elle ajouta : « Veuillez toujours penser à moi dans vos prières, et ne jamais m’oublier. – Oh ! pour cela, non, répliqua le père ; quand j’ai conversé avec des personnes de votre sexe et que j’ai tâché de les aider de mon mieux, je les recommande au Seigneur, et puis j’ai bien soin de les oublier. » La réponse paraîtra peu obligeante ; mais le serviteur de Dieu disait que c’était par cette rudesse que l’on conservait le lis brillant de la pureté. La familiarité avec les personnes d’autre sexe était à ses yeux une épine capable de le déchirer.

Pour voir quelle était son affection et son estime pour la vertu angélique, il n’était pas nécessaire d’observer sa réserve et sa gravité dans ses rapports avec les femmes ; ses discours et toute sa manière d’être respiraient une pureté parfaite. Son langage était très châtié, et quelque jovial qu’il fût en récréation, sa parole avait toujours la pureté de l’or qui a passé par le creuset. Il semblait avoir peur de prononcer le mot dame ou femme, et quand la conversation l’obligeait à en parler, il était ingénieux à trouver quelqu’autre terme, suffisamment intelligible.

La modestie est la gardienne du cœur et elle a pour effet de produire une grande délicatesse de conscience avec un grand amour de Dieu. Le père Paul qui connaissait les avantages de cette vertu, mit tous ses soins à diriger ses actions, ses paroles et toutes ses démarches d’après les règles de cette vertu ; il en devint un vrai modèle ; on ne pouvait le regarder sans être frappé ; aussi éprouvait-il une peine inexprimable dans ses infirmités de devoir se faire aider comme un enfant, quand il avait à obéir aux exigences de notre pauvre nature. Ces nécessités ont toujours été un profond sujet d’humiliation pour les hommes vraiment éclairés et spirituels. Le pauvre père s’en plaignait ; il disait qu’étant enfant, il avait rougi d’être découvert par sa mère, à l’occasion d’une douleur qu’il avait au côté. Quelle n’était pas sa répugnance d’être soumis dans sa vieillesse à des nécessités semblables. « Oh ! s’écriait-il, quelle mortification me cause ce mal ! mais puisque Dieu le veut, je suis content. » Dans ces occasions, on le voyait lever les yeux vers son crucifix et se recueillir dans la prière. Son infirmier en a fait la remarque. Plus que jamais alors éclatait l’affection singulière qu’il avait pour la sainte modestie.

Avec cette haute estime de la pureté, avec cette conviction profonde où il était qu’on ne peut édifier le prochain sans cette vertu, on comprend facilement quel zèle le père Paul dut déployer pour que ses enfants possédassent l’innocence dans un degré éminent et qu’ils fussent jaloux d’en conserver la fleur. Il avait un extrême désir de les voir briller par cet endroit. Il voulait qu’ils fussent comme autant d’anges et qu’ils n’omissent aucune précaution pour conserver ce trésor que l’imprudence perd si facilement. « Nous portons ce trésor, disait l’Apôtre, dans des vases d’argile. » Aussi le père Paul recommandait-il beaucoup la sainte modestie en tout temps et en tout lieu, parce que nous sommes toujours sous les yeux de Dieu qui est présent partout. Il exhortait vivement ses enfants à retracer la modestie admirable du Sauveur dans leur contenance, leurs gestes, leurs vêtements. Il les engageait non seulement à veiller sur leurs yeux et à réprimer la sensualité, mais à conformer chacun de leurs mouvements aux règles de cette vertu qui donne à toutes choses la mesure, la décence et la dignité convenable ; c’est pourquoi il entrait dans les plus petits détails, les jugeant avec raison très utiles à la fin qu’il se proposait. Il les avertissait donc de relever décemment l’habit, quand ils étaient en voyage et de couvrir les pieds en toute autre circonstance. Il tenait à cette pratique d’avoir les pieds couverts, même lorsqu’on était en chambre, debout ou couchés. Il ne savait pas non plus approuver ces rires immodérés qui sont souvent un effet de la légèreté. Un de nos étudiants, riant un jour aux éclats en sa présence, le bon père le réprimanda d’un air sérieux et lui dit que le rire de l’homme sage s’entend à peine ; il cita à ce propos l’avis de l’Esprit-Saint : Vir sapiens vix tacite ridebit. (Eccli. XXI) Puis, se tournant vers ceux qui étaient présents : « Il y a, leur dit-il, des temps et des lieux pour se récréer, mais il n’y en a pas où l’on ne doive conserver la gravité et la modestie religieuse. » Dans une autre circonstance, il dit encore à ce propos : « Nous avons toujours sujet de pleurer et non de rire, car nous sommes de malheureux exilés qui vivons loin de notre patrie. » Son exemple venait à l’appui de ses exhortations ; il était très modéré en fait de rire, en sorte qu’on voyait briller son amour de la vertu, jusque dans ses actions les plus insignifiantes.

Il aurait cru manquer aux soins et à la vigilance d’un bon père, s’il n’avait recommandé par-dessus tout à ses religieux d’être très circonspects dans leurs rapports avec les personnes du sexe, rapports qu’il savait être si dangereux. « Fuyez les jeunes femmes, » leur disait-il souvent, en empruntant la parole de l’apôtre saint Paul ; il insistait avec beaucoup de force sur cet avis. Ses religieux n’étaient pas les seuls à qui il fît de si salutaires recommandations ; il tâchait par ses discours et ses exemples d’inspirer à tout le monde l’amour et l’estime de la pureté, mais plus particulièrement encore aux personnes consacrées à Dieu ; il exhortait vivement ces dernières à garder la plus parfaite fidélité envers l’époux céleste et à vivre comme des colombes innocentes et sans tache. Il voulait qu’elles évitassent soigneusement tout danger de blesser non seulement la pureté, mais même les moindres règles d’une exacte modestie. Il obtint de la Bonté divine la guérison miraculeuse d’une religieuse, afin qu’elle ne fût pas obligée de se soumettre à l’inspection des médecins. Cette religieuse faisait partie de la communauté de Sainte Anne à Ronciglione. Une glande s’étant formée au sein, elle cacha longtemps son mal par respect pour la sainte modestie ; mais ce mal ayant fait des progrès, sa supérieure qui le sut l’obligea d’en parler aux médecins, pour qu’ils pussent appliquer les remèdes convenables. Deux médecins et deux chirurgiens la visitèrent, et tous furent d’avis que c’était un chancre. L’un d’eux prescrivit l’application d’un emplâtre qui ne fit que l’aggraver. La partie malade était tout en feu et couverte de pustules. Par bonheur pour cette religieuse, le père Paul vint donner les exercices spirituels en ce temps au monastère de Sainte Anne. La pauvre fille lui parla de son mal. Oh ! lui dit-il, c’est là un mal qui ne convient pas à une épouse de Jésus-Christ. Cessez tous vos remèdes, et bornez-vous à vous frotter pendant trois jours avec l’huile de la lampe qui brûle devant le Saint-Sacrement ; puis, ayez confiance, et ne doutez pas. La religieuse obéit avec humilité et confiance, et au bout de trois jours, sa guérison fut parfaite, et depuis, elle n’a plus jamais souffert de cette incommodité. Dieu témoigna par ce prodige, combien lui était agréable l’amour tendre et extraordinaire que son serviteur avait pour la sainte pureté.

On imagine aisément quelle peine il ressentait, en voyant le peu d’estime qu’on a dans le monde pour une vertu qui nous rend semblables aux anges. Une dame de Rome qui s’habillait peu modestement étant venue le trouver, le père qui savait d’ailleurs son habitude, l’en reprit avec autant de liberté que de prudence, sans lever les yeux sur elle. Il en agissait de même dans les occasions semblables : en quelques mots dits d’un ton grave et animés de l’esprit de Dieu, il blâmait cette pernicieuse coutume qu’ont certaines femmes de se découvrir. Celles qui le connaissaient, sachant combien il avait en horreur les mises indécentes, se gardaient bien de s’exposer à une réprimande, en se présentant devant lui avec trop peu de modestie. Si, en particulier, le père Paul s’appliquait à inspirer l’amour de la pureté, il le faisait plus encore dans ses prédications publiques. Il flétrissait avec énergie ces femmes dont la parure révèle un si grand oubli des lois de la pudeur et de la modestie. On distinguait aisément à leur mise et à leur extérieur celles qui se confessaient à lui. On remarqua, à Orbetello surtout, où il travailla plusieurs années, un amendement très sensible sous ce rapport. Il y confessait un grand nombre de personnes qui l’avaient pris pour directeur et parmi elles plusieurs dames de distinction. Le serviteur de Dieu parvint à en faire des miroirs de modestie. Il exigeait des jeunes personnes la réserve la plus parfaite ; en permettant aux femmes mariées de se parer selon leur condition, il voulait qu’elles fussent surtout ornées de modestie. « Si vos maris, leur disait-il, prétendent que vous fassiez autrement, vous n’êtes pas obligées de leur obéir en ce point, mais bien de respecter la décence dans votre mise. » Il ajoutait que pour celles dont la parure était immodeste, elles étaient coupables devant Dieu du scandale qu’elles donnaient. Aussi ses pénitentes avaient soin de se couvrir jusqu’à la gorge, et les militaires qui les voyaient, savaient dire que c’étaient là des pénitentes du père Paul. C’est ainsi que par leur docilité aux avis du serviteur de Dieu, elles donnaient de l’édification à toute la ville. Entre ce grand nombre de dames qui profitèrent de ses avis, il y en eut une qui ne tînt aucun compte ni de ses prédications publiques, ni de ses remontrances particulières. Elle s’habillait avec si peu de décence que les autres dames ne la pouvaient souffrir. Mais pour n’avoir pas voulu être modeste avec mérite, elle fut contrainte de le devenir à sa grande confusion. Le père Paul le lui avait prédit ; le châtiment suivit la prédiction. Il lui survint une fièvre ardente qui lui couvrit la poitrine d’ulcères dégoûtants, de sorte qu’elle fut obligée de la voiler contre son gré et d’essuyer en outre une grande humiliation ; tout le monde vit en cela la punition de sa vanité et de sa résistance aux avis du serviteur de Dieu.

Lorsqu’il venait à combattre ouvertement le vice de l’impureté, c’était avec un zèle admirable et tout à fait extraordinaire. Il mettait beaucoup de circonspection et de mesure dans ses expressions, mais chacune était une flèche dirigée contre cette idole abominable ; chacune de ses réflexions faisait ressortir la laideur de ce monstre qui reçoit hélas ! tant d’adorations. Au zèle avec lequel il exhortait à l’amour de la vertu, à ses discours qui respiraient le parfum de l’innocence, à sa modestie exemplaire, tous restaient convaincus qu’il eût donné sa vie pour épargner le moindre outrage à la pureté. Il suffit un jour à une honnête demoiselle de prononcer son nom et d’alléguer son autorité pour arrêter l’audace effrénée d’un jeune débauché. Le serviteur de Dieu venait de terminer la mission à Valentano, au diocèse de Montefiascone. Au moment de partir, cette demoiselle vint lui faire visite avec d’autres jeunes personnes de l’endroit. Le père, éclairé d’en-haut pour le bien de cette âme, lui dit qu’il avait un avis important à lui donner. La jeune personne témoigna un grand désir de l’entendre, et le missionnaire ajouta : « Ma fille, soyez sur vos gardes ; Dieu m’a fait connaître que votre innocence serait exposée à une épreuve terrible. » Cela dit, il l’encouragea à mettre toute sa confiance en Dieu, et lui fit espérer la victoire. Quatre ans après, une nuit qu’elle se trouvait seule chez elle, un jeune libertin vint l’assaillir, et tenta par tous moyens de la séduire. La pauvre fille ne savait comment échapper aux mains de ce brutal, lorsque, au moment même, les paroles du père Paul lui revinrent à l’esprit ; elle lui dit donc d’avoir du moins du respect pour le père Paul de qui elle avait reçu l’ordre de se conserver sans tache. A ces mots, ce jeune homme s’arrêta aussitôt dans son infâme dessein, comme si un torrent d’eau froide avait éteint la passion ; il rougit et s’éloigna sans faire le moindre outrage à la vertueuse jeune fille. A trois autres reprises au moins, elle eut à essuyer des combats de ce genre. Quand elle se voyait privée de tout secours humain, elle recourait au père Paul, invoquait son nom dont elle avait expérimenté la puissance, et de la sorte, elle sortit toujours victorieuse de l’épreuve.

Le Seigneur, comme pour récompenser son serviteur de son zèle à inspirer l’amour de la vertu, le Seigneur, dis-je, lui accorda le privilège singulier de reconnaître les âmes qui avaient misérablement fait naufrage. Quand quelqu’une se trouvait dans son voisinage, très souvent il s’en apercevait à la puanteur insupportable, indice de ce hideux péché, qui frappait son odorat. Dès les premiers temps de sa consécration à Dieu, le Seigneur le favorisa de ce don. L’odeur était quelquefois si forte et si repoussante que le serviteur de Dieu avait peine à y résister. C’est ce qui lui arriva en particulier dans une circonstance où une certaine personne se présenta à lui pour se confesser ; l’infection était si horrible qu’il pensa en mourir. Il déployait alors la plus grande charité, afin de guérir ces plaies hideuses. Il excitait ces pauvres pénitents au repentir et les lavait ensuite dans le sang précieux de Jésus-Christ. Si on voulait compter toutes les âmes qu’il a délivrées de l’esclavage du vice, on ferait un gros volume de ces conversions. Il les gagnait par sa charité, sa douceur et sa mansuétude ; elles retournaient à Dieu avec une sincérité et une bonne volonté qui remplissaient le confesseur et les pénitents d’une consolation profonde. Quelle que fût cependant sa douceur et sa discrétion envers les pécheurs, s’il venait à rencontrer un clerc adonné au vice, jamais il ne lui permettait d’entrer plus avant dans le sanctuaire, à moins qu’il ne se fût éprouvé suffisamment, et s’il ne promettait pas de suivre cette règle, il lui refusait courageusement la sainte absolution.

Le monde peut s’appeler une région pestilentielle. Celui qui s’y conduit sans prudence sera bientôt empoisonné par les miasmes impurs qu’on y respire. C’est pourquoi le père Paul suggérait aux gens du monde les précautions dont on doit user généralement. Il leur apprenait en particulier à profiter des tentations pour s’affermir et faire des progrès dans la vertu. Le lis, disait-il, devient plus blanc et répand un parfum plus suave parmi les épines, que lorsqu’il est libre. Je veux dire, que la sainte virginité s’embellit et devient plus agréable à Dieu au milieu des épines des combats et des tentations les plus horribles. – Dieu, disait-il encore, permet ces sortes de tentations, pour vous donner une connaissance plus profonde de votre néant, et vous convaincre que, privée de sa grâce, vous seriez capable des plus grands crimes. Soyez donc prudente, évitez tout rapport avec les hommes, à moins d’une grande nécessité ; veillez sur vos yeux, sur votre cœur, sur toutes vos affections ; soyez très modeste, que toute votre manière d’être soit bien réglée, la nuit comme le jour ; soyez très jalouse et très amie de la sainte modestie. Ne vous fiez à personne, mais surtout défiez-vous beaucoup de vous-même. » Voici ce qu’il écrivait encore à une autre personne : « Le soir, jetez de l’eau bénite sur votre lit, couchez-vous avec une extrême modestie, soyez convenablement couverte et prenez une position modeste ; placez-vous sur le côté droit et non sur le dos ; ayez votre crucifix près de vous ; et si vous êtes assaillie de quelque pensée mauvaise, prenez-le en mains, baisez ses plaies, et puis élevez-le en disant : voici la croix de Jésus-Christ ; prenez donc la fuite, esprits infernaux ! je vous le commande au nom de la sainte Trinité, de Jésus-Christ, mon Sauveur, et de Marie, Mère de Dieu. »

L’expérience avait appris au père Paul que de la vigilance des parents dépend d’ordinaire la conduite des enfants et que ceux-ci apprennent quelquefois le mal, avant de pouvoir le discerner, à cause du mauvais exemple ou de la négligence des parents. Il les avertissait donc de se tenir sur leurs gardes, d’aimer la pureté pour eux-mêmes et de donner de saints exemples à leurs enfants. Citons ses propres paroles : « Défiez-vous de vous-mêmes ; car on a vu tomber les cèdres du Liban ; défiez-vous, quand même il s’agirait de parentes, de sœurs, de servantes… Il faut craindre et fuir. – Il faut rompre toutes relations avec la personne dont vous me parlez ; il y a là une attache secrète, et le faux zèle ou le démon vous tend là un grand piège sous un beau prétexte, afin de vous faire tomber dans le précipice. Dans ces sortes de combats, on n’est vainqueur que par la fuite… Jamais il ne faut tenir de jeunes servantes ; vos fils commencent à grandir, et les missions m’ont appris combien ces sortes d’occasions sont dangereuses. Soyez de même très prudents à l’égard de vos filles ; il faut que vous leur laissiez un éternel exemple de parfaite modestie. » Selon l’avis de l’Esprit-Saint, il recommandait aux parents d’avoir un soin tout particulier de leurs filles. « Déjà, écrivait-il à une mère de famille, je vous ai dit quelle est la manière de bien élever vos filles. Les jeunes personnes sont des joyaux de grand prix ; c’est pourquoi il faut les exposer rarement, comme on expose rarement les reliques des saints. La prière, les bonnes lectures, la fréquentation des sacrements avec les dispositions convenables et particulièrement la fuite de l’oisiveté, voilà, croyez m’en, les moyens de vous sanctifier, vous et mesdemoiselles vos filles. » Il insistait extrêmement auprès des parents pour qu’ils ne fissent pas coucher leurs petits enfants avec les domestiques, avec les servantes ou autres personnes à leurs gages ; il les engageait même à faire coucher autant que possible chacun de leurs enfants, soit garçons, soit filles, séparément. Oh ! que de vigilance il faut pour élever une famille ! Il leur recommandait encore plus de s’abstenir en présence de leurs enfants de tout geste, de toute parole tant soit peu contraire à la décence et à la modestie. Lorsqu’il faisait ces exhortations, l’affection singulière de son cœur pour la pureté reluisait sur son visage.

L’expérience et la réflexion, l’étude et la lumière d’en-haut lui ayant découvert les écueils les plus ordinaires de l’innocence, il tonnait avec force contre l’abus des conversations, contre l’usage profane de faire l’amour, et autres choses semblables, qui sont, surtout pour la jeunesse, des occasions de chutes affreuses. Il blâmait avec plus d’énergie encore la liberté que se donnaient certains ecclésiastiques, au grand préjudice de leur caractère sacré, de servir d’écuyers aux dames. Il fit à ce sujet des remontrances charitables, mais fermes, à l’un d’eux, le prenant en particulier ; il crut même à propos de faire dire à une dame, qu’à son avis, elle ferait bien de ne plus donner accès chez elle à un autre qui était dans le même cas. Concluons de tout cela combien était profonde l’affection que le serviteur de Dieu eut toujours pour la pureté. A force de soins et de précautions, il était parvenu à la conserver sans tache, et il désira toujours procurer le même avantage aux autres.

 

 

CHAPITRE 30.

DE L’OBEISSANCE DU SERVITEUR DE DIEU.

 

L’obéissance, telle est l’arme qui fait triompher en peu de temps de tous les ennemis du salut : Vir obediens loquetur victoriam. (Prov. XXI.) L’âme qui remporte ces victoires, goûte ensuite des délices spirituelles et cette manne cachée dont il est parlé dans l’Apocalypse. Or, le moyen le plus facile pour pratiquer l’obéissance, c’est de vivre en présence de Dieu et de se tenir uni à lui. Alors, à la voix de l’obéissance qui est celle de Dieu même, on se détermine aussitôt à faire ce qui est commandé, et de même que la cire qu’on approche du feu, se liquéfie et prend toutes les formes, ainsi l’âme disposée, comme nous venons de le dire, abandonne sa volonté propre pour faire la volonté de Dieu. Anima mea liquefacta est, ut dilectus locutus est. Le père Paul étant fort uni à Dieu par l’oraison et par l’amour, le Seigneur lui donna les plus hautes idées de l’obéissance ; toute sa vie il s’appliqua à sacrifier à Dieu sa volonté propre, sacrifice si agréable à la Majesté divine. Par l’obéissance en effet, on lui offre tout ce qu’on a de plus précieux ; j’entends parler d’une obéissance prompte, entière, simple et amoureuse. Dès sa jeunesse et avant même d’avoir pris l’habit de la Passion, Paul qui connaissait déjà le prix de la sainte obéissance, fit vœu d’obéir non seulement à ses parents et à ses supérieurs légitimes, mais à tout le monde, prenant ainsi à la lettre la parole du prince des Apôtres : Soyez soumis à toute créature humaine pour l’amour de Dieu. (1. Petr. II.) Se trouvant un jour de la Semaine Sainte dans sa paroisse, et y priant avec ferveur, il fut frappé de ces grandes paroles : Le Christ s’est rendu obéissant pour nous jusqu’à la mort. Il se dit en lui-même : Jésus fut obéissant jusqu’à la mort et la mort de la croix, et moi, ne devrais-je pas l’être ? Alors il fit le vœu d’obéir à tout le monde pour l’amour de Dieu. Son père spirituel lui ayant conseillé d’en demander la dispense, il n’en obéit pas moins non seulement à ses parents, mais à ses sœurs, à ses frères et aux personnes de service. Il voulait avoir le mérite de l’obéissance jusque dans ses repas ; il ne mangeait que lorsqu’on le lui ordonnait, se faisant un devoir de dépendre des autres à cet égard, et quoique l’aîné, quoiqu’héritier de son oncle, c’était à titre d’aumône qu’il recevait le peu de nourriture qu’il prenait.

L’obéissance du jeune Paul brilla d’une manière admirable dans sa ponctualité à exécuter les ordres de son évêque. Dès qu’il se fut mis sous la direction de monseigneur François Gattinara, il ne fit plus un pas qui ne fût réglé par la sainte obéissance. Il ne prenait aucune détermination, même dans les choses indifférentes, sans l’autorisation de ce saint prélat. Le comte Canefri d’Alexandrie, désirant s’entretenir avec un jeune homme si pieux, l’invitait quelquefois à dîner à Castellazzo ou à Alexandrie. Jamais il n’eut cette satisfaction que de l’agrément de l’évêque. Paul en faisait toujours dépendre son acceptation, pour avoir le mérite de l’obéissance. Guidé par l’obéissance, il s’y rendait, s’asseyait à la table du comte avec beaucoup d’humilité et de modestie, y tenait toujours les yeux baissés, recevait tout avec reconnaissance, goûtait de tout par politesse et mangeait très peu par mortification. Le même seigneur lui écrivit un jour pour le prier de se rendre à Alexandrie, parce qu’il désirait le consulter sur un cas de conscience important ; telle était l’estime de ce seigneur pour notre jeune homme. Celui-ci lui répondit qu’il se rendrait volontiers à son désir, pourvu qu’il lui en obtînt la permission de l’évêque qui était son supérieur et de qui il dépendait en tout.

Le serviteur de Dieu ne fit point de noviciat ; mais on peut dire que la pratique de l’obéissance et la mortification de sa volonté lui en avaient tenu lieu. Les directeurs de sa conscience n’avaient pas négligé de le former sous ce rapport. Ainsi exercé dès le commencement de sa consécration à Dieu, le nouveau soldat de Jésus-Christ fit toujours de nouveaux progrès dans la voie de l’obéissance. Sa vie tout entière en est la preuve. Il fut très obéissant à tous ses supérieurs, dans la personne de qui il voyait Dieu lui-même. Nous ne rappellerons pas ici sa soumission aux moindres désirs du vicaire de Jésus-Christ. Manquer d’obéissance envers lui, serait un crime, et il suffit d’une vertu médiocre pour être fidèle sur un point si essentiel. Il faut dire pourtant que la foi, l’amour, l’humilité avec lesquels le serviteur de Dieu obéissait au pape, étaient tout à fait extraordinaires. Le seul nom du Souverain Pontife le remplissait d’un respect religieux ; il se découvrait et inclinait profondément la tête. Le moindre signe, le moindre désir du vicaire de Jésus-Christ était pour lui un ordre inviolable. Rien ne lui paraissait impossible, quand le pape lui témoignait sa volonté. Ce fut cette foi vive, cette obéissance simple qui lui donna la force d’entreprendre la mission de Sainte Marie au-delà du Tibre, malgré son âge très avancé et une maladie fort grave dont il relevait à peine. L’obéissance fit encore une plus grande merveille en lui, dans une autre maladie jugée incurable. Le serviteur de Dieu apprenant de son infirmier que le Souverain Pontife avait eu la bonté de dire : « Je ne veux pas qu’il meure maintenant ; dites-lui que je lui donne un délai, et qu’il obéisse ; je ne veux pas qu’il meure cette fois ; » l’humble serviteur de Dieu, versant des larmes de piété et d’attendrissement, se tourna vers son crucifix, et protesta avec une foi vive qu’il voulait obéir au pape. A partir de ce moment, il alla mieux, et il se rétablit assez pour pouvoir se lever et célébrer de nouveau la sainte messe. Le serviteur de Dieu obéissait avec un profond respect et une sincère vénération aux prélats de la sainte Église, aux pasteurs des âmes, aux supérieurs ecclésiastiques ; autant qu’il lui fut possible, il travailla au bien des âmes confiées à leurs soins, par les missions, les exercices spirituels et d’autres œuvres de charité ; il s’employa à leur service aussi longtemps qu’il n’en fut pas empêché totalement par ses infirmités, c’est-à-dire, pendant l’espace de plus de cinquante ans. Jusque dans les plus grands élans de son zèle et dans le moment même où il prêchait avec le plus de feu et où il cherchait à émouvoir le peuple, le seul mot d’obéissance suffisait pour l’arrêter tout court. Un jour, pour exciter le peuple au repentir et obtenir la conversion des pécheurs, il se flagellait rudement à coups de discipline ; le vicaire-général de Sutri voulant par compassion le faire cesser, prononça le seul mot d’obéissance, et à l’instant, le père lui remit sa discipline entre les mains.

Parmi ceux qu’il regardait comme ses supérieurs, il n’en était aucun à qui il ne fût parfaitement soumis et obéissant. On lui donnait parfois des ordres indiscrets ; il n’en obéissait pas moins, persuadé que l’obéissance est d’autant plus méritoire qu’elle coûte davantage. Nous avons dit ailleurs ce qu’il eut à souffrir à l’hôpital Saint Gallican. Les mauvais traitements qu’il y essuya, ne l’empêchèrent pas de pratiquer à la lettre l’avis de saint Paul : obéissez à vos supérieurs ; il interprétait tout en bonne part.

Le père Paul étant fondateur et supérieur de sa congrégation, il semble qu’il ait été en position de commander plutôt que d’obéir ; mais l’amour est ingénieux et sait trouver le moyen de pratiquer partout une vertu si chère à Dieu. Notre Bienheureux eut le talent d’unir l’autorité et les fonctions de supérieur à une obéissance exacte et féconde en mérites. Quand la congrégation eut été fondée et que les exercices religieux eurent été réglés, le bon père, tout supérieur qu’il était, était très ponctuel au signal ; il assistait au chœur et à tous les autres exercices de la communauté, à la grande édification de tous. Il se fit une règle inviolable d’obéir à son directeur spirituel dont il suivait aveuglément les avis, comme s’il n’eût point eu de volonté propre. Dès qu’il eut été joint par le père Jean-Baptiste, il montra à son égard la simplicité et la docilité d’un enfant, le regardant comme son supérieur ; et lorsque le père Jean-Baptiste fut devenu son directeur, il se soumit entièrement à sa direction, se confessant à lui, prenant en toutes choses son avis, si bien qu’il ne se permettait pas une démarche sans sa permission. C’est pourquoi il écrivait à une de ses pénitentes : « Ce matin, dès qu’il sera jour, je demanderai au père Jean-Baptiste qu’il me permette d’aller à Orbetello, et s’il y consent, demain je serai de bonne heure à Saint-François ; sinon, il faudra prendre patience. » On se rappelle que le père Jean-Baptiste exerçait le père Paul en directeur habile, qu’il le traitait comme le lapidaire traite un diamant qu’il veut polir ; il l’humiliait et le mortifiait par des paroles dures et piquantes, par des manières méprisantes et toutes pleines de sévérité et de rigueur, contrariant ses plus innocentes inclinations. Cependant le serviteur de Dieu recevait tout avec humilité et avec paix ; il disait quelquefois à l’infirmier témoin de ce qui se passait : « Le père Jean-Baptiste ne veut pas que je mange, ayons patience ; il le fait pour mon bien ; je lui suis bien obligé de ce qu’il me mortifie ; c’est dans l’intérêt de mon âme. » Comme il se réglait par la foi, tout directeur avait sur lui la même autorité et en était promptement obéi. Après la mort de son bon frère, il choisit pour confesseur le père Jean-Marie de Saint Ignace, et il eut pour lui la même déférence. Voici la déposition qu’a faite avec serment ce même père : « Après la mort du père Jean-Baptiste, je lui succédai comme confesseur du père Paul, et je puis affirmer qu’il était d’une souplesse et d’une obéissance parfaites à tous mes ordres… Dans les derniers jours de sa vie, le serviteur de Dieu, qui était sujet aux vomissements, s’abstint quelquefois par respect de communier ; je lui fis dire par l’infirmier de communier librement, que ces envies de vomir pouvaient être l’œuvre du démon. Dès lors, l’humble serviteur de Dieu fit la communion aux jours marqués. » Prenant pour maxime la parole de saint Pierre : Soyez soumis à toute créature humaine pour l’amour de Dieu, il en vint jusqu’à se soumettre comme un enfant à son infirmier, en tout ce qui était de sa compétence. Voici les paroles de cet infirmier. Mieux que tout autre, il a pu témoigner à cet égard, et il l’a fait avec toute la candeur possible. « Quand je lui fus assigné comme infirmier, le père Jean-Marie lui dit : Vous obéirez au frère Barthélémi, pour tout ce qui regarde le soin de votre personne. C’en fut assez ; le pauvre vieillard m’obéit comme un enfant. Si je lui disais de ne pas manger plus de trois châtaignes, il n’en mangeait pas plus de trois. Il aimait beaucoup le fruit ; si je lui disais de ne manger que la moitié d’une pomme ou d’une poire, il n’allait pas au-delà ; je lui donnais cinq ou six cerises et il s’en contentait. Si je lui disais de se coucher, il obéissait à l’instant. Quand c’était l’heure du lever, si je lui ordonnais de rester au lit, il obéissait ; en somme, il avait toute la docilité d’un petit enfant. Quand il était sans appétit et dégoûté de la nourriture, il aurait désiré manger de l’oignon frais ou de l’ail ; si je le lui refusais, il haussait les épaules sans répliquer et disait seulement : patience, pour l’amour de Dieu ; quelquefois il ajoutait : vous avez raison de me mortifier, je vous en remercie. Enfin, il m’obéissait en tant de choses que je ne saurais maintenant les spécifier ; je sais bien que j’en étais frappé et édifié, ainsi que les religieux qui voyaient cela. Pour être sincère, je dois avouer que je défendais ou commandais beaucoup de choses au père Paul, pour éprouver son obéissance et voir ce qu’il me répondrait ; mais toujours j’eus occasion de m’édifier, parce que le serviteur de Dieu était en tout d’une obéissance et d’une docilité parfaites. » Un autre frère, qu’il eut aussi pour infirmier, lui commandait d’une manière encore plus résolue. Lui-même a déposé qu’il agissait envers lui sans beaucoup de façon, comme un homme qui possède une autorité absolue. Père, lui disait-il, prenez ceci ; père, au lit ; père, il est temps de dire votre office. Et autres procédés semblables, qui eussent été indiscrets avec un homme d’une vertu moins solide. Le serviteur de Dieu obéissait. Quand il y avait des séculiers présents : eh bien ! disait-il gracieusement, il faut obéir ; vous le voyez, on me dit ce que j’ai à faire. D’autres fois : Oh ! quelle patience il faut avec vous, disait-il en riant, et il se taisait. Le frère lui disant une fois : père, il faut obéir ! Le père lui répondit : « Au nom d’obéissance, il faut incliner la tête. » Quiconque avait envie d’exercer son obéissance, n’avait qu’à prétexter son office ; le père était aussitôt prêt à se soumettre. Dans ses maladies, il suivait exactement les prescriptions des médecins. Son expérience personnelle et les observations qu’il avait faites en visitant les malades, lui faisaient quelquefois prévoir l’inopportunité de certains remèdes ; il les prenait néanmoins jusqu’à trois et quatre fois et davantage, après quoi il les laissait en disant : « J’ai obéi ; je sens que cela m’est nuisible ; je l’ai pris par obéissance, mais le Seigneur ne veut pas que cela opère. » Cette obéissance lui coûtait quelquefois très cher ; il n’était pas cependant mécontent du résultat, il prenait même plaisir à souffrir, par amour pour une vertu que le Sauveur a aimée jusqu’à mourir sur la croix. En 1767, il fit un long voyage pour visiter les retraites établies dans la campagne romaine. A peine de retour à Saint-Ange, le pauvre vieillard, épuisé de fatigue, tomba dans une maladie mortelle. Ses religieux désirant le soulager de leur mieux, firent venir aussitôt les médecins. Après avoir examiné l’état du malade, on résolut de lui appliquer aux cuisses de gros vésicatoires d’une largeur de six bons doigts. Le serviteur de Dieu prévoyait que ces vésicatoires troubleraient toute l’économie des fonctions et n’auraient pas manqué de réveiller ses douleurs de sciatique, de goutte et de rhumatisme ; il le déclara même en propres termes ; mais son avis ayant été rejeté, il se soumit à celui d’autrui et obéit aux médecins. Ce qu’avait prévu le pauvre malade arriva ; les vésicatoires lui occasionnèrent des douleurs atroces dont il fut tourmenté pendant quarante jours consécutifs ; il les souffrit avec une patience admirable, et sans laisser échapper un seul mot de plainte. Il ne montra pas moins de vertu dans une autre maladie pendant laquelle il fut traité par un médecin d’Orbetello. Ses austérités, ses nombreux voyages faits à pied, malgré vents et pluies, sans manteau, sans chapeau, ses grandes fatigues à l’occasion des missions, ses disciplines de fer, en un mot, ses rigueurs envers son corps, finirent par lui causer des souffrances telles qu’il fut cloué sur son lit, sans pouvoir se remuer. Il y avait alors à Orbetello un chirurgien du roi de Naples. Il ordonna une application de mercure. Le serviteur de Dieu qui connaissait la violence de ce remède, y répugnait beaucoup, prévoyant qu’il lui serait préjudiciable. Cependant, pour obéir au médecin, il se soumit à la prescription ; il s’en ressentit d’une manière fâcheuse tout le reste de sa vie. Voilà quelle était l’obéissance du père Paul. Il était toujours prêt à obéir, et son obéissance était l’effet de l’ardent désir qu’il avait d’accomplir en tout la volonté de Dieu.

Il semble que la Bonté divine ait voulu attester sensiblement après la mort de son serviteur, combien il avait été docile pendant sa vie. Lorsqu’on eut fait le moule en plâtre, il resta la bouche ouverte, et quoiqu’il fût flexible comme pendant la vie, l’infirmier fit d’inutiles efforts pour la lui fermer. Voyant cela, l’infirmier, selon qu’il l’a déposé lui-même, se sentit inspiré de parler au cadavre. Père Paul, dit-il, vous m’avez toujours obéi pendant votre vie, je désire que vous m’obéissiez encore après la mort ; en signe d’obéissance, fermez la bouche. » A ces mots, il lui ferma la bouche, comme il avait essayé auparavant et elle resta fermée. Ce fait a été attesté par plusieurs témoins. Ce fut peut-être quelque chose d’accidentel ; les témoins crurent toutefois voir du surnaturel dans ce fait.

L’obéissance du serviteur de Dieu ayant été pleine et parfaite, il eut certainement cette vraie sagesse dont l’apôtre saint Jacques a dit qu’elle est docile et maniable. En effet, toute sa vie ne fut qu’un acte d’obéissance à la volonté de Dieu qui lui était manifestée par l’organe de ses supérieurs et de ses directeurs ; sa mort même fut encore un acte de soumission aux ordres de la divine Providence. Un homme si avancé dans la pratique de cette vertu devait en donner d’excellentes leçons et faire marcher dans cette voie si facile, si abrégée et si sûre, les âmes dont il avait la conduite. Les sentiments qu’il exprime dans une lettre adressée à ses religieux montrent avec quelle sollicitude il cherchait à leur en inspirer l’amour. « Ah ! mes bien-aimés, leur dit-il, ayez surtout une vraie et parfaite charité ; qu’elle unisse tellement vos cœurs qu’ils ne soient plus qu’un seul cœur et qu’une seule volonté en Dieu. Abandonnez-vous tellement entre les mains des supérieurs qu’ils puissent faire de vous tout ce qu’ils veulent, dès qu’ils ne commandent rien de contraire à la loi de Dieu ni aux règles et constitutions, auxquelles vous devez avoir soin de rester toujours fidèles. Jésus-Christ, vous le savez, s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix ; il faut donc mourir aussi à vous-mêmes et enterrer l’esprit et le jugement propre. Renoncez, mes bien-aimés, à tout jugement, à toute inclination, à toute volonté propre ; abandonnez-vous comme morts à vos supérieurs ; aussi longtemps que vous ne serez pas comme morts entre les mains de l’obéissance, vous ne pourrez jamais goûter les douceurs du service de Dieu. Ayez autant d’ardeur pour qu’on vous rompe votre volonté, que le cerf altéré en a pour la fontaine. Regardez comme perdue une journée où vous ne rompez pas votre volonté en l’assujettissant à quelqu’un. Offrez souvent votre volonté en sacrifice à Dieu, vous en ressentirez un contentement souverain ; plus vous serez obéissants, plus vous serez paisibles et indifférents aux emplois ; la sainte obéissance sera votre véritable épouse et vous l’aimerez en Jésus-Christ, ce grand Roi des cœurs obéissants. De cette manière, vous serez plus aptes à rendre service à l’Église et à notre pauvre congrégation par le moyen de vos prières ; Jésus exauce la prière des âmes obéissantes. » Écrivant sur le même sujet à une personne pieuse, il s’exprimait ainsi : « Notre très doux Jésus se laissa vêtir et dépouiller au gré de ses bourreaux ; ils le liaient, le déliaient, le poussaient de côté et d’autre, et l’innocent Agneau se prêtait à tout. O douce soumission de Jésus, mon souverain Bien !... Continuez de vous préparer à tout comme une douce brebis ; aimez à voir rompre tous vos projets quoique bons ; viendra un temps où Dieu vous les fera exécuter d’une manière parfaite. » Il écrivait à une religieuse : « Eh bien ! ma fille, comment allez-vous ? votre cœur voudrait prendre l’essor vers le ciel, n’est-ce pas ? mais, patience, il faut attendre que le divin Époux vous donne la liberté. Sœur N… m’apprend que vous souffrez de la fièvre ; je pense que vous voudrez être obéissante jusqu’à la mort, et même après la mort. Vous savez bien que vous n’avez pas encore la permission de quitter votre prison pour aller dans la patrie ; le pauvre père que Dieu vous a donné pour directeur désirerait, s’il plaît à Dieu, se trouver auprès de vous pour vous mettre sur la route du paradis. Et puis, comment me quitteriez-vous maintenant que les besoins sont plus grands ? Laissez-moi achever l’œuvre de la congrégation, et puis je vous permets de vous en aller en paix. Vous allez rire un peu de ma folie ? j’espère que la Bonté divine aura pitié de ce sot langage. » La folie du serviteur de Dieu était une sainte folie, plus sage que la sagesse d’ici-bas ; elle opéra des effets admirables. La religieuse à qui il écrivait, recouvra la santé, et sa guérison montra que si le père Paul était un vrai disciple de l’obéissance, il en était aussi un grand et puissant maître.

 

 

CHAPITRE 31.

DE LA PROFONDE HUMILITÉ DU PÈRE PAUL.

 

Bien que l’édifice repose entièrement sur ses fondements et que de la solidité et de la profondeur de ceux-ci dépendent sa consistance, sa stabilité et sa sûreté, pourtant comme cette partie des constructions reste cachée dans la terre, elle est ordinairement sans beauté, sans ornement et sans éclat. Il en est autrement dans la cité de Dieu, où chacun de nous travaille avec la grâce à ériger en soi-même un temple à la Majesté divine. Dans cet édifice tout spirituel, les fondements même ont de la magnificence et sont faits de pierres précieuses ; ils n’assurent pas seulement la solidité des constructions, ils en augmentent la beauté et la richesse, et méritent d’être contemplés avec toute l’attention possible. Nous voulons parler de l’humilité, qui est le vrai fondement de la sainteté. On comprendra quelle dut être l’humilité du père Paul, si on réfléchit qu’il était un véritable disciple de Jésus-Christ et qu’il faisait de la passion et de la mort du Fils de Dieu sa méditation continuelle, les contemplant avec une foi vive. Or, voilà l’école où l’on apprend toutes les vertus. Jésus-Christ crucifié en est le Maître et le modèle le plus parfait ; mais c’est surtout la sainte humilité qu’on apprend à cette école. Cette vertu était appelée par saint Paul la vertu du Christ : Ut inhabitet in me virtus Christi, (2. Cor. XII.) comme étant celle qui a éclaté le plus dans notre divin Rédempteur. Sa passion est le comble de ses ineffables abaissements. Là, le Seigneur de la gloire, le Fils unique de Dieu le Père, en tout égal à lui, a bien voulu pour notre amour devenir l’opprobre des hommes et le rebut du peuple, et enfin, mourir sur un gibet infâme entre deux malfaiteurs. A cette école divine, le père Paul conçut la plus haute idée de l’humilité ; il la pratiqua et la posséda à un degré si éminent qu’elle semblait lui être non seulement facile et douce, mais pour ainsi dire naturelle. Les emplois les plus vils en apparence, les injures les plus atroces, les affronts les plus sensibles ne pouvaient altérer l’égalité de son âme ; il semblait faire ses délices de ce qu’il y a de plus amer à la nature corrompue. La vertu a quelque chose de noble et d’éclatant qui impose à ceux mêmes qui ne la pratiquent pas. Celle du père Paul lui valut malgré lui de grands témoignages de respect, d’amour et de reconnaissance. D’autre part, il fut obligé de remplir presque toute sa vie l’emploi de supérieur ; il voyait ainsi toute une congrégation soumise à ses ordres, réclamer ses avis et sa direction. Au milieu de ces honneurs, il était comme un mort, comme un homme qu’on ne peut faire sortir de terre, tant il s’était enraciné dans l’humilité. Comme supérieur, sa méthode de direction et l’âme de son gouvernement n’étaient autres que cette vraie et sincère humilité qui est une fille chérie de la charité. Sans affectation, sans effort, sans manières étudiées, il tempérait à merveille ce je ne sais quoi d’imposant que l’autorité a toujours, par la douceur et les charmes de l’humilité, en sorte que celle-ci n’avait rien de méprisable, et que celle-là inspirait en même temps le respect et l’amour.

Autant le serviteur de Dieu aima l’humilité, autant il détesta le vice maudit de l’orgueil. Il avait de ce vice une horreur extrême, il lui portait une haine implacable. Toujours il redouta et redouta beaucoup les surprises de l’orgueil qui est le père de tous les vices ; il mit toute son application à s’en préserver. Dès que monseigneur Gattinara, évêque d’Alexandrie, commença à le diriger, il lui recommanda en sage directeur de bien se tenir en garde contre l’orgueil, la vaine gloire, la jactance et la présomption et de s’attacher à acquérir la vraie humilité. Ces vices, lui disait-il, peuvent être comparés à la petite pierre qui renversa le colosse que Nabuchodonosor vit en songe. De même que cette pierre brisa et réduisit en poudre la statue, ainsi ces petits défauts peuvent, en grandissant, devenir la ruine d’une grande sainteté. On ne peut dire l’affection, l’estime et le respect avec lesquels le jeune Paul reçut des avis si sages ; ils furent toujours la règle de sa conduite. Devenu fondateur, il avait coutume de dire à ses religieux : « Mes frères et mes fils bien-aimés, soyez bien attentifs sur vous-mêmes, tenez-vous dans votre néant d’une manière passive ; sachez qu’un petit grain d’orgueil suffit pour jeter à terre une grande montagne de sainteté. Soyez donc humbles, et entrez bien dans la connaissance de vous-mêmes. »

Dieu ayant dessein de l’élever à une grande perfection, et voulant l’établir dans cette vertu qui est le fondement de la sainteté, lui donna une grande connaissance de lui-même. Il avait sans cesse devant les yeux son néant et ses misères. Cette lumière vive et claire le suivait partout jusque dans ses délaissements : « Dieu, disait-il, m’a ôté toutes ses autres faveurs, mais pour la grâce de me connaître moi-même, il ne me l’a pas retirée. Depuis qu’il eut entrepris, vers l’âge de dix-neuf ans, ce nouveau genre de vie qu’il appelait sa conversion, sa conscience ne lui reprochait aucune faute même vénielle, commise de propos délibéré ; malgré cela il s’estimait un indigne pécheur, il craignait beaucoup pour toutes ses œuvres et jugeait tout le monde meilleur que lui. S’il lui avait été permis, il aurait été continuellement, disait-il, le chapeau à la main, persuadé que ceux qui le rencontraient dans les rues, bien qu’inconnus pour lui, servaient Dieu plus fidèlement que lui qui ne faisait rien de bon. C’est là un des motifs qui l’engageait à aller nu-tête avant que la règle fût approuvée ; il en agissait ainsi par respect pour la présence de Dieu et aussi par respect pour les serviteurs de Dieu qu’il rencontrait sans les connaître. Plus il croissait en vertu, plus il se croyait plongé dans le vice. En comparaison de lui, tous les autres étaient des saints. Quand il avait confessé quelque grand pécheur, à peine l’absolution donnée : « Je me serais, disait-il, agenouillé devant eux pour me recommander à leurs prières. » Comme il joignait une douce jovialité à l’humilité et à la simplicité, il disait quelquefois : « En comparaison de moi, on peut fêter les gendarmes comme doubles de première classe avec octave. » Telle était la basse opinion qu’il avait de lui-même ; il l’exprimait dans toute la sincérité de son cœur, sans mystère et sans affectation. Par suite de cette conviction, le père Paul ne repoussait personne, n’estimait personne indigne de sa confiance, quelqu’infâme qu’on pût être. A Orbetello, il embrassa publiquement un jour l’exécuteur des hautes œuvres, comme s’il avait été son ami intime.

Un esprit qui s’entretient volontiers de bonnes pensées, est ingénieux pour inventer des figures qui les expriment au naturel et les gravent dans la mémoire. C’est ainsi que le père Paul, tout plein du sentiment de son indignité, se figurait être un horrible dragon couvert des ornements sacerdotaux, lorsqu’il allait célébrer les saints mystères. Il se disait à lui-même : l’heure approche, et le Fils de l’Homme sera livré entre les mains des pécheurs. Persuadé qu’il était rempli de défauts, bien que d’ordinaire sa conscience ne lui fît aucun reproche, il s’humiliait, il s’anéantissait devant Dieu et devant les hommes à la grande édification de ceux qui le voyaient. L’orgueilleux prend occasion des dons de Dieu pour s’enorgueillir mal à propos ; il change ainsi en poison ce qu’il y a de plus salutaire. Le père Paul en agissait tout autrement. En homme véritablement humble, il tirait de tout un motif de s’humilier et de se confondre. Son médecin et son confesseur l’obligeant, à raison de ses infirmités, à se dispenser de certaines observances, le pauvre vieillard en était extrêmement confus. Souvent il disait, les larmes aux yeux, avec une conviction profonde, qu’il ne faisait rien de bon, que Dieu l’avait justement privé, à cause de ses péchés, de la consolation de suivre la communauté, qu’il était une peste et qu’il n’était bon que pour donner mauvais exemple et refroidir les autres dans le service de Dieu et la pratique de l’observance. Ce n’était cependant point abattement ou découragement, car il s’excitait en même temps à une nouvelle confiance en Dieu ; mais la vue de tant de misères le pénétrait de crainte. « Pauvre Paul ! disait-il, que d’années tu as vécu, que de sacrements, que de bienfaits, que de grâces, que de messes, que de missions, que d’exercices spirituels, que de confessions, que d’administrations de sacrements ! Qu’en sera-t-il au tribunal de Dieu ? Mais je ne veux pas me décourager : Dieu est bon envers ceux qui espèrent en lui, envers l’âme qui le cherche ; je mets ma confiance dans les mérites infinis de la passion et de la mort de notre Sauveur Jésus-Christ, je me remets entièrement entre les bras de la divine Miséricorde ; que Dieu fasse ce qui lui plaît en moi, de moi, et sur moi, maintenant et à jamais. »

De cette vive connaissance de ses misères naissait ce profond mépris qu’il avait de lui-même, et que la grâce du Seigneur lui avait inspiré dès sa jeunesse. Dieu seul, en effet, peut donner des sentiments si opposés à la malheureuse estime que nous avons de nous-mêmes. A mesure qu’il avançait en âge, il se croyait plus digne de l’abomination de tout le monde. C’est pour cela qu’il embrassait si volontiers les fonctions les plus fatigantes et les plus pénibles, comme si elles eussent été son lot particulier. Aussi longtemps qu’il n’en fut pas incapable, il ne permit jamais qu’un autre balayât sa chambre ou refît son lit, bien qu’il fût à demi estropié ; souvent il lavait la vaisselle, faisait la cuisine, servait les malades, mangeait à terre, s’agenouillait devant les religieux qui sortaient du réfectoire pour aller à l’église, se frappait humblement la poitrine et leur disait les larmes aux yeux : priez pour ma pauvre âme. C’est pour cela encore qu’il demandait si souvent pardon aux religieux et surtout pendant l’allocution du Jeudi Saint avant la communion : « Je demande pardon au père recteur, disait-il, aux prêtres, aux clercs, aux frères, de tous les mauvais exemples que j’ai donnés. Pardonnez-moi, pour l’amour de Dieu, et priez pour moi qui suis plein d’imperfections et de vices ; priez pour ma pauvre âme ; si la congrégation n’avance pas, c’est à cause de moi. » En parlant ainsi, il répandait des ruisseaux de larmes. Il avait coutume à cette occasion de baiser les pieds à chacun des religieux, et quand ses infirmités l’empêchaient de faire cet acte d’humilité, il disait : « Je voudrais baiser les pieds à tous les religieux, mais je ne puis ; je baiserai ceux du père recteur ; je ne puis faire ce que je voudrais ; je baiserai la terre avec intention de baiser ainsi les pieds de tout le monde. » Ce ne sont pas là, il est vrai, des actes extraordinaires, mais l’esprit d’humilité, le vif sentiment de ses propres misères, les gémissements, les sanglots, la ferveur avec lesquels le serviteur de Dieu les pratiquait, étaient une chose unique ; aussi la communauté en était fort émue et fort édifiée. Des séculiers qui se trouvaient parfois sur son passage, étaient saisis d’étonnement en voyant ce saint vieillard se prosterner devant eux et leur dire, les larmes aux yeux : priez Dieu afin que je sois sauvé. Il pratiquait les mêmes actes au milieu de ses novices qu’il édifiait et attendrissait tout à la fois, à la vue de tant d’humilité. Outre ces excuses qu’il faisait en public, il lui arrivait fort souvent de demander pardon tantôt à l’un, tantôt à l’autre, dans la crainte d’avoir fait de la peine par ses mauvaises manières, comme il disait. Il y mettait un sentiment tout particulier, quand il s’apercevait en avoir réellement causé à quelqu’un. Un jour il adressa une réprimande paternelle à un frère lai, qui ne la prit pas en bonne part, comme il aurait dû et qui chercha à se justifier d’un air troublé et mécontent. Le serviteur de Dieu sentit à l’instant même que ce frère avait besoin d’être gagné par l’humilité et la douceur. Il s’humilie donc devant lui, et lui fait ses excuses d’un ton affectueux, en lui disant : mon frère, ayez pitié de moi et ayez patience. Il n’en fallut pas davantage pour faire rentrer ce frère en lui-même. Il rougit de son peu de vertu, autant qu’il fut édifié de l’humilité de son supérieur. Que de fois encore ne fit-il pas des excuses à son infirmier, bien qu’il aurait eu plutôt sujet de le réprimander ! Cet infirmier, en effet, a avoué qu’il donnait beaucoup d’exercice à la patience du bon père. Cependant le pauvre vieillard lui parlait fort humblement ; quelquefois même il lui prenait furtivement la main, et si le frère ne l’eût pas retirée promptement, il la lui eût baisée. Un jour il en vint jusqu’à se prosterner devant lui pour lui demander pardon, lui disant selon sa coutume : « Priez Dieu pour ma pauvre âme, afin qu’il me fasse miséricorde. » Il prononçait ces paroles avec tant d’humilité, dit ce frère lui-même, que je ne pouvais retenir mes larmes.

Mais pour mieux apprécier encore les sentiments qui lui inspiraient cette conduite, écoutons en quels termes il écrivait à un de nos religieux : « Puisque j’ai ce moment libre, j’en profite pour vous demander pardon à genoux, si parfois je vous adresse quelques paroles sèches, mal sonnantes ou chagrines. Je suis, hélas ! dans un état pitoyable. Que Dieu en préserve les autres ! Mais c’est avec justice que je le souffre et c’est un miracle que je n’en sois pas complètement abattu. Le plus souvent j’ai peine à me souffrir moi-même et il y a des jours (il parle ici de ses grandes désolations et de ses délaissements intérieurs) il y a des jours, et c’est presque habituel, que je ne sais comment me souffrir moi-même. Je fais beaucoup d’efforts pour souffrir les autres, mais je manque toujours. Pardonnez donc à un pauvre homme tout usé de vices. Priez pour moi et donnez-moi votre bénédiction. » C’est parce qu’il était intimement persuadé de sa misère et de ses défauts, qu’on lui entendait souvent dire avec tant de conviction et de sincérité qu’il était la balayure du monde, qu’il n’était qu’un ignorant qui n’avait point fait d’études, voulant qu’on le crût et le disant à tout le monde, même aux plus jeunes, se souciant peu de perdre une estime qu’il avait en horreur. Une fois entre autres, qu’il faisait la visite de la retraite de la Présentation, il assista à une thèse de philosophie discutée par nos étudiants. Sorti de la pièce où elle avait eu lieu, il témoigna sa satisfaction au père recteur. Celui-ci ayant répliqué qu’il fallait les excuser, s’ils n’avaient pas mieux réussi : « Ils auront été intimidés sans doute de votre présence, ajouta-t-il. Eh quoi ! intimidés ! répondit le serviteur de Dieu ; ils ne savent donc pas que je suis un idiot ? » Il faisait toujours grand cas des autres, et quoique doué d’une intelligence vive, d’une grande pénétration, d’un jugement solide, d’un esprit élevé, à l’entendre, il était un homme incapable, inculte et inepte. Quand les autres avaient fait preuve de jugement dans une affaire quelconque : « Oh ! disait-il, que vous avez bien conduit cette affaire ! je n’aurais su faire aussi bien. » Dans toutes les occasions importantes, il prenait conseil et embrassait volontiers le sentiment des autres : « Père ou frère un tel a beaucoup de jugement, disait-il avec une grande humilité ; pour moi, je suis un pauvre ignorant et je ne suis en état de rien. » Chacun se figure aisément combien ses religieux étaient confus, en l’entendant ainsi, lui, dont ils connaissaient si bien la prudence et la sagesse. Ce qui les frappait et les touchait encore davantage, c’était ce ton de conviction avec lequel il se donnait à chaque instant pour un pécheur et un criminel. Il se disait l’infection, la peste, le scandale de la congrégation, un corbeau vivant au milieu des colombes, un homme indigne de porter l’habit religieux et qui méritait d’être expulsé comme scandaleux, d’être oublié, évité, abandonné de tout le monde comme un lépreux infect, un homme qui devait uniquement à la charité de ses frères d’être supporté et de n’être pas traité comme il méritait. Souvent encore il répétait avec un sentiment de tristesse : « Je ne laisse dans la congrégation que l’infection de mes vices et de mes mauvais exemples. » De là, la crainte qu’il avait de paraître en récréation, de peur, disait-il, de donner mauvais exemple aux religieux. Quelquefois il s’appelait un cloaque de vices ajoutant qu’il ne pouvait sortir de lui que pourriture et infection. Plus d’une fois il s’humilia au-dessous même de la condition des bêtes. Causant un jour avec un religieux, il lui dit : « C’est aujourd’hui la fête de saint Ignace ; je me suis recommandé à lui, parce que je l’aime. – Certainement, reprit l’autre, il doit être votre ami, puisqu’il est aussi fondateur. – Taisez-vous, lui dit alors le père Paul, saint Ignace est un grand saint, et moi, je suis pire qu’une bête. » Il savait répandre du charme, souvent même de la jovialité, dans ses pratiques de vertu. Une année qu’il se trouvait à la retraite de Terracine, le jour de saint Antoine, après avoir célébré la messe, il alla frapper à la porte du père recteur, et lui demanda s’il avait béni les animaux de la maison. Celui-ci tout surpris de la question, lui répondit qu’il ne l’avait pas encore fait. Dans ce cas, lui répondit le serviteur de Dieu, moitié souriant, moitié pleurant, comme un homme qui sent sa misère et prend plaisir à s’humilier ; quand vous irez les bénir, faites-moi appeler. Déjà j’ai dit au frère Barthélemi de me mettre quelques rubans pour me faire bénir, car j’en suis aussi. » Là-dessus, il se retira dans sa chambre, le cœur tout plein d’humilité et de componction. Il s’estimait pire que les assassins mêmes : « Je suis, disait-il, pire que Mastrillo, ce meurtrier si fameux ; si on me connaissait tel que je suis, on me lapiderait. » Ce malfaiteur lui était bien connu ; pendant longtemps, il avait été à sa recherche afin de travailler à le faire sortir de son état malheureux. « Priez pour moi, pauvre pécheur, disait-il encore ; je n’ai pas mon semblable sur la terre. »

Ses lettres sont pleines des mêmes sentiments. La vivacité avec laquelle il les exprime ne saurait passer pour de l’affectation. Citons-en quelques extraits pour l’édification du lecteur. « Qu’il vous suffise de savoir, écrivait-il à une personne pieuse, que mes misères déplorables augmentent sans mesure et sans soulagement. Dieu soit béni ! Ne parlez de moi que pour me recommander ou me faire recommander à lui. J’ai écrit il y a quelque temps à sœur N… Je lui faisais voir avec toute la sincérité et l’humilité possible l’état de ma pauvre âme, demandant au pied de la croix qu’on lui fasse l’aumône. Déjà je la lui montrais horrible et hideuse, toute remplie d’infections ; je lui marquais par là mes imperfections, dans l’espoir qu’elle me recommanderait à Dieu ; mais je n’en ai pas eu de réponse. Deo gratias. » Il écrivait dans les mêmes sentiments ce que voici : « J’ai passé les fêtes à mon ordinaire, toujours enseveli dans l’abîme de mes afflictions et de mes misères. Le trois janvier prochain j’accomplis ma quarante-troisième année, je ne désire pas la quarante-quatrième, si je ne dois pas être plus parfait ; car jusqu’ici je suis sans vertu. Oh ! combien je suis triste de vivre ainsi ! Je désire quitter bientôt ce monde ; toutefois, que la volonté de Dieu soit faite en moi et dans les autres. – Paul, dit-il dans une autre lettre, a une maladie que Dieu seul connaît. Son âme est toute malade et couverte de plaies, d’où sort la pourriture de mille imperfections et défauts. Ah ! Dieu sait où me conduira cette dangereuse maladie ! Priez-le qu’elle me conduise à une sainte mort. » Apprenant qu’une bonne âme croyait avoir eu révélation de son état de grâce : « Je ne fais aucun cas, dit-il, de ce que cette personne a dit à mon sujet. Il est plus probable que c’est là un effet de son imagination. Oui, certes, je suis cher à Dieu, et combien ? Tout juste comme un méchant scélérat. Mais, ajoutait-il, Jésus est venu, non pour appeler les justes, mais les pécheurs. Oh ! combien nous lui sommes chers, nous autres pauvres pécheurs ! et moi plus que tous les autres, puisque je lui ai fait verser plus de larmes ! Dites tout cela à N… ; dites-lui encore que Paul parle ainsi en toute vérité, comme il pense devant Dieu. – Je me réjouis, selon Dieu, des clous qui m’attachent à la croix, écrivait-il ailleurs ; ils sont petits, il est vrai, parce que moi-même je suis non seulement petit, mais le plus vil insecte entre les plus rebutants. » Écrivant à un ecclésiastique fort respectable, il lui ouvrait son cœur en ces termes : « Je n’ai à moi qu’un néant horrible, qui me paraît même plus horrible que l’enfer, puisque je suis capable d’enfanter une infinité de péchés. Ah ! mon Seigneur Jésus-Christ, prenez garde à moi ; si vous me laissez un moment, je deviendrai pire que Luther et Calvin. Oh ! combien j’ai peur de moi ! – Je me persuade toujours de plus en plus, écrivait-il encore, que le Seigneur répandra d’abondantes lumières sur notre jeunesse, mais non toutefois sur ce vieillard vicieux qui est invétéré dans le mal. (Il se faisait ce reproche à lui-même.) Je vois que je mérite mille enfers, et je crains beaucoup de perdre le souverain Bien. Ah ! priez pour le plus pauvre pécheur du monde ; priez pour que Dieu s’apaise. »

Par un effet de son humilité sincère, il ne souffrait pas qu’on parlât avec avantage ni de sa personne ni de sa congrégation. « Ne vous entretenez pas à mon sujet avec les religieux, écrivait-il à une de ses pénitentes ; dites seulement ce qui est nécessaire selon les circonstances. Une fille qui est humble parle de son père avec humilité et respect, sans lui donner ces louanges affectées qui déplaisent à Dieu. A Dieu seul appartient la louange, l’honneur et la gloire. – Si vous parlez de moi, que ce soit comme d’un malheureux déjà suspendu ou condamné à la potence, dont on ne parle qu’avec horreur et pitié. – Il faut remercier Dieu de l’établissement de la congrégation, dit-il dans une autre lettre, et n’en parler qu’avec beaucoup d’humilité. Qu’avons-nous à réclamer dans une œuvre qui est toute de Dieu ? Quand serons-nous assez humbles pour regarder comme une gloire d’être l’opprobre des hommes et le rebut du peuple ? Ah ! quand serons-nous comme de petits enfants attachés aux mamelles de la charité de Jésus, notre cher Époux et notre Tout ? Quand serons-nous assez petits pour trouver notre plaisir à être traités comme les derniers de tous et jetés dans le néant ? Quand notre peine sera-t-elle d’être estimés et honorés ? »

La charge de supérieur déplaisait extrêmement au père Paul ; il se regardait dans sa position comme une statue mal faite dont les défauts blessent tous les regards. « Je veux être sujet, disait-il ; je suis incapable de gouverner, et les gens capables ne nous manquent pas, grâces à Dieu. Alors les supérieurs des maisons n’auront plus affaire avec moi qui ne suis qu’imprudence et rusticité. » Convaincu de son incapacité, il voulait qu’un de nos religieux, député par lui en qualité de visiteur et qui lui était inférieur, le traitât comme le dernier des sujets. Voici ce qu’il lui écrivait : « Vous ferez d’abord la visite de cette maison-ci. Comme c’est la dernière, je veux y soumettre aussi ma pauvre personne. Vous devrez donc vous informer en détail de ma conduite ; de mon côté, je me soumettrai à la correction et à la pénitence. »

Quelque ardent que fût son zèle pour le salut des âmes, il n’en prenait la direction qu’à contre-cœur, ainsi que nous l’avons dit ailleurs. Cette répugnance provenait du sentiment de son incapacité. « Je tremble, disait-il, en pensant qu’il me faut diriger, inhabile comme je suis. Je suis incapable de diriger une fourmi. Dieu sait que je n’ai jamais eu cette présomption, et que j’ai toujours refusé cette charge, sinon lorsque j’avais acquis la certitude, après beaucoup de prières et d’épreuves, que telle était la volonté de Dieu. » Son humilité le rendait toujours fort attentif à séparer dans ses œuvres le précieux d’avec le vil, c’est-à-dire, qu’il attribuait à Dieu tout ce qui s’y trouvait de bien, et à lui-même toutes les imperfections qu’il y voyait. « Oh ! les grandes choses que j’ai dites ! écrivait-il. Mais elles ne sont pas à moi ; elles appartiennent au Père des miséricordes. – La Bonté divine a répandu une pluie de grâces et de lumières pendant les saints exercices, non pas à raison de mes pauvres efforts qui ne sont que corruption, mais à cause de sa charité et de sa miséricorde infinie. – Ne vous faites plus de peine de ce que votre mission de Pitigliano a été interrompue. J’ai adoré avec amour la volonté de Dieu, et je suis en paix. Prions pour celui qui a jeté de la glace sur ces pauvres gens ; je crains que ce ne soit moi tout le premier, par mes péchés. – La grâce obtenue par cette religieuse, et aussi par son frère, est une grâce miraculeuse, il est vrai ; mais ce n’est pas par mon moyen qu’elle a été obtenue, bien qu’on m’ait appelé. Je suis un très méchant homme, plus propre à provoquer la vengeance que la clémence de Dieu. Je ne veux pas que vous reveniez encore sur ces choses. Rendez gloire à Jésus et à Marie ; c’est à eux qu’on est redevable de cette grâce. »

Il profitait de toutes les occasions pour croître dans l’humilité ; tout lui fournissait un motif pour en pratiquer les actes. Il se confondait lui-même en voyant la régularité, l’exactitude et la ferveur de ses religieux qui pourtant étaient ses disciples et ses enfants. L’humble serviteur de Dieu put dire avec cette sincérité qui lui était propre : « On sert Dieu avec beaucoup de ferveur dans nos pauvres retraites, et d’après le témoignage des supérieurs, c’est une merveille de voir avec quel zèle on s’y applique à l’acquisition des vertus. La jeunesse surtout y est si fervente, que si on ne la tenait en bride, elle irait trop loin. » Or, ce témoignage là même servait à l’humilier profondément : « Deux de nos plus anciens religieux, écrivait-il, me prient de rester jusqu’à la fête de Noël, afin de la célébrer ici pour leur commune consolation ; ils me disent que ce sera un moyen de leur faire passer ces saints jours avec plus de ferveur ; mais en réalité ils n’ont pas besoin de moi ; au contraire la ferveur de leur dévotion accuse ma tiédeur. Il y a vraiment sujet de louer Dieu, rien qu’à les voir si pieux, si exacts, si modestes et si amis du silence. – Prions Dieu, dit-il dans une autre lettre, d’accorder la persévérance à ses serviteurs qui habitent cette maison ; ils y vivent vraiment en saints, et ils seront mes accusateurs au jour du jugement. » Ce grand serviteur de Dieu exprimait encore les mêmes sentiments dans les termes que voici : « Au milieu de mes tempêtes et de mes délaissements, qui sont la juste peine de mes excès et de mes tiédeurs, je ressens pourtant une sorte de consolation, du moins, dans la partie supérieure de l’âme, en apprenant avec quelle ferveur et quelle régularité on vit dans cette maison, et quel est l’ordre qui y règne tant pour le spirituel que pour le temporel. Deo gratias. C’est ainsi que les choses se passent à Saint-Ange ; il en est de même dans cette retraite de Saint-Eutice, où tous marchent à merveille. Quels bons enfants ! Quels saints jeunes gens ! O mon Dieu, je le dis dans toute la sincérité de mon cœur, je rougis de me trouver au milieu d’eux dans les récréations et les exercices de la communauté ! » Enfin, il n’y a pas jusqu’aux miracles que le Seigneur opérait pour glorifier sa sainteté, qui ne fussent pour lui un grand sujet d’humiliation. Une personne lui ayant écrit qu’il lui était apparu et que cette apparition lui avait fait grand bien, il lui répondit : « Je ne parle pas en l’air, et je touche du doigt mes épouvantables misères et le fouet de la justice miséricordieuse de Dieu ; je touche aussi du doigt des effets tout contraires à ceux dont vous me parlez. Dieu a différentes manières de se faire entendre, et ce qui vous a paru se faire par moi ou en ma personne, est l’œuvre de l’ange gardien que Dieu vous a fait apparaître d’une manière intellectuelle sous mes traits. Je vous parle ainsi, parce que les effets de cette apparition ne sont point mauvais, mais salutaires, et que le temps les a confirmés. Si c’eût été moi-même en personne, un méchant comme moi aurait opéré des effets horribles, comme un démon incarné, à qui on ne doit jamais se fier. » Nous omettons ici une foule de passages semblables qu’on trouve dans ses lettres. Qu’il nous suffise de rapporter les titres que sa profonde humilité lui avait fait inventer pour se désigner lui-même : un vieillard sale et vicieux, un laid vieillard, un grossier vieillard, embourbé dans le vice, un malheureux, un grand pécheur, un homme digne de pitié, un prédicateur indigne du ministère apostolique, (puzzolente tromba) etc.

 

 

 

CHAPITRE 32.

COMMENT LE PÈRE PAUL RECHERCHAIT ET SUPPORTAIT LES MÉPRIS, LES AFFRONTS ET TOUS LES GENRES D’HUMILIATION.

 

Pénétré du sentiment de ses misères, le serviteur de Dieu se soulageait en quelque sorte en les manifestant aux autres et en recherchant les humiliations et les mépris. Dieu, de son côté, se plut à lui offrir, comme il le souhaitait, des occasions nombreuses de s’humilier. Étant encore dans le siècle, le père Paul par amour pour l’humilité, dont il connaissait déjà le prix, se montrait en public avec une chevelure peu soignée, une longue barbe, des vêtements négligés. Quelquefois il affublait sa tête d’un mouchoir malpropre et s’en allait ainsi dans un endroit de l’état de Gênes, où il se trouvait alors. Il s’attendait aux railleries et aux mépris ; son attente ne fut point trompée. Des enfants insolents et d’autres gens oisifs qui le voyaient, couraient à l’envi pour le huer et se moquer de lui. Cependant le fervent jeune homme se réjouissait intérieurement d’être ainsi traité à l’imitation de son bon Sauveur. Mais ce ne furent là que des bagatelles en comparaison de ce qu’il eut à souffrir depuis, à mesure que son amour pour l’humilité allait croissant. Déjà nous avons dit ailleurs qu’en le voyant vêtu ou pour mieux dire couvert d’une tunique grossière, sans manteau, sans chaussure, sans chapeau, on le prenait souvent pour un fanatique, pour un grand pécheur, pour un homme à qui on avait imposé une semblable pénitence ; aussi le chargeait-on souvent de mauvais traitements, le chassant et le rejetant avec mépris. Le serviteur de Dieu y trouvait sa consolation, son repos et sa paix. Il s’unissait plus intimement de la sorte à Celui qui a bien voulu devenir l’opprobre des hommes et le rebut du peuple. A ses yeux, les insultes, les mépris et les railleries étaient des cadeaux de grand prix ; il regardait comme ses meilleurs amis ceux qui en étaient plus prodigues. Un ecclésiastique s’était distingué par ses mauvais procédés envers lui. Il vint à tomber dans une maladie grave et dont il mourut. Le serviteur de Dieu ne l’eut pas plutôt appris qu’il accourut auprès de lui, comme auprès d’un de ses grands bienfaiteurs, lui prodigua ses soins pendant sa maladie et ne le quitta qu’après son dernier soupir. Un autre ecclésiastique le reprit un jour publiquement à l’église, se plaignant sans ombre de raison, comme s’il eût attaqué en chaire les personnes et non les vices. Le père Paul ne l’avait certainement pas offensé ; cependant il alla lui faire d’humbles excuses chez lui, au lieu qu’il aurait dû en recevoir. Son humilité et sa charité parurent encore davantage dans sa conduite envers d’opiniâtres persécuteurs qui cherchaient par tous moyens à le décréditer, et envers ceux-là mêmes qui tentèrent de lui ôter non pas seulement la réputation, mais la vie. C’est ce qu’on a vu au chapitre dans lequel nous avons traité de sa charité et dans tout le cours de son histoire. Les injures semblaient être à ses yeux des bienfaits signalés dont il devait garder la mémoire et se montrer reconnaissant. En effet, c’était sa coutume d’en recommander spécialement les auteurs dans ses prières ; quiconque l’avait injurié ou calomnié une fois, était sûr pour toujours de ses prières, tant il chérissait les mépris et tant sa foi vive lui en découvrait le prix inestimable. Par suite de cet amour des mépris, il se figurait volontiers qu’il resterait un jour sans parole au milieu d’un sermon. C’est ce qui aurait dû lui arriver parfois. Étant plus jeune, et se sentant plein de force, il confessait en mission non seulement toute la matinée, mais encore dans l’après-midi ; les pauvres pécheurs accourant à lui, il ne savait se refuser à leur empressement ; ainsi il ne sortait du confessionnal que lorsqu’on donnait le signal pour le sermon. Il montait en chaire, l’esprit fatigué, et pensait alors qu’il serait resté muet, mais loin de se déconcerter, il se réjouissait à cette pensée et embrassait de bon cœur la confusion qui pouvait en résulter pour lui.

A dire vrai, il avait toutes ses matières bien préparées. Si parfois la charité et le concours des pénitents l’empêchaient de se préparer, autant qu’il semblait nécessaire, Dieu, qu’il avait uniquement en vue, et en qui seul il mettait sa confiance, suppléait à ce défaut. Il répandait tant de lumière dans son esprit et lui embrasait tellement le cœur pendant la prédication, que ses auditeurs fondaient en larmes. La divine Bonté témoignait par là qu’elle approuvait la charité de son serviteur et ses travaux pour le bien des âmes.

Toujours éclairé des lumières de la vérité, le père Paul ne laissa jamais affaiblir son amour des mépris, sa complaisance dans sa propre abjection et son ardent désir des humiliations. Jusqu’à sa mort, il fut animé de sentiments si vertueux, qu’il eût voulu mourir avec tous les signes extérieurs de pénitence qui conviennent à un grand pécheur. Plusieurs fois il demanda très humblement que lorsqu’il serait près de mourir, on le couchât à terre sur une poignée de paille avec une corde au cou et une couronne d’épines sur la tête, afin, disait-il, de mourir en vrai pénitent ; il eût voulu aussi qu’on l’enterrât sans aucune espèce d’honneurs. Lorsqu’il était à la retraite Saint-Ange, il répéta souvent les larmes aux yeux : « Je mériterais après ma mort d’être enterré sous un châtaignier comme une bête ; mais je suis enfant de l’Église, et pour ce motif, on pourra m’enterrer en terre sainte. » Pendant une maladie mortelle qu’il fit à Rome, à l’hospice du Crucifix, comme il n’y avait point de sépulture en cet endroit, il recommanda à diverses reprises que s’il venait à mourir, on mît son corps dans de la chaux vive, qu’on recueillît les ossements et qu’on les transportât à dos d’âne à la retraite Saint-Ange pour les enterrer près de son frère Jean-Baptiste.

On reconnaît aisément un orgueilleux, lorsqu’on le reprend ; il s’indigne, se fâche, et comme un frénétique, il se révolte contre celui qui cherche à le guérir. Le père Paul qui était vraiment humble et sincèrement ami de l’abjection et du mépris, manifestait des dispositions tout opposées ; il recevait les avertissements avec tranquillité d’esprit et s’y montrait docile. Son frère Jean-Baptiste qui savait mieux que tout autre quelle était sa patience, lui donnait très souvent occasion de l’exercer. Disons ici quel était l’esprit qui animait ce bon père et dans quelle vue il se montrait si sévère. Il était naturellement très austère et très rigide, tandis que le père Paul était d’un naturel doux et facile. Le père Jean-Baptiste trouvait donc très souvent des occasions de reprendre son frère, là même où il n’y avait pas ombre de manquement. Mais le vrai motif qui le faisait agir, c’était l’extrême désir qu’il avait de voir son frère parfait. Homme d’un grand recueillement et très zélé pour la perfection, il voulait se porter lui-même, et porter les autres, mais surtout son frère, à l’amour et à la pratique de la plus sublime vertu. Il disait un jour à un religieux qui fut depuis le confesseur du père Paul : je voudrais être irrépréhensible et je voudrais aussi que les autres le fussent. D’ailleurs il savait que la vertu du père Paul était très épurée et très solide, et que, semblable à un métal de bon aloi, elle était capable de résister au marteau ; il le regardait comme un saint, en parlait en ce sens aux autres, mais très rarement, car il était fort réservé dans ses discours. Comme il pouvait se fier au père Paul, il l’humiliait en particulier et en public, sans beaucoup de ménagement. Le père Paul venait-il à raconter en récréation quelque chose qui pût tourner de loin à sa louange, il avait beau mesurer ses expressions et parler de lui-même à la troisième personne, le père Jean-Baptiste ne manquait pas de le gourmander et de l’interrompre en lui disant d’un air sévère : « Ce n’est pas celui qui se fait valoir lui-même qui est recommandable, mais celui que Dieu fait valoir. » A ces mots, le père Paul se taisait aussitôt ou quittait la récréation tranquillement. Si son frère s’en allait le premier, il témoignait sa satisfaction d’en avoir été repris et disait avec un aimable sourire à ses religieux : il m’a attrapé ! Des étrangers venaient quelquefois à la maison, entr’autres quelques ecclésiastiques pieux qui étaient amis du père Paul. Celui-ci qui était malade, leur racontait en quoi consistait son indisposition, comme c’est l’ordinaire en pareil cas. Mais quand le père Jean-Baptiste y était, il s’empressait aussitôt de l’humilier. L’archiprêtre de Vetralla, témoin d’une de ces rencontres, a déposé qu’il entendit le père Jean-Baptiste adresser à ce propos une verte réprimande au serviteur de Dieu, et pourtant le bon vieillard ne faisait que dire simplement qu’il avait mal aux jambes. A cette réprimande imprévue, le père Paul se découvrit, inclina la tête et reçut les reproches avec une soumission et une humilité profondes, sans se troubler ni se justifier ; il se contenta de répondre : je racontais mon mal à monsieur l’archiprêtre. Là-dessus le père Jean-Baptiste se retira immédiatement. Le pieux ecclésiastique fut frappé de l’humilité et de la patience du père Paul. C’était la même chose au réfectoire ; le père Jean-Baptiste trouvait toujours moyen de le reprendre, de le mortifier et de l’humilier. Le voyait-il manger avec appétit ? il lui enlevait brusquement son assiette ou il lui lançait des regards de travers, ou bien il lui disait d’un ton sec : nous verrons si vous êtes mortifié. Le pauvre vieillard prenait-il quelque repos aux heures marquées par la règle et sur lesquelles il retranchait bien souvent ? le père Jean-Baptiste, qui occupait la chambre voisine et qui dormait peu, sortait de très bon matin, après avoir passé presque toute la nuit en oraison et se rendait au chœur avant le lever de la communauté pour y adorer le Saint-Sacrement. Or, il devait passer par la chambre du père Paul, et en passant, il ouvrait la fenêtre sans cérémonie, et disait à son frère : dormez, dormez ; la mort viendra et vous trouvera plongé dans le sommeil. Quel lâche fondateur vous êtes ! lui disait-il encore ; et le serviteur de Dieu, que les attaques du démon empêchaient maintes fois de dormir, se levait sur-le-champ et sans se plaindre, pour obéir à son frère, et cela, précisément au moment où il se fût reposé le plus volontiers. Le père Jean-Baptiste semblait épier toutes les occasions pour le mortifier ; il savait trouver des fautes là où il n’y en avait pas l’ombre. Un jour, un chanoine de Ronciglione vint à la retraite Saint-Ange pour assister le cardinal Erba qu avait daigné nous faire visite. Après le départ du cardinal, le chanoine se jetant tout à coup aux pieds du père Paul : Mon père, lui dit-il, je réclame de vous une faveur pour ma mère. Je voudrais avoir ce signe que vous portez sur la poitrine. Le serviteur de Dieu ne savait pas résister à des demandes faites de cette manière ; il se sentait pressé d’accorder, mais il était retenu par un sentiment d’humilité. Il s’excusa donc comme il put, en disant que cela n’était pas possible, parce que le signe était cousu au vêtement. Je ne me relèverai pas, répondit le chanoine, que je ne l’aie. – Mais il est cousu tout autour, répliqua le serviteur de Dieu. Alors le chanoine tirant son canif de sa poche, le décousit promptement, l’enleva, et montant à cheval, prit le large. Le père Jean-Baptiste avait été témoin de tout. Prenant un air sévère, il dit alors au père Paul : Eh bien ! voilà votre signe bien loin ! Vous avez fait là un bel acte d’ostentation. Il fera des miracles, sans doute ! Cela dit, il s’éloigna ; et le serviteur de Dieu fit cette réflexion, en baissant la tête : Ce n’est rien ; ce n’est là que le commencement ; je n’en serai pas quitte à si bon compte. En résumé, toujours et partout le père Jean-Baptiste tâchait de perfectionner son frère dans la pratique de l’humilité et de la mortification ; il y avait même des jours où sa rigueur allait presque à l’excès, tant ses réprimandes étaient fréquentes. Donnant ensemble la mission à Tolfa, il admonesta son frère, selon sa coutume, pour je ne sais quel sujet. Le bon vieillard ne put s’empêcher de sourire et de dire à un de ses religieux : C’est le sixième sermon qu’il me fait aujourd’hui. – Oui, oui, moquez-vous-en ! reprit le père Jean-Baptiste, d’un air sévère, voulant ainsi conserver l’autorité que lui donnait la vertu du père Paul.

Ces mortifications plaisaient tant au serviteur de Dieu, que lorsqu’il perdit son frère, il pleura amèrement et parut inconsolable, non pas tant pour avoir perdu en lui un soutien, un conseil et un modèle, que pour se trouver privé d’un censeur rigide. Aussi, disait-il les larmes aux yeux : Maintenant que mon frère est mort, qui se chargera de me mortifier et de me corriger ? J’ai bien sujet de pleurer, car j’ai perdu mon admoniteur. Il répéta souvent : Qui me corrigera de mes défauts ? On était édifié et touché de compassion, en voyant en lui tant d’amour, de tendresse et d’attachement pour son frère, avec tant d’humilité et une si basse opinion de lui-même. Tout soumis qu’il était aux ordres de la Providence, il éprouvait une peine sensible d’avoir perdu un censeur si vigilant. Telle est la conduite des saints : aux baisers hypocrites d’un ennemi, ils préfèrent les blessures d’un véritable ami ; autant ils fuient les louanges trompeuses, autant ils estiment une correction bienveillante.

Le père Paul fut toujours ennemi des louanges et de l’adulation. Si quelqu’un des nôtres, en entendant raconter ce qui lui était arrivé, témoignait faire du cas de sa personne et lui adressait quelque félicitation, soudain il prenait un air sérieux et triste, changeait de discours, ou même prenait la fuite. Citons un seul trait. Nous avons vu avec quelle patience il supportait la sévérité du père Jean-Baptiste. Celui-ci ayant hasardé une fois un seul mot d’éloges, ce qui était tout à fait contraire à son caractère et à ses habitudes, le père Paul ne sut pas le lui pardonner. Écoutons là-dessus le rapport d’un témoin qui l’a déposé avec serment. « Le père Paul se trouvait un jour en récréation avec les religieux. J’y étais aussi avec un ecclésiastique étranger. Pendant la conversation qui roula sur des sujets utiles et édifiants, le père Paul raconta une chose qui pouvait tourner à sa louange. Le père Jean-Baptiste, sans trop de réflexion, se mit à dire avec une cordialité insolite : Quoi d’étonnant que vous ayez ainsi réussi ! A ces mots, le père Paul changea aussitôt sa gaieté en tristesse ; il versa un torrent de larmes, et dit d’une voix entrecoupée de sanglots : « Et voilà le moyen de m’envoyer en enfer et de m’enfoncer sous les pieds des démons ! » Cela dit, pour le mortifier et l’avertir de son erreur, il lui défendit de paraître désormais en sa présence et de venir le joindre dans sa chambre ; et pour qu’il n’y pût entrer à son insu, le père Paul s’y tenait renfermé. Cet état de choses dura trois jours. Enfin le troisième jour, le père Jean-Baptiste ayant remarqué que la porte était ouverte, vint furtivement se mettre à genoux sur le seuil : « N’êtes-vous pas encore apaisé ? lui dit-il. Je suis venu vous demander pardon. » En disant ces paroles, il s’avança à genoux jusqu’au milieu de la chambre. A cette vue, le serviteur de Dieu qui était plein de mansuétude, changea sa sévérité en bonté et l’embrassa tendrement. » Dans ce récit, on ne voit pas moins reluire la vertu du père Jean-Baptiste que l’humilité du père Paul. Nous y trouvons un nouveau motif qui nous explique l’estime de Paul pour son frère. On conserve parmi nous le souvenir de plusieurs traits qui relèvent la vertu du père Jean-Baptiste et qui justifient la haute idée qu’en avait le serviteur de Dieu : « C’est un saint homme, disait-il, en parlant de lui à un de ses religieux, un homme très intérieur. Votre paternité connaît tout sans doute. Je sais qu’il prie et qu’il pleure continuellement. Je le vois quelquefois se cacher de moi-même ; il a le don des larmes, et ses entretiens avec Dieu sont perpétuels. » Ce témoignage nous montre dans le père Jean-Baptiste un religieux qui se conduisait par l’esprit de Dieu et tout à fait à même d’enseigner aux autres la sagesse chrétienne et l’humilité évangélique.

 

 

CHAPITRE 33.

DE L’AVERSION DU PÈRE PAUL POUR LES HONNEURS ET L’ESTIME.

 

Quand on se laisse séduire par les fausses apparences et les avantages éphémères de cette pauvre vie, on est avide d’honneurs et on s’y complaît ; mais le disciple de la Vérité et de la Sagesse éternelle a des maximes tout différentes et suit des voies tout contraires à celles des mondains. Voilà pourquoi le père Paul que nous avons toujours vu jusqu’ici rempli de l’esprit de Dieu, montrait autant d’éloignement pour les honneurs qu’il chérissait le mépris. Il s’attachait à éviter tout ce qui pouvait le rehausser dans l’opinion des autres. S’il donnait des missions, c’était uniquement en vue d’obéir à Dieu et de procurer sa gloire ; il n’avait garde de rien s’attribuer à lui-même. Instrument d’une foule de conversions merveilleuses, il ne cessait d’avoir l’œil fixé sur son néant. Loin de tirer vanité des applaudissements populaires, il les détestait comme la peste. A peine la mission finie, il faisait en sorte de partir le jour même, si les circonstances le permettaient, ou le lendemain de bon matin, afin d’éviter le concours et les louanges du peuple. Il avait coutume de dire qu’il partait des missions comme un chien qu’on fouette, persuadé qu’il avait été un obstacle au bien des âmes ; aussi, en terminant la mission, il demandait publiquement pardon avec de vifs et profonds sentiments d’humilité. L’ennemi infernal, pour se venger du bien qui est fait, cherche à perdre ceux qui en ont été les instruments ; il s’efforce de tuer par le poison de la vaine complaisance ceux qui ont rendu la vie aux pécheurs. Connaissant ses ruses, le bon père exigeait de ses missionnaires qu’ils suivissent inviolablement la même pratique ; et malheur à qui aurait été en défaut sur ce point ! Il comptait les heures, et pour peu qu’on tardât, on recevait une vigoureuse réprimande. Ainsi l’atteste un témoin qui devait bien le savoir.

Dans le moment même où il prêchait, chacun pouvait lire dans son extérieur l’amour tendre qu’il avait pour l’humilité. On était convaincu en l’entendant, qu’il n’avait d’autre vue que de faire connaître et aimer Jésus-Christ crucifié, et que s’il prêchait par charité, il se serait tu volontiers par humilité. « A ce propos, dit son confesseur dans sa déposition, je me rappelle une sainte contestation qui eut lieu un jour entre le père Paul et le bienheureux Léonard, ce zélé missionnaire et ce grand serviteur de Dieu. Se trouvant ensemble dans la ville d’Acquapendente, on les pria de vouloir prêcher, l’un ou l’autre. Le père Léonard voulait que ce fût le père Paul et le père Paul que ce fût le père Léonard. Ce dernier ne put enfin résister aux instances du père Paul qui fut très charmé de céder le pas à un missionnaire si digne. Il ne s’en tint pas là. Profitant de la rencontre, il supplia humblement le père Léonard de lui donner quelque avis pour se bien conduire dans les missions. Le père Léonard qui était très humble refusa d’abord de le faire. Enfin vaincu par les importunités du père Paul, il l’encouragea et lui dit : « Je suis d’avis que pour être bon missionnaire, il faut avoir un intérieur bien ajusté. » Cette pieuse et sainte leçon plût extrêmement au père Paul. Il la grava dans le fond de son cœur et ne l’oublia jamais. Il retira ainsi un double fruit de son humilité. Guidé par ce même esprit, il fuyait les lieux où il pouvait être honoré. Là où il savait jouir d’une certaine réputation, il veillait à ce qu’on ne changeât point les linges à son usage, et s’il s’apercevait de la substitution, il réclamait aussitôt. C’est ce qu’il fit en particulier à Celleri où il était extrêmement vénéré. Il ne s’apaisa que lorsqu’on lui eut restitué le pieux larcin dont il avait été l’objet. Quand des séculiers s’approchaient de lui pour lui baiser la main, il se hâtait de la retirer, lors même que c’était des hommes, et dans les dernières années, étant obligé de se faire transporter sur une chaise, il disait aux frères qui le portaient : « Allez en avant, ne vous arrêtez pas, éloignez-vous. » Il s’estimait le plus misérable de tous les hommes ; il se jugeait indigne de toute estime, indigne même de laisser aucune trace dans la mémoire des hommes. Aussi fit-il tout ce qui était en son pouvoir pour n’en laisser subsister aucune après sa mort. « Si je pouvais, si cela était permis, disait-il du fond du cœur, j’effacerais mon nom des brefs pontificaux ; je ne veux pas qu’il reste aucun souvenir de moi dans la congrégation. » On conservait à la retraite de la Présentation quelques écrits ou témoignages sur les premières années de sa consécration à Dieu, sur ses pénitences et d’autres faits qui pouvaient servir à l’édification publique et surtout à celle de ses religieux. Le père Fulgence de Jésus avait eu soin, dit-on, de les faire venir d’Alexandrie et de les faire légaliser en bonne forme. Le père Paul en ayant eu vent, partit aussitôt pour faire la visite de la retraite. A son arrivée, il ordonna de la manière la plus absolue qu’on remît entre ses mains tous les écrits qui le concernaient. L’ordre était si précis et si strict que le père recteur et un frère lai qui avaient ces écrits en dépôt, ne crurent pas pouvoir se dispenser d’obéir. On les copia donc en toute hâte, mot pour mot. La chose se fit secrètement ; après quoi on remit les originaux au serviteur de Dieu qui les jeta au feu, en disant qu’il voulait abolir tout souvenir de sa personne. Une autre fois, on lui dit que l’auteur de la vie de monseigneur Émile Cavalieri le mentionnait avec beaucoup d’éloges dans son ouvrage ; il se fit donner le livre et indiquer le passage, comme pour le lire, et sans y jeter les yeux, il arracha du livre les feuilles où on parlait de lui, en témoignant une sainte indignation et en protestant que son nom était indigne de passer à la postérité. Le livre mutilé se garde encore à Saint-Ange, comme un beau monument de l’humilité et de la ferveur d’esprit du bienheureux. Connaissant sa manière de penser, nos religieux furent dans un grand embarras, quand il s’agit de mettre l’inscription sous le buste de Clément XIV, qui est placé à l’entrée de la sacristie des Saints Jean et Paul. On y lisait ces mots : Paulus a cruce fundator caeterique sodales. Plus d’une fois il demanda à la voir avant qu’elle fût gravée. Le recteur la lui présenta écrite en caractères très fins. Se fiant sur la mauvaise vue du serviteur de Dieu ; il y laissait toujours le mot fundator. Le bon vieillard essaya en vain de la lire tout entière ; il n’y put jamais parvenir. S’il avait réussi, il n’eût certainement pas toléré l’insertion de ce titre, faite par le conseil de personnes dignes de confiance.

Mais quelqu’effort que fît le serviteur de Dieu pour rester caché, sa vertu était comme une lumière qui répand son éclat de tous côtés. On le regardait comme un saint, ce dont il s’apercevait bien, et ce qui lui causait un vif déplaisir. « Oh ! disait-il, combien on se trompe sur mon compte ! Je ne veux cependant tromper personne. Ce serait un trait de grande charité, si la miséricorde divine m’accordait le purgatoire jusqu’à la fin du monde. » Il était blessé au cœur chaque fois qu’il entendait ou voyait qu’on faisait du cas de sa personne ou de ce qui le concernait. Monseigneur Émile Cavalieri écrivit un jour au père Fulgence une lettre dans laquelle il disait que son frère étant presqu’à la mort, avait été guéri instantanément par l’application d’un signe porté par le serviteur de Dieu. C’était le prélat lui-même qui le lui avait appliqué sur la poitrine, grande preuve de l’opinion qu’il avait de la sainteté du père Paul. Le père Fulgence crut devoir lui faire lecture de cette lettre ; mais le père Paul n’eut pas plutôt entendu le fait et l’opinion qu’on avait de lui, qu’il se mit à verser des larmes. Une autre fois, le père Paul se trouvant au noviciat pendant la récréation, le père Pierre de Saint-Jean qui était alors maître des novices, prit la confiance de lui dire : « Mon père, si vous mourez loin d’ici, veuillez léguer votre cœur par testament au noviciat, nous désirons le conserver ici. » Cette demande fit tant de peine au serviteur de Dieu, qu’au rapport d’un témoin oculaire, on lui eût fait moins de mal de le frapper au cœur. Il rougit, ses yeux se gonflèrent de larmes et il dit, en faisant un geste comme pour s’arracher le cœur de la poitrine : « Mon cœur mérite d’être coupé en morceaux et jeté en pâture aux oiseaux, parce qu’il n’a jamais su aimer son Dieu. Ah ! ce cœur mérite d’être brûlé, et ses cendres, d’être jetées au vent, parce qu’il n’a pas aimé son Dieu. » Il quitta ainsi la récréation tout en pleurs et se retira dans sa cellule.

Les témoignages d’estime que lui donnaient les séculiers, ne lui causaient pas moins de déplaisir. Dès les premiers temps de sa résidence au mont Argentario, le commandant et les officiers d’Orbetello lui donnaient de grandes marques de respect ; quand ils le rencontraient, ils formaient la haie sur son passage et marquaient leur estime par des démonstrations d’honneur. Les âmes formées à l’école de la sainte humilité peuvent seules apprécier la peine qu’en ressentait le serviteur de Dieu. Il s’opposait par tous moyens à ces honneurs ; il les priait humblement de ne pas le mortifier, en lui témoignant des égards dont il se jugeait tout à fait indigne. Un jour qu’il se trouvait hors d’état de marcher, on le portait sur une chaise à Ceccano. Une femme profita du moment où sa compagne entretenait le père, pour lui couper un morceau de son manteau. « Que faites-vous ? lui dit d’un air sévère le serviteur de Dieu, s’apercevant de la fraude. On ne doit pas se permettre de telles choses. » La même indiscrétion se répétait souvent dans ses voyages. Le bon père en souffrait extraordinairement ; il fuyait le plus tôt possible les lieux où il se voyait ainsi honoré ; il disait alors en plaisantant : « Ils m’ont pris pour le père abbé, et ils ont taillé mon manteau, tandis que je suis le cuisinier. Oh ! s’ils me connaissaient, ils fuiraient loin de moi comme à la vue d’un pestiféré ! Dieu veut me confondre et m’humilier ; que sa sainte volonté soit faite ! – Ces bonnes gens, disait-il encore, ont envie sans doute de faire des chaussettes pour leurs poules. O Dieu ! qu’ils sont aveugles ! Les jugements des hommes ne sont pas les jugements de Dieu. » Se tournant alors vers ceux qui emportaient la pièce : « Allez, leur disait-il, allez faire des chaussettes pour vos poules. » Une autre fois, en le portant là où il devait prêcher, plusieurs habitants de Ceccano lui témoignèrent beaucoup d’affection et de respect. Pour lui, tout concentré dans le sentiment de son indignité : « Malheureux que je suis, disait-il en soupirant ; qui sait si ces gens ne sont pas beaucoup plus agréables à Dieu que moi ? ils croient porter quelque chose de rare, et je ne suis qu’un chien mort, encore pis. » Plus le père Paul fuyait les honneurs, plus on lui en rendait malgré lui ; car l’honneur s’attache à la sainteté comme l’ombre suit le corps. C’est ainsi que par une disposition de la Bonté divine, la réputation du serviteur de Dieu s’étendait toujours davantage. Ce n’était pas seulement le peuple et les gens ignorants qui en avaient la plus haute estime, mais les personnes sages, instruites, élevées en dignité. Il était surtout chéri des évêques qui l’avaient eu dans leurs diocèses et qui le connaissaient de réputation. Les marques d’honneur qu’il en recevait le mortifiaient singulièrement, parce que la dignité épiscopale était sublime à ses yeux. Tout caduc et accablé d’infirmités qu’il était, il s’agenouillait devant eux, disant avec une foi vive : laissez-moi faire ; je sais ce que c’est qu’un évêque. En revanche les prélats les plus distingués et les plus zélés lui prodiguaient les témoignages d’amour, de reconnaissance et d’estime, le regardant comme un ouvrier fidèle qui les aidait à cultiver la vigne du Seigneur. C’était là pour le serviteur de Dieu un nouveau sujet de peine et un motif de s’humilier plus profondément. Un jour qu’il passait par la ville d’Anagni, il y rencontra l’évêque de Férentino avec celui de la ville. Ces dignes prélats voulurent l’accompagner, et par un effet de cet esprit d’humilité qui est le propre des successeurs des Apôtres, ils lui firent l’honneur de le placer au milieu d’eux. Le pauvre père dut céder et obéir, mais il dit depuis à son directeur : « Jamais de ma vie, je n’ai été si honteux et si confus que dans cette occasion. » Mais pour mieux voir combien les serviteurs de Dieu sont éloignés des maximes du monde et combien est sublime la sagesse de l’Évangile, il faut considérer le père Paul au retour de ses entretiens avec Clément XIV. Ce saint Pontife n’aurait pu ajouter aux marques d’affection, de tendresse, j’allais presque dire de vénération qu’il lui donnait ; il l’entretenait à cœur ouvert, le faisait asseoir en sa présence, l’appelait affectueusement son papa. Au sortir de l’audience, on voyait l’humble Paul tout confus et triste ; il pleurait à chaudes larmes, tremblait sur son état, et craignait que Dieu ne voulût le récompenser en ce monde. Pour le consoler, il ne fallait rien moins que la parole et l’autorité de son directeur ; aussi avait-il raison de dire : « Vous voyez les caresses qu’on me fait ; le pape me traite avec une charité extrême ; cependant bien loin d’en avoir de la vanité, je reviens à la maison comme un chien qu’on a battu, plein de confusion et d’humiliation. » Le pape le faisait appeler fréquemment. Il s’écriait alors : « D’où me vient cet honneur à moi, le dernier des enfants de l’Église ? – Je suis le plus pauvre et le plus indigne des enfants de l’Église ; je me mets sous les pieds du Saint-Père. » On lui répondit un jour de la part du pape, que c’était Sa sainteté qui se mettait à ses pieds. « O Dieu ! s’écria le père Paul, comment est-il possible que le vicaire de Jésus-Christ s’humilie de la sorte devant la dernière des créatures ! Que l’humilité du Saint-Père est grande ! le pape est un saint ! » On lui dit d’autres fois par l’ordre de Sa Sainteté : le pape vous envoie sa bénédiction et vous demande la vôtre. A ces paroles, le serviteur de Dieu était comme saisi d’horreur : Comment, disait-il, le Saint-Père est la source des bénédictions ; il la possède en lui-même, et il veut que je le bénisse ? O Dieu, quelle humilité. » De tels honneurs le remplissaient de confusion et de peine. De même, en effet, que l’orgueilleux s’enfle et s’agite au moindre souffle de gloire, l’âme vraiment humble s’humilie et se concentre d’autant plus dans son néant qu’on l’honore davantage.

Les faveurs mêmes qu’il recevait du ciel servaient à l’humilier. Hors d’état de marcher, chargé d’infirmités, il endurait tout avec une patience invincible, et cependant il s’imaginait que c’était en punition de ses énormes péchés que Dieu le traitait de la sorte. Un jour qu’il s’entretenait familièrement avec quelques amis, Dieu qui se joue avec ses serviteurs, fit un miracle par son moyen, pendant qu’il ne songeait qu’à s’humilier. C’était l’été. Il donnait les exercices spirituels au couvent de Sainte Anne à Ronciglione. Pendant qu’il prenait son repas, plusieurs personnages de la ville et entre autres un ecclésiastique vinrent lui faire société. Il y avait dans la pièce une quantité de mouches. Comme elles étaient fort importunes, ces messieurs s’ingéniaient à les chasser. Le serviteur de Dieu voyant la gêne qu’ils éprouvaient leur dit : « Je suis un grand pécheur, mais si j’étais un saint, je ferais partir ces mouches. Je connais, ajouta-t-il, un saint homme qui, en faisant ainsi : (et il fit en même temps un signe de croix) les fit disparaître à l’instant. » A peine eut-il parlé que les mouches disparurent et cessèrent de venir l’incommoder pendant le reste de son séjour. Le pauvre père qui ne s’attendait pas peut-être au prodige, demeura si confus, qu’il n’eut plus le courage de parler de toute la matinée. Les assistants, de leur côté, ne furent pas moins édifiés de ce silence que surpris du miracle.

L’établissement de sa congrégation était un monument évident de sa piété et de son zèle pour la gloire de Dieu. C’était aussi un tourment pour son humilité. Tous ceux qui l’ont connu, savent combien il souffrait d’en être regardé comme le fondateur. Ce titre lui était insupportable ; il équivalait pour lui à une grande injure. Il disait hautement qu’il n’avait jamais eu la pensée de devenir fondateur. « Je n’avais pas l’intention de fonder une congrégation, disait-il ; j’avais simplement la pensée de vivre dans la retraite pour faire pénitence et servir Dieu, loin des regards des hommes. Ce n’est point là une œuvre humaine ; les hommes n’ont rien à y voir ; c’est uniquement l’œuvre de Dieu : Jésus-Christ, voilà le fondateur de la congrégation de la passion ; pour moi j’ai été le valet de pied ou le laquais qui porte les lettres et les messages de son maître. » Un cardinal vint un jour à la retraite Saint-Ange, et s’entretenant avec le père Paul qui s’y trouvait alors, il eut la pieuse curiosité de lui demander par quel moyen il était parvenu à fonder la congrégation. « Éminence, lui répondit très humblement le père Paul, c’est une histoire trop longue. – Mais, vous en êtes le fondateur ? ajouta le cardinal. – Le fondateur, Éminence, repartit le père Paul les larmes aux yeux, c’est le divin Crucifié ; pour moi, je n’ai fait que gâter l’œuvre par mes imperfections. » Lorsqu’on lui donnait le titre de fondateur, soit en conversation, soit en lui écrivant, il en éprouvait un tel déplaisir, qu’il ne pouvait s’empêcher de s’en plaindre doucement. Voici en quels termes il épanchait un jour son cœur à ce sujet : « Oh ! si les gens qui m’appellent fondateur et qui me témoignent de la considération, savaient quel coup ils me donnent au cœur et quelle peine ils me font, ils s’en abstiendraient assurément, ne fût-ce que par pitié. Ils me jettent le sang dans les yeux, ils m’accablent et ils me feraient tomber dans la défiance et la pusillanimité, si je ne me soutenais par une vive confiance dans la miséricorde infinie de Dieu et dans les mérites de la passion et de la mort de Jésus-Christ. C’est qu’en me témoignant de l’estime et en me rappelant l’établissement de la congrégation, ils me remettent sous les yeux mes ingratitudes et me font souvenir que j’ai gâté et entravé l’œuvre de Dieu par mes fautes. Voilà une des peines bien amères que je ressens dans ces rencontres. » Lorsqu’on l’importunait et qu’on le poussait pour savoir le nom du fondateur, il se défendait de toutes ses forces. Un jour à Rome, il était dans l’antichambre d’un prélat, attendant une audience. Cependant les serviteurs de la maison l’entourèrent et lui demandèrent qui était le fondateur de cette congrégation. Un pauvre pécheur, leur répondit-il. Ils firent de nouvelles instances. Un pauvre pécheur, leur disait-il chaque fois. Malgré leurs importunités, ils ne purent lui arracher d’autre réponse.

Son humilité profonde lui rendait aussi extrêmement pénible la charge de supérieur général. Il épuisa tous les moyens pour rester simple religieux ; mais contraint de porter toute sa vie le poids de la supériorité, il dut incliner la tête devant la volonté divine et faire céder son humilité à la charité. Il protestait, surtout dans ses dernières années, qu’il était incapable de soutenir cette charge. Le chapitre, disait-il, ne pouvait l’élire en conscience. Il ajoutait que le nouveau supérieur général une fois élu, il voulait se retirer au mont Argentario, et là, se dépouiller du signe qui distingue les profès, faire son noviciat, et se mettre sous la direction du maître des novices, puis faire écrire sur la porte de sa cellule : Paul est mort. L’époque du chapitre étant venue, il suppliait à genoux les pères capitulaires avec des soupirs et des larmes, de ne plus lui imposer cette charge. Il leur demandait même de le mettre en pénitence et en prison. Il faisait sa renonciation avec toute l’humilité possible. Mais c’était en vain ; le chapitre n’acceptait pas sa renonciation et son confesseur usait de son autorité pour l’obliger à accepter. Il fit encore cette renonciation, lorsqu’il fut confirmé la dernière fois dans ses fonctions, peu de temps avant sa mort. C’était un spectacle attendrissant et édifiant tout à la fois de voir ce saint vieillard paraître dans l’assemblée du chapitre, les larmes aux yeux, une corde au cou, demander pardon et dire sa coulpe en présence de tous les pères capitulaires. Il en vint jusqu’à les solliciter de lui imposer une forte pénitence, disant qu’il n’avait jamais su gouverner la congrégation, qu’il méritait d’en être chassé et qu’il était indigne d’en porter l’habit. Tous étaient attendris, en voyant la vivacité et la sincérité de ses sentiments, en voyant ses larmes et la conviction avec laquelle il parlait. C’est ainsi que le bon père tâchait d’éloigner de lui une charge dont il se jugeait très indigne. Elu contre son gré, il dut faire le sacrifice de ses répugnances ; mais son cœur semblait devoir éclater en gémissements, et ses yeux étaient deux sources de larmes. Il disait publiquement avec des paroles entrecoupées de soupirs que c’était un malheur pour la pauvre congrégation qu’on lui eût donné pour supérieur un pauvre et misérable pécheur tout rempli de vices. Je descendrai dans la tombe chargé de mes manquements, disait-il ; mais puisque Dieu le permet ainsi, je mourrai sous le poids des travaux pour le service de la pauvre congrégation. Les religieux venant lui prêter obéissance et lui baiser la main, selon la coutume, il les embrassait avec une affection toute paternelle, les serrait tous contre son cœur et, dans la vive appréhension qu’il avait de sa responsabilité et de son insuffisance, il les suppliait dans les termes les plus humbles : « Mes frères, aidez-moi à porter ma charge, en observant fidèlement la règle ; vous ferez ainsi ma consolation et vous deviendrez des saints. J’ai toujours désiré de pouvoir me retirer au noviciat, afin de me préparer à la mort ; car jusqu’ici je n’ai fait aucun bien. » Obligé de donner avis de son élection aux différentes maisons, il ne put s’empêcher d’exprimer de nouveau dans sa circulaire les sentiments qui lui étaient si familiers et si intimes. « Les jugements de Dieu, disait-il, sont impénétrables ; ses voies et sa conduite, insondables ; les dispositions de sa providence, incompréhensibles. Cette considération obligeait l’apôtre saint Paul à s’écrier : O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables ! La même considération m’inspire un saint tremblement, quand je pense qu’un être débile, ignorant, faible, et surtout, vicieux comme je suis, a été contraint par le commandement du vénérable chapitre, malgré sa renonciation authentique, à accepter de nouveau la charge de supérieur général. » Dans ce vif sentiment de son indignité, il avait souverainement en horreur les titres et les témoignages de respect. « Oh ! combien ce Révérendissime m’ennuie ! disait-il. » C’était tout son plaisir d’être traité sans cérémonie, avec une confiance filiale. Lui-même traitait ses inférieurs avec une cordialité, une douceur, une humilité sans égale. On ne pouvait le reconnaître pour supérieur qu’à son amour, à sa tendresse et à l’éclat de ses vertus. En revanche, il était l’implacable ennemi de toute autre démonstration. Lorsqu’on va faire la visite des maisons, c’est la coutume dans la congrégation de sonner les cloches. Il tirait de là un motif de s’humilier. La dernière fois qu’il visita les maisons de la campagne romaine, à son approche de la retraite de Terracine, les religieux vinrent à sa rencontre, pleins de consolation et de joie. Cependant les cloches sonnaient pour saluer l’entrée du vénérable visiteur. Quoique sourd, il s’aperçut de ce bruit et demanda ce qu’il signifiait. On lui répondit qu’on sonnait les cloches en son honneur et pour indiquer le commencement de la visite. Alors le serviteur de Dieu : « Quoi sonner ! quoi sonner ! dit-il d’un ton plein de feu et qui attendrit tout le monde. Sonnez mon trépas ; car jamais je n’ai rien fait de bon. » Puis rempli d’une force extraordinaire, il s’élança à la tête des religieux, et bien qu’il eût été incapable jusque là de se mouvoir à cause de ses douleurs articulaires, il s’avança à grands pas vers l’église, en récitant le psaume Miserere, au milieu d’une grande abondance de larmes, et en se frappant la poitrine, pour demander pardon à Dieu. Il continua de la sorte jusqu’à son entrée dans l’église. Tous les religieux présents étaient attendris, en voyant un si saint homme s’humilier si profondément et avoir de si bas sentiments de lui-même.

L’humilité du père Paul resplendissait encore dans son exactitude à observer les moindres convenances. Père et supérieur de tous, il baisait très humblement la main aux supérieurs locaux et témoignait le plus grand respect pour tous ses religieux. Il avait confiance en tous, excepté en un seul, et cet homme unique à qui il ne se fiait pas, c’était lui-même, c’était Paul. « Mon âme ! se disait-il à lui-même, nous sommes plus éloignés de la sainteté que le ciel ne l’est de la terre ; nous sommes plus infects devant Dieu qu’un chien mort ne l’est pour les hommes. » C’est ainsi qu’il s’abîmait dans son néant, dans ses misères, répétant souvent ces paroles du saint précurseur : Non sum, pour signifier qu’il n’était et qu’il estimait n’être rien. Tous ces traits de vertu d’humilité et de douceur sont dignes d’admiration. Mais à vrai dire, ce qui me surprend le plus dans les mémoires qui nous restent du serviteur de Dieu, c’est que, par un privilège spécial et extraordinaire, jamais une pensée d’orgueil ne vint altérer ses sentiments d’humilité, au milieu de tant d’honneurs, de succès, d’applaudissements et de conversions merveilleuses qui accompagnèrent ou suivirent ses missions. C’est ce qui lui permit de dire en toute simplicité à son directeur : « Grâce à Dieu, jamais l’orgueil ne s’approche de moi. – Je croirais être un réprouvé et un damné, disait-il encore, s’il me venait une pensée d’orgueil. » Il voulait persuader tout le monde de son extrême indignité, ajoutant qu’il lui était comme impossible de concevoir de l’orgueil et qu’il se croirait damné s’il en avait. Voici le portrait qu’il traçait de sa personne : il se comparait à un pauvre déguenillé et couvert d’ulcères des pieds à la tête. Est-ce que cet homme, disait-il, pourrait s’enorgueillir, s’il se voyait introduit dans une assemblée de grands seigneurs ? De là vient qu’il n’avait jamais sujet de s’accuser d’orgueil. « Un si grand pécheur que moi, disait-il, s’enorgueillir ! Dieu me fait lire dans un grand livre ; ce livre, c’est la connaissance de mes péchés. » Quand on lui disait qu’il était nécessaire à la congrégation, il répondait : « Si je me croyais nécessaire en ce monde, je me croirais damné. Le Seigneur n’a besoin de personne. » Il s’estimait même si peu utile, qu’il disait à son infirmier pendant sa dernière maladie, chose que je ne puis rapporter sans attendrissement : « Quel fardeau je suis pour la communauté ! j’ai grande compassion de vous voir continuellement occupé à me servir. Je veux faire appeler le prieur de l’hôpital Saint-Jean, et le prier de vouloir bien me recevoir comme les autres pauvres à l’hôpital. – Je lui répondis (c’est l’infirmier qui parle) : que loin de nous causer de l’embarras, il nous donnait de la consolation, et que nous aurions pleuré sa perte, quand Dieu l’aurait appelé à lui, parce qu’il était notre consolation et notre soutien et qu’il faisait plus lui seul, tout infirme qu’il était, que la congrégation tout entière. » C’était la vérité. A ces mots, le père Paul se mit à pleurer, et se frappant la poitrine, il dit avec un grand sentiment d’humilité : « C’est votre charité à tous qui fait que vous me souffrez ; je ne mérite rien ; je mérite qu’on m’abandonne comme un vil animal ; je suis un pécheur pire que les brigands. » En parlant de la sorte, il se tourna vers le crucifix qui était au voisinage, et se frappant la poitrine, il répéta : mea culpa, mea maxima culpa. Ensuite, prenant la main de l’infirmier : « Ah ! mon cher frère Barthélemi, dit-il, combien je vous suis obligé ! » Profondément convaincu qu’il était un homme inutile, gênant et fâcheux, il revint à trois reprises au moins sur ce sujet, et ce n’était qu’à titre d’aumône qu’il recevait les services qui lui étaient rendus.

 

 

CHAPITRE 34.

DE LA MANSUETUDE ET DE LA BONTÉ DE CŒUR DU SERVITEUR DE DIEU.

 

Le Seigneur qui est le grand Maître des vertus, nous invite à apprendre de lui à être humbles et doux. Il nous fait entendre par là, qu’à l’humilité, il faut joindre la douceur et la mansuétude, et que celles-ci sont le fruit de celle-là. Le père Paul ayant reçu de Dieu une humilité si grande et si rare, chacun voit que c’était là la source de cette grande douceur qui lui gagnait tous les cœurs, qui apaisait soudain ceux qui s’irritaient contre lui et qui lui donnait un si grand ascendant. C’est là, sans nul doute, une vertu fort nécessaire aux supérieurs et aux ouvriers apostoliques. Elle eut dans le serviteur de Dieu d’autant plus de prix et de mérite, qu’il était d’un naturel bouillant, vif, entreprenant. Plus d’une fois il arriva que tel ou tel de nos religieux lui manqua de respect, soit par défaut de vertu, soit par l’effet de la mauvaise humeur. Il souffrait tout avec paix, avec sérénité et douceur, et par son silence, il donnait une leçon charitable à celui qui le traitait injustement. Le supérieur d’une de nos maisons, cédant à un empressement qui n’était pas selon la science, commanda un certain travail qui lui semblait pressant, un jour de fête, aux frères de la maison. Le père Paul le sut, et comme supérieur majeur, il se crut obligé d’avertir le recteur, que ce travail était un scandale, qu’il blessait en quelque sorte l’honneur de Dieu. L’avis fut donné d’une manière paternelle, ce qui n’empêcha pas le recteur de se fâcher et de perdre le respect à l’homme de Dieu. Celui-ci, sans se plaindre ni élever la voix, se tourna vers un ancien religieux qui était présent et lui dit tranquillement : « Que pensez-vous, mon père, de cet homme ? » Une autre fois, se trouvant chez un de nos bienfaiteurs, le père Paul dit au recteur d’une autre maison qu’il n’approuvait pas un projet qu’il lui avait soumis, parce qu’il ne lui semblait pas raisonnable. Celui-ci, loin de se rendre, se mécontenta et parla sur un ton peu respectueux. Pour le faire taire, le bon père aurait pu user d’autorité ; il préféra lui exposer doucement ses raisons, afin qu’il reconnût son tort et l’affection que lui portait son supérieur. Ordinairement, il se taisait dans ces occasions. Quand ensuite, on allait lui demander pardon, il accueillait avec tendresse et quand il le croyait à propos, il disait : « Nous sommes encore vivants. » Il voulait dire par là qu’on avait encore besoin de mortifier ses passions, qu’on ne connaît jamais mieux, que lorsqu’il s’agit de les vaincre. Souvent il prévenait celui qui l’avait offensé ; il allait le trouver avec une bonté de père, et lui découvrait les entrailles de sa charité.

Il se conduisait de la même manière envers ceux qui n’exécutaient pas ses ordres, quoique précis et de conséquence. Il ne manquait pas d’avertir et de reprendre à-propos le délinquant ; mais il le faisait avec paix et avec douceur : « Pourquoi, disait-il tranquillement, n’avez-vous pas fait telle chose ? Ou bien : c’est à cause de mes péchés qu’on ne m’obéit pas ; patience. Dieu le veut ainsi, que sa sainte volonté soit faite ! » Si le lieu et le temps n’étaient point propices, il gardait le silence à l’égard de celui qui avait manqué et disait : « Il faut porter la croix et avoir patience. » Comme un bon médecin, il s’abstenait de donner le remède pendant la fièvre : « Il n’est pas en état, disait-il, de recevoir maintenant la correction ; il faut attendre le moment favorable. » Dans d’autres circonstances, sachant qu’on doit supporter avec amour le poids des faiblesses d’autrui, il disait très sagement : « Un tel n’a point encore une vertu solide, il n’est point encore assez exercé à la vertu, il faut que je la pratique. » Il réglait ainsi tous ses actes avec prudence et faisait en sorte de ne laisser échapper aucune parole qui ne respirât l’humilité et la douceur, en un mot, l’esprit de Jésus-Christ. L’opiniâtreté et la résistance ne faisaient qu’augmenter sa douceur. Il était saintement ingénieux pour trouver les moyens de s’insinuer dans les cœurs ; il cherchait à les gagner pour les porter à Dieu. Dans une mission, il engagea du haut de la chaire les hommes à se séparer des femmes, dans l’intérêt de l’ordre ; mais ceux-ci ne bougeant pas plus que des colonnes, le serviteur de Dieu descendit sans parler, alla se jeter aux pieds des récalcitrants et les pria humblement de vouloir bien se placer où il désirait. Tant d’humilité et de douceur fit cesser toute résistance : on obéit aussitôt. Le curé de l’endroit qui avait tout observé, dit ensuite au père Paul : « Oh ! que vous avez bien fait de vous y prendre de cette manière ! Un autre missionnaire voulut un jour l’emporter par voie d’autorité, et il en résulta un grand désordre. » Le serviteur de Dieu donna une plus grande preuve d’humilité et de douceur à l’égard d’un méchant homme qui lui disait des impertinences. Il se trouvait alors à la retraite Saint-Ange. Un jeune charbonnier y étant tombé malade, il avait eu la charité de le faire soigner au couvent, jusqu’à son entière guérison. Le père du jeune homme, s’imaginant sans doute qu’un premier bienfait donnait droit à un second, se montra offensé de ce que le père Paul n’avait pas conservé son fils autant qu’il l’eût voulu ; il vint donc faire ses plaintes au serviteur de Dieu, et se laissant aller à sa mauvaise humeur, il le chargea d’injures et lui perdit tout à fait le respect. Le père Paul ne fit que lui dire avec beaucoup de bonté et de douceur : « Ne voyez-vous pas, mon frère, que nous l’avons soigné avec charité, non seulement pendant sa maladie, mais jusqu’à son entier rétablissement ? » Et peu s’en fallut qu’il ne lui fît des excuses, au lieu de le reprendre, comme il méritait.

Ce serait ici le lieu de rappeler la conversion d’une foule de brigands et de scélérats que Paul gagna à Dieu, soit en se prosternant à leurs pieds, soit en les caressant avec bonté et en les pressant sur son cœur, soit par d’autres marques de charité et de douceur. Nous en avons parlé ailleurs. Il suffira au lecteur de s’en souvenir pour se convaincre de plus en plus, qu’il n’y a, pour ainsi dire, point de cœur si inflexible que l’humilité et la douceur ne parviennent à amollir. Le père Paul en connut l’efficacité et s’attacha de jour en jour davantage à s’en prévaloir. L’expérience lui avait fait connaître qu’une sévérité imprudente trouble la paix des âmes, agite les consciences, abat le courage et réduit souvent au désespoir, tandis que la patience, la douceur et l’humilité sont comme un concert mélodieux qui calme les esprits les plus farouches, et comme le souffle d’un léger zéphyr, où l’on entend l’Esprit de Dieu invitant les âmes à se rafraîchir et à se reposer dans son sein.

 

 

CHAPITRE 35.

ENSEIGNEMENTS ET MAXIMES DU BIENHEUREUX TOUCHANT L’HUMILITÉ.

 

Le bon père, connaissant le prix de la sainte humilité, eût voulu que tout le monde eût part à ce trésor ; c’est pourquoi il en recommandait la pratique à tous en général et surtout à ses religieux et à ses pénitents. Dans presque toutes ses lettres, il engage ceux à qui il écrivait, de se pénétrer du néant de l’homme et de se faire poussière devant Dieu, de chercher par tous moyens et de demander instamment à Dieu le don précieux de l’humilité. Plus ses pénitents étaient avancés dans l’oraison, plus il les portait à l’anéantissement d’eux-mêmes. « Soyez humble, disait-il dans une de ses lettres, parce qu’un grain d’orgueil suffit pour ruiner une grande montagne de sainteté. – Dieu, dit-il encore, se complaît dans ceux qui se font petits et deviennent comme de petits enfants ; il les tient attachés à son sein et les allaite avec le lait divin pour les préparer au vin très doux du saint amour qui enivre celui qui en boit ; mais c’est là une sainte ivresse qui fait devenir toujours plus sage. – L’humilité et le mépris de soi font éviter les illusions. J’apprends que le père Thomas a eu du succès dans ses prédications. Je vous prie de lui donner de bons avis et de le mettre en garde contre la vaine gloire. »

L’humilité était aux yeux du père Paul la pierre de touche de l’oraison. « Quand on voit, disait ce grand maître, que l’oraison produit des effets et des désirs conformes à l’état et à la vocation, il n’y a point d’illusion à craindre, pourvu qu’il en résulte une plus parfaite connaissance de son néant, de son indigence, de son impuissance, de son ignorance. Oh ! plus on creuse, plus on trouve un effroyable néant qu’on fait ensuite disparaître dans le Tout infini ! Un N et un T, ces deux lettres contiennent une perfection sublime. » Il développe le même enseignement dans une autre lettre, où il s’exprime ainsi : « La grâce du Saint-Esprit soit toujours avec vous. Amen. Hier, 9 courant, j’ai reçu votre bonne lettre datée du 6 septembre dernier. Pour y répondre, je vous dirai 1° que je me réjouis des souffrances intérieures et extérieures que vous avez à supporter ; je me réjouis de ce que vous les aimez. Vous commencez à être un disciple de Jésus-Christ. Il est vrai que ce sont là de légères souffrances ; aussi devez-vous vous humilier beaucoup, en pensant qu’elles ne sont rien en comparaison de celles des serviteurs de Dieu, et beaucoup moindres encore, si vous les pesez sur la balance de la croix du Sauveur. Tenez-vous donc bien anéanti. 2° L’oraison qui humilie l’âme, l’enflamme d’amour, l’excite à la vertu et à la patience, n’est pas sujette à l’illusion. 3° Fuir comme la peste les satisfactions qui enflent, qui donnent de la vanité et qui nous inspirent de l’estime de nous-mêmes ; elles viennent du démon. Remerciez donc le Seigneur qui vous fait la grâce de les chasser et de les reconnaître. Le bon moyen pour se garantir de ces illusions, c’est l’humilité de cœur, l’anéantissement et le mépris de soi, le recours au sacré cœur de Jésus, qui est une forteresse inexpugnable où nous devons nous réfugier et chercher du secours, etc. 4° Ces lumières qui éclairent votre intelligence et enflamment votre volonté, d’après ce que vous me dites, doivent vous être suspectes si elles vous causent de l’enflure. Il faut donc éloigner les imaginations en question, et vous mettre en présence de Dieu, avec une foi vive et une attention amoureuse, tâchant de concevoir une très haute idée de la Majesté divine et de vous anéantir de votre mieux devant elle. Si le démon fait du tapage, continuez de vous tenir anéanti, en pensant à vos péchés et à vos misères ; ne vous permettez pas d’aller plus loin, mais fixez-vous dans la connaissance de vous-mêmes ; vous déjouerez ainsi les ruses du démon. Mais il faut être fidèle à cet avis. Saint François Borgia, avant de s’élever à ses hautes contemplations, employait deux heures à méditer sur son néant et ses misères, etc. Les consolations véritables et les lumières divines sont toujours accompagnées d’une profonde humilité, d’une telle connaissance de soi-même et de Dieu, qu’on s’abaisserait sous les pieds de tous. Elles donnent aussi, mais pas toujours, une intelligence céleste, avec la paix, l’amour, la joie, la pratique de la vertu, l’amour de la grâce. » Dans une autre lettre, le serviteur de Dieu, toujours d’accord avec ces grands principes, disait encore : « Tenons-nous dans notre néant et ne nous élevons pas, à moins que Dieu lui-même ne nous élève. Oh ! quand Dieu veut élever une âme, quelle douce violence ! je dis douce, mais si forte que l’âme n’y peut résister. Ainsi donc présence de Dieu dans la foi pure, et nous fixer dans la connaissance et la méditation de notre néant, de nos péchés, de nos misères ; ensuite, on peut laisser à l’âme la liberté de suivre les attraits amoureux de l’Esprit-Saint. J’ajoute que bien qu’il vous semble vous réjouir dans les peines et les mépris, il ne faut pas faire cas de cette disposition, parce que le démon pourrait s’en mêler pour donner de la vanité. Mieux vaut ne pas estimer son jugement et ses impressions, mais craindre et se défier, sans avoir d’autre vue que de faire la volonté de Dieu. Le monde est tout rempli de pièges ; il n’y a que les humbles qui y échappent. Ne vous fiez pas à vous-même, bien que votre oraison vous semble produire de bons effets. Ne soyez point juge dans votre propre cause mais défiez-vous de vous-même et adorez le Père des lumières en esprit et en vérité. Il est écrit : heureux l’homme qui vit dans une défiance continuelle ! Bien faire, et savoir qu’on ne fait rien de bien, c’est la marque d’une grande humilité ; c’est un des premiers degrés de l’humilité. Celui-là est vraiment humble de cœur qui se connaît lui-même à fond et qui connaît Dieu. Que le Seigneur fasse cette grâce à tous les hommes. Amen. » Il résume ainsi ces grandes leçons dans une autre lettre : « Celui-là sera le plus grand, qui sera le plus petit. Celui qui s’anéantira plus profondément, sera le plus élevé, le plus favorisé ; il aura plus facilement l’entrée dans ce grand cabinet, ce cellier au vin, cette salle royale, d’où l’on passe au cabinet secret où l’âme traite seule à seule avec le divin Époux. » Le père Paul apprenait enfin à faire tourner au profit de la vertu les imperfections mêmes et les fautes. « Si quelque poussière d’imperfection s’attache à votre cœur, ne vous troublez pas, disait-il, mais consumez-la aussitôt dans le feu de l’amour de Dieu, en vous humiliant et en vous repentant doucement, mais avec un repentir humble, fort et cordial, et puis continuez à demeurer en paix. » En somme, il désirait extrêmement que chacun se maintînt dans cette humilité de cœur, d’où dérivent la sérénité de l’esprit, la douceur de la conduite, la paix intérieure et tous les biens. Pour en inspirer la pratique et en faire mieux comprendre les règles, il employait diverses similitudes fort ingénieuses. « Figurez-vous, disait-il, un grand seigneur qui, se trouvant à table avec ses amis, entend frapper à coups redoublés à sa porte. Il envoie un domestique pour voir qui frappe, et apprenant que c’est un pauvre, il se fâche de son impertinence et le fait congédier sans aumône. Peu après, survient un autre pauvre, qui frappe, mais d’une manière humble et modeste. Le maître dit alors à ses serviteurs : qu’on donne la charité à ce pauvre qui la demande si humblement. Vient un troisième, qui frappe si doucement qu’on l’entend à peine. Le maître lui fait donner une bonne somme d’argent. Enfin, vient un pauvre lépreux qui n’a pas la hardiesse de frapper et qui se jette à terre près de la porte, en attendant que le maître l’aperçoive. Celui-ci sort pour sa promenade, il voit et examine le pauvre lépreux : « Que faites-vous ici ? lui dit-il, pourquoi ne demandez-vous pas la charité ? – Eh ! seigneur, lui répond le lépreux, vous êtes un seigneur si grand et si bon, et moi je suis un pauvre déguenillé, chargé de lèpre ; je n’ose même pas ouvrir la bouche. » A ces mots, le gentilhomme fait venir son majordome et lui dit : « Je vous charge de faire soigner et vêtir ce pauvre et qu’on lui assigne une bonne rente pour le reste de ses jours. » Venant ensuite à l’application, il disait : « C’est ainsi que le Seigneur en agit envers nous. Plus nous nous humilions en sa divine présence, plus il nous enrichit de ses grâces. C’est ce qu’il faut faire, spécialement lorsque nous nous trouvons arides, désolés, délaissés, dans l’oraison. Alors, il convient beaucoup de s’humilier devant Dieu, de reconnaître nos démérites et de réclamer humblement le secours de sa grâce, tout en souffrant avec une humble résignation ce qu’il lui plaît de nous envoyer de fâcheux. » Il avait encore une autre belle comparaison. « Figurez-vous voir un sculpteur qui envoie couper dans une forêt un tronc dont il veut faire une belle statue. Les bûcherons apportent dans son atelier un bois rude et informe. Le sculpteur commence à le dégrossir avec la hache, puis il prend la scie, ensuite le rabot et enfin le ciseau. Et que fait le bois ? Comment se comporte-il ? Il ne résiste pas, mais il se laisse travailler jusqu’à ce qu’il devienne une belle statue. C’est ainsi qu’en agit l’artiste suprême. Afin de dégager l’âme de ses imperfections et de la dégrossir, pour ainsi parler, il permet que les démons la tourmentent par les tentations ; ensuite il l’exerce et la polit par les sécheresses et les désolations. Si l’âme souffre ce travail avec patience et longanimité, elle se perfectionne, et devient une très belle statue digne d’être placée dans la galerie du ciel. »

La vaine complaisance est une nourriture d’autant plus nuisible et homicide, qu’elle flatte plus agréablement l’amour-propre. Comme il est fort facile d’en concevoir au milieu des honneurs et des applaudissements, le bon père qui avait tant à cœur le salut de ses enfants, s’efforçait de leur inspirer une profonde horreur des louanges et de l’estime des hommes. Quand il s’apercevait que quelqu’un d’eux se complaisait dans les honneurs ou les égards dont il était l’objet, il avait soin de lui donner aussitôt un antidote contre ce poison subtil. Il l’avertissait de ne faire aucun cas de semblables honneurs, et de n’estimer que la sainte humilité ; il détruisait toute opinion qu’il aurait pu avoir de sa sainteté ; il l’empêchait d’aller là où on le regardait comme saint ; en un mot, comme il aimait sincèrement la sainte humilité et le mépris de soi-même, il tâchait d’inspirer aux autres les mêmes sentiments, soit dans ses entretiens et ses conférences, soit dans sa correspondance. Souverainement ennemi de la singularité, il ne souffrait non plus aucune ostentation, parce qu’il y voyait une occasion d’orgueil ; mais il voulait que chacun suivît avec ferveur et fidélité la voie commune. Son zèle à cet égard s’étendait sur ceux-mêmes qui avaient abandonné la congrégation. L’un d’eux, en lui écrivant, avait affecté de prendre les titres d’archiprêtre, d’avocat, de théologien, etc. Le père Paul, en lui répondant, lui apprit très délicatement à ne se glorifier que de l’humilité de Jésus-Christ. Il signa sa lettre : Paul de la Croix, N.N.N., comme pour dire : Paul de la Croix est néant de toute manière ; il ne sait rien, ne peut rien, ne désire rien, ne veut rien en ce monde, excepté Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. Voilà quelle était toute la sagesse du serviteur de Dieu, ce qu’il pratiquait lui-même et ce qu’il enseignait aux autres : vivre caché en Jésus-Christ, et se glorifier dans le mépris, dans les opprobres et dans la croix du divin Rédempteur. Concluons ce chapitre par une parole de cet homme vraiment humble, parole très sage, très profonde et très efficace. « Voici, dit-il, le moyen le plus simple pour être favorisé sans cesse de dons nouveaux et de grâces précieuses et pour aimer de plus en plus le souverain Bien : il consiste à regarder d’un œil de foi l’abîme de notre néant, et dans l’effroi que cette vue nous inspire, à fuir dans l’intérieur du désert, dans l’abîme de la Divinité, en y laissant disparaître notre néant et en recevant d’une manière passive les inspirations divines. Abandonnez-vous à Dieu totalement ; laissez la divine Majesté opérer son œuvre dans le plus intime de votre âme ; là se fait une génération divine… A cette école de la divine sagesse, celui-là est le plus savant, qui se fait le plus ignorant. Là, on entend sans entendre, pour ainsi dire, car je ne puis m’expliquer… O sainte ignorance ! qui fait évanouir toute la sagesse et la grandeur du siècle, et nous fait apprendre à l’école de l’Esprit-Saint la science et la sagesse des saints ! »

 

 

CHAPITRE 36.

DES DONS SURNATURELS ACCORDES AU PÈRE PAUL, ET EN PREMIER LIEU, DU DON DE PROPHÉTIE.

 

On sait avec quelle profusion le Seigneur communiqua à ses premiers disciples le don d’intelligence et le pouvoir de faire des miracles. Doués de lumière et de puissance, les Apôtres nos maîtres dans la foi, perçaient l’obscurité des choses les plus cachées et opéraient les prodiges les plus surprenants. Ce sont là autant de preuves de la vérité de notre sainte religion, qui conservent toujours toute leur force primitive. Cependant il a plu à Dieu de renouveler la communication de ces dons, en accordant jusque dans les temps les plus rapprochés de nous, à quelques-uns de ses serviteurs, le don de connaître et de prédire les choses cachées et la puissance qui opère les prodiges. Par là, il honore la sainteté de leur vie, et il entoure en même temps d’un nouvel éclat la religion véritable qui a seule la propriété d’engendrer et de nourrir la vraie sainteté. Le bienheureux Paul fut un de ceux à qui le Seigneur se plût à départir l’abondance de ces dons surnaturels. Déjà on l’a vu dans le cours de son histoire. Il eut beau s’efforcer par tous moyens de les tenir cachés, Dieu voulut les rendre visibles et manifestes pour la plus grande gloire de son nom. Après avoir parlé des vertus dont il embellit l’âme du père Paul, il nous reste à dire maintenant quelque chose des dons gratuits dont il le combla avec libéralité. Nous suivrons ainsi la voie que la divine Sagesse nous a tracée elle-même. Nous parlerons d’abord du don de prophétie qui comprend la connaissance des choses cachées et la prévision des choses à venir. Le père Paul a possédé ce grand don, sous l’un et l’autre de ces deux rapports. Déjà on l’a pu remarquer en différents endroits de sa vie. Ici nous choisirons quelques traits particuliers, car il serait trop long de vouloir les rapporter tous. Nous avons déjà vu avec quelle précision et quelle exactitude s’accomplirent diverses prédictions qu’il fit, lorsqu’il demeurait encore à Castellazzo, sa patrie. Étant passé depuis au mont Argentario, et de là en une foule d’autres lieux où le Seigneur l’appelait, on vit très souvent éclater en lui le don de prophétie, dans le cours de ses missions.

Pendant qu’il était à l’ermitage de Sainte Marie de la Chaîne près de Gaëte, bien qu’il ne fût pas encore prêtre, plusieurs femmes affligées de n’avoir point de nouvelles de leurs maris embarqués depuis longtemps, vinrent trouver le serviteur de Dieu, afin d’en obtenir. Celui-ci leur dit de venir chercher la réponse au bout de trois ou quatre jours. Dans l’intervalle, il fit des prières spéciales avec ses compagnons. Ces femmes revinrent et le père Paul leur dit aussi clairement que s’il l’avait vu, que la barque, les marins et le patron, avaient couru risque d’être pris et emmenés en esclavage par les turcs, mais que Dieu les avait sauvés de ce danger. Il ajouta que la barque rentrerait au port de Gaëte et que les marins reviendraient chez eux sains et saufs au bout de quatre jours. Tout se vérifia et s’accomplit comme le serviteur de Dieu l’avait dit.

Dom Fabius Grazi d’Orbetello, le principal bienfaiteur de notre première maison, était presqu’à l’extrémité par suite d’une affection très grave de poitrine qui paraissait incurable. Déjà il avait reçu les derniers sacrements, et abandonné des médecins, il semblait n’avoir plus que peu de temps à vivre. Dans la prévision de sa mort, on commanda son cercueil à un menuisier d’Orbetello nommé Joseph Buggiada. On avait appelé le père Paul pour assister le pauvre moribond. Le matin, en se rendant à l’église pour dire la sainte messe, il dut passer vis-à-vis de la boutique du menuisier. Il vit donc qu’on faisait un cercueil et demanda à qui il était destiné. Le menuisier lui ayant répondu que c’était pour dom Fabius : « Pour cette fois, répliqua le père Paul, il donnera un coup de pied au cercueil. » En effet, dom Fabius se guérit et survécut encore un temps considérable.

En 1690, le couvent du Mont-Carmel de Vetralla fut attaqué de phthisie, de telle sorte que plusieurs religieuses en devinrent les victimes. Dans la crainte que la maladie ne se communiquât aux autres, ce qui pouvait arriver facilement, on prit toutes les mesures et les précautions possibles. Plusieurs cependant en furent atteintes. De temps en temps quelqu’une succombait. Le mal se propageant insensiblement, cinq ou six religieuses en furent attaquées en 1743 et en moururent en quelques années ; la dernière traîna sa maladie jusqu’en 1753. On se figure quelle devait être l’affliction de ces bonnes filles qui voyaient périr ainsi leurs sœurs et qui craignaient que la contagion ne gagnât les plus jeunes, ce qui eût discrédité le monastère et lui eût ôté toute espérance d’avoir des novices. Elles étaient en proie à ces craintes et à cette affliction, lorsque le père Paul vint leur donner les exercices. On le pria de demander à Dieu que le monastère fût affranchi de cette contagion. Le serviteur de Dieu, compatissant à leur peine, se mit en devoir de faire violence au ciel, et pour obtenir plus facilement la grâce qu’il désirait, il recourut à Marie qui est la trésorière de toutes les grâces. Le 2 juillet, fête de la Visitation, il se fit apporter de l’eau, et l’ayant bénite avec la relique de la sainte Vierge, il en but lui-même et en fit boire à toutes les religieuses. Cela fait, il leur dit d’un ton assuré : « Soyez tranquilles ; ce mal ne vous atteindra plus désormais. Vous aurez d’autres maladies, mais celle-ci, vous ne l’aurez plus. Ne craignez pas, ajouta-t-il ; les sujets ne vous manqueront pas. » En effet, le couvent fut toujours depuis au complet. Plus d’une fois même, on dut refuser l’entrée, faute de place vacante. Quant à la phtisie, jusqu’à ce jour on n’en a plus vu un seul cas dans ce couvent, bien qu’il s’y soit trouvé de jeunes religieuses sujettes à la fièvre, les unes pendant six, et d’autres pendant quinze ans. C’est ce que plusieurs médecins ont constaté. Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’au moment de la prédiction, il y avait deux religieuses regardées comme étiques ou à peu près, depuis le mois de mars précédent. L’une s’appelait sœur Thérèse-Marguerite de la Sainte Trinité, l’autre sœur Fille Marie du Cœur de Jésus. La première avait vomi une quantité de sang à plusieurs reprises et elle avait fort peur de mourir étique, bien qu’elle eût bu de l’eau bénite par le serviteur de Dieu. Comme elle manifestait ses appréhensions au père Paul : « Vous mourrez bientôt, lui répondit-il, mais votre mort sera un doux sommeil. » En effet, le dernier jour de décembre de cette même année 1753, cette bonne sœur, ayant entendu la messe et reçu la sainte communion, ne fut pas plutôt rentrée dans sa cellule qu’elle fut saisie d’une fièvre maligne, à ce que dirent les médecins. Le danger étant imminent, on lui administra le saint Viatique et l’Extrême-Onction, à l’entrée de la nuit. Au moment de mourir, elle éprouva une paix si douce, selon la prédiction de serviteur de Dieu, qu’elle ne cessait de s’écrier : Je chanterai à jamais les miséricordes du Seigneur. Venez, Seigneur, et ne tardez pas ; témoignant par ces paroles et par d’autres semblables son vif désir d’entrer en possession de la félicité dont elle recevait un avant-goût. Se tournant ensuite vers l’infirmière et les autres sœurs présentes, elle leur dit d’un air joyeux : Le père Paul m’a dit que ma mort serait un doux sommeil ; voici que sa parole se vérifie. Vite, vite, je ne puis plus attendre. Peu de temps après, vers la première heure de la nuit, elle mourut avec le cantique de l’amour sur les lèvres, comme l’avait prédit le serviteur de Dieu, et alla se réunir au divin Époux, pour ne plus s’en séparer. Le père Paul se trouvait en ce moment à Sutri, occupé à donner les exercices au couvent de cette ville. Sans avoir pu connaître par aucune voie humaine la mort de la religieuse de Vetralla, il dit à une des sœurs : « Une religieuse vient de mourir à Vetralla et elle est déjà en paradis. » Cette religieuse en écrivit sur-le-champ au monastère de Vetralla. On connut ainsi de mieux en mieux les dons du serviteur de Dieu. D’abord, cette sœur Térèse-Marguerite, quoique menacée et atteinte peut-être de phtisie, mourut d’une toute autre maladie, et quant à l’autre sœur, Fille Marie du Cœur de Jésus, elle a survécu longtemps, jouissant d’une santé excellente.

Le père Paul fit une prédiction semblable au monastère de Farnèse, pendant qu’il y donnait les saints exercices. Les religieuses venant successivement lui parler au confessionnal, une novice nommée sœur Marie-Cécile du Cœur de Jésus, se présenta à son tour. Cette pauvre sœur fut atteinte pendant son noviciat d’un mal qui dégénéra bientôt en phtisie. Elle avait eu plusieurs fois des crachements de sang et en avait perdu en abondance. Minée par une fièvre lente, elle s’avançait chaque jour vers le tombeau et portait tous les symptômes de cette maladie incurable. Elle avait passé six ou sept mois dans cet état, fort désolée de voir qu’elle ne serait pas admise à la profession, après laquelle elle soupirait de tout son cœur. Déjà son noviciat était sur le point d’expirer. Les religieuses informèrent le père Paul de sa situation et le prièrent de l’engager à retourner chez elle. Arrivée au confessionnal, le père lui dit avec charité : « Ma fille, j’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre : il faut que vous retourniez chez vous ; votre maladie ne permet pas aux religieuses de vous recevoir à la profession. » A ces mots, la novice répandit beaucoup de larmes. Il lui en coûtait extrêmement de renoncer à la vie religieuse. Elle répondit donc d’un ton résolu : Oh ! pour cela, jamais. Alors le père Paul, touché de compassion, lui dit : « Eh bien ! ayez confiance, je veux vous bénir. » En effet, il la bénit avec son crucifix ; il lui dit ensuite de prendre de l’huile à la lampe du Saint-Sacrement et de faire un signe de croix sur elle-même avec cette huile. Il l’assura qu’elle guérirait, et qu’elle aurait fait sa profession, qu’elle ne devait pas en douter. A l’instant la fièvre cessa ; elle ne perdit plus de sang, elle se rétablit, et pendant l’espace de vingt ans, à partir de son entretien avec le serviteur de Dieu, jusqu’au jour où elle a déposé de ce fait, elle n’a plus jamais souffert de cette incommodité.

La prédiction qu’il fit dans un autre monastère, vers 1761, sans être aussi favorable, ne fut pas moins véridique. Il était allé au carême donner sa dernière retraite au couvent de Sainte Lucie à Corneto. Ayant su que pendant le carnaval les religieuses avaient donné une représentation, il les blâma hautement, parce que, disait-il, il est indécent que des épouses de Jésus-Christ se travestissent en hommes pour déclamer. Il dit à l’une d’elles nommée Angèle Rosalie Ricci qui avait rempli un rôle, qu’elle aurait souffert, en punition, des aridités prolongées. La chose eut lieu après le départ du serviteur de Dieu, ce qui fit dire souvent à cette sœur : le père Paul a dit la vérité. Mais comme ce châtiment ne fut pas immédiat, peut-être cette religieuse ne fit-elle pas assez de cas des reproches et de la prédiction du père Paul. Un matin donc elle entra avant son tour au confessionnal. Le serviteur de Dieu, sans avoir été prévenu, lui demanda aussitôt si elle était bien résolue de ne plus prendre part à ces représentations. – Oui, répondit-elle sans hésiter. – Et comment ? ajouta le père Paul ; déjà vous en avez préparé une pour l’année prochaine. A cette parole elle resta stupéfaite, car il était très vrai qu’elle avait déjà préparé une autre représentation ; elle en avait copié le premier acte et distribué les rôles. Cependant elle n’en avait pas dit un mot au serviteur de Dieu, et il n’était pas informé que cette religieuse dût se présenter alors.

Puisque nous avons rapporté le sentiment du père Paul touchant les drames qui se jouent dans les monastères, ajoutons ici ce qu’il écrivait à ce sujet à une supérieure : « Vous avez très bien fait d’empêcher toute représentation. Dans les occasions semblables et en général pour tout ce qui est préjudiciable aux âmes, soyez vigilante et ferme pour empêcher l’offense de Dieu, sans craindre les mauvaises langues. Si cette conduite vous attire quelque persécution ou quelque blâme, gardez le silence et recueillez-vous en Dieu, comme étant morte à tout ce qui n’est pas Dieu. »

Le père Paul prédit aussi avec assurance à un prêtre nommé Antoine Calvasi qu’il aurait pu de nouveau célébrer la sainte messe. C’était un ecclésiastique très pieux qui vivait à Rome et qui y mourut en grande réputation de sainteté. Ce digne prêtre avait perdu la vue au point de ne pouvoir plus rien distinguer. Dans ce triste état, il était privé de la consolation de pouvoir célébrer la sainte messe, chose qui lui était fort sensible. Un jour il fut invité à dîner avec le père Paul chez Antoine Frattini, son ami, et l’un de nos bienfaiteurs. Les deux serviteurs de Dieu ne s’étaient jamais vus ni trouvés ensemble. Se rencontrant pour la première fois, ils s’embrassèrent comme deux anciens amis. Ils se tenaient l’un près de l’autre, lorsque tout à coup Dom Antoine se jeta aux pieds du père Paul, et, les larmes aux yeux, lui dit qu’il n’avait plus le bonheur de célébrer à cause de sa cécité ; il le pria en même temps de le bénir et de s’intéresser pour lui auprès de Dieu, afin qu’il pût recouvrer la vue pour célébrer au moins encore une fois et mourir ensuite, si telle était la volonté divine. Alors le père Paul, prenant son crucifix d’une main, mit l’autre sur la tête d’Antoine, et le bénit. Son visage était en feu, son ton inspiré, son extérieur recueilli ; il lui dit : « Ayez bon courage et espérez que vous direz de nouveau la sainte messe pour l’honneur et la gloire de la très sainte Trinité et de la sainte Vierge. Il ajouta avec plus de feu encore : « Oui, vous la direz ; oui, vous la direz. » En effet, le lendemain de cette heureuse rencontre, Dom Antoine se fait conduire à l’église de Saint-Roch, où il avait coutume de dire la sainte messe, avant d’être aveugle. Entré dans la sacristie, il dit au sacristain qu’il voulait célébrer. Celui-ci connaissant son malheur, lui demande s’il voyait. « Dieu, répond Antoine, y pourvoira. » Alors le sacristain, plutôt pour le contenter que pour autre chose, lui présente un missel, mais il l’ouvre à l’envers. Dom Antoine y applique sa vue et s’aperçoit aussitôt qu’il est retourné ; il le remet à l’endroit et recouvre immédiatement l’usage de l’œil gauche, appelé l’œil du canon. Il célèbre la sainte messe, et continue le reste de ses jours. Le Souverain Pontife lui accorda la dispense pour qu’il pût dire la messe de la sainte Trinité et de la sainte Vierge.

La dame Agathe Frattini était en grand danger, à cause d’un violent mal de gorge, qui l’empêchait d’avaler même une goutte d’eau ou de bouillon, et lui interceptait l’usage de la parole. Cette situation critique durant depuis deux jours, lorsque sa confiance au père Paul, lui fit désirer de le voir ; elle signifia son désir comme elle put. Le père résidait alors à l’hospice voisin de Saint Jean de Latran. Informé du désir de la malade, il se rendit aussitôt chez elle et lui donna très affectueusement sa bénédiction avec le crucifix et l’image de la Vierge. Ensuite il lui dit d’un ton assuré : « Les abcès crèveront la nuit prochaine. » Il répéta de nouveau avec plus de force : « Oui, ils crèveront. Jésus et Marie vous feront cette grâce. » La prédiction se vérifia à la lettre. Vers la septième heure de la nuit, un premier abcès que la malade avait à la gorge, s’ouvrit, et elle rejeta tant de matière par la bouche qu’elle se sentit toute soulagée et se croyait déjà guérie. Vers la neuvième heure, la toux en fit ouvrir un second, et vers la dixième, un troisième, qui donna aussi une grande quantité de matière. Au point du jour, la malade était entièrement dégagée et guérie, comme l’avait prédit le père Paul. Le serviteur de Dieu, qui désirait ardemment son rétablissement, avait passé toute cette nuit en prière.

Le même Antoine Frattini, dont nous avons parlé plus haut, ayant un voyage à faire en Toscane, se recommanda aux prières du serviteur de Dieu. Celui-ci lui dit que le Seigneur l’aurait délivré de tout danger, pour l’aller et le retour. La prédiction du père Paul et ses prières eurent manifestement leur effet. Antoine échappa au danger de périr dans un précipice. Les chevaux s’étant effrayés, sortirent du chemin et entraînaient la voiture vers l’abîme ; déjà ils étaient sur le bord et sur le point d’y rouler, quand le cheval de brancard, retenu tout à coup comme par une main invisible, s’arrêta tout tremblant, jusqu’à ce qu’Antoine et son compagnon pussent mettre pied à terre du côté opposé.

Plusieurs autres personnes expérimentèrent pour leur consolation la vérité des prédictions du père Paul. Une pauvre mère avait eu la douleur de voir ses deux demoiselles s’enfuir avec un homme de mauvaises mœurs. Dans sa peine, elle recourut à l’homme de Dieu qui l’assura que ses malheureuses enfants étaient alors aux environs de Ginevra, mais qu’elles reviendraient aussi bien que l’épervier infernal qui les avait enlevées, et qu’elles se seraient converties. Un mois ne s’était pas écoulé qu’ils revinrent tous les trois, l’homme séparément ; et à leur retour, ils donnèrent des marques sincères de repentir et s’efforcèrent de réparer le scandale par une conduite édifiante.

Le père Paul prédit à Venturin Lucchetti, habitant de Vallerano, la guérison de son fils unique, malade d’une fièvre putride et déjà condamné par les médecins. Il lui dit d’être tout à fait sans inquiétude, et en effet, Venturin de retour chez lui, trouva que son fils allait mieux, et au bout de quelques jours, il eut la satisfaction de le voir rétabli.

Il prédit de même à Jeanne-Marie Sbarra la guérison de son frère Philippe qu’elle avait laissé malade d’une fièvre quotidienne ; il ajouta qu’à son retour, elle ne l’aurait plus trouvé au lit, mais dans la maison. Le lendemain en effet, Jeanne-Marie, en rentrant chez elle, ne trouve plus son frère au lit ; elle demande où il est et on lui répond qu’il est dans la maison en parfaite santé. Elle interroge ensuite son frère sur le temps et les circonstances de sa guérison, et tous deux vérifient que, précisément au moment où Jeanne-Marie causait avec le père Paul, Philippe s’était senti mieux et avait été délivré de la fièvre ; il avait ensuite bien dormi et, le matin, s’était levé guéri.

Le père Jean-Marie de Saint-Ignace, s’étant présenté fort jeune pour prendre le saint habit, déclara au serviteur de Dieu que depuis longtemps il souffrait d’un violent mal d’yeux. Le père Paul, en le recevant, lui prédit qu’il n’en souffrirait plus à l’avenir : « Réjouissez-vous, lui dit-il d’un air riant, ce mal ne vous tourmentera plus. » En effet, à partir de ce moment, il ne s’en ressentit plus jamais et même ses yeux, auparavant mauvais, reprirent une forme plus naturelle. Le père Paul le lui fit remarquer un jour : « Vos yeux, lui dit-il, sont tout à fait changés ; ils étaient gros, et les voilà naturels. »

Le père Valentin de Sainte Marie-Magdeleine craignait d’être condamné à l’inaction, parce que dans le cours de ses études, une veine s’était brisée dans sa poitrine et qu’il avait fréquemment des vomissements de sang. « Ce ne sera rien, lui dit le père Paul avec assurance. Croyez que quand je dis quelque chose, je devine bien. Vous serez missionnaire ; cet accident est une pure épreuve. » Le mal parut faire des progrès ; il s’y joignit une fièvre qui, au jugement des médecins, devait aboutir à la phtisie. Cependant le père Paul maintint sa prédiction, et elle s’est si bien accomplie que ce religieux s’employa au ministère des missions, et put soutenir les fatigues de la prédication, sans aucune difficulté.

Nicolas Costantini, chanoine de la cathédrale de Corneto, un de nos grands bienfaiteurs, avait au genou gauche une tumeur énorme qui le tenait cloué sur son lit. Le père Paul le consola en l’assurant de sa guérison : « Monsieur le chanoine, lui dit-il, ayez confiance, vendredi, jour dédié à la passion du Sauveur, vous serez guéri. Je vous dis cependant que la mission ne sera pas pour vous cette fois ; vous vous lèverez seulement du lit, le jour de notre départ. » Tout arriva selon la parole du serviteur de Dieu. Le vendredi, les douleurs étant augmentées sans mesure, le père Paul lui renouvela les mêmes assurances : « Ayez bon courage, monsieur le chanoine, et croyez que vous êtes guéri. » Il répéta cela à diverses reprises. En effet, à peine le père Paul avait-il quitté la chambre que la tumeur s’ouvrit. Toute la partie calleuse du genou se détacha d’elle-même, et il en sortit une quantité d’humeurs et de sang. On rappela le père Paul, qui s’écria : « Vive la foi ! ne vous ai-je pas dit que vous étiez guéri ? Rendons grâces à Dieu. » Dès ce moment, le malade alla toujours mieux ; mais les médecins n’osèrent lui permettre de se lever qu’après l’avoir visité soigneusement pendant quelques jours. Il n’obtint cette permission que le lundi, lendemain de la clôture de la mission.

Le père Paul prédit encore sa guérison à Dom Joseph Suscioli, chanoine de la cathédrale de Sutri, son intime ami. Il était au lit, souffrant beaucoup par suite d’un accident qui lui était arrivé, en voulant verser du vin dans un verre. Le col de la bouteille s’étant rompu entre ses mains, et le verre l’ayant piqué au pouce, il avait secoué la main comme pour jeter le flacon, ainsi qu’on a coutume de faire en pareil cas. Mais n’ayant pas fait attention qu’il avait les doigts pris dans le cordon de la bouteille, il heurta violemment celle-ci contre la table et se fit une nouvelle blessure plus profonde et plus douloureuse. Le mal allant toujours croissant, le blessé était à l’extrémité ; la corruption avait gagné le bras et les épaules, sans que les médecins pussent y apporter de remède. On avait pratiqué une ouverture sous le coude, avec la lancette, pour donner issue aux humeurs, et dans le cours du traitement, on avait extrait de la blessure une substance blanchâtre longue d’une palme et demie. Le pauvre malade empirant toujours, on lui donna le viatique. Plus d’une fois, le père Paul avait fait visite à son ami ; mais un jour, en mettant le pied sur le seuil de la chambre du malade, une heure après qu’on eût pansé, le serviteur de Dieu dit d’un air tout joyeux : « Et que diront mes religieux, mon cher chanoine, quand ils sauront que vous êtes guéri ? » Ensuite s’approchant du lit, il se mit à serrer en plusieurs endroits le bras blessé, sans que le malade en éprouvât aucune douleur ; puis il le baisa très affectueusement par trois fois aux places qui étaient à découvert ; après quoi il s’en alla. Une parente du chanoine persuadée que le père Paul l’avait guéri, voulait débander aussitôt le bras ; mais le chanoine s’y opposa et laissa ce soin au médecin. On le fit donc venir sur-le-champ, et lorsqu’il eut enlevé les bandes, il pressa le bras à différentes places et vit sortir de la blessure trois gouttes semblables à de l’eau de viande. Après avoir bien examiné, il reconnut qu’un art plus puissant que le sien avait opéré cette guérison. Les doigts engourdis avaient repris soudain leur souplesse. Le lendemain, le chanoine se leva, et sans qu’il fît aucun remède, la blessure se cicatrisa parfaitement en peu de temps ; il se borna à tenir le bras suspendu au cou pour se conformer à l’avis du médecin qui crut cette précaution utile. Cet ecclésiastique étant un des bienfaiteurs les plus dévoués de la congrégation, sa guérison fut un grand sujet de joie pour nos religieux.

L’amour tout spécial et la vive reconnaissance que le père Paul avait pour ses bienfaiteurs, le portaient à faire de ferventes prières en leur faveur. Souvent il obtenait de Dieu et connaissait par une lumière céleste la guérison de leurs maladies. Outre les faits déjà mentionnés, nous ne pouvons omettre de rapporter ici ce qui arriva à Dom Poppée Angeletti, ce grand ami des pauvres et en particulier du père Paul et de la congrégation. C’était un respectable vieillard qui vivait à Ceccano d’une manière honorable. Parvenu à l’âge de quatre-vingts ans, il fut attaqué d’un mal de poitrine qui fit craindre pour ses jours. Son neveu, Dom Charles Angeletti qui fut dans la suite Camérier secret de Clément XIV et chanoine de Sainte Marie Majeure, alla trouver le père Paul qui était alors à la retraite de Ceccano. Il lui fit part du danger où était son oncle et le pria de vouloir le recommander à Dieu. Le père Paul lui répondit qu’il ne manquerait pas de le faire et que son oncle ne mourrait pas pour lors. Il le chargea de dire de sa part au malade qu’il gardât le lit ce jour-là et le suivant, mais que le troisième, il se levât, se fît raser et l’attendît, parce qu’il irait dîner chez lui. La commission fut faite au malade qui, plein de confiance en la parole du père Paul, ne douta nullement de sa guérison. Il suivit donc ponctuellement l’ordonnance, garda le lit ce jour-là et le lendemain ; le troisième, il se leva sans fièvre, se fit raser et attendit le père Paul à dîner. Le serviteur de Dieu vint en effet et les deux bons amis se revirent avec une satisfaction réciproque. Depuis lors, Dom Poppée jouit toujours d’une bonne santé jusqu’à sa mort qui arriva neuf ou dix ans plus tard, en sorte qu’il mourut plein de jours heureux.

Une autre fois, le capitaine Angeletti, père de Dom Charles, tomba malade, pendant que le père Paul séjournait à Saint-Ange. Dom Charles lui écrivit pour l’en informer, le serviteur de Dieu lui répondit qu’il éprouvait une peine sensible de la maladie de son vénérable père ; il l’exhorta ensuite à avoir confiance que le Seigneur lui aurait rendu la santé pour cette fois. C’est ce qui arriva effectivement. Le capitaine se rétablit et survécut encore quelques années. Il fit une nouvelle maladie en 1765, et le fils qu attachait beaucoup de prix aux prières du père Paul, lui en donna avis selon sa coutume. Mais le serviteur de Dieu, éclairé d’en haut, ne put cette fois lui faire la même réponse. Il engagea donc Charles à se résigner à la volonté divine et à se tenir prêt à recevoir tout ce qui lui viendrait de la main de Dieu. C’était assez lui faire entendre que la mort de son père était prochaine. Le capitaine mourut en effet de cette maladie.

Le père Paul se disposait à aller donner la mission à Viterbe, lorsque le comte Pierre Brugiotti, ami très dévoué du serviteur de Dieu, vint le trouver, à la solitude de Saint-Ange. Leur entretien, à ce qu’il paraît, roulait sur ce qui concernait cette mission, quand tout à coup le père Paul, interrompant le discours s’écria : « Ah ! Seigneur, ne permettez pas qu’un tel accident arrive à une personne que j’aime tant ! Vous savez que je ne voulais pas donner cette mission. » Surpris de l’exclamation, le comte eut peur que le père Paul ne prévît la mort de son père qui était alors indisposé et que le serviteur de Dieu affectionnait beaucoup. Il s’empressa donc de lui demander, si c’était ce malheur qu’il pressentait. Le serviteur de Dieu lui répondit que non. Parti ensuite pour Viterbe, il commença la mission. Tout en prêchant, il lui arrivait souvent de répéter cette exclamation : « Ah ! Seigneur, ne permettez pas cela ! »Un jour, peu de temps avant l’heure du sermon, il sort de la maison où il était logé, et rencontre le comte Pierre qui lui demanda où il allait. « Chez monseigneur l’évêque, répondit le serviteur de Dieu. C’était alors monseigneur Abbati. – Mais, père Paul, répliqua le comte, on a sonné pour le sermon ; vous irez après. – Et si après, il n’était plus en vie ! dit le père Paul. Je veux y aller de suite, de suite, parce que je n’arriverais plus à temps. » Et de ce pas, il alla parler à ce digne prélat. Sorti de l’appartement de l’évêque, on lui entendit s’écrier : « Oh ! quel terrible malheur ! quel malheur ! » Il s’en alla ainsi tout triste prêcher sur la mort, sans doute pour joindre ses exhortations à l’avertissement que la Providence allait donner. Il fit son sermon, et quand il l’eut terminé, on lui présenta un billet dans lequel on lui annonçait la mort subite de l’évêque. Le serviteur de Dieu annonça au peuple cette triste nouvelle, leur recommanda à tous l’âme de leur bon pasteur, et partie par suite d’un accident si imprévu, partie par suite du sermon du fervent missionnaire qui semblait avoir voulu disposer les auditeurs à profiter de la leçon, toute l’assistance fondit en larmes et ressentit une impression extraordinaire.

Le père Paul prédit encore la mort de plusieurs autres personnes, avec cette assurance qui ne peut venir que d’en-haut. Il fut un jour appelé dans une paroisse pour visiter l’archiprêtre légèrement indisposé. Il s’y rendit. En entrant dans la maison du malade, il entendit sonner midi, et selon la coutume de tout bon chrétien, il s’agenouilla sur le seuil pour réciter l’Ave Maria avec les prières qu’on y joint. En ce moment, il entendit une voix intérieure qui l’avertit de la mort prochaine de l’archiprêtre et l’engageait à le préparer au grand passage, en dissipant toutes les illusions qu’aurait pu lui donner la légèreté apparente du mal. Le serviteur de Dieu remplit fidèlement la charge d’ambassadeur de la souveraine Majesté. Il parla d’une manière très affectueuse à l’archiprêtre, et lui dit ouvertement qu’il mourrait de cette maladie, ce qui arriva peu de jours après. Le père Paul donnant les exercices spirituels au couvent des capucines de Farnèse, prêchait un jour agenouillé sur les degrés de l’autel, quand tout à coup il s’écria : « Holà ! vous qui dormez, vous mourrez dans peu de jours. » Il y avait réellement une sœur qui dormait, mais qui ne pouvait pas naturellement être vue par le père Paul. Cette prédiction faite et les exercices terminés, le serviteur de Dieu partit pour Ischia, et voilà que la religieuse tombe malade. On expédie un messager au père pour le prier de revenir au couvent ; mais il répondit sans hésiter que Dieu voulait que cette religieuse mourût ; et véritablement, elle trépassa quelques jours après.

En 1761 ou 1762, le père Paul se trouvant à Rome, fut prié par le cocher de la maison Angeletti, où il logeait, de visiter son épouse qui était malade et gardait le lit depuis cinq ans. Cette femme, voulant se guérir d’une âcreté, avait employé mal à propos quantité de remèdes, et l’humeur était rentrée dans la masse du sang. Le père alla donc la voir accompagné du mari, et l’exhorta à recourir à Dieu dans ses peines, en invoquant son saint Nom, qui est un Nom de force et de salut. Comme cette femme prononçait quelquefois celui du démon par impatience, elle crut que le père Paul en avait été informé par son mari et elle adressa à celui-ci un regard de reproche. Le mari cependant n’en avait pas dit mot et il le certifia à son épouse. Celle-ci en conçut une grande idée du père Paul. Encouragée par ses exhortations, elle prit la confiance de réclamer ses prières pour obtenir, sinon sa guérison, au moins la grâce d’aller communier à l’église. Pour la guérison, le père Paul répondit qu’il ne fallait pas y penser, parce que le Seigneur voulait que cette maladie fût son purgatoire ; mais que pour la grâce d’aller communier à l’église, Dieu la lui accorderait le dimanche suivant. Il l’anima ensuite à se recommander à Dieu et à penser continuellement à la passion et à la mort de Jésus-Christ ; après quoi il se retira. Le mari ne pouvait concevoir comment sa femme pourrait se rendre à l’église, elle qui avait besoin de quatre personnes pour être portée sur une chaise, pendant qu’on refaisait son lit. Il suivit donc le père et lui demanda ce qu’il pensait de son état. Le père lui répondit qu’il n’y avait point de guérison à espérer et qu’elle mourrait la veille de Notre Dame du Carmel, mais il lui défendit d’en parler à sa femme, pour ne pas trop l’épouvanter. Tout se vérifia selon la parole du père Paul. Le dimanche suivant, la femme s’étant recommandée à Dieu, se leva seule, s’habilla et se rendit sans difficulté à l’église de la Vierge libératrice pour faire ses dévotions. De retour chez elle, comme si le mal ne l’avait quittée, que pour lui donner le temps d’aller à l’église, elle en fut atteinte de nouveau, selon la prédiction du père, et continua toute la semaine sans changement notable. Enfin, arrive le 15 juillet, veille de Notre Dame du Carmel. Le mari se rappelant fort bien l’autre prédiction du père, retourne à diverses reprises chez lui pour voir l’état de son épouse ; il la trouve toujours dans la même situation et sans aucun indice de mort prochaine. « Cependant le soir du même jour, une heure après l’Ave Maria, selon sa propre déposition, je revins encore, dit-il, et j’appris que le mal avait empiré au point qu’on lui avait donné l’Extrême-Onction, et la malade allant toujours de mal en pis, elle expira à minuit, vérifiant ainsi la prophétie du serviteur de Dieu. »

En 1761 ou 62, le père Paul écrivit au père Thomas Struzzieri qui était alors en Corse, en qualité de théologien avec monseigneur de Angelis, que Dieu irrité par les crimes des chrétiens, se disposait à envoyer un grand fléau. Et les deux années suivantes, le blé fut très cher dans une bonne partie de l’Italie et beaucoup périrent de misère et de faim.

Bien des années avant l’événement, le père Paul prédit qu’on lui aurait accordé l’église et la maison des Saints Jean et Paul. Voici dans quelle circonstance. Le serviteur de Dieu se trouvait à Rome pour les affaires de sa congrégation. Un jour il alla prendre à Saint-Pantaléon-des-Monts dom Thomas Struzzeri pour aller avec lui à la Scala santa. Ayant pris la rue qui conduit à Saint-Grégoire, ils gravirent le mont Celio pour passer devant l’église des Saints Jean et Paul. Arrivé sur la place, le père Paul, se tournant vers dom Thomas, lui demande quelle était cette église. Il lui répondit que c’était celle des Saints Jean et Paul et que la maison adjacente était le noviciat des prêtres de la mission. Alors le père Paul, comme hors de lui-même, se mit à dire : « O Dieu ! c’est ma maison ; je dois venir demeurer ici. » Ni dom Thomas, ni François Casalini, son ami, à qui il confia la chose le soir même, ne purent deviner à quoi le père Paul avait fait allusion. Mais lorsque Clément XIV eut concédé au serviteur de Dieu et à sa pauvre congrégation l’église et la maison des Saints Jean et Paul, alors on reconnut qu’il avait été inspiré de Dieu, en faisant cette prédiction. On le reconnut encore mieux, quand, après sa mort, ses restes vénérables furent déposés dans cette église même.

Plus d’une fois, il prédit aussi clairement à diverses personnes le genre de vie qu’elles auraient embrassé, ou les postes auxquels Dieu les destinait. Il suffira ici de rapporter quelques faits choisis entre une foule d’autres. Après tout ce que nous avons dit du don de prophétie que possédait le père Paul, il est superflu d’accumuler de nouvelles preuves. Un jour donc, le père Paul alla à Castellana chez le docteur Ercolani, un de nos grands bienfaiteurs, qui avait plusieurs filles, dont l’une se nommait Elisabeth. Le père Paul avait coutume d’appeler cette enfant sa petite nonnette, bien qu’elle n’eût que sept ou huit ans. Comme elle avait beaucoup d’éloignement pour l’état religieux, elle était fort fâchée de s’entendre appeler de ce nom, et lui répondait d’un ton fort résolu : A quoi bon m’appeler ainsi ? Je ne veux pas être religieuse. Le serviteur de Dieu lui demandait en riant pour quel motif. Parce que je veux demeurer avec ma mère, répliqua-t-elle. – Oui, maintenant, lui dit le serviteur de Dieu. Mais la petite fille lui répondit avec fermeté : Non, toujours. Après le départ du père Paul, Elisabeth, que son jeune âge n’empêchait pas d’estimer beaucoup le serviteur de Dieu, conçut une vive appréhension qu’il ne lui eût fait une prophétie. Elle dit en pleurant à sa mère : Vous le verrez, le père Paul me parle ainsi, parce que je dois me faire religieuse. Mais la mère, condescendant à la faiblesse de son âge, la consolait en lui disant : Je n’y consens pas, vous ne le ferez pas. – Dites toujours ainsi, ma mère ; de cette manière, je ne pourrai pas me faire religieuse ; et la pauvre enfant s’encourageait et se consolait de la sorte. Un jour pourtant, le serviteur de Dieu parut lui enlever tout espoir de demeurer à la maison. Comme il l’appelait à l’ordinaire sa petite nonnette, la mère se permit cette réflexion : Comment voulez-vous qu’elle se fasse religieuse avec une santé toujours si mauvaise ? – Soyez tranquille, répondit le serviteur de Dieu, la bonne Mère y pensera. Il appelait de ce nom de tendresse la très sainte Vierge. La petite fille qui était présente se montra fort inquiète : Non, dit-elle, je ne veux pas être religieuse. Le serviteur de Dieu lui répondit en souriant et en badinant : N’ayez pas peur, on ne vous fera pas prieure ; vous êtes trop petite. La petite n’en continua pas moins d’avoir une extrême aversion pour la vie religieuse jusqu’à l’âge de dix-neuf ans. Cependant le Seigneur qui dispose toutes choses avec force et douceur, permit que le mal dont souffrait la jeune fille prît un développement excessif. Désespérant des remèdes humains, la mère la conduisit à Rome pour visiter une image de la sainte Vierge, placée sous l’arc de Costaguti et qu’on honore sous le titre de Notre Dame du Carmel. En priant devant cette image la jeune fille fut guérie instantanément, et au moment même de sa guérison, Dieu lui donna la vocation.

Ainsi se vérifièrent les paroles du serviteur de Dieu : la bonne Mère y pensera. Il est vrai que trois mois après, elle subit un nouvel assaut ; mais cette circonstance même démontre encore plus clairement la lumière prophétique du père Paul. La pieuse demoiselle, tout en souffrant certaines incommodités, fut dégagée de la principale qui l’eût certainement empêchée d’embrasser l’état religieux. Pour obéir à la voix du ciel, elle se présenta au couvent des Carmélites de Vetralla et exprima son vif désir d’être reçue parmi elles ; mais on y voyait de grandes difficultés, à cause des indispositions habituelles de la postulante. Cependant le père Paul étant allé au couvent pour la profession d’une religieuse, il fit appeler Elisabeth par la prieure, et quand elle fut devant lui : « Ma fille, lui dit-il, comment allez-vous ? Ne craignez pas ; vous vivrez et vous mourrez religieuse. » Puis, frappant du doigt sur la grille : « Vous serez religieuse ici. » En effet, un an juste après la prédiction, elle prit l’habit. Le père Paul l’assura de plus qu’elle aurait été en état d’observer les règles et constitutions. Et ce point s’est encore vérifié. Sœur Marie Victoire du Saint-Esprit, ce fut son nom de religion, a toujours pu suivre les exercices communs, malgré ses indispositions. Vêtement, nourriture, assistance au chœur et autres observances, elle a tout supporté, pendant un grand nombre d’années, bien que tout cela parût au-dessus de ses forces. Il y a plus, c’est que lorsqu’à raison d’une indisposition plus sérieuse, on l’a dispensée, jamais elle n’a recouvré la santé, qu’en laissant de côté tous les remèdes pour se conformer simplement à la vie commune.

Le serviteur de Dieu fit encore d’autres prédictions semblables, qui toutes furent justifiées par l’événement. Nous les omettons pour abréger, nous bornant à en citer encore une qui nous semble digne de remarque, à raison des circonstances qui l’accompagnèrent. Cette prédiction fut faite à sœur Marie-Crucifiée, depuis religieuse passionistine et supérieure du couvent de la Présentation à Corneto. Il y avait à Rome un certain Carboni, chanoine d’Evora en Portugal, ecclésiastique fort charitable et zélé, qui songeait à fonder un monastère sous le titre de Notre Dame des Douleurs. Il avait à ce sujet une correspondance avec Marie-Crucifiée Costantini, alors religieuse au couvent de Sainte Lucie à Corneto. Son dessein était de la faire servir de pierre fondamentale à la bonne œuvre qu’il projetait. La conclusion de l’affaire semblait prochaine ; le nouveau monastère ne devait pas tarder à s’ouvrir. Dominique Costantini, frère de Marie, étant allé à Rome en 1751 ou 52, fit visite au chanoine et apprit de lui qu’il avait obtenu de Benoît XIV l’autorisation d’ouvrir la nouvelle maison ; il la lui fit voir et lui annonça qu’il se serait rendu en personne à Corneto ou qu’il y aurait envoyé quelqu’un pour prendre la sœur Marie, comme cela convenait, et la conduire au nouveau monastère qu’il s’agissait de commencer. A son retour de Rome, Dominique reçut la visite du père Paul qui, ayant autrefois dirigé sa sœur Marie, lui en demanda des nouvelles. Dominique lui répondit qu’il la perdrait bientôt, parce qu’elle devait aller fonder un nouveau monastère à Rome. Le serviteur de Dieu lui dit alors sans détour : « Je connais très bien le chanoine Carboni. Il ne pourra pas exécuter son dessein. – Mais comment ! répliqua Dominique ; tout est déjà réglé : la maison est prête, il a obtenu les autorisations requises, il attend sous peu de jours le nouvel office de Notre-Dame-des-Douleurs qu’il sollicite. – Soit, repartit le serviteur de Dieu, je vous répète que cette affaire tombera à l’eau. Sœur Marie ne sortira pas de Corneto ; elle doit servir pour une œuvre que j’ai en vue. » Surpris de ce discours, Dominique découvrit à sa sœur ce qui s’était passé avec le père Paul. Elle répondit : « J’ai donné ma parole à ce respectable prêtre ; je ne puis y manquer. » Mais bientôt, on vit que le serviteur de Dieu avait été éclairé d’en haut. Le chanoine fut rappelé en Portugal, et son projet avorta de la sorte. Cependant on ne pouvait pas encore deviner à quelle œuvre le père Paul destinait la sœur Marie. Dominique n’avait pas encore eu la moindre idée de fonder un monastère, comme il fit depuis. D’ailleurs, il avait encore un jeune frère qu’il pensait à établir, afin d’avoir des héritiers. Pour lui procurer une alliance honorable et avantageuse, il avait dessein de s’engager à lui laisser tout son bien. Mais la mort lui ayant enlevé ce frère à l’improviste et ôté tout espoir d’avoir des héritiers, Dominique songea à fonder un monastère de religieuses de la Passion. Ce projet demanda bien des années, coûta beaucoup de dépenses et de peines, avant d’être réalisé. Le monastère achevé, le second article de la prédiction du père Paul s’accomplit également. Sœur Marie y entra une des premières, comme le père Paul l’avait prédit longtemps à l’avance et répété en différentes occasions. Clément XIV lui accorda la permission de passer du couvent de Sainte Lucie à celui de la Passion, où elle fut aussitôt élue supérieure.

Nous terminerons ce chapitre par la prédiction que fit le père Paul touchant l’exaltation de Clément XIV au souverain pontificat. Avant 1766, le serviteur de Dieu n’avait jamais vu le cardinal Ganganelli. Ce fut alors qu’il eut pour la première fois l’honneur de lui faire visite à Rome. Dès cette première entrevue, il fut charmé et édifié de sa vertu, et dès lors, il eut une connaissance si claire de sa future élévation, qu’au sortir de l’audience, il dit à son compagnon : « Oh ! celui-ci sera pape. » De retour chez messieurs Angeletti, nos grands amis, où il logeait, il dit très clairement : « Ganganelli ne finira pas ainsi, ce cardinal n’en restera pas là, il ira en avant, il montera plus haut. » Il répéta la même chose plusieurs fois et ajouta qu’il espérait de lui de grands avantages pour sa pauvre congrégation. En 1767, il alla de nouveau lui faire visite, et alors il lui déclara ouvertement les hauts desseins de Dieu sur sa personne sacrée. Le cardinal lui répondit en souriant, comme l’a témoigné le compagnon du père Paul : Nous voudrions que tout allât à notre guise. Le cardinal daigna à son tour faire visite au père Paul, pendant qu’il était retenu au lit à l’hospice du Saint-Crucifix, à cause d’un mal de jambe. Après un entretien pieux et jovial, avant de partir, il témoigna son affection au père Paul, en l’embrassant et en lui disant : Je voudrais faire quelque chose pour votre congrégation. – « Éminence, repartit sur-le-champ le père Paul avec beaucoup de feu, le temps viendra où vous le pourrez. » Monseigneur Charles Angeletti, entendant le père Paul parler de la sorte, en conclut qu’il prédisait le pontificat au cardinal ; il en demeura toujours persuadé, selon qu’il l’attesta lui-même à Clément XIV. Interrogé un jour par Sa Sainteté, s’il se serait jamais douté du résultat de l’élection, il lui répondit que oui, parce que la prédiction du père Paul lui était toujours restée présente. C’est ainsi que le serviteur de Dieu répéta en diverses occasions ce qu’il savait par révélation. Mais après la mort de Clément XIII et pendant le Conclave, le père Paul s’en expliqua clairement avec son confesseur ; il lui dit qu’en adressant cette parole au cardinal Ganganelli : « Éminence, le temps viendra, » il avait parlé par un mouvement intérieur tout extraordinaire, et en vertu d’une lumière d’en haut. Pendant la vacance du siège, il priait et faisait beaucoup prier pour que la volonté du Seigneur s’accomplît. Alors ceux qui ne l’avaient pas compris jusque là, virent bien qu’il avait eu révélation du résultat de l’élection et de l’exaltation du cardinal Ganganelli. Afin de pouvoir partir pour Rome, aussitôt après l’élection, il dit à Romain Fedeschi de Ronciglione : « Comme les courriers passent chez vous, si vous apprenez que Ganganelli est élu, envoyez-moi prendre aussitôt, pour que j’aille lui baiser les pieds. » La chose se fit ainsi. Dans l’intervalle un certain Antoine Ceuci de Capranica vint à notre retraite de Saint-Ange. Le père Paul lui demanda quelles étaient les nouvelles de Rome et qui on présumait devoir être élu pape. Antoine lui dit que les chances étaient favorables au cardinal Stoppani. Le serviteur de Dieu lui répondit avec un sourire : « Ah ! non, non ; ce sera Ganganelli. » Il parlait ainsi un mois avant l’élection. Le père Joseph Hyacinthe de Sainte Catherine arrivant de Rome pour le chapitre général qui était prochain, alla aussitôt demander la bénédiction au serviteur de Dieu. « Que dit-on à Rome de l’élection du nouveau pape ? lui demanda le père Paul. – Le nom du cardinal Stoppani est dans toutes les bouches, lui répondit le religieux. – Oh ! répliqua le père Paul, ce ne sera pas lui, pape. – Et qui donc le sera ? reprit le religieux. – Ganganelli. – Mais, répliqua le père Hyacinthe, comment savez-vous que Ganganelli sera pape ? » Le serviteur de Dieu, prenant un air grave et recueilli : « Je le sais, répondit-il, aussi certainement qu’il est sûr que j’ai ce mouchoir à la main. » Il avait raison de parler ainsi, car d’après l’aveu qu’il fit plusieurs fois à son confesseur, excepté les lumières qu’il avait eues touchant l’établissement de la congrégation, rien ne lui avait été manifesté plus clairement que l’exaltation de Ganganelli. Voilà pourquoi il en était aussi assuré que d’un objet qu’il tenait en main.

 

 

CHAPITRE 37.

DU DISCERNEMENT DES ESPRITS.

 

Le discernement des esprits dont l’Apôtre parle aux Corinthiens est un don surnaturel, une lumière extraordinaire et merveilleuse par laquelle on pénètre l’intérieur des âmes et on juge sûrement de la manière de diriger les consciences. Le père Paul fut doué de ce don. On le remarqua en lui dès sa jeunesse, comme nous l’avons vu dans l’histoire de sa vie. Nous allons ici rapporter quelques traits plus marquants qui en seront autant de nouvelles preuves.

Dans le temps qu’il habitait l’ermitage de la Chaîne, près de Gaëte, il y avait dans cette ville une dame mariée qui faisait profession de piété et qu’on regardait généralement comme une sainte. Elle était, disait-on, continuellement en prière et passait pour recevoir des faveurs singulières de Dieu et de la Vierge, et même pour être honorée d’apparitions célestes. Son directeur partageait l’opinion commune. Mais le serviteur de Dieu l’ayant entendue et examinée avec la maturité convenable, il jugea que cette pauvre personne était dans l’illusion. Ni le directeur, ni beaucoup d’autres ne voulurent se rendre à son jugement. Prévenus comme ils l’étaient, ils persistèrent à dire que c’était une sainte. On ne tarda pas cependant à reconnaître de quel côté était l’esprit de Dieu et l’on se convainquit que cette dame était le jouet d’une illusion.

Dom Louis Pennachioni qui dans la suite devint prêtre, alla un jour faire visite au père Paul avec quelques amis, Léonard Ercolani, Denis Dionisi et un ecclésiastique nommé Luc Dari. Le père ne les connaissait pas. Cependant il leur découvrit à chacun en particulier des secrets de grande importance qu’il tenait cachés, et qu’il connut par une lumière divine. Il en fit autant à quelques dames. C’est ce Louis qui a attesté ces deux faits.

Pour ses religieux, le fondateur a tant de fois pénétré leurs secrets les plus cachés et tant de fois il les leur manifesta, que certains n’osaient point paraître devant lui, quand ils se sentaient coupables de quelque faute, même cachée. Ils craignaient que le père ne les eût vus, à peu près comme Élisée voyait son serviteur Giezi. Un grand nombre d’ecclésiastiques et de séculiers vertueux ont également témoigné avoir expérimenté ce don du père Paul. Le gouverneur de Toscanella était fort en peine au sujet d’un rapport qu’il devait adresser à un tribunal de Rome. D’un côté, il ne voulait point trahir la vérité et la justice ; de l’autre, il craignait qu’un rapport peu prudent ne causât la ruine de deux des principales familles de la ville. Il croyait donc devoir user de réserve, sans préjudicier à la vérité ou à la justice. Diverses réflexions lui faisaient envisager ce parti comme le plus sage. Pour ne pas se tromper dans une affaire de cette importance, il désira avoir l’avis de quelque homme de Dieu. S’étant ouvert là-dessus au docteur Frédéric Del Bene, celui-ci lui conseilla de s’adresser au père Paul qui était alors à la retraite de Notre Dame du Hêtre, située à trois milles environ de Toscanella ; il s’offrit même à l’accompagner. Ils s’y rendirent donc tous deux, et à leur arrivée, ils trouvèrent le serviteur de Dieu assis aux pieds d’un crucifix qu’il avait coutume de porter dans les missions. A peine les eut-il aperçus qu’il leur dit : « Soyez le bienvenu, monsieur le gouverneur. Pour l’affaire en question, faites comme vous avez pensé ; il en résultera de l’avantage pour tout le monde. On conçoit quel dut être l’étonnement du gouverneur et du médecin, en entendant ce discours. Ils comprirent que le père Paul avait eu révélation d’un secret qu’il ne pouvait savoir humainement ; aussi en eurent-ils une haute idée, et leur estime augmenta encore, lorsque le gouverneur vit qu’il avait parfaitement réussi, en suivant son conseil.

Il arrivait fort souvent que le père Paul savait d’avance, par une lumière surnaturelle, les péchés de ceux qui venaient se confesser à lui. Un digne prêtre, chanoine d’une cathédrale, a déposé qu’étant malade en 1749 et désirant faire une confession générale au père Paul qui se trouvait chez lui, le serviteur de Dieu se mit à l’assister avec toute la charité possible. Pour lui rendre la confession plus facile, le père Paul lui dit de se contenter de réponse oui ou non, parce que lui-même aurait fait sa confession. En effet, non seulement il lui suggéra avec précision tout ce qu’il avait fait, mais, sans lui faire de question, il disait quelquefois d’une manière positive : « Vous avez fait telle chose. » Et c’était juste.

Le père Paul découvrit encore un grand péché à un campagnard qui se confessait à lui. Celui-ci était allé le trouver à la retraite Saint-Ange avec une lettre de recommandation de son maître. Le serviteur de Dieu l’accueillit avec bonté, commença à l’entendre, et lui dit que, sans se mettre en peine, il suffisait qu’il répondît avec sincérité à ses questions. Le paysan refusa cette offre, ajoutant qu’il désirait dire lui-même tout ce dont il se souvenait ; car, dit-il, il y a bien quinze jours que je m’examine. Là-dessus le père Paul écouta avec beaucoup de patience tout ce qu’il voulut lui dire. Enfin il termina, comme n’ayant plus rien à dire. Le père Paul à son tour lui dit : « Et le péché que vous avez commis dans le bois de Fallari, telle année, telle jour ? » Il précisa exactement le temps et le lui répéta par trois fois. A ces mots, le paysan tout atterré se mit à trembler ; il sentit qu’il était en présence d’un homme qui lisait jusqu’au fond de sa conscience, et qui avait découvert, par une lumière divine, le péché que lui-même avait oublié. Mais, encouragé par la bonté du serviteur de Dieu, il acheva sa confession et s’en retourna le cœur en paix et plein de consolation.

Le père s’était un jour embarqué au port Saint-Étienne sur la felouque royale commandée par le capitaine Michel Fanciullo, pour passer à Piombino. On espérait y arriver le soir, mais le vent contraire obligea à relâcher sur la côte appelée la tour de Troie, dans le grand duché de Toscane. Quand on y fut, le serviteur de Dieu, debout sur la felouque, adressa un sermon aux marins. Il leur dit entre autres choses : « Je ne sais comment Dieu ne nous a pas tous submergés dans la mer : il y a ici un homme qui ne s’est pas confessé depuis sept ans. » A ces paroles, dites avec beaucoup de feu, les marins et le patron sont comme atterrés ; mais pas un ne se trahit, bien que chacun rentrât dans sa conscience. Partis de-là, ils arrivèrent le lendemain matin à Piombino. Patrons et marins, tous voulurent se confesser sans retard et s’adressèrent l’un après l’autre au père Paul qui les entendit avec bonté. On ne savait pas encore qui était celui dont il avait parlé ; mais celui-ci, qui avait un plus grand besoin du remède, s’étant confessé à son tour, avoua franchement qu’il était ce malheureux resté sans confession depuis sept ans et dont le père Paul avait si bien découvert l’intérieur.

Plusieurs fois, dans ses missions, au fort même de la prédication, le père Paul se tourna vers une partie de son auditoire, et indiquant un endroit déterminé avec son bâton : « Je te vois, s’écriait-il, toi qui offenses Dieu, pendant que je prêche la pénitence. » Et chaque fois qu’il parlait ainsi, on apprenait qu’il y avait là, au lieu indiqué, un jeune homme qui manquait de modestie. Le missionnaire, sans l’avoir remarqué des yeux du corps, l’apercevait par une lumière supérieure.

Pendant sa dernière maladie, un clerc, qui était dans les ordres, vint à la retraite des Saints Jean et Paul et exprima le désir d’entretenir secrètement le serviteur de Dieu. Un religieux l’introduisit, et lorsqu’il sortit de l’entretien, je le vis, dit ce même religieux, quitter la chambre avec un air tout confus. Il me tira à l’écart : « Quel est donc ce père ? » me demanda-t-il. Je lui répondis que c’était le père Paul notre fondateur. » Mais c’est un saint, répliqua-t-il ; il m’a dit des choses dont je suis tout stupéfait ; il a l’esprit de prophétie. Oh ! oui, c’est un grand saint. »

Pour achever ce qui regarde le discernement des esprits, je devrais dire maintenant combien le serviteur de Dieu était prudent et éclairé dans la direction des âmes ; mais nous en avons parlé ailleurs, et le pieux lecteur a pu observer quel progrès faisaient les âmes qui suivaient ses conseils et s’appliquaient sous sa conduite à l’exercice de l’oraison. Le serviteur de Dieu fut toujours un maître sublime en cette matière.

 

 

 

CHAPITRE 38.

DES PRODIGES OPERES PAR L’INTERCESSION DU PÈRE PAUL.

 

Dieu seul peut opérer des prodiges. Qui facit mirabilia magna solus. Mais il se plaît à les opérer quelquefois par le moyen de ses favoris et à faire éclater sa puissance dans ses saints. Mirabilis Deus in sanctis suis. C’est ce qu’il a daigné faire dans ces derniers temps en faveur du bienheureux Paul de la Croix. Outre les miracles que nous avons déjà rapportés dans le cours de cette histoire, nous allons encore en mentionner ici quelques-uns pour l’édification du pieux lecteur. Beaucoup d’autres sont cités dans le procès du Bienheureux. Le choix que nous allons faire, suffira pour prouver qu’il a été favorisé du don des miracles dès sa jeunesse.

Pendant le séjour du père Paul à l’ermitage de Saint-Antoine au mont Argentario, un pauvre homme nommé Jean Fontana vint un jour l’y trouver. Ce malheureux avait les mains et la moitié du visage couvertes d’une sorte de lèpre. Le but de sa visite était de se recommander aux prières du père Paul pour obtenir sa guérison. Le père lui donna sa bénédiction, après quoi Jean retourna chez lui à Portercole. La nuit suivante, il dormit très paisiblement et le matin, il se trouva entièrement guéri, sans qu’il restât la moindre trace de ses dartres.

Dom Antoine Danéi a aussi attesté, comme témoin oculaire, qu’étant un jour à Naples avec son frère Paul, celui-ci bénit un malade qui demeurait dans la rue de Sainte Lucie et qui était déjà condamné des médecins. La bénédiction produisit son effet. Le lendemain, le malade était rétabli contre toute attente.

Le serviteur de Dieu étant allé visiter la retraite de Terracine, on lui amena un prêtre nommé Joseph Pontecorvo de Sonnino, qui depuis neuf ans souffrait dans tous ses membres d’un mal opiniâtre et très pénible, qui semblait être la lèpre. Ce pauvre ecclésiastique marchait appuyé sur deux personnes. Présenté au père Paul, il lui exposa son état de souffrance, ajoutant que le mal avait résisté à tous les remèdes et lui ôtait le sommeil et l’appétit. Le père Paul qui désirait avant tout son plus grand bien spirituel, l’engagea à recourir à Dieu, le véritable médecin, et à supporter patiemment cette affliction ; puis, mettant sa main sur la poitrine du prêtre, il toucha le mal, et enfin il donna sa bénédiction au malade. De retour à Sonnino, Dom Joseph ne fit que se frotter, et à l’instant toutes les dartres tombèrent, et il fut si bien guéri, qu’il ne se ressentit plus jamais de cette incommodité.

Un prêtre de notre congrégation, nommé père Cosme, se trouvait à la retraite de Vetralla, lorsqu’il lui vint au genou une tumeur d’une grosseur extraordinaire. On appela Jérôme Casoni, médecin très habile et encore plus charitable, pour lui donner ses soins. Mais tous les remèdes furent inutiles et il fallut se résoudre à l’amputation. La veille du jour où elle devait se faire, le père Paul alla selon sa coutume visiter le malade. Il voulut voir la tumeur et, touché de compassion en entendant que le religieux craignait beaucoup l’opération, il fit un signe de croix avec le doigt sur le genou, et la tumeur disparut aussitôt. Le lendemain matin arrive le docteur ; il débande le genou et le trouve dégonflé et guéri. Surpris à cette vue : Il n’y a plus rien, dit-il ; qu’est-il arrivé ? La surprise cessa, quand il sut que le père Paul l’avait guéri d’une manière surhumaine.

Dom Athanase Grazi était tenu au lit pour la goutte. Le père Paul étant descendu du mont Argentario pour aller à Orbetello, passa selon sa coutume par la maison du malade. Il alla lui faire visite, et lui dit qu’il devait guérir, et s’approchant de son lit, il toucha le pied malade et y fit un signe de croix avec le pouce. A l’instant même, le malade fut guéri et il se leva sur-le-champ.

Voici une autre guérison opérée par le père Paul dans la même maison. Il s’y trouvait une personne que le père dirigeait et qui sous sa conduite s’appliquait à l’oraison, au recueillement et à l’union avec Dieu. Laissons-la raconter elle-même le fait qui la concerne. « Je me trouvais gravement malade au lit d’une hydropisie de poitrine. Déjà le docteur Hyacinthe Pippi m’avait condamnée. Le père Paul étant venu me visiter, me demanda comment j’allais, et si je désirais guérir. Je lui répondis que j’étais très mal et que, pour ma guérison, je m’en rapportais à la volonté de Dieu. Alors le père Paul tira son crucifix, et me dit de me signer la poitrine avec le Christ. Là-dessus, il s’en alla. Je fis ce qu’il me disait, et soudain j’ai entendu que ma poitrine s’ouvrait, et à l’instant je fus parfaitement guérie, et je le dis moi-même. » Telle est la déposition simple et expressive de cette pieuse dame. Sa famille l’obligea néanmoins à tenir le lit encore deux ou trois jours ; mais comme elle le dit, la précaution était inutile.

Ajoutons ici une guérison miraculeuse due aux mérites du père Paul et qui a été attestée par un grand évêque, monseigneur Palombella, évêque de Terracine. Ce prélat, si savant et si pieux, ne fit pas difficulté d’en écrire au père Paul lui-même en ces termes : « Le chevalier Grattinara se recommande à vos prières. Une de ses demoiselles étant malade, se recommanda à Dieu et guérit subitement, en s’appliquant une de vos lettres. A la plus grande gloire de Dieu ! »

Il y avait à Arlena, petit village du diocèse de Montefiascone, une dame nommée Hiéronyme Ricci, qui, depuis trois ans, était tellement sourde qu’elle n’entendait plus rien, pas même le bruit des cloches. Cette pauvre dame avait un désir d’autant plus vif de guérir, que son mari l’attristait par ses reproches. Le père Paul y étant allé donner la mission, un soir, à la sortie de l’église, elle le suivit, et sa foi lui donnant de la hardiesse, elle saisit le manteau du serviteur de Dieu et en toucha ses oreilles. Toujours attentif à conserver la sainte humilité, le père Paul, s’apercevant de ce qu’avait fait cette femme, lui dit d’un ton grondeur : Eh bien ! qu’avez-vous gagné maintenant ? Mais il eut beau vouloir cacher les miracles que Dieu faisait par son moyen. La dame recouvra l’ouïe, et au moment même, la guérison était complète.

En 1767, Marie-Magdeleine Bruzzesi de Caprarola, au diocèse de Castellana, souffrait d’une infirmité très grave. Les médecins la jugeaient étique. Elle avait la fièvre, toussait et crachait habituellement du sang. Voyant tous les remèdes inutiles, elle voulut recourir au père Paul qui était alors à la retraite Saint-Ange. Elle se rendit dans cette solitude avec sa sœur Victoire et supplia instamment le serviteur de Dieu de lui obtenir de Dieu sa guérison. Le père Paul l’exhorta avec beaucoup de zèle et de charité à mettre sa confiance dans la Bonté divine, et au départ il lui remit deux petits morceaux de gâteau pour les manger à son retour chez elle. Le soir, la malade les mangea pour obéir au serviteur de Dieu qui usait de remèdes surnaturels. Elle se coucha ensuite et, cette nuit, après un nouvel assaut, elle reposa très paisiblement contre son habitude. Le matin, elle se lève, commence à tousser et à cracher de nouveau du sang ; elle en perd en quantité, puis elle sent quelque chose se détacher de la poitrine, et bientôt elle vomit une espèce de caillou à peu près de la grosseur d’une noix. Dès lors la fièvre la quitta, et tous les autres symptômes de son mal disparurent sans retour. Se sentant guérie, elle voulut montrer le caillou au médecin de Caprarola et lui raconta tout ce qui s’était passé : « Il faut, lui dit le docteur, qu’un grand saint ait prié pour vous. Il y a ici un vrai miracle. » C’est ainsi que la foi de cette pieuse femme fut récompensée.

Une enfant du nom de Gertrude, fille de Dominique Ruggieri de Sutri, témoigna pareillement une très grande confiance dans les mérites du père Paul encore vivant, et en obtint de même la faveur qu’elle désirait. A l’âge de dix ou onze ans, elle eut une épine dans la main droite qui lui causa de grandes douleurs pendant plus d’un an. Le chirurgien de l’endroit et son confrère de Ronciglione, après avoir essayé tous les remèdes, l’abandonnèrent comme désespérée. Cependant la pauvre fille souffrait, sans qu’on pût lui procurer aucun soulagement. Le mal augmentait de jour en jour et le contre-coup se faisait ressentir au côté et à l’épaule gauche. Plus sensible que personne à la douleur de sa fille, la mère l’exhorta à avoir confiance dans le père Paul et à le prier, quand il viendrait à Sutri, de faire sur elle le signe de la croix. Le père y étant venu, toutes les deux vinrent le trouver et l’enfant lui demanda de bénir sa main blessée. Le père la bénit en effet avec une relique qu’il avait sur lui et l’exhorta à espérer en Dieu et à prendre patience. Non contente d’avoir obtenu la bénédiction, la petite fille courut après le père Paul pour avoir quelque chose qui eût été à son usage. Une foule de personnes pieuses entouraient le serviteur de Dieu pour le voir et lui baiser la main. Mais l’enfant trouva moyen de pénétrer jusqu’à lui, et en lui baisant le manteau, elle en emporta une bonne pièce avec les dents. Satisfaite de son pieux larcin, elle courut chez elle toute joyeuse, pria sa mère de lui débander la main, y mit le morceau d’étoffe et la fit envelopper de nouveau. Deux jours après, elle dit à sa mère que sa main la chatouillait. Sois tranquille, lui répondit sa mère, le père Paul te guérit. En effet, elle dégage la main, la trouve dégonflée et cicatrisée ; elle était redevenue libre et souple de manière à se prêter à tous les mouvements. L’une et l’autre reconnurent à leur grande satisfaction que le serviteur de Dieu avait fait un miracle. Vois-tu, ma fille, le père Paul t’a guérie. Aie donc soin de dire chaque jour un Pater et un Ave en reconnaissance de ce bienfait. La fille s’y engagea et fut fidèle à sa promesse. Si quelquefois elle omettait sa prière, le soir en se mettant au lit, elle éprouvait une nouvelle piqûre qui l’avertissait et la corrigeait de ce manquement. Je sens ma main piquée, disait-elle alors ingénument à sa mère. – Mais, n’avez-vous pas oublié votre Pater et votre Ave ? lui demandait sa mère. – Hélas ! oui ; je n’y ai pas pensé, répondait la fille, et aussitôt qu’elle avait suppléé à cette omission, la piqûre cessait.

La veuve Anne Amati de Falvaterra, au diocèse de Vérole, avait un fils qu’une rupture considérable incommodait beaucoup. Le père Paul étant allé visiter pour la dernière fois la retraite de Saint Sosie, la pieuse dame lui porta son fils dans l’espérance qu’en le bénissant, le serviteur de Dieu l’aurait guéri. En effet, il n’eut pas plutôt reçu la bénédiction qu’il fut délivré de son mal.

La dame Thérèse Spagnoli, épouse de Vincent Mattia, consul à Terracine, avait au sein gauche une tumeur que les médecins qualifièrent de skirre, ce qui l’obligea à son grand regret, à se laisser visiter. Après avoir employé divers remèdes, les médecins furent d’avis d’en venir à l’amputation. Pour être plus sûr du traitement, son mari la conduisit à Rome et la mit entre les mains des meilleurs chirurgiens. Là, après plusieurs consultations, on en vint à l’opération. La cure fut bien longue, et si la dame ne fut pas entièrement rétablie, elle ressentit du moins quelque soulagement. Mais, peu de temps après son retour à Terracine, voilà qu’une nouvelle tumeur de la grosseur d’un œuf se déclare au sein droit. La pauvre dame en fut affligée au dernier point. Elle voulait cacher la chose à son mari pour lui épargner un nouveau chagrin, mais sur l’avis de son confesseur, elle se décida à lui en parler. Par bonheur pour elle, le père Paul se trouvait alors à la retraite de Notre Dame des Douleurs, voisine de Terracine. Elle recourut à lui, lui exposa son mal et sa peine. « Madame, lui dit le père, ne dites rien de votre mal à personne. » Il la bénit ensuite et la congédia pleine de confiance. Après son départ, le père Paul dit à son compagnon qui avait assisté à l’entretien : « C’est là un terrible mal, mais j’espère que Dieu l’en délivrera. » Effectivement, de retour chez elle, elle ne ressentit plus aucune douleur, et ayant regardé trois jours après où en était le mal, elle se trouva parfaitement guérie, et ce qui fut encore plus admirable, c’est que non seulement la seconde tumeur avait disparu, mais il ne paraissait plus de trace de l’amputation faite précédemment.

Thomas Pistoïèse de Soriano, au diocèse de Castellana, voyait de mauvais œil, je ne sais pour quel motif, l’établissement de notre retraite de Saint-Eutice. Pour causer du dépit aux religieux, il chantait des chansons injurieuses et profanes, en travaillant dans le voisinage avec deux autres compagnons. Il chantait de la sorte, lorsqu’un jour il fut assailli tout d’un coup de vertige avec de grands maux de cœur et d’yeux, de sorte qu’il ne voyait plus. Le père Paul qui allait à Soriano, le rencontra sur son chemin, et voyant qu’il était comme fou de douleur, il le fit approcher de lui, lui mit la main sur la tête et aussitôt l’oppression cessa, il revint à lui, recouvra l’usage de la vue, et fut parfaitement guéri. Voilà comment le serviteur de Dieu se vengeait à la façon des saints.

En allant visiter les retraites de la campagne romaine, le père Paul passa par Ceccano, bourg du diocèse de Férentino. Une pauvre femme qui avait une main percluse et qui avait épuisé en vain tous les remèdes, l’accosta, et ayant coupé un morceau de son manteau, elle l’appliqua sur sa main avec une foi vive. Au bout d’une heure, elle en recouvra le libre usage et dès lors elle put vaquer sans aucune difficulté à ses occupations domestiques.

Le père Paul avait coutume de bénir de l’eau avec une relique de la sainte Vierge et de la faire boire aux malades. Le Seigneur opéra divers prodiges par le moyen de cette eau. Nous allons en citer quelques-uns. Dominique Marchetti, habitant de Sutri, était dans un péril imminent de mort par suite d’un abcès fort mauvais qu’il avait à la gorge et que nul remède n’avait pu dissoudre. Un certain Mathias Mairè alla porter la nouvelle de son état aux religieux de la maison de Saint-Ange. Le père Paul apprenant la situation critique d’un bienfaiteur, réunit la communauté pour réciter les litanies de la sainte Vierge, après quoi il bénit de l’eau avec la relique de Notre-Dame, et en chargea Mathias en lui disant qu’on avait trop tardé à l’envoyer, et qu’il devait se hâter, s’il voulait encore trouver le malade en vie. Mathias marcha très vite. Arrivé à Sutri, il trouve le moribond qui ne donnait plus aucun signe de vie. Déjà on approchait la chandelle de sa bouche, comme on fait d’ordinaire pour s’assurer de la mort. Toutefois il s’avance en disant qu’il apportait de l’eau bénite par le père Paul. Le prêtre qui assistait le mourant, mit une cuillerée de cette eau dans la bouche du moribond, qui ne l’eût pas plutôt avalée, qu’il fit un mouvement et revint à lui. A l’instant même, il put prendre du bouillon et fut hors de danger. Au bout de quelques jours, il avait recouvré une santé parfaite.

A Terracine, Joseph Maceroni fut attaqué d’une fièvre maligne si violente qu’il fut réduit en peu de temps à l’extrémité. Les médecins ne voyaient de salut pour lui que dans un miracle. La dame Marie, sa mère, avait envoyé, dès le commencement de la maladie, demander quelques messes au père Paul qui se trouvait alors à la retraite de Terracine. Mais voyant le cas désespéré, un matin de bonne heure, elle vint en personne à la retraite pour recevoir quelque encouragement du serviteur de Dieu. Quand elle arriva, le père Paul était sur le point de monter à l’autel. Elle entendit sa messe, et quand il l’eut terminée, elle alla dans la sacristie se jeter aux pieds du père Paul, pleurant à chaudes larmes et criant que son fils était condamné par les médecins. Elle le pria d’y penser, d’autant plus que pour comble d’infortune, le père était en danger de mourir avec son fils. Le serviteur de Dieu, ému de compassion, l’encourage et lui dit : « Laissez-moi faire mon action de grâces, et puis nous parlerons. » L’action de grâces finie, il revint avec le père Nicolas de la Sainte Couronne à qui il dit, les traits tout en feu : « Joseph ne mourra pas. » Arrivé à la sacristie, il dit à la dame : « Réjouissez-vous ; Joseph ne mourra pas cette fois ; je vais lui bénir de l’eau de la Vierge. A votre retour, vous lui en donnerez une cuillerée, et soyez certaine qu’il ne mourra pas, mais qu’il ira mieux dès qu’il l’aura prise. Avant de la lui donner, vous direz un Ave Maria et un Gloria Patri en l’honneur de la sainte Trinité, et, croyez m’en, quand il serait à l’agonie, il ira mieux aussitôt. » La dame fut très consolée de ces paroles. Ayant reçu du père Paul un flacon d’eau bénite, elle retourna pleine de confiance dans la guérison de son fils. En entrant chez elle, elle trouva certains remèdes préparés pour son fils. Persuadée qu’elle portait le véritable : qu’est-ce que tout cela ? dit-elle ; voici le remède ; et elle montra le flacon du père Paul. Mettez-vous tous à genoux, dit-elle ensuite aux assistants, et dites un Ave Maria et un Gloria Patri ; c’est le père Paul qui l’a commandé. La prière dite, elle donne une cuillerée de cette eau à son fils. Celui-ci alla mieux aussitôt et se rétablit insensiblement. Il fut en état après quelque temps d’aller remercier lui-même le serviteur de Dieu, à qui il raconta sa maladie et sa guérison. Le père Paul lui répondit avec son humilité ordinaire qu’il ne devait pas le lui attribuer, mais bien aux ferventes prières de sa mère et à l’intercession de la Vierge dont il avait bu l’eau. Le bruit de ce prodige s’étant répandu, une foule de monde des environs recourut au serviteur de Dieu et lui demanda de son eau pour les malades, espérant qu’elle leur procurerait la guérison, et en effet, elle produisit des effets merveilleux. En voici quelques preuves.

Dans la ville de Fondi, la dame Evangéliste Goffredi, âgée de quatre-vingt-six ans et apoplectique, avait subi une seconde atteinte. On lui donna de cette eau bénite, et aussitôt elle recouvra l’usage de la parole. – A Pastena, une pauvre femme éprouvait un accouchement prématuré et très laborieux. On lui donna le viatique. Elle était à l’extrémité, lorsqu’ayant pris de cette eau, elle fut délivrée et guérie. – A Saint-Jean in Carico, ville du royaume de Naples, aux confins de la Campagne, une personne malade à la mort, qui avait déjà reçu tous les sacrements et se trouvait à l’extrémité, eut le bonheur d’avoir un peu d’eau bénite par le père Paul ; elle en but, et guérit sur-le-champ. Le médecin qui l’avait condamnée, vint à Saint-Sosie trouver le serviteur de Dieu, lui raconta le prodige, et stupéfait de ce qu’il avait vu, il lui dit qu’il ne voulait plus prescrire d’autre remède à ses malades que son eau. – A Valentano, au diocèse de Montefiascone, Pierre Paul Bartolaccini était déjà abandonné des médecins. Il avait contracté une maladie très grave sur le littoral de la Toscane. Sa gorge était si détruite, qu’il ne pouvait plus avaler ni solide ni liquide. La gorge était entr’ouverte, et plus rien ne descendait dans l’estomac ; en un mot, il était plus mort que vif. En ce moment arrive Dominique François-Antoine Barlini de Pianzano, qui avait sur lui un signe de la passion porté par le père Paul. Sans savoir que Pierre était malade, Dominique en demande des nouvelles à sa femme. Celle-ci lui répond plus par ses larmes et ses sanglots que par ses paroles. Il se rend donc à la chambre du malade, et voit un squelette plutôt qu’un homme vivant. Le malade en effet était sans parole et ne donnait presque plus de signe de vie. Touché de compassion, il fit le signe de la croix sur lui avec l’objet du père Paul, et s’en alla. Après son départ, le malade s’endort d’un sommeil qui dura cinq heures. Il lui semblait voir en songe une personne charitable qui, pour le guérir d’un mal si profond, lui enlevait son ancienne peau. En effet, à son réveil, il se trouva tout à fait guéri. Il appela sa femme en battant des mains, lui dit qu’il était guéri et lui fit donner ses vêtements pour se lever aussitôt.

Comme nous l’avons dit ailleurs, le serviteur de Dieu conseillait quelquefois de se servir de l’huile de la lampe du Saint-Sacrement. Sa grande foi et sa dévotion dans cet auguste Sacrement, qu’il cherchait à communiquer aux autres, obtinrent une foule de grâces, parmi lesquelles nous en distinguons une qui fut vraiment merveilleuse. Il y avait à Sutri un pauvre homme nommé Fulcinelli qui avait une jambe toute gangrenée. Il témoigna le désir de voir le père Paul. Celui-ci lui fut amené par le chanoine Joseph Suscioli. Entré dans la chambre du malade, il lui dit qu’il voulait le signer avec l’huile de la lampe du Saint-Sacrement. « Ayez toute confiance en Jésus-Christ, lui dit-il ; le saint Évangile nous assure que pendant sa vie mortelle, il sortait de lui une vertu qui guérissait tous les malades. » On apporte donc l’huile et le bon père commence à oindre le malade, et, chose vraiment surprenante, à mesure qu’il passait l’ouate imbibée d’huile, une nouvelle peau renaissait à vue d’œil et la plaie se fermait. Quand il eut fini, la gangrène avait disparu et la plaie était guérie. Le malade put se lever sur-le-champ.

Voilà quelques-unes des guérisons miraculeuses obtenues par l’entremise du serviteur de Dieu ; elles sont une preuve manifeste qu’il possédait le don qu’on appelle gratia sanitatum, et une confiance singulière pour impétrer les faveurs qu’il désirait. Voici maintenant des œuvres d’un autre genre et non moins merveilleuses, que le Tout-Puissant a opérées par son moyen. Dans un temps de grande disette, le père Paul se trouvant chez la dame Hyéronyme Ercolani à Castellana, celle-ci, en s’entretenant avec lui, se plaignit de la rareté du blé et lui fit l’aveu qu’elle n’en avait même pas assez pour les besoins de sa maison. « Et comment ferons-nous cette année, ajouta-t-elle, pour secourir les pauvres ? Nous devrons les renvoyer sans leur faire l’aumône. » A ces mots, le serviteur de Dieu, pénétré de compassion pour ses chers pauvres, exhorta la pieuse dame avec toute la vivacité possible à continuer ses distributions accoutumées ; il l’engagea à mettre toute sa confiance dans ce Dieu qui a promis de récompenser magnifiquement les œuvres de charité. Encouragée par ces exhortations, la bonne dame se mit à donner du pain en abondance à tous les pauvres qui se présentaient et à d’autres encore qui n’osaient pas se montrer. Cependant, chose vraiment merveilleuse, sa provision ne diminuait pas. Quand elle commença à faire ses distributions, elle fit mesurer son blé et il y en avait trente-quatre quartiers. C’était en novembre. On ne cessa pendant sept mois entiers d’en tirer pour les besoins de la maison et des pauvres, et au bout de ce temps, les trente-quatre quartiers y étaient encore. Une semblable multiplication fut regardée avec raison comme un miracle dû aux prières du père Paul. La bonne dame et sa fille en furent d’autant plus convaincues que les clefs du magasin ne sortaient jamais des mains de l’une ou de l’autre.

En 1749, le monastère de Sainte Lucie à Corneto, fut témoin d’une multiplication toute pareille. La sœur Angèle-Marguerite Forcella qui était alors dépositaire, savait à merveille la consommation du blé qu’on y faisait. Tout bien calculé, elle vit parfaitement que la provision était insuffisante. Pleine de confiance dans les mérites du serviteur de Dieu, elle suggéra à la sœur Marie Anzovini, magasinière, d’en informer le père Paul pour qu’il obtînt de Dieu par ses prières que la provision fût suffisante. La sœur obéit en toute simplicité et fit la commission au serviteur de Dieu. Celui-ci l’assura qu’elle aurait suffi. Il lui recommanda seulement de réciter cinq fois le Credo à genoux en l’honneur de la passion, toutes les fois qu’elle irait au grenier. La sœur fut fidèle à cet avis, et non seulement il y eut assez de blé pour l’hiver, mais il y en eut même en surabondance, non sans un prodige manifeste.

Il faut en reconnaître également un, dans ce que nous allons rapporter. Un jour de janvier, au matin, une heure avant le lever du soleil, le capitaine Michel Fanciulli, alors enfant, était sur la plage de Pino, près d’Orbetello, occupé à tirer un traîneau avec quelques marins. Il avait plu toute la nuit et le temps était encore à la pluie, de sorte que les marins et le patron étaient tout mouillés ; ils continuaient malgré cela leur travail. Cependant le père Paul descendait du mont Argentario qui est à trois ou quatre milles de la plage. Ils l’aperçoivent de loin qui venait à eux, sans chaussure, sans chapeau, selon sa coutume. Enfin il arrive et s’adressant aux pêcheurs : « Mes enfants, leur dit-il, la pêche a-t-elle réussi ? – Oui, répondirent-ils ; et l’examinant, ils furent bien étonnés de voir qu’il n’était pas mouillé. Le capitaine Michel Fanciulli, pour s’en assurer, passa la main sur sa tunique et la trouva sèche. Le serviteur de Dieu avait fait trois ou quatre milles par la pluie et au travers d’arbres qui en étaient chargés, sans être mouillé le moins du monde, quoiqu’il ne fût point couvert.

Le serviteur de Dieu était infirme et se faisait transporter de Fianello à Borghetto sur une chaise à porteurs. La journée était mauvaise et le temps menaçait la pluie. Huit personnes rendaient ce charitable office au vénérable père. Il commença à pleuvoir, lorsqu’on était en route ; mais Dieu par égard pour les mérites de son serviteur et pour récompenser la charité de ces braves gens, ne préserva pas seulement le père Paul de la pluie, mais encore tous ceux qui le portaient. Ils n’en furent nullement atteints ; bien plus, ayant à traverser plusieurs fossés, ils entrèrent dans l’eau tout chaussés et ne furent point mouillés. Le père Paul pour les exciter à la reconnaissance, leur demanda, chemin faisant, s’ils étaient mouillés, et ceux-ci lui répondirent, pleins d’étonnement à la vue de ce prodige, qu’ils ne l’étaient nullement.

Plus surprenant encore fut ce qui arriva à un homme pieux nommé Mathias Mairè de Sutri. Cet homme avait été chargé par le vicaire-général Picciotti de porter une lettre fort pressante au père Paul qui donnait alors une mission à Monte Romano. Arrivé aux bords du Biedano, il trouva cette rivière tellement grossie par les pluies, qu’il n’y avait pas moyen de la passer sans danger. Les voituriers eux-mêmes qui connaissent fort bien le gué et qui sont toujours pressés, étaient arrêtés par les eaux et n’osaient hasarder le passage. Pendant que Mathias pensait au parti qu’il devait prendre, un père-gardien survint à cheval. Celui-ci ayant appris le motif pour lequel il allait à Monte Romano, lui dit en toute simplicité et confiance : Nous allons voir si le père Paul est un saint. Là-dessus il prend le cheval de Mathias par la bride et se met en devoir de traverser l’eau avec le sien. Les deux montures en eurent jusqu’à la tête ; le pauvre Mathias et le gardien furent tout mouillés jusqu’à la ceinture ; mais à part ce léger désagrément, ils passèrent heureusement à l’autre rive. Arrivé à Monte Romano, Mathias remit sa lettre ; tous ceux qui le virent, s’étonnèrent comment il avait pu passer ce jour-là le Biedano ; mais l’étonnement cessa, quand on apprit qu’il avait mis sa confiance dans les mérites du serviteur de Dieu. Celui-ci l’accueillit avec beaucoup de charité et lorsqu’il l’eut fait manger, il lui donna la réponse et lui dit de repartir immédiatement pour Sutri. Le messager et les assistants ne le voulaient pas ; ils disaient que la pluie n’ayant pas cessé, la rivière devait être encore plus forte, que l’heure était avancée et qu’il ne convenait pas d’exposer de nouveau ce pauvre homme, après qu’il avait eu tant de peine de s’en tirer. Mais le père Paul insista, en disant que le vicaire-général aurait certainement expédié un second messager, s’il ne recevait pas une prompte réponse, parce que l’affaire était fort pressante. « Partez donc, dit-il, et je vous assure de la protection divine. » A ces mots, le père Jean-Baptiste, qui était aussi présent, dit à son frère : « Mais l’assurez-vous qu’il passera sans danger le Biedano ? – Oui, je l’assure, répondit le père Paul ; quand bien même l’eau serait montée jusqu’à la cime des arbres, qu’il passe hardiment et sans crainte. » Mathias, encouragé par des assurances si formelles et se reposant sur les mérites du serviteur de Dieu, se mit en route. Arrivé au bord du Biedano, il retrouva les voituriers qui n’avaient pas osé risquer le passage ; pour lui, il entre sans hésiter dans la rivière, mais, ô prodige ! le cheval marche sur l’eau comme sur la terre ferme, de sorte que les voituriers qui étaient sur la rive opposée le voient lever librement les pieds. A cette vue, ils se mirent à faire des exclamations, et en hommes superstitieux qui attribuent souvent au démon les œuvres de Dieu, ils crièrent : Il faut que le diable te porte ; on voit les fers de ton cheval ! Mathias passa donc très heureusement la rivière, sans même se mouiller la chaussure, et continuant sa route, il arriva sain et sauf à Sutri, une heure après le coucher du soleil. Le vicaire-général qui craignait qu’il ne lui fût arrivé un accident, était occupé à cacheter une autre lettre, dans le dessein de l’envoyer par un autre messager. C’était précisément ce qu’avait prédit le serviteur de Dieu.

 

 

CHAPITRE 39.

AUTRES DONS SURNATURELS ACCORDES AU PÈRE PAUL.

 

 

Le Seigneur, qui se plaît à combler les humbles de ses grâces, enrichit encore d’autres dons ce juste, qui lui en rapportait si fidèlement toute la gloire. Notre Bienheureux fut doué de ce don que saint Paul appelle genera linguarum, ou don des langues. Déjà nous avons vu, qu’en prêchant à Orbetello, il était compris de toute la garnison, bien qu’elle fût composée en partie de soldats allemands, qui ne savaient que leur langue. Nous avons aussi tout sujet d’affirmer qu’il reçut de Dieu cet autre don que l’Apôtre appelle sermo sapientiae, ou le don de sagesse. Dans ses prédications et ses entretiens familiers, il parlait de Dieu et des choses célestes en homme qui en savourait la douceur ; il avait le talent de communiquer les mêmes sentiments à ceux qui l’écoutaient avec de bonnes dispositions. Il exposait avec une facilité merveilleuse et savait rendre intelligibles les choses les plus sublimes et les plus cachées : les opérations intérieures de la grâce dans les âmes privilégiées, les effets du commerce de l’âme avec Dieu par l’oraison et l’amour, les voies sûres de la contemplation. Toujours il avait sous la main des similitudes et des comparaisons dont le résultat était d’éclaircir les choses obscures et d’en inspirer une haute idée, une estime profonde. On se sentait porté à réformer sa vie et à purifier son cœur. C’est ce qu’ont expérimenté tous ceux qui ont eu le bonheur de converser avec lui.

Déjà nous avons vu ailleurs de quelles flammes de charité son cœur était embrasé. La violence de ce feu souleva deux ou trois de ses côtes du côté droit. Plusieurs témoins nous ont assuré que, lorsqu’il discourait sur l’oraison ou d’autres sujets de piété, son visage s’allumait comme un feu. Quand il célébrait les mystères de notre rédemption, il semblait hors de lui-même, tout transporté d’amour. Souvent, pendant qu’il donnait la bénédiction avec le Saint Ciboire, il avait le visage tout enflammé ; à l’autel, pendant le saint sacrifice et les autres cérémonies sacrées, on l’eût pris pour un séraphin. Un jour, en causant avec une personne pieuse de choses spirituelles, sa figure devint éclatante comme un soleil, au point qu’on n’en pouvait soutenir l’éclat. D’autres fois, la véhémence de ses transports l’éleva de terre et on le vit suspendu en l’air pendant un temps considérable. Nous avons rapporté ailleurs qu’en célébrant un jour la messe dans l’église de Sainte Lucie à Corneto, il fut élevé en l’air à la hauteur de près de deux palmes, avant et après la consécration, et qu’en même temps un parfum incomparable se répandit autour de lui. Une autre fois, c’était pendant la mission de Latera, au diocèse de Montefiascone, en faisant un discours dans la sacristie de l’église paroissiale au clergé du pays, il parla de l’obligation du bon exemple et du zèle ecclésiastique avec tant de ferveur qu’il parut tout en feu et qu’on le vit se lever de terre et circuler en l’air dans la sacristie, comme s’il avait eu des ailes.

Mais parmi tous les dons qu’il posséda, le plus habituel fut le don des larmes. « Il est vrai, dit sainte Thérèse, cette grande maîtresse de l’oraison, que l’amour de Dieu ne consiste pas dans les larmes, mais à servir Dieu avec justice, générosité et humilité ; cependant quand l’eau des véritables larmes, c’est-à-dire, des larmes produites par une oraison véritable, nous est donnée du ciel, elle aide le feu de l’amour de Dieu à s’enflammer davantage et à se conserver, et le feu aide l’eau à rafraîchir. L’eau des larmes se joignant ainsi au feu divin, rafraîchit, et éteint même toutes les affections terrestres. » Or ce don, le père Paul l’eut à un haut degré. Grand nombre de témoignages consignés dans son procès le prouvent. Son confesseur a déposé que dès sa jeunesse et même dès son enfance, il eut tout à la fois le don d’oraison et le don des larmes. « Il n’est pas aisé d’exprimer, dit-il encore, quelle était la vivacité de sa componction, l’abondance de ses affections et de ses larmes. L’ardeur de son amour était manifestement le principe de cette tendresse de cœur. Quand il entendait parler des injures qu’on fait à Dieu, il en était outré de douleur, il versait des larmes, se frappait la poitrine, éclatait en gémissements et en soupirs, en disant : « Mes péchés en sont la cause ; mes infidélités, voilà ce qui provoque la colère de Dieu. » Il parlait de Dieu presque continuellement, et chaque fois c’était avec un visage en feu et en répandant beaucoup de larmes. Mais quand il s’entretenait de la passion de Jésus-Christ, soit en public, soit en particulier, oh ! alors, son cœur se fondait, pour ainsi dire, comme la cire devant le feu. Dans ses visites au Saint-Sacrement, et elles étaient fréquentes, on le voyait presque toujours baigné de larmes d’amour et d’attendrissement. C’était la même chose, lorsqu’il disait la sainte Messe ; il ne faisait que pleurer. Quand il la chantait, à l’occasion des fêtes où l’on célèbre les mystères de la rédemption, son chant qui était très pieux, était entrecoupé de soupirs et de larmes. » Telle est la déposition du confesseur de notre Bienheureux.

 

 

CHAPITRE 40.

DE LA RÉPUTATION DE SAINTETÉ DANS LAQUELLE IL A VÉCU ET IL EST MORT.

 

Bien que le père Paul ait toujours désiré d’être en ce monde comme un mort dont la vie est cachée en Jésus-Christ, bien qu’il mît tous ses soins à se dérober aux regards des hommes, pour vivre uniquement en Dieu, ses vertus jetaient un si vif et si constant éclat que tout le monde le regardait comme un saint. Il eut cette réputation pendant sa vie et surtout après sa mort ; la renommée de ses mérites a même été toujours croissant pour la gloire de Dieu. Nous ne dirons pas de quelle estime et de quelle vénération l’entouraient ses religieux qui étaient ses enfants et ses disciples, et parmi lesquels on peut dire, sans ombre de présomption, qu’il se trouvait des hommes très instruits, surtout dans les voies intérieures, des hommes de beaucoup d’expérience et de vertu. Qu’il nous suffise de remarquer que non seulement le père Paul ne perdait pas à être vu de plus près, mais qu’on avait toujours une plus haute idée de ses vertus, à mesure qu’on le connaissait mieux, et qu’on croissait toujours dans la charité, à mesure qu’on l’entendait plus souvent.

Il jouissait d’une estime singulière dans cette foule de communautés religieuses où il avait donné les exercices spirituels, et spécialement auprès des âmes les plus avancées dans l’oraison et la perfection. Ces bonnes âmes le regardaient comme un maître sublime dans les voies de la sainteté et comme un homme d’une vertu héroïque. Il en fut de même d’un bon nombre de personnes vertueuses qui, tout en demeurant dans le siècle, cherchaient à s’élever vers Dieu du sein de cette vallée de larmes, par le fidèle accomplissement de leurs devoirs d’état. Leur affection et leur estime pour lui étaient parfaites, parce qu’en toute rencontre, il n’avait que Dieu en vue et qu’il les conduisait avec une douceur merveilleuse dans la route du salut. Mais laissant de côté tant de témoignages qui seraient dignes pourtant de mention, disons seulement quels sentiments professaient pour le père Paul les populations au milieu desquelles il vécut ou qu’il évangélisa ; nous terminerons par indiquer quelques-uns des personnages les plus considérables qui se firent honneur de lui marquer de l’estime.

Déjà avant de quitter son pays natal, ses concitoyens le regardaient généralement comme un saint. L’innocence de sa vie, l’austérité de sa pénitence, sa conduite exemplaire, sa charité, l’ardeur de son zèle pour les intérêts de Dieu, étaient autant de motifs qui lui conciliaient malgré lui l’estime générale et le mettaient en réputation dans toutes les classes de la société. Nous ne répéterons pas les témoignages déjà cités dans le cours de cette histoire et que nous avons fidèlement extraits des procédures. Bornons-nous à celui du père Jean-Baptiste d’Alexandrie, ancien provincial de capucins. Il parle comme témoin oculaire ; son témoignage résume tous les autres. « La voix publique, dit-il, désignait le père Paul comme un saint. Elle était fondée sur sa vie exemplaire et pénitente, sur le zèle avec lequel il travaillait au bien des âmes, en faisant le catéchisme et en prêchant avec la permission de monseigneur François Gattinara, alors évêque de cette ville. Il jouissait de cette réputation auprès de toute sorte de personnes, prêtres, religieux, nobles, et entre autres, auprès du père Jérôme de Tortona, notre confrère, qui fut quelque temps son confesseur, et par lequel il fut ensuite adressé au père Colomban de Gênes, aussi de notre ordre, et résidant alors à Ovada ou à Savone. Ce père Jérôme, voyant à quelle haute perfection s’élevait le père Paul, en parlait comme d’un homme d’une contemplation sublime et très avancé dans la vertu. Ce qui le prouvait bien du reste, c’était ce grand concours de monde qui allait le consulter pour le bien de leurs âmes. Et cette bonne réputation a été toujours aussi constante que générale. Je n’ai jamais pensé, ni ouï dire rien de contraire. »

La renommée du serviteur de Dieu ne demeura pas circonscrite dans les bornes de son pays ; mais de même que la lumière se reconnaît aisément partout où pénètrent ses rayons, ainsi les vertus éclatantes de cet homme de Dieu, accompagnées de dons merveilleux, lui concilièrent une estime universelle partout où il fut connu. Lorsque lui et son frère Jean-Baptiste demeuraient à l’ermitage de la Vierge de la Chaîne, près de Gaëte, on les regardait comme des saints ; on venait se recommander à leurs prières et prendre leurs conseils. A Orbetello et dans les autres places du voisinage où il fut plus connu à cause de son long séjour au mont Argentario, habitants ou soldats, tous avaient de lui la même opinion, parce qu’ils étaient témoins de sa vie pénitente, de son zèle et de toutes ses vertus. Jamais dans la suite cette estime ne s’affaiblit. Le père Paul, alors très avancé en âge, étant venu faire la visite des deux maisons du mont Argentario, dut passer par Orbetello. Le peuple, toujours plein du souvenir de ses vertus, fut extrêmement joyeux de le revoir. Il alla à sa rencontre, et l’entoura pour lui baiser la main. Quelques-uns lui coupèrent des morceaux de son manteau ; enfin tous lui donnaient à l’envi ces témoignages de respect et d’estime qu’on ne donne qu’aux saints. En somme, le père Paul inspirait les mêmes sentiments partout où il faisait des missions. On a dit de lui avec raison : « Il suffit qu’il paraisse en chaire pour que la mission soit faite. » Du reste, en dehors même de ces circonstances, sa réputation de sainteté s’étendait avec le bruit de ses vertus et de ses mérites ; elle remplissait le patrimoine de saint Pierre et le littoral de la Toscane où il avait beaucoup prêché, et toute la Campagne Romaine, où nous avons plusieurs maisons. La dernière fois qu’il alla les visiter, on lui donna dans tout le pays les plus grandes marques de respect et de vénération, surtout à Pagliano, à Anagni, à Ferentino, à Verole, à Terracine, à Frasinone, à Ceprano et à Fondi. C’était là autant de preuves de sa réputation de sainteté. Une foule de monde de toute condition se pressait sur son passage pour obtenir sa bénédiction. On l’appelait à haute voix le saint ; chacun rivalisait pour avoir quelque objet qui eût été à son usage.

A Rome, où l’on discerne si bien la véritable vertu, le père Paul fut également réputé pour un saint. Monseigneur Struzzieri fit sa connaissance dès les premières fois que le serviteur de Dieu alla à Rome et y fit quelque séjour pour les affaires de la congrégation ; et déjà à cette époque, on l’y regardait comme un saint. « Je ne l’eus pas plutôt connu, dit ce prélat, que je conçus une grande estime pour lui, et cette estime était partagée par d’autres ; on voyait en lui un vrai saint. » La sainteté et les prodiges du serviteur de Dieu se divulguant de plus en plus, son nom devint célèbre en Toscane, dans le royaume de Naples, la Lombardie, le Piémont, l’état de Gênes et dans plusieurs autres pays ; et ce ne fut pas seulement parmi les personnes peu instruites, mais parmi les personnes sages et discrètes ; et cette réputation s’est maintenue et a grandi depuis sa mort, comme une foule de témoins l’attestent unanimement. S’il en fallait une autre preuve, on la trouverait dans les éloges qu’on a faits de lui et dans l’empressement qu’on a mis à se procurer ses images et ses reliques.

Mieux que tous les autres, ceux-là peuvent apprécier la réputation de sainteté du Bienheureux, que la vertu, la sagesse et l’expérience rendent plus judicieux. C’est pourquoi nous nommerons ici quelques-uns des personnages les plus distingués qui témoignèrent une haute estime du père Paul. Le bienheureux Léonard de Port-Maurice, ce grand missionnaire qui était si plein de l’Esprit de Dieu, l’ayant rencontré dans un endroit où lui-même avait donné la mission, et le peuple désirant l’entendre de nouveau, le pieux missionnaire voulut céder cet honneur au père Paul, dont il faisait le plus grand cas. De là une sainte contestation d’humilité entre les deux missionnaires. C’était assurément l’effet de l’estime et du respect qu’ils se portaient réciproquement. Le vénérable père Charles de Motrone, ce célèbre serviteur de Dieu, étant un jour à Castellana chez la dame Hiéronyme Ercolani, et s’entretenant avec elle, lui dit : « J’ai entendu parler du père Paul de la Croix, et j’ai ouï dire qu’il était un grand serviteur de Dieu et qu’il avait fondé une nouvelle congrégation ; mais je n’ai jamais eu l’avantage de le rencontrer. » Il témoignait en même temps un grand désir de faire sa connaissance. Il parlait encore, lorsqu’on frappa à la porte. C’était précisément le père Paul qui venait demander l’hospitalité. Le père Charles l’apprenant, témoigna une vive satisfaction ; il descendit aussitôt l’escalier pour aller à sa rencontre, et quand il fut près de lui : Vous êtes le père Paul ? lui dit-il. – Vous êtes le père Charles ? répondit Paul, et s’embrassant avec tendresse, ils restèrent ainsi sans parler pendant un certain temps, tout pénétrés du sentiment et du bonheur que deux frères éprouvent en se revoyant ; cette scène surprit et édifia tous les assistants. On monta ensuite à la salle, et là ils s’épanchèrent mutuellement avec une cordialité parfaite, se donnant à l’un à l’autre des témoignages d’affection, d’estime et de respect. Une autre fois, le vénérable père Charles se rendit à la retraite de Notre Dame du Hêtre, où était alors le bienheureux fondateur. Rencontré par celui-ci à l’entrée de la maison, il se mit à genoux devant lui et ne voulut point se lever, qu’il n’eût reçu sa bénédiction. Il ne l’obtint toutefois qu’après de longs débats inspirés par leur humilité à tous deux.

Il est juste que nous nommions ici avec distinction dom Barthélémi du Mont, ce vrai serviteur de Dieu, ce zélé missionnaire qui a travaillé si efficacement au salut des âmes. Chaque fois qu’il alla à Rome, lorsque le père Paul y était, il ne manqua jamais de lui faire visite et de prendre ses conseils pour sa direction spirituelle ; il disait parfois qu’il était venu tout exprès pour lui demander sa bénédiction. D’autres ecclésiastiques et de saints religieux professaient la même estime pour le père Paul. Le père Mirani, abbé général des Olivétains, le visitait souvent et le vénérait comme un saint. Le père Thomas-Marie Mamachi, depuis maître du sacré palais, venait de temps en temps le voir quand il était malade et lui témoignait une estime et une vénération toute particulière. De son côté le père Paul qui, avant d’avoir fait sa connaissance, l’estimait déjà beaucoup, conçut pour sa personne un amour et un dévouement inexprimable, lorsqu’il l’eut vu de plus près. Le père Jean-Thomas-Marie Boxadors, alors général des Dominicains, et depuis cardinal, et le père Gioanetti, depuis cardinal et archevêque de Bologne, lui donnèrent pareillement de grandes marques d’estime. Enfin, un grand nombre de supérieurs ecclésiastiques, cardinaux et prélats, estimaient de même le père Paul comme un saint. Monseigneur Gattinara qui eut pour ainsi dire la clef de son cœur et connaissait tous ses secrets, lorsqu’il était son directeur, disait à son sujet que le monde eût été ravi d’étonnement, s’il avait su de quelles grâces le Seigneur avait favorisé le père Paul. Monseigneur Cavalieri, évêque de Troie, ce prélat si savant et si saint, l’invita à se rendre dans sa ville épiscopale, sur la renommée de ses vertus, et il se convainquit que la voix publique ne l’avait point trompé. Monseigneur Pignatelli, évêque de Gaëte, l’obligea, n’étant encore que laïque, à donner la retraite à son clergé, tellement il avait une haute idée de lui. Monseigneur Eusèbe Ciani, évêque de Massa et de Popolonia, qui avait vu avec quel succès le serviteur de Dieu donnait des missions dans son diocèse, lui écrivait le 10 mars 1740 : « Pour obliger votre digne et sainte personne, j’ai expédié et accordé aussitôt ce qu’elle m’a commandée ; » expression qui respire une estime extraordinaire. Enfin tous les évêques qui l’employèrent dans leurs diocèses, en conçurent la plus haute idée ou ne firent qu’augmenter l’opinion qu’ils en avaient déjà.

Nous ne répéterons pas ici les marques d’estime que le père Paul reçut d’une foule de cardinaux illustres. J’ajouterai seulement ici ce qu’on lit à cet égard dans les procédures : « Parmi les cardinaux qui, dès le principe, témoignèrent une estime particulière au serviteur de Dieu, on compte leurs Éminences Cianfuegos, Corradini, Rezzonico, depuis pape, Crescenzi, et dans la suite Annibal Albani, Camerlingue de la sainte Église, Gentili, Besozzi, Erba, Odescalchi, Guadagni, vicaire de Rome, Sagripanti, Oddi, Valenti, Gonzaga, secrétaire d’état, et enfin, dans les derniers temps, Marc-Antoine Colonna, vicaire du pape, Pirelli, Boschi, les deux frères Rezzonico, De Zelada, Migazzi, Deslance, Pallavicini, secrétaire d’état et Pallotta. » Tous ces cardinaux firent par leurs vertus l’ornement et la gloire du sacré collège.

Avant de terminer, nous regardons comme un devoir sacré de signaler le témoignage rendu au serviteur de Dieu par les Souverains-Pontifes. Nous laisserons parler ici un témoin à même d’être bien informé. Voici comment il s’exprime : « Benoît XIII, de sainte mémoire, le recevait avec bonté à son audience. Il lui accorda l’autorisation de réunir des compagnons et de former communauté avec eux, ainsi que de leur donner l’habit de pénitence. Lorsqu’il l’eut ordonné prêtre, il joignit les mains pour rendre grâce à Dieu, en disant : Deo Gratias. Clément XII le nomma missionnaire apostolique pour toute l’Italie et les îles adjacentes. Benoît XIV l’aimait et l’estimait beaucoup ; dans ses audiences, il lui donnait les gages les plus significatifs de son affection paternelle, jusqu’à tirer de ses propres mains les requêtes que le serviteur de Dieu tenait dans sa tunique et les signer. Un jour que le serviteur de Dieu avait eu recours à un cardinal pour obtenir une grâce, le pape lui en fit des plaintes aimables, en lui disant : père Paul, quand vous avez besoin de quelque chose, adressez-vous directement à nous. » Outre d’autres grâces et privilèges, il approuva pour la première fois par rescrit les règles de la congrégation ; il les confirma ensuite par son bref du 18 avril 1746. Peu de temps avant sa mort, étant déjà malade, il dit à nos religieux : Nous ne pouvons rien de plus ; mais nous sommes disposés à faire pour vous tout ce qui est en notre pouvoir. Un autre témoin assure que le même Benoît XIV daigna demander des nouvelles du père Paul au cardinal Albani, assistant au trône, pendant qu’il tenait chapelle papale. Telle était l’estime qu’il faisait du serviteur de Dieu. Le premier témoin continue en ces termes : « Clément XIII, qui succéda à Benoît XIV, avait déjà donné mille preuves de bienveillance au serviteur de Dieu, lorsqu’il n’était encore que cardinal. Il l’avait puissamment aidé dans l’établissement de la congrégation ; il lui donnait l’hospitalité dans son palais à Rome. Devenu pape, il continua de l’aimer et de le favoriser de tout son pouvoir ; il voulut bien se déclarer le bienfaiteur de la congrégation. En sus d’autres faveurs, il accorda au père Paul la permission d’ouvrir l’hospice à Rome. Clément XIV ayant été ensuite élevé au pontificat, lui qui avait déjà une si haute opinion du serviteur de Dieu, étant cardinal, le combla, devenu pape, des marques les plus exquises d’estime et d’affection. Je glisse rapidement sur les honneurs qu’il daignait lui rendre chaque fois que le serviteur de Dieu se présentait à son audience ; jamais il ne le recevait sans le faire asseoir ou dans son cabinet ou sur un des bancs du trône pontifical ; il ne souffrait pas qu’il lui baisât les pieds, voulait qu’il se couvrît de sa calotte, s’abaissa même avec une bonté rare jusqu’à le relever un jour qu’il était tombé, lui faisait prendre le chocolat en sa présence, plusieurs fois il le baisa au front et le reconduisit jusqu’à la porte en le soutenant par un bras. Il avait une si haute opinion de ses mérites, que, le serviteur de Dieu lui faisant dire qu’il se prosternait aux pieds de sa sainteté, il avait coutume de répondre : et moi, je me prosterne à ses pieds. Lorsqu’il s’informait de sa santé, son expression était celle-ci : comment se porte mon papa ? Lorsqu’il était sur le point de partir pour Castelgondolfo, il envoyait monseigneur Angeletti demander en son nom la bénédiction au père Paul, et lorsque celui-ci était malade, presque chaque jour, il envoyait quelqu’un pour le visiter de sa part. »

Enfin, je ne saurais exprimer les bontés qu’eut également Pie VI pour le serviteur de Dieu. Il lui donna un gage bien précieux d’estime, en le visitant dix-neuf jours après son exaltation. Dans cette visite, il le baisa au front et lui mit la calotte sur la tête. Ensuite il lui accorda une bulle en confirmation de son institut et de ses règles, joignant de nouveaux privilèges à ceux qui lui avaient déjà été accordés, et exprimant le désir d’obliger le serviteur de Dieu avant sa mort. Lorsque plus tard il apprit que sa fin était prochaine, il daigna lui envoyer la bénédiction apostolique in articulo mortis. A la nouvelle de sa mort, il dit au sieur Antoine Fratini, son intendant : « Je ne veux pas que vous soyez triste de la mort du père Paul ; il était un grand serviteur de Dieu, et j’ai la confiance qu’il le possède déjà en paradis. Il est mort en un beau jour. On dit de saint Luc qu’il a toujours porté la mortification de la croix dans son corps, et le serviteur de Dieu a été son fidèle imitateur. » Après la mort du père Paul, sa réputation de sainteté a été toujours croissant, comme nous l’avons dit. Nous en avons une preuve évidente dans les nombreuses suppliques adressées au Saint-Siège par d’illustres cardinaux, par de grands évêques et par plusieurs généraux d’ordres, pour demander la béatification et la canonisation du serviteur de Dieu.

 

 

CHAPITRE 41.

DES GRÂCES OBTENUES PAR L’INTERCESSION DU PÈRE PAUL APRÈS SA MORT.

 

La Bonté divine a voulu témoigner combien la mort du père Paul avait été précieuse à ses yeux, et manifester la gloire dont son âme bénie jouit dans le paradis. Outre diverses apparitions dont furent favorisées quelques âmes pieuses, le Seigneur accorda une foule de grâces par l’intercession du père Paul, après son heureux passage. Parmi les apparitions, nous nous contentons d’en rapporter une seule dont les circonstances sont fort merveilleuses. Constantin Gori d’Oriolo, ayant eu une fille de Thérèse Léoni, on avait donné à cette enfant le nom de Paula, pour le motif que nous allons dire. Sa mère étant près de la mettre au monde, fut réduite à l’extrémité, et la mort imminente de la mère mettait en danger le fruit qu’elle portait. On envoya un messager au père Paul pour l’informer de son état. Il ordonna de prendre de l’huile du Saint-Sacrement et d’en oindre la malade avec confiance, assurant qu’elle échapperait et qu’elle accoucherait heureusement, ce qui eut lieu en effet. En mémoire de ce bienfait, on donna donc à l’enfant le nom de Paula. A la mort du serviteur de Dieu, la petite fille, étant âgée d’environ six ans, fut atteinte de la rougeole. Le mal, étant rentré, occasionna un dépôt considérable sur les yeux qui se gonflèrent énormément ; ils semblaient transformés en deux morceaux de chair vive, au point de n’être plus reconnaissables. Il en découlait une humeur abondante, ce qui faisait croire à la pauvre mère qu’ils étaient entièrement gâtés. L’enfant resta cinq ou six mois dans cette triste situation, tout à fait privée de la vue. On essaya tous les remèdes imaginables, mais inutilement ; elle ne trouvait de soulagement que lorsqu’elle tenait sur la tête une calotte dont s’était servi le serviteur de Dieu et qu’elle s’appliquait une de ses images. Chaque fois que l’une ou l’autre venait à tomber, elle importunait sa mère pour qu’on la lui rendît ; aussi était-elle fort attachée à ces deux objets. Cette innocente enfant était donc toujours au lit, les fenêtres fermées, lorsqu’un lundi, sa mère entrant dans sa chambre, elle lui dit : « Maman, j’ai vu le père Paul. – C’est son image que vous avez vue ? répondit la mère. – Non, c’est lui-même, répliqua-t-elle, et il m’a dit, que jeudi, j’ouvrirais les yeux. » Sa mère l’interrogea sur ce que lui avait dit le serviteur de Dieu. Il m’a dit, répondit-elle : petite Paula, me connaissez-vous ? – Oui. – Qui suis-je ? – Vous êtes mon père. »  Elle avait bien raison, la tendre enfant, puisque c’était le père Paul qui lui avait obtenu la faveur de naître heureusement. « Je veux te guérir, ajouta le serviteur de Dieu ; jeudi, tu ouvriras les yeux ; mais, ne le dis pas à d’autres qu’à ta maman. » La prédiction eut son exact accomplissement et le père Paul tint sa parole. Le jeudi suivant, la petite fille eut la fièvre, ses yeux s’ouvrirent, elle guérit parfaitement, et ses yeux redevinrent clairs sans la moindre tache, contrairement aux prévisions des médecins qui assuraient ou qu’elle en serait morte, ou qu’elle resterait aveugle, ou au moins très difforme. Il est à remarquer que cette enfant n’avait jamais vu le père Paul, ni aucun de ses portraits sur toile, et cependant elle répondit exactement aux questions de ses parents sur sa taille, sa force, sa complexion, sur la couleur de ses cheveux et de ses yeux, spécifiant fort bien tous les traits distinctifs du père Paul. Quand, par badinage ou pour mieux s’assurer de la vérité, on combattait quelqu’une de ses assertions, elle soutenait avec fermeté et conviction qu’il en était comme elle le disait, et non autrement.

Citons maintenant, pour la plus grande gloire de Dieu, quelques unes des faveurs obtenues par l’intercession du Bienheureux. Pendant que son corps était exposé à l’église, il y vint une demoiselle nommée Gertrude Marini qui, depuis trois mois, avait une fluxion à la joue. Jour et nuit, elle était tourmentée de ce mal sans pouvoir y trouver de remède. Le changement d’air lui avait été prescrit, mais sans succès. Enfin, elle était réduite à un état pitoyable. Ce ne fut pas sans de grandes difficultés qu’elle se rendit à l’église. Étendue sans force sur son lit de douleur, il lui en coûtait beaucoup pour se lever et faire le trajet depuis l’église de la Consolation, dont elle était voisine, jusqu’à celle des Saints Jean et Paul. Mais, encouragée par sa mère, par sa sœur, par ses amis, à recourir à l’intercession du serviteur de Dieu qui venait de mourir et à aller visiter son corps, elle s’y décida enfin. Arrivée à l’église, la foule l’empêcha d’approcher aussitôt qu’elle le désirait pour lui baiser la main ; mais à peine eut-elle la liberté de s’avancer, à peine eut-elle touché le saint corps avec la joue, qu’elle fut instantanément guérie. Elle retourna chez elle parfaitement rétablie, au grand étonnement de ceux qui l’avaient vue malade.

Gertrude, veuve de Joseph Moscatelli de Pianzano, au diocèse de Montefiascone, tenait chez elle l’enfant d’Anne-Marie, sa fille. Cette enfant du nom de Marie-Catherine, fut attaquée, à neuf mois, d’un mal horrible qui n’en faisait qu’une plaie. Son visage était tout couvert d’ulcères, ses yeux toujours fermés donnaient du sang. On peut se figurer ce que la pauvre petite créature avait à souffrir et quelle était la peine de son aïeule. Au mois de décembre 1775, Gertrude obtint un chapelet qui avait servi au père Paul, mort depuis peu. Dans l’espoir que cette enfant guérirait par son intercession, elle lui mit le chapelet au cou. Son attente ne fut point trompée. Au contact de ce chapelet, les écailles tombèrent, les yeux s’ouvrirent et redevinrent nets et limpides, et depuis ils se sont conservés dans ce même état.

Laetitia Ruspantini des grottes de saint Laurent, au diocèse de Montefiascone, souffrit en 1776 d’une fluxion d’oreille très douloureuse. Il s’était formé une tumeur que l’on supposait devoir percer ; mais dans l’intervalle, la douleur était si excessive, qu’elle pleurait continuellement. Heureusement il lui vint à la pensée de s’appliquer une image du père Paul. Elle ne l’eut pas plutôt fait, que la tumeur disparut et qu’elle resta parfaitement guérie.

A Orbetello, Marie-Josephe Gagliardini, épouse de Siciliani, était accouchée le 27 décembre 1776, d’une enfant sur les paupières de laquelle on voyait deux petites tumeurs de la grandeur et de la couleur d’un grain de meurthe, ce qui la rendait affreuse. Elle se recommanda au père Paul, prit une de ses images, l’appliqua le soir sur les yeux de l’enfant et l’y laissa toute la nuit. Le matin, elle se hâta d’aller voir son enfant, pour savoir si elle avait obtenu ce qu’elle désirait. L’un des deux yeux était débarrassé. Elle se recommanda donc de nouveau au serviteur de Dieu pour qu’il achevât son œuvre, et étant retournée voir son enfant, elle vit avec une consolation indicible que l’autre œil était également dégagé. La petite fille fut ainsi parfaitement guérie, et dans la suite, on ne vit plus la moindre trace de ce mal.

A Ischia, au diocèse d’Acquapendente, dans le cours du mois de juin 1778, la dame Rosalinde Castiglioni fut assaillie de douleurs spasmodiques qui étaient causées par la pierre. Dans ce danger, elle prit un signe du père Paul qu’elle gardait chez elle comme une relique, l’appliqua sur son corps, se recommanda avec beaucoup de confiance au serviteur de Dieu, et la douleur disparut soudain pour le moment ; mais étant revenue un autre soir avec la même violence, les médecins jugèrent l’opération nécessaire. La malade en avait une grande répugnance ; pour s’en exempter, elle recourut de nouveau au père Paul, mais avec une vive confiance. Après quelques prières, tout d’un coup, elle fut heureusement débarrassée d’une pierre, et la douleur s’évanouit entièrement.

Madeleine Ciancaglioni de Bièda, au diocèse de Viterbe, souffrait depuis trois mois de l’épine dorsale. Un jour, dans le mois de septembre 1775, les douleurs devinrent si vives que la pauvre dame ne pouvait plus trouver de repos. Par bonheur, elle se souvint alors qu’elle avait une image du père Paul chez elle ; elle va prendre cette bénite image et dit au père Paul avec beaucoup de dévotion et de confiance : « Ayez la charité de me délivrer de ce mal, je n’en puis plus. » Elle avait à peine achevé qu’il lui sembla qu’une main invisible touchait la partie malade. La douleur s’évanouit et elle n’en a plus jamais souffert.

Une religieuse converse du couvent de Saint-Bernard, à Népi, avait aussi un mal d’épaule très aigü. Elle en était tellement tourmentée qu’il lui était impossible de se coucher sur l’épaule malade ; à cela se joignait une agitation violente qui la rendait incapable de remplir son office. Elle appliqua sur le mal un morceau de vêtement du père Paul : aussitôt elle s’endormit et reposa paisiblement sans plus éprouver de douleur. Depuis lors, elle a toujours pu se coucher sans difficulté sur le côté qui l’avait tant fait souffrir.

Au couvent de Sainte Claire de Castellana, sœur Marie-Innocence de Jésus, quoique religieuse depuis des années, n’avait jamais pu observer le carême ; l’huile, le poisson et les autres aliments maigres lui causaient des effets étranges, des angoisses, des vomissements et d’autres incommodités. Peinée de devoir se servir d’une dispense que les médecins jugeaient nécessaire, elle désirait trouver un remède afin de pouvoir suivre en tout la communauté. Un jour donc du mois d’octobre 1775, elle se sentit pressée intérieurement de se recommander au père Paul. Elle va devant une de ses images, et lui dit, pleine de confiance : « père Paul, vous avez été si ami de l’observance régulière, obtenez-moi la grâce de guérir, afin que moi aussi je puisse observer la règle de mon Institut. » Sa prière fut aussitôt exaucée ; elle guérit parfaitement, et à partir de l’Avent, elle put faire maigre et jeûner sans aucune difficulté ; depuis, elle fut toujours en état d’observer les jeûnes de l’Église et de règle ; elle éprouva même à sa grande satisfaction qu’elle se portait mieux en faisant maigre, chose qui, au jugement du médecin, était d’autant moins naturelle que la médecine n’était pour rien dans une telle guérison.

Marie-Diane, femme de Nicolas Reali, de Soriano, souffrait d’une affection de cœur depuis le mois d’avril 1776. Ni jour ni nuit, ses souffrances ne lui laissaient de repos. Le temps de la nuit était pour elle une veille très pénible. Si elle prenait quelque aliment, les douleurs devenaient si vives qu’elle pensait en mourir à chaque instant, et le plus souvent, elle vomissait ce qu’elle avait pris. On employa mille remèdes, mais avec peu ou point de succès. Quand la douleur ralentissait un jour, elle revenait ensuite avec une violence telle que la pauvre femme se croyait au dernier moment, et réellement, d’après le jugement d’un habile médecin, elle était dans un danger de mort continuel. Plusieurs mois se passèrent de la sorte, lorsqu’en février 1777, la malade se sentit inspirée de recourir au père Paul de la Croix. Elle le fit avec grande confiance d’en obtenir sa guérison, et pour exciter sa foi, elle prit une parcelle du vêtement du père, la mit dans un peu d’eau et l’avala. C’était deux heures environ après le coucher du soleil. Elle se met au lit, s’endort aussitôt, repose fort paisiblement toute la nuit, et le matin, elle se lève entièrement guérie. Depuis, elle n’a plus souffert de ce mal, et elle a joui d’une parfaite santé, disant à tout le monde que le père Paul était un grand saint.

A PÈREta, au diocèse de Soana, plusieurs femmes en danger de mort dans le travail de l’enfantement, eurent une heureuse délivrance, en s’appliquant une parcelle du vêtement du père Paul.

Jacques Miniocci de Bieda, diocèse de Viterbe, fut atteint, au mois de juin 1776, d’une pleurésie très dangereuse dont on pensait qu’il serait mort. Deux saignées furent pratiquées sans soulagement pour le malade. Le cinquième jour, la douleur qu’il éprouvait aux côtés s’accrût au point de lui ôter tout repos. Il était question de lui ouvrir de nouveau la veine pour alléger un peu le mal, s’il était possible, lorsqu’une femme qui était présente suggéra au malade de se recommander au père Paul, en ajoutant qu’elle lui aurait apporté une de ses images. Le malade l’ayant reçue, l’appliqua sur le mal qui s’évanouit instantanément. Le lendemain il se leva sain et sauf.

Marguerite, femme de Joseph Fanti, de Soriano, était travaillée d’une fièvre quotidienne depuis six semaines. Nul repos pour elle ni le jour ni la nuit. A peine pouvait-elle prendre de quoi se soutenir. Le mal ayant résisté à tous les remèdes, au mois d’avril 1778, son mari lui apporta une image et quelques cheveux du père Paul. La femme mit l’image sur sa poitrine et les cheveux sur sa tête, et sur-le-champ, fièvre et douleur cessèrent.

A Ischia, Marie-Madelaine Battella ayant été frappée d’apoplexie, était restée avec les mâchoires et la bouche ouvertes. Elle ne pouvait ni mâcher, ni avaler, ni même prononcer une parole. Pendant quinze jours consécutifs, elle demeura dans ce pitoyable état, sans que les divers essais tentés par le chirurgien produisissent le moindre effet. Il lui avait même tiré deux dents, dans l’espoir qu’elle pourrait fermer la bouche, mais inutilement. Cependant la malade conservait le libre usage de ses facultés. Un bon prêtre lui ayant présenté une image du père Paul, elle se recommanda à lui avec grande confiance, et lui dit de cœur : « Ah ! père Paul, donnez-moi un peu de votre foi, je veux avoir confiance en vous. » Faisant ensuite le signe de la croix sur elle-même avec l’image, elle sentit soudain que les mâchoires se remettaient en place ; elle put ainsi commencer à manger et à parler d’une façon très intelligible.

Un jeune homme de Bassano de Sutri, étant tombé par malheur d’une hauteur de cinq ou six cannes, s’était cassé un bras. Ce bras n’ayant pas été remis convenablement, il restait estropié, et au jugement des médecins de Rome auxquels il se présenta, il n’y avait plus d’espoir de guérison. Voyant donc qu’il ne lui restait aucune ressource du côté des hommes, il résolut de recourir à l’intercession du serviteur de Dieu, Paul de la Croix. Il se rendit à son tombeau, y fit une fervente prière, et commença immédiatement à trouver son bras plus libre. De retour à Bassano, sa patrie, au bout de quelques jours, il recouvra tout à fait l’usage de ce membre. Il retourna ensuite à Rome plein de joie et visita de nouveau le tombeau du serviteur de Dieu en reconnaissance du bienfait qu’il en avait obtenu.

En novembre 1778, une demoiselle de PÈREta en Toscane, diocèse de Soana, nommée Rose Spadini, et âgée de trente ans, était malade d’une inflammation de poitrine et accablée de maux de tête très violents. Après bien des remèdes auxquels le mal ne cédait point, les médecins jugèrent son état désespéré. Dans un si grand danger, on lui porta heureusement une parcelle de l’habit du père Paul ; elle se l’appliqua sur la tête et sur la poitrine, et s’endormit immédiatement. Après deux heures d’un paisible et profond sommeil, elle se réveilla toute remplie de consolation, délivrée de la fièvre et du mal de tête. Sa guérison fut parfaite.

On lit dans les procédures, que plusieurs personnes qui s’étaient recommandées au serviteur de Dieu pour faire une bonne et sainte confession, éprouvèrent une componction extraordinaire dans cet acte et en retirèrent de grandes consolations. Un fait de ce genre mérite d’être ici rapporté. Venesando Colombo, habitant de la paroisse de Saint-Celse-et-Saint-Julien à Rome, et orfèvre de profession, désirait depuis quelque temps faire une confession générale. Déjà il s’était rendu à cet effet dans différentes églises, mais toujours il avait été empêché d’accomplir son dessein, tantôt pour un motif, tantôt pour un autre, suggérés sans doute par l’ennemi du salut. Ayant entendu parler du père Paul comme d’un saint, il alla le 22 octobre 1775, à son tombeau, et s’étant agenouillé, il lui fit cette prière : « Père Paul, si vous êtes un grand serviteur de Dieu, comme on dit, obtenez-moi une vraie contrition de mes péchés. » A peine avait-il prononcé ces paroles, qu’il se sentit remué jusqu’au fond des entrailles et qu’il fut embrasé d’une ferveur extraordinaire. Encouragé par le succès de sa prière, il alla se jeter aux pieds d’un confesseur, et lui ayant raconté ce qui venait de se passer, il le pria d’entendre sa confession. Comme il était fort tard, le confesseur le remit à un autre jour. De retour chez lui, il se met au lit, mais il s’éveille bien huit ou dix fois pendant la nuit ; une voix lui disait intérieurement : Va te confesser à Saint-Jean-Saint-Paul. Le matin il retourna à cette église, se présenta à un confesseur et lui ouvrit tout son cœur. Le lendemain il y alla de nouveau pour achever sa confession générale. Quand il fut au Campidoglio, il commença à pleuvoir. Il était en suspens s’il poursuivrait son chemin ; mais, confiant dans les mérites du serviteur de Dieu, il l’invoqua à son aide, et arriva à l’église, toujours accompagné de la pluie. Cependant, bien qu’elle tombât en abondance, il n’en fut aucunement mouillé ; ses habits étaient secs, quand il entra dans l’église. Il acheva sa confession générale, et en fut extrêmement consolé, reconnaissant qu’il était redevable de cette grâce à l’intercession du serviteur de Dieu.

Deux mois environ après la mort du père Paul, Madelaine, veuve de feu Marc-Antoine Biondi, qui habitait Pomerance, diocèse de Volterra, obtint par les mérites du serviteur de Dieu, une guérison fort merveilleuse. Nous la laisserons raconter par celui qui en a déposé au procès. Sa déposition est extraite d’un certificat du chirurgien et d’une lettre de l’évêque de Volterra. Madelaine, âgée de 73 ans, souffrait depuis longtemps d’un érésipèle qui avait ulcéré le pied droit, à partir du maillet extérieur et qui s’étendait jusqu’à la grande corde et jusqu’à la jambe. La plaie avait la même largeur jusqu’à mi-jambe. Il faut savoir que Madelaine la portait depuis l’âge de trente ans. Jamais il n’avait été possible d’arrêter l’éruption. Ainsi l’a attesté le chirurgien sous la foi du serment. Tous les soins qu’on lui donna pendant les trois dernières années n’eurent aucun résultat, bien que le docteur Dominique Bartolini et ses prédécesseurs épuisassent toutes les ressources de l’art. Le soulagement, quand elle en éprouvait, était de peu de durée. Le mal était par trop invétéré ; la malade en souffrait beaucoup. Enfin le 18 novembre 1775, le docteur la trouva beaucoup plus mal qu’il ne l’avait jamais vue. Alors Madelaine qui avait pu se procurer un petit morceau de la tunique du père Paul, l’appliqua sur la plaie, au milieu des remèdes prescrits par le docteur ; après quoi elle s’enveloppa la jambe. N’éprouvant plus de douleur, elle ne songea pas à la débander et alla passer les deux matinées du 24 et du 25, dans l’église, où elle se tint à genoux. Le soir du 25, elle eut la curiosité de débander sa jambe, pour voir en quel état elle était, et à sa grande surprise, elle la trouva sans plaie, dégonflée et flexible, et dans un état tout à fait naturel. Le docteur étant revenu le jour d’ensuite, et ayant examiné la jambe, affirma qu’il y avait là un miracle.

Peu de mois après la mort du père Paul, le docteur Lothaire Arrighi, de Castel del Piano, diocèse de Montalcino, étant venu à Rome, se procura une image du serviteur de Dieu. Il y avait à Piano une petite fille nommée Jeanne Giorgi, qui, depuis deux ou trois ans, avait l’œil droit tellement obscurci, que lorsqu’elle fermait le gauche, elle ne distinguait plus et ne voyait que des ombres confuses. On regardait cet accident comme un commencement de cataracte. Cette enfant apprenant que le docteur avait une image du père Paul, courut aussitôt chez lui, et se mettant à genoux devant cette image, elle pria avec une grande ferveur pour recouvrer l’usage de son œil. En sortant de chez le docteur, elle continua de prier et entra dans une église, où l’on faisait un office. Pour essayer si elle avait obtenu l’effet de sa demande, elle ferma l’œil gauche, et à sa grande satisfaction, elle distingua aussitôt les personnes qui étaient à l’autel. Elle assista à l’office, et quand il fut terminé, elle retourna chez le docteur pour vénérer l’image et remercier le serviteur de Dieu. A partir de ce moment, son œil s’éclaircit de telle manière, qu’elle put s’en servir pour ce qui exige la meilleure vue, comme d’enfiler une aiguille et autres choses semblables. Elle se mit dès lors à faire des ouvrages fort délicats, comme elle l’avait désiré, afin de pouvoir gagner honnêtement sa vie.

Le chanoine Vespasien Desantis, de Sonnino, au diocèse de Terracine, fut atteint d’une colique terrible, accompagnée d’une fièvre violente et d’autres symptômes très graves ; il souffrait déjà d’ailleurs depuis longtemps, d’une forte et pénible rupture. Comme on n’avait plus d’espoir de le sauver, le médecin le fit administrer des derniers sacrements. Tout le monde était persuadé qu’il lui restait peu de temps à vivre et que ses souffrances atroces auraient bientôt cessé. Le soir même où on s’attendait à le voir expirer, le malade prit dans un peu d’eau un reste de pain laissé par le père Paul, et qu’il conservait précieusement. Après s’être recommandé au serviteur de Dieu avec confiance il s’endormit très paisiblement, et s’étant réveillé comme un homme qui sort du tombeau, il se trouva parfaitement guéri, non seulement de la colique, mais encore de la hernie dont il souffrait, et depuis, il jouit d’une santé parfaite.

Nous pourrions encore rapporter ici beaucoup d’autres grâces et de merveilles attestées avec serment par ceux qui en ont été les objets ou les témoins ; mais comme nous avons résolu de ne point sortir des récits contenus dans la procédure, et même de nous contenter de quelques extraits choisis, nous terminerons ici notre petit travail. Nous sommes persuadés que les dons et les grâces que nous avons mentionnés, seront pour les personnes même les moins éclairées, un témoignage assez éclatant pour concilier au serviteur de Dieu leur estime et leur vénération. C’est ainsi, en effet, que le Seigneur honore ses serviteurs fidèles et bien-aimés, afin que les autres les aient toujours devant les yeux et qu’ils marchent fidèlement sur leurs traces, pour aller enfin les rejoindre pour jamais dans le sein de Dieu, qui est le terme heureux de notre pèlerinage et le centre de l’union la plus parfaite et la plus sainte.

 

 

 

 

LETTRES APOSTOLIQUES

POUR LA BEATIFICATION

DU BIENHEUREUX PAUL DE LA CROIX,

Fondateur de l’ordre des Passionistes.

 

 

 

PIE IX PAPE.

Pour en perpétuer la mémoire.

 

Pour exciter dans les cœurs le feu de l’amour divin, et pour ramener les hommes dans la voie de la justice, dont ils se sont malheureusement écartés, rien n’est plus avantageux et plus propre que la méditation continuelle des tourments très cruels qu’a soufferts pour le salut du genre humain, Notre Seigneur Jésus-Christ devenu pour nous obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est ce souvenir aussi obligatoire que nécessaire de la passion de Notre Seigneur, que s’est efforcé de réveiller parmi les hommes le vénérable serviteur de Dieu, Paul de la Croix, fondateur de la nouvelle congrégation de la très sainte Croix et de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il voulut, ainsi que ses disciples, ne connaître autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié, et il honora l’Église par ses vertus éminentes et par ses travaux apostoliques. Il naquit à Ovada, bourg du diocèse d’Acqui, l’an 1694, et dès son enfance il donna des signes certains et éclatants de sa sainteté future ; en effet, méprisant les jeux et les divertissements qui ont coutume de captiver l’enfance, il faisait ses délices de prier Dieu, d’obéir à ses parents, de donner l’aumône aux pauvres, de jeûner et de se rappeler par une méditation assidue les tourments du Christ souffrant. Il consacra sa jeunesse aux exercices de piété et à l’étude des belles-lettres et fut pour ses égaux un exemple de toutes les vertus et surtout de la continence, à laquelle ne purent le faire renoncer ni des partis très honorables, ni l’offre d’un grand héritage. Il fit ainsi des progrès extraordinaires dans la voie de la perfection, et enflammé du zèle de la gloire de Dieu, il songea à établir une nouvelle société religieuse qui serait un appui pour l’Église, et travaillerait de toutes ses forces au salut des âmes. A cette fin, du consentement de l’évêque d’Alexandrie qui était le directeur de toutes ses actions, il revêtit un habit pauvre de couleur noire, sur lequel il attacha les signes de la Passion du Seigneur, et, les pieds nus et la tête découverte, il se retira dans une chambre étroite. C’est là que par une sévère mortification des sens, par la pratique de toutes les vertus et par des prières continuelles, il se prépara à écrire les règles de la nouvelle société. Lorsqu’elles furent rédigées, il se rendit à Rome pour demander leur approbation au Saint-Siège ; cependant, il quitta cette ville sans pouvoir accomplir son désir, et il se retira avec son frère sur le mont Argentario, où il demeura deux années entières, se livrant avec soin à l’étude des saintes écritures, et menant une vie très austère. Du mont Argentario il passa à Gaëte, où par ses prédications, ainsi que par ses exemples, il excita les fidèles à marcher dans le sentier de la vertu. Il se rendit de nouveau à Rome pour demander l’approbation de ses règles, et il y donna des preuves si évidentes de sainteté, que Benoît XIII qui occupait alors le Saint-Siège daigna lui-même l’élever au sacerdoce, ainsi que son frère, qui imitait ses vertus, et que Clément XII, successeur de Benoît XIII, lui accorda par lettre en forme de bref la dignité de missionnaire apostolique. Ensuite il se retira de nouveau sur le mont Argentario, et quoique sa règle ne fût pas encore approuvée, il y fonda la première maison de la nouvelle congrégation en 1737. Enfin sous Benoît XIV, la règle qu’il avait écrite, fut approuvée par l’autorité du Saint-Siège, et après quelques changements que le vénérable fondateur trouva bon d’y introduire, elle fut approuvée et confirmée de nouveau par Clément XIV, et ensuite par Pie VI. Plusieurs hommes éminents embrassèrent le nouvel institut, et la grâce de Dieu aidant, la société religieuse commença à s’accroître et à se propager, et le vénérable serviteur de Dieu en fut malgré lui proclamé supérieur général par un suffrage unanime. Dans cette dignité, il devançait ses compagnons par son ardeur pour la souffrance et la prière, par l’humilité, par l’amour de la pauvreté, par la charité envers Dieu et envers le prochain, enfin par toutes les vertus et par l’observance de la règle. C’est ainsi que par son exemple il les éclairait en quelque sorte, pour les aider à parcourir le chemin de la perfection. Malgré les soins continuels qu’exigeaient le gouvernement de la congrégation religieuse et la fondation de nouvelles maisons dans différents endroits, il ne cessa jamais de prêcher la parole du Seigneur, car il était enflammé du désir de sauver les âmes. C’est pourquoi il parcourut différents diocèses, en donnant des missions, et il s’éleva avec tant de véhémence contre la licence effrénée des vices, qu’un grand nombre de personnes, reconnaissant les dérèglements de leur vie passée, embrassèrent une vie honnête, conforme à la profession du christianisme. Quoiqu’il fût affaibli par ses travaux apostoliques, il ne retrancha jamais rien de ses austérités jusqu’à la fin de sa vie ; aussi, brisé par les austérités autant que par la vieillesse, il fit une grave maladie et mourut plein de joie à Rome le 15 des Calendes de novembre 1775. Sa réputation de sainteté qui s’était répandue au loin pendant sa vie s’étendit davantage après sa mort, et un jugement touchant ses vertus ayant été établi selon la coutume, Pie VII notre prédécesseur de glorieuse mémoire, affirma qu’elles avaient atteint un degré héroïque, par un décret solennel du 12 des Calendes de mars de l’année 1821. Ensuite on délibéra sur les miracles qu’on disait que Dieu avait opérés par son intercession pour montrer son grand pouvoir, et après avoir entendu les suffrages des consulteurs et les sentences des cardinaux préposés aux saints Rites, nous avons prononcé que deux de ces miracles sont vrais. Nous avons approuvé le premier, le 5 des Calendes de mars de l’année 1851 ; le second, le lendemain des Calendes d’août de la présente année 1852. Enfin le 9 des Calendes de septembre de la présente année, nous avons mandé devant nous les cardinaux préposés à la connaissance des saintes Rites, et prenant les suffrages des consulteurs, tous ont été d’avis que le vénérable serviteur de Dieu Paul de la Croix pouvait être proclamé bienheureux, (lorsqu’il nous plairait) avec tous les privilèges, en attendant que sa canonisation soit célébrée ; c’est pourquoi, touché des prières de toute la congrégation des Clercs Déchaussés de la très sainte Croix et de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, de l’avis et de l’assentiment des cardinaux précités, en vertu de notre autorité, nous accordons par les présentes lettres que le même serviteur de Dieu Paul de la Croix, prêtre fondateur de la congrégation des Clercs Déchaussés de la très sainte croix et de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ soit honoré désormais du nom de Bienheureux, et que son corps et ses reliques soient exposés à la vénération publique des fidèles, sans qu’on puisse pourtant les transférer dans des supplications publiques. En outre par la même autorité nous accordons qu’on récite tous les ans l’office, et qu’on célèbre la messe du commun des confesseurs non Pontifes avec les oraisons propres par nous approuvées, selon les rubriques du missel et du bréviaire romain. Nous accordons que la récitation de cet office se fasse le 16 novembre par tous les fidèles tant séculiers que réguliers qui sont tenus de réciter les heures canoniques, mais à Rome seulement et dans son district, comme aussi dans toutes les églises où se trouve établie la congrégation de la très sainte Croix et de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, et où sont les religieuses du même institut. Et quant à la messe, elle peut être célébrée par tous les prêtres qui se rendront dans les églises où la fête est célébrée. Enfin nous accordons que dans l’année, à dater des présentes lettres, les solennités de la béatification du serviteur de Dieu Paul de la Croix soient célébrées dans les églises de Rome et de la congrégation dont il a été fait mention, avec office et messe double du rit majeur, et nous ordonnons que cela ait lieu le jour à déterminer par les ordinaires, et après que les solennités auront été célébrées dans la Basilique du Vatican selon la coutume. Nonobstant les constitutions et les ordonnances apostoliques et les décrets sur le non-culte et toutes autres choses contraires. Nous voulons que les exemplaires des présentes lettres, même imprimées, pourvu qu’ils soient soussignés de la main du secrétaire de la susdite congrégation et qu’ils soient munis du sceau de son préfet, obtiennent même dans l’ordre judiciaire la même foi qu’il faudrait accorder à la manifestation de notre volonté, après que les présentes lettres auraient été montrées.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, sous l’anneau du pêcheur, le 1er du mois d’octobre 1852, septième année de notre Pontificat.

Place †du sceau.

A.   Card. LAMBRUSCHINI.

 

 

 

 

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CÉRÉMONIE

DE LA BÉATIFICATION

DU BIENHEUREUX PAUL DE LA CROIX,

Fondateur de l’ordre des Passionistes, d’après le récit

d’un témoin oculaire.

 

 

L’auguste cérémonie ayant été fixée au 1er mai (1852), de grands préparatifs furent faits dans la basilique des Saints Jean et Paul, dont le couvent fut la dernière résidence du vénérable Paul de la Croix, et le principal siège de sa congrégation. Le corps du Bienheureux, revêtu de l’habit de son institut, a été placé sous le premier autel latéral à gauche. Il est renfermé dans une châsse richement ornée. La tête, les pieds et les mains sont visibles au travers d’un tissu léger en fil de fer. L’autel est surmonté d’un tableau du Bienheureux. On conserve dans le monastère contigu à la basilique des Saints Jean et Paul, la cellule habitée par le serviteur de Dieu. Elle a été convertie en chapelle. On y voit encore l’autel où il célébrait dans ses infirmités, et sur un nouvel autel qu’on vient d’y ériger, s’élève un autre tableau représentant l’apothéose du Bienheureux.

Mais c’est au Vatican surtout que les préparatifs sont grandioses. L’immense basilique de Saint-Pierre est toute parée pour le triomphe. Au-dessus de la principale porte extérieure qui donne sur la grande place, et précisément devant le balcon d’où le Souverain Pontife donne la bénédiction papale, on a placé un étendard magnifique qui représente le bienheureux Paul rayonnant de gloire, environné d’Anges, et tenant la croix à la main. Sous le portique se voit un second tableau admiré de tout le monde. C’est le Bienheureux qui, le crucifix à la main, convertit un laboureur, blasphémateur du saint Nom de Dieu, en faisant mettre à genoux ses deux bœufs qui labouraient la terre. L’aspect de l’intérieur de l’Église répond à la décoration extérieure. Des draperies damassées, relevées par des franges d’or, ornent dans toute leur étendue, la grande nef et les deux bras principaux formant la croix. Le fond présente la plus imposante perspective. A l’entrée de l’abside, derrière la confession de Saint-Pierre, à droite et à gauche, paraissent deux tableaux rappelant les deux miracles qui ont été approuvés pour la béatification. Sur les côtés de chacun de ces tableaux, s’élèvent des candélabres en forme de pyramides, chargés de cierges : en face sont suspendus des lustres étincelants. Les deux bras secondaires de la croix sont cachés par des tentures, au milieu desquelles se trouvent, du côté de l’évangile, les armoiries du souverain pontife Pie IX, et du côté de l’épître, celle de la congrégation des passionistes, consistant en un cœur surmonté de la croix et contenant ces trois mots : Jesu Xpi Passio. Les armoiries sont également environnées de lumières, et deux autres lustres semblables aux premiers, les éclairent. Au fond de l’abside, la chaire de Saint-Pierre est entièrement cachée. Au milieu, s’élève un grand autel surmonté du signe de la Passion et du tableau colossal figurant l’apothéose du bienheureux Paul de la Croix. Ce tableau est environné de quatre anges, de nuages et de rayons. L’image du Bienheureux n’a pas moins de sept mètres. Un des Anges lui présente un lis, symbole de l’innocence, le second tient à main une discipline, le troisième, la règle de l’institut, et le quatrième porte la croix. Les nuages qui entourent le tableau sont parsemés d’étoiles transparentes dont la lumière produit un bel effet. Aux deux côtés de l’autel, se dressent jusqu’à la hauteur du tableau, des candélabres, soutenus par des Anges aux proportions gigantesques. Trois mille bougies, rangées avec une rare symétrie, brillent dans cette partie du temple. La grande statue en bronze de Saint-Pierre est couverte d’une chape rouge très riche.

La cérémonie de la béatification commença le dimanche, 1er mai, à dix heures. On a vu entrer d’abord dans l’enceinte réservée son éminence le cardinal Lambruschini, préfet de la sainte congrégation des Rites et exposant de la cause. A paru ensuite son éminence le cardinal Macchi, doyen du sacré collège, suivi de dix autres cardinaux membres de la congrégation des Rites, des prélats, des religieux et des prêtres séculiers consulteurs, de monseigneur le secrétaire et de plusieurs autres personnages, qui se placèrent du côté de l’évangile. Derrière les cardinaux, des banquettes avaient été disposées pour les pères Passionistes. Alors se présenta le chapitre de l’insigne basilique, la croix processionnelle en tête. Il était présidé par son éminence le cardinal Mattei, archiprêtre de Saint-Pierre. Le chapitre alla prendre place du côté de l’épître. Six évêques parmi lesquels monseigneur Delebecque, évêque de Gand, et monseigneur Molajoni, passioniste, étaient près du cardinal Mattei. A la suite du chapitre venait le très révérend père Antoine de Saint-Jacques, général des Passionistes. Tout près de l’autel du côté de l’épître, siégeait monseigneur Pichi, assisté d’un diacre, d’un sous-diacre et d’un maître des cérémonies. C’est ce prélat qui avait été chargé d’officier.

Les choses ainsi disposées, monseigneur le secrétaire de la congrégation alla prendre le très révérend père général, et tous deux s’avancèrent vers son éminence le cardinal Lambruschini. Le très révérend père général lui adressa un discours latin, pour le prier de faire promulguer solennellement dans la basilique le bref de béatification du vénérable Paul de la Croix. Son Éminence ayant répondu par un autre discours latin, prend le bref, l’examine, en constate l’authenticité, et le remet au secrétaire, en le chargeant de le porter à son éminence le cardinal Mattei, archiprêtre de la basilique, et qui y exerce la juridiction. Le cardinal en ordonne la lecture solennelle qui est faite par un chantre de la basilique d’une voix forte et distincte. Pendant cette lecture, un profond silence règne partout.

Lorsqu’elle fut terminée, l’évêque officiant, assisté de ses ministres, se rendit au milieu de l’autel, mitre en tête. On découvrit alors l’apothéose du Bienheureux, et on exposa solennellement sa relique sur l’autel. L’évêque entonne le Te Deum, les cloches sonnent, le canon du château Saint-Ange annonce à la capitale du monde chrétien, qu’un nouveau Bienheureux vient d’être solennellement reconnu par l’Église. Ce fut un moment d’émotion générale. Chacun se prosterne devant l’image du Bienheureux, et réclame sa protection. Mais ce fut surtout un moment solennel pour les disciples du bienheureux Paul de la Croix, les enfants de la Passion, présents à la cérémonie. Avec quelle consolation et quelles douces larmes ils assistaient au triomphe de leur père bien-aimé ! Au signal donné par le château Saint-Ange, le corps du Bienheureux et son image furent également découverts dans l’église des Saints Jean et Paul, desservie par les Passionistes. Pendant le chant du Te Deum, on a commencé à distribuer des vies et des images du Bienheureux. A la suite, le prélat officiant a chanté son oraison propre. Puis, la messe a commencé. Elle a été exécutée en musique par deux orchestres. La foule était extraordinaire, et toute la journée, elle n’a cessé de se porter soit à Saint-Pierre, soit à la Basilique des Saints Jean et Paul.

Vers le soir de ce même jour, le Saint-Père est descendu à Saint-Pierre, accompagné du reste des cardinaux qui n’avaient pas assisté à la cérémonie du matin. Sa Sainteté a prié un certain espace de temps devant la relique et l’image du Bienheureux. Le révérend père général lui offrit en ce moment, selon l’usage, un bouquet de fleurs, un exemplaire de la vie du Bienheureux, superbement relié, et une estampe du Bienheureux sur satin enrichi d’or. C’est aussi la coutume, à l’occasion de la béatification, de présenter au pape une toile retraçant quelque trait de la vie du serviteur de Dieu. Le tableau destiné à Sa Sainteté est magnifique. Il représente le père Paul qui, se rendant au mont Argentario, et tombant en chemin de défaillance, est soutenu par deux anges qui le transportent soudain au monastère. Cette toile est pleine d’expression, et l’on en vante le mérite.

Le lendemain de la cérémonie, le Saint-Père escorté de la garde noble, et accompagné de deux prélats du palais, alla visiter la basilique des Saints Jean et Paul, où repose, comme il a été dit, le corps du bienheureux Paul de la Croix. A son arrivée, il alla tout d’abord vénérer ces saintes dépouilles, et à cette occasion, il offrit avec une munificence souveraine un calice en or du poids de trois kilogrammes et orné de pierreries. Il visita ensuite la cellule du Bienheureux, et après avoir satisfait sa piété, il donna aux membres de la communauté les plus touchants témoignages d’affection et de bienveillance.

Ainsi se termina cette fête solennelle, si glorieuse pour la congrégation de la Passion, et dont les résultats tourneront à l’avantage de l’Église, en lui assurant un protecteur nouveau, au milieu des diverses épreuves qui l’affligent de nos jours.

 

 

 

 

 

ORAISONS

PROPRES POUR LA MESSE DU BIENHEUREUX PAUL DE LA CROIX.

 

 

Oratio.

Domine Jesu-Christe, qui ad recolenda Passionis tuae mysteria, ejusque memoriam excitandam Beatum Paulum elegisti, et per eum novam in ecclesia tua familiam congregasti, concede propitius, ut per ejus vestigia gradientes, ejusdem passionis fructum perciPÈRE mereamur. Qui vivis et regnas etc.

 

Secreta.

Sacra nos tibi offerentes, Domine, Spiritus ille inflammet, quo Beatum Paulum Confessorum, pro tuae Passionis memoria in fidelium cordibus propaganda, ad gloriosa certamina roborasti. Qui vivis et regnas in unitate ejusdem Spiritus.

 

Poscommunio

Sumpsimus, Domine, coeleste sacramentum Passionis tuae memoriale perpetuum, te supplices exorantes, ut meritis et exemplo Beati Pauli Confessoris, aquas hauriamus in gaudio de fontibus tuis, et Passionis tuae memoria in cordibus nostris jugiter maneat. Qui vivis etc.

 

 

 

 

PRIÈRE

AU BIENHEUREUX PAUL DE LA CROIX.

 

O bienheureux Paul, qui avez été sur la terre un miroir d’innocence et un modèle de pénitence. O héros de sainteté, prédestiné de Dieu pour méditer jour et nuit la passion très douloureuse de son Fils unique, et pour en propager la dévotion par vos discours, par vos exemples et par le moyen de votre institut ! O Apôtre puissant en œuvres et en paroles, qui avez consumé votre vie à ramener aux pieds de Jésus crucifié, les âmes égarées de tant de pauvres pécheurs. Ah ! daignez du ciel abaisser un regard propice sur mon âme et prêter l’oreille à mes prières. Obtenez-moi un tel amour pour Jésus souffrant, qu’à force de les méditer, ses souffrances me deviennent propres ; que je reconnaisse dans la profondeur des plaies de mon Sauveur, la malice de mes péchés ; que je puise à ces sources de salut la grâce de les pleurer amèrement et une volonté efficace de vous imiter dans votre pénitence, si je ne vous ai pas suivi dans votre innocence. Obtenez-moi aussi, ô bienheureux Paul, la grâce particulière que je vous demande instamment ici prosterné devant vous. (Il faut exprimer la grâce qu’on désire.) Obtenez de plus à la sainte Église notre Mère, la victoire sur ses ennemis, aux pécheurs la conversion, aux hérétiques et spécialement à l’Angleterre pour laquelle vous avez tant prié, le retour à la foi catholique. Enfin implorez pour moi de la bonté de Dieu, la grâce d’une sainte mort, afin que j’aie le bonheur de le posséder avec vous pendant toute l’éternité. Ainsi soit-il.

Pater, Ave, Gloria.

 

Indulgences.

Sa Sainteté le pape Pie IX a daigné accorder et signer de sa main vénérée les indulgences qui suivent :

Rome, 24 avril 1853.

Sur la demande qui nous en a été faite, nous accordons l’indulgence d’un an à quiconque récitera avec les dispositions requises, la prière ci-dessus. En outre, une indulgence plénière au jour de la fête du bienheureux Paul (16 novembre) ou au jour de l’octave, que gagneront ceux qui l’auront récitée chaque jour depuis le mois précédent.

PIUS P. P. IX.

 

Vidimus et publicari permittimus.

Tornaci, die 13 Maii 1853.

† G.-J. Ep.TORN.

 

 

 

 

NOTICE

 

SUR LE

 

VÉNÉRABLE MONSEIGNEUR STRAMBI,

 

ÉVÊQUE DE MACERATA ET TOLENTINO, RELIGIEUX PASSIONISTE,

AUTEUR DE LA « VIE DU B. PAUL DE LA CROIX »

 

 

 

L’auteur de la Vie du B. Paul de la Croix qu’on offre ici au public, fut un des plus illustres disciples du fondateur de la Congrégation des Passionistes.

VINCENT MARIE STRAMBI naquit à Civita-Vecchia le 1er janvier 1745. Prévenu dès ses plus tendres années des bénédictions du Ciel, il avait à peine douze ans, lorsque, pour obéir à la voix intérieure qui le portait vers l’état ecclésiastique, il quitta sa famille et entra au séminaire de Montefiascone, où il fit de rapides progrès aussi bien dans les lettres que dans la piété. A dix-neuf ans, il alla suivre à Rome les cours d’éloquence qu’y donnait un Maître célèbre, et il y jeta les fondements de la grande réputation qu’il acquit dans la suite comme orateur. Après avoir fait son cours de théologie à Viterbe, il fut appelé, n’étant encore que diacre, à la préfecture du séminaire de Montefiascone. Ordonné prêtre, il ne songeait qu’à se dégager entièrement du siècle pour suivre le puissant attrait qu’il éprouvait pour la retraite ; l’Évêque de Bagnoréa réussit, à force d’instances, à lui faire prendre la direction du séminaire de cette ville pendant quelque temps. Mais le fervent prêtre, comme poussé par une force irrésistible, rompit bientôt ces nouveaux liens, et après avoir été compléter ses études théologiques à Rome, sous le célèbre dominicain Mamachi, il alla enfin postuler humblement son admission dans la Congrégation des Passionistes, où l’appelait le Seigneur.

Il y fut admis par le B. Paul de la Croix lui-même, qui résidait pour lors à la retraite de Saint-Ange, près de Vétralla, et qui prévit, dès cette époque, la haute sainteté à laquelle ce nouvel enfant de son institut parviendrait un jour. Ses prévisions commencèrent bientôt à se réaliser. Successivement missionnaire, lecteur de théologie à la retraite des SS. Jean et Paul de Rome, Recteur de cette maison, Provincial de la province de la Présentation, Consulteur et Définiteur de la congrégation, le P. Strambi fit paraître dans ces emplois divers une capacité étonnante relevée par une piété plus admirable encore. On ne parlait de lui que comme d’un savant et d’un saint.

Plein d’estime pour lui, Pie VII le nomma, en 1801, Évêque de Macérata et Tolentino. On ne peut dire l’affliction du serviteur de Dieu, quand il se vit contraint d’accepter la charge si redoutable de l’Épiscopat. Mais autant il s’en estimait incapable et indigne, autant il prouva par la sainteté de ses œuvres et la prudence de son gouvernement que Dieu lui-même avait placé cette brillante lumière sur le chandelier pour l’édification et la gloire de son Église.

En 1808, il fut déporté à Novare et de là à Gozzano, puis à Milan, par les ordres du gouvernement français, alors maître de l’Italie. De retour dans son diocèse, après six ans d’exil, il y reprit avec une ferveur nouvelle ses travaux apostoliques. Vers ce même temps, il fut plusieurs fois appelé à Rome pour donner les exercices spirituels au clergé, et il y prêcha à diverses reprises en présence du Sacré-Collège avec un succès immense.

Cependant le poids de l’Épiscopat ne cessant d’alarmer son humilité, il saisissait, quoique vainement, toutes les occasions pour supplier Pie VII de l’en décharger. Léon XII désirant attacher à sa personne un Prélat d’une science et d’une vertu si éminentes, consentit enfin à sa démission, à la condition qu’il viendrait habiter le Vatican. C’était une retraite bien moins brillante qu’eût désirée le vénérable Évêque ; mais sacrifiant à la volonté du vicaire de Jésus-Christ ses inclinations les plus intimes, il quitta son diocèse et vint occuper un des appartements du palais pontifical. La charité devait bientôt en faire une victime d’un genre nouveau. Léon XII tombe malade et est presque aussitôt réduit à toute extrémité. Monseigneur Strambi l’assiste, le prépare au saint Viatique que l’auguste mourant reçoit avec les dispositions les plus touchantes. La cérémonie terminée, le vénérable Évêque dit au Pape ce peu de mots : Courage, saint Père ! Dieu agrée le sacrifice que fait un de vos serviteurs pour votre conservation. Cela dit, il va célébrer la sainte Messe avec une ferveur extraordinaire qui pénétra de piété et d’attendrissement tous les assistants. Le Pape est guéri instantanément, mais peu de jours après, celui qui s’était offert si généreusement en victime, consommait son sacrifice : le vénérable Strambi passait à une meilleure vie. Il était âgé de 79 ans.

 

 

 

 

 

 

TABLE.

 

 

LIVRE PREMIER.

 

1. Naissance et premières années du Bienheureux Paul de la Croix.

2. Progrès du jeune Paul dans la perfection.

3. Sa dépendance parfaite envers son directeur spirituel.

4. Paul renonce à une alliance honorable, à l'héritage qui lui est laissé par son oncle, et à d'autres avantages qui lui sont offerts.

5. Le Seigneur inspire à Paul l'idée de la congrégation de la Passion de Jésus-Christ.

6. Paul confère avec monseigneur François-Marie Gattinara, son évêque. Celui-ci approuve son esprit, et lui donne l'habit de pénitence en mémoire de la Passion de Jésus-Christ.

7. Manière merveilleuse dont Paul écrit ses règles.

8. Il se retire dans une église champêtre dédiée à saint Etienne. Ses travaux pour l'utilité du prochain.

9. Paul va à Rome pour se jeter aux pieds du Souverain Pontife. On lui refuse audience.

10. Il va pour la première fois au mont Argentario ; puis, il se rend auprès de monseigneur l'évêque de Soana, pour obtenir la permission d'habiter l'ermitage de l'Annonciation, situé sur cette montagne.

11. Il retourne en Lombardie pour prendre son frère Jean-Baptiste.

12. Paul quitte de nouveau son pays. Saints avis qu'il laisse à sa famille.

13. Il retourne au mont Argentario. Ferveur et pénitence des deux frères pendant leur séjour dans l'ermitage de l'Annonciation.

14. Les deux frères se rendent à Gaëte sur l'invitation de monseigneur Pignattelli, alors évêque de cette ville. Auparavant ils font un autre voyage dans leur pays.

15. Ils vont à Naples vénérer les reliques de saint Janvier, puis à Troie, ou ils sont appelés par monseigneur Emile Cavalieri, évêque de cette ville.

16. Ils vont à Rome pour le jubilé de l'année sainte ; ils retournent ensuite à Gaëte et de là repartent pour Rome. Ils sont ordonnés prêtres et se fixent dans l'hospice de Saint Gallican pour servir les malades.

17. Ils vont de nouveau en Lombardie à cause du décès de leur père. Leur retour à l'hôpital de Saint Gallican.

18. De l'hôpital de Saint Gallican, les deux frères passent au mont Argentario, où Dieu les appelait. Ils y jettent les fondements de la nouvelle congrégation.

19. Premières missions du père Paul. Bénédiction spéciale dont le Seigneur les accompagne.

20. Les premiers compagnons de Paul l'abandonnent. Dieu lui en envoie d'autres. On commence à bâtir la première retraite avec une église sous le titre de la Présentation de la sainte Vierge, au mont Argentario.

21. Charité de Paul pendant le siège du mont Philippe. Sa maison est enfin achevée. Sa joie lors de l'ouverture de son église.

22. Benoît XIV approuve pour la première fois, par un rescrit, la règle de la nouvelle congrégation.

23. Le père Paul obtient de Benoît XIV un bref apostolique approuvant sa règle. Nouveaux compagnons qui se joignent à lui.

24. Après l'approbation de la règle, le noviciat est mis en bonne forme. Premier chapitre général de la congrégation. Paul est élu supérieur. Il se montre guidé par l'esprit de Dieu dans son gouvernement.

25. Malgré ses grandes occupations, il continue avec zèle le ministère apostolique des missions, auquel Dieu l'avait appelé.

26. Providence spéciale du Seigneur sur le père Paul dans le cours de ses missions.

27. Autres conversions merveilleuses opérées par les soins du père Paul.

28. Prodiges arrivés pendant les missions du père Paul. Ses prédictions.

29. Méthode du Bienheureux dans ses missions.

30. Fondation de la retraite de Saint-Ange au territoire de Vétralla, et de la retraite de Saint-Eutice au territoire de Soriano.

31. Fondation de la retraite de Sainte Marie-de-Corniano, au territoire de Ceccano, et de la retraite de Notre-Dame des Douleurs, près de Terracine.

32. Fondation de la retraite de Sainte Marie du Hêtre sur le territoire de Toscanella. Fondation de Saint Sosie et d'autres retraites. Fondation de la retraite de la Sainte Trinité sur le mont Albano.

33. Difficultés suscitées contre les fondations et contre la congrégation entière.

34. Visites du père Paul aux retraites déjà fondées.

35. Clément XIII est élu pape. Le père Paul va lui offrir ses hommages et lui demander l'approbation de la congrégation.

36. Mort du père Jean-Baptiste. Dernière visite du père Paul aux retraites de la campagne romaine. Il fait une maladie très grave à Saint-Ange.

37. Il obtient de Clément XIV l'approbation de l'institut.

38. Dernière mission du père Paul à Sainte Marie au-delà du Tibre. Il fixe sa résidence à Rome.

39. Sa dernière visite aux retraites du patrimoine de Saint-Pierre dédiées à la Présentation de la très Sainte Vierge.

40. De quoi il s'occupe à Rome. Maladie très dangereuse qu'il y fait. Sa guérison.

41. Fondation du monastère des religieuses de la Passion dans la ville de Corneto.

42. Le père Paul obtient du Souverain Pontife la maison des Saints Jean et Paul.

43. Nouvelle confirmation des règles et de l'institut.

44. Dernière maladie du père Paul. Sa mort paisible. Sa sépulture.

 

 

 

LIVRE SECOND.

 

Introduction.

1. De la foi du bienheureux Paul de la Croix.

2. Grand esprit de foi du serviteur de Dieu à l’égard des mystères. Sa manière de célébrer les principales fêtes.

3. Foi éminente du serviteur de Dieu envers la sainte Eucharistie. Vivacité de sa foi dans la célébration de la sainte messe et la récitation de l’office divin.

4. De l’espérance du père Paul.

5. Courage du père Paul à entreprendre de grandes choses pour la gloire de Dieu.

6. Talent du serviteur de Dieu pour inspirer la confiance avec la crainte de Dieu.

7. Traits de protection divine sur le père Paul, en récompense de sa confiance en Dieu.

8. Charité du père Paul envers Dieu.

9. De la parfaite conformité du père Paul à la sainte volonté de Dieu.

10. Du don d’oraison que possédait le serviteur de Dieu. Excellents avis qu’il donnait au sujet de l’oraison.

11. Moyens employés par le bienheureux pour conserver et augmenter le don d’oraison.

12. Charité et compassion du bienheureux pour le prochain. Secours miraculeux qu’il lui procure.

13. Charité du serviteur de Dieu envers ses religieux. Sa charité pour les malades.

14. Charité du serviteur de Dieu pour les besoins spirituels du prochain.

15. Charité du serviteur de Dieu envers ses ennemis.

16. Dévotion du bienheureux pour la passion de Jésus-Christ.

17. Dévotion extraordinaire du père Paul envers la très Sainte Vierge, et envers les anges et les saints.

18. De la prudence du bienheureux Paul.

19. Sa prudence et sa sagesse soit dans le gouvernement de la congrégation, soit dans les autres rencontres.

20. Comment le père Paul unissait la sincérité et la simplicité à la prudence.

21. De la justice du bienheureux Paul.

22. Reconnaissance du serviteur de Dieu envers ses bienfaiteurs. Comment il répond à l’amitié. Son affabilité et son urbanité à l’égard de tout le monde.

23. De la force du serviteur de Dieu.

24. Assauts que lui livrent les démons. Ses désolations intérieures. Autres preuves de sa force héroïque.

25. Sentiments du père Paul sur le prix des souffrances. Manière de souffrir saintement.

26. De la tempérance du père Paul. Sa mortification.

27. Autres austérités et pénitences extraordinaires du père Paul.

28. De la pauvreté du serviteur de Dieu.

29. De la parfaite pureté du serviteur de Dieu.

30. De l’obéissance du serviteur de Dieu.

31. De la profonde humilité du père Paul.

32. Comment le père Paul recherchait et supportait les mépris, les affronts et tous les genres d’humiliation.

33. De l’aversion du père Paul pour les honneurs et l’estime.

34. De la mansuétude et de la bonté de cœur du serviteur de Dieu.

35. Enseignements et maximes du bienheureux touchant l’humilité.

36. Des dons surnaturels accordés au père Paul, et en premier lieu, du don de prophétie.

37. Du discernement des esprits.

38. Des prodiges opérés par l’intercession du père Paul.

39. Autres dons surnaturels accordés au père Paul.

40. De la réputation de sainteté dans laquelle il a vécu et il est mort.

41. Des grâces obtenues par l’intercession du père Paul après sa mort.

Lettres apostoliques pour la béatification du bienheureux Paul de la Croix.

Cérémonie de la béatification du bienheureux Paul de la Croix.

Oraisons propres pour la messe du bienheureux Paul de la Croix.

Prière au bienheureux Paul de la Croix.

Notice sur le Vénérable Monseigneur Strambi, évêque de Macerata et Tolentino, religieux passioniste, auteur de la « Vie du B. Paul de la Croix »