"Vie du B. Paul de la Croix, Fondateur de la Congrégation des Passionistes"

 

Par Vincent-Marie Strambi

 

 

(Traduction de l’italien par un directeur de séminaire

 

Tome premier, Paris-Tournais 1861)

 

 

CHAPITRE 1.

NAISSANCE ET PREMIÈRES ANNÉES DU B. PAUL DE LA CROIX.

 

   Le père Paul de la Croix, dont la mémoire est en bénédiction, naquit à Ovada, bourg du diocèse d'Acqui, qui dépendait alors de la république de Gênes. Son père s'appelait Luc Danéi. II était natif de Castellazzo, ville du Montferrat, au diocèse d'Alexandrie de la Paille, et descendait de la noble famille des Danéi, autrefois l'une des plus distinguées de cette florissante cité. Nous pourrions rapporter ici sa généalogie que nous avons extraite des archives locales; mais notre unique dessein étant de raconter fidèlement la vie et les actions du père Paul, nous supprimons ce détail, d'autant plus que ce saint homme tint toujours soigneusement cachées les illustrations de sa famille et ne connut jamais d'autre richesse, ni d'autre gloire que celle des vertus chrétiennes. Sa mère Anne Marie Massari, également issue de parents honorables, était née à Roveriolo, dans les terres de l'ancienne république de Gènes.

 

    Pendant quelque temps ils firent leur résidence à Castellazzo, patrie de Luc; mais ensuite, pour éviter le tumulte et les embarras de la guerre qui désolait le Montferrat et d'autres contrées de la Lombardie, ils se retirèrent à Ovada, dans l'espoir d'y mener une vie plus tranquille. C'est là que notre bienheureux vit le jour. Ces fortunés époux vivaient dans la crainte de Dieu et une grande union, sans donner aucun sujet de déplaisir ou de plainte à personne. Luc était un homme d'une intégrité parfaite et d'une grande droiture de coeur. Il se plaisait à lire les livres les plus propres à inspirer la vraie piété, comme sont surtout les Vies des Saints. Anne se distinguait encore plus par la pratique de toutes les vertus de son état. Elle était fort estimée de tous ceux qui la connaissaient. On la respectait généralement comme une femme de beaucoup de piété et de vertu.

   Une suite de revers avait presque anéanti leurs ressources. C'est pourquoi Luc s'occupait d'un petit négoce, moins cependant par amour du gain, qu'afin de pourvoir à sa subsistance et à celle de sa famille; Anne Marie vaquait aux soins du ménage. Mais moins ils étaient favorisés des biens de la terre, plus ils étaient riches des trésors de la grâce.

   Persuadés qu'ils se devaient tout entiers eux-mêmes et leurs enfants au service du souverain Maître, ils mettaient toute leur sollicitude à les élever chrétiennement. Dieu donnant une abondante bénédiction à leur union, ils en eurent jusqu'à seize, tant filles que garçons.

   Paul fut l'aîné de tous, et ce fut aussi sur lui que le Seigneur répandit les prémices et l'élite des faveurs qu'il destinait à cette famille. Ses parents ne manquaient jamais de faire baptiser leurs enfants dès leur naissance, afin que régénérés à la grâce, ils acquissent aussitôt le droit à l'héritage céleste; toutefois le baptême de Paul fut différé de quelques jours, à raison sans doute de quelque empêchement. II vint au monde le 3 janvier 16 9 4, et ne fut baptisé que le 6. On lui donna au baptême les noms de Paul-François. Peut-être y eut-il dans ce choix une disposition particulière de la Providence. Nous verrons que cet enfant, grandissant devant Dieu et devant les hommes, était destiné à prêcher Jésus-Christ Crucifié, et à réveiller dans le coeur des hommes le souvenir de la Passion vivifiante du Rédempteur; or, ce fut aussi la mission que reçurent du ciel l'Apôtre saint Paul et le séraphique patriarche saint

François. Sa pieuse mère eut sujet de croire que le fruit qu'elle portait, était prévenu d'une bénédiction toute spéciale du Seigneur. Sa grossesse ne fut pas seulement exempte de fatigue, d'ennui et d'incommodité ; mais elle en ressentait un merveilleux soulagement intérieur, et elle avait la bouche comme remplie d'un parfum suave, ce qui lui donnait une grande consolation. De plus, au moment où naquit l'enfant, on vit la chambre éclairée d'une lumière extraordinaire et si éclatante, qu'elle effaçait celle des lampes, car c'était la nuit; comme si, par ce présage miraculeux, le Seigneur eût voulu marquer la vive lumière que cet enfant devait répandre dans la suite de sa vie par l'exemple de ses sublimes vertus.

   Le tendre enfant à peine né, on eût dit qu'il avait dès lors le discernement.

Régulièrement, il ne prenait le lait que toutes les quatre heures. C'était comme l'indice de cette grande abstinence qu'il devait pratiquer le reste de ses jours.

   Un enfant de si belle espérance réclamait les plus grands soins. On peut penser avec quel zèle sa mère s'efforça de planter les semences de toutes les vertus dans son coeur, à mesure qu'il en devint capable, et de quelle vigilance elle environna le trésor que lui confiait le Père céleste. Cette sage mère, sachant combien il est facile de prendre les mauvaises impressions du monde, surtout dans le jeune âge, avait pour maxime d'éloigner son fils de tout rapport, particulièrement avec les personnes d'autre sexe. Elle en donnait pour raison, que bien que ces personnes devraient être des modèles de retenue, il arrivait pourtant quelquefois qu'elles laissaient échapper des propos inconvenants. Aussi aimait-elle à garder ses fils à la maison et sous ses yeux, les considérant comme de jeunes oliviers qu'elle était chargée de cultiver pour la gloire et le service de la divine Majesté. Une fois qu'ils avaient atteint l'âge convenable, elle n'omettait jamais de les envoyer au catéchisme qui se faisait à l'église, désirant qu'ils y apprissent avec les autres enfants à bien connaître le Seigneur, pour l'aimer et le servir comme il convient. Non contente de cela, elle aurait cru manquer au devoir d'une bonne mère, si elle n'avait eu soin de leur répéter elle-même les vérités de la foi et de leur enseigner les commandements du Seigneur. Comme la mère du Sage, qui s'étudiait à former son fils à la vertu et à la sainteté dès ses plus tendres années, elle tâchait donc d'imprimer profondément la crainte de Dieu dans le coeur encore tendre de ses enfants.

   Le père applaudissait de tout son coeur à la sollicitude maternelle de son épouse; il jouissait de voir ses fils nourris du lait céleste de la sagesse. Lui-même, de son côté, leur recommandait d'éviter le jeu et le port des armes. Sachant le grand préjudice qu'ont coutume d'occasionner les armes et le jeu, et la facilité avec laquelle on contracte de mauvaises habitudes, il leur défendait absolument de manier les cartes, ou d'avoir des armes, même sous prétexte d'aller à la chasse.

   A cette école de vertu et de crainte du Seigneur, le jeune Paul-François ne tarda pas à faire paraître la docilité et l'ouverture d'esprit dont Dieu l'avait doué. Ses pieux parents, si vigilants pour l'éducation de leurs enfants, n'épargnèrent sans doute aucun soin, ni l'un ni l'autre, mais surtout la bonne mère, pour faire croître leur fils en grâce et en vertu, à mesure qu'il croissait en âge et en capacité. La pieuse mère ne perdait aucune occasion de travailler à le rendre meilleur; elle usait de saintes industries pour attirer sa jeune âme à la vertu; elle profitait des moindres rencontres pour lui donner avec grâce les avis opportuns et l'exciter avec discrétion au bien. Ainsi, lorsqu'elle lui arrangeait les cheveux, s'il arrivait à l'enfant de pleurer d'ennui ou de peine, comme c'est l'ordinaire, elle se mettait à lui raconter la vie des anciens Anachorètes; et comme elle était fort unie à Dieu, elle racontait avec tant de charme et de piété, que le petit Paul-François se taisait aussitôt et retenait ses larmes; ces pieux récits faisaient dès lors une douce impression sur son coeur. C'était là un présage du grand amour qu'il eut depuis pour la retraite et la vie solitaire.

   Une si bonne mère ne pouvait manquer d'être agréable à Dieu. Sa vertu, semblable à un or pur, était en état de résister aux plus rudes épreuves. Aussi le Seigneur se plut-il à lui donner des occasions de souffrir, afin de la perfectionner et de l'enrichir de nouveaux mérites. Elle se conduisit dans ces occasions en femme vraiment forte, et en fidèle imitatrice de Jésus-Christ. Outre la peine, qu'elle partageait avec son époux, de vivre en pays étranger et dans un état voisin de l'indigence, outre le poids d'une famille très nombreuse, Anne Marie était sujette à des infirmités presque continuelles. Mais, soumise en tout à la sainte volonté de Dieu, elle se maintint constamment humble, amie de la prière et de la retraite et, ce qui est plus admirable encore, jamais, parmi tant d'afflictions, on n'entendit sortir de sa bouche une parole de plainte ou d'impatience.

Quelquefois elle se sentait violemment émue, mais se surmontant elle-même, elle étouffait le feu de la colère et ne disait autre chose à ses enfants que cette belle parole : «Que Dieu fasse de vous tous des Saints».

   Fortifié par les exemples d'une compagne si vertueuse, par la lecture des bons livres, par le saint exercice de l'oraison, Luc, son mari, souffrait aussi avec beaucoup de résignation et de patience les incommodités de la pauvreté et toutes ses autres peines, les acceptant de la main paternelle de Dieu. Cette habitude de souffrir chrétiennement, en silence et en paix, cet amour de la croix, accrut en lui l'amour de notre aimable Sauveur; et cet homme vraiment vertueux en vint au point de concevoir un si vif désir de mourir pour lui, qu'il eut été heureux de perdre la vie dans les tourments pour confesser la foi. Que telles fussent les dispositions de son coeur, et telle la vivacité de son amour pour Dieu, c'est ce que prouvent à l'évidence les actes sublimes de charité fraternelle par lesquels il couronna sa vie et obtint une mort précieuse. Déjà Paul avait quitté la maison paternelle. Il s'employait alors au service des malades dans l'hospice de Saint Gallican, comme nous le dirons plus tard, lorsqu'un jour Luc, son père, renversé à terre par une personne dont le nom m'est inconnu, fit une chute mortelle. En tombant, sa première pensée et son premier soin furent d'excuser celui qui était l'occasion de sa mort. Un de ses fils, nommé Joseph, était sur les lieux. Il lui recommanda sur toutes choses de pardonner de bon coeur, de bien se garder de conserver aucun ressentiment, aucune aigreur, contre celui qui était la cause involontaire de sa chute. C'est dans des sentiments si pieux et si chrétiens qu'il se disposa à la mort.

   Mais quelle ne fut pas la douleur de sa pauvre femme à ce coup terrible. En perdant son mari, elle perdait tout à la fois une société édifiante et le principal soutien de sa nombreuse famille. Cependant, triomphant par sa vertu des sentiments et de la faiblesse de la nature, on la vit se tenir immobile, à genoux, au pied du lit de son époux expirant, recommandant son âme à Dieu et ne cessant de l'assister de ses prières, jusqu'à ce qu'il rendit paisiblement son dernier soupir.

   Elle survécut, plusieurs années à son pieux mari, et continua de mener une vie exemplaire. Enfin le temps vint aussi pour elle d'aller, comme nous l'espérons, recevoir la récompense de sa vie vraiment et constamment chrétienne. Quand elle fut à l'extrémité, le prêtre qui l'assistait, lui ayant suggéré le saint nom de Jésus, pour lequel elle avait toujours eu une grande dévotion, toute moribonde qu'elle était, elle inclina la tête; elle l'inclina une première et une seconde fois, et à la troisième, elle expira tranquillement.

Aussitôt que le père Paul reçut la nouvelle de sa mort, il écrivit la lettre suivante qui est un monument authentique et fidèle des vertus de sa mère.

 

 

Lettre pour le décès de sa mère.

 

   «La très sainte Passion de Jésus-Christ soit toujours dans nos coeurs!

 

   Mes bien-aimés en Jésus-Christ,

   J'ai reçu votre lettre qui m'apprend l'heureuse et sainte mort de notre bonne mère. La nature n'a pu s'empêcher de payer son tribut, en nous faisant éprouver quelque sentiment de peine; mais cette peine s'est trouvée bien adoucie, lorsque nous avons considéré ce grand coup dans la volonté divine qui ne peut vouloir que le mieux. Dans nos trois Retraites (ou Maisons), on a chanté la messe et l'office des morts. Nous continuons tous les trois de célébrer le saint Sacrifice pour l'âme d'une si bonne mère, bien que nous ayons la douce confiance qu'elle n'a plus besoin de ce secours; il nous semble en effet ne pouvoir douter que déjà notre bon Dieu ne l'ait reçue dans le sein de son infinie miséricorde au saint Paradis. Ainsi, nous devons nous réjouir tous, de ce qu'après tant de peines qu'elle a souffertes avec une constance, une patience et une résignation si grandes, elle jouit maintenant, pour toute l'éternité, du fruit de ses vertus, grâces aux mérites de la très sainte Passion de Jésus-Christ. Nous avons même le bonheur de l'avoir pour avocate dans le royaume du ciel, puisque dans cette vallée de larmes, elle n'a jamais cessé par ses bons exemples et ses ferventes exhortations de nous porter et de nous exciter tous à courir dans la voie de la perfection et de la sainteté. Il nous reste maintenant à garder fidèlement le souvenir de ses leçons et de ses exemples, à imiter sa piété, sa patience et sa résignation toujours soutenues, afin de lui être un jour réunis pour chanter les miséricordes de Dieu, dans le beau royaume de la gloire».

 

   Élevé d'une manière si pieuse, Paul-François fit de continuels progrès. Encore enfant, on pouvait déjà augurer ce qu'il serait un jour; il montrait dès lors beaucoup d'inclination pour la retraite et la prière. Étranger aux amusements de son âge, il goûtait un plaisir singulier à dresser de petits autels avec son frère Jean-Baptiste, qui fut depuis son fidèle compagnon jusqu'à la mort. On le voyait se prosterner devant une image en cire de l'enfant Jésus, qu'il y avait placée. C'est là, comme on sait, l'indice ordinaire d'un bon naturel et une marque de vocation à l'état ecclésiastique.

   Parmi ces exercices d'une piété naissante, Paul et son frère Jean-Baptiste ne négligeaient pas d'honorer de leur mieux la Reine du ciel, notre aimable Protectrice à tous. Cette tendre Mère, cette Protectrice très aimante fit voir de son coté combien elle agréait ces hommages innocents et quel soin elle prenait des deux jeunes frères. Un jour que, par une de ces imprudences si communes à cet âge, ils étaient tombés dans la rivière du Tanaro et en grand danger d'être noyés, tout à coup ils virent apparaître une Dame très belle et très gracieuse, qui, leur donnant la main avec bonté, les délivra des eaux et de la mort. Ce miracle était un gage de la bienveillance qu'elle leur porta toujours dans la suite.

 

 


 

CHAPITRE 2.

PROGRÈS DU JEUNE PAUL DANS LA PERFECTION.

 

   Cependant le jeune Paul croissait en âge. Éclairé par la grâce, il comprit que le lys de l'innocence ne se conserve que parmi les épines et qu'il a besoin d'être humecté souvent de la rosée du ciel; il commença donc à mener une vie très austère et toute, vouée à l'oraison et à la prière. Rarement il couchait dans un lit. Sa soeur, qui observait avec soin la conduite de son vertueux frère, a déposé avec serment, qu'elle trouvait le plus souvent sa couche intacte et dans l'état où elle l'avait laissée la veille. Curieuse de savoir où il prenait son repos, elle le lui demanda un jour; mais le bon jeune homme qui ne se souciait pas d'avoir d'autre témoin de ses mortifications que son Dieu, lui fit une inclination modeste pour toute réponse, et garda son secret. Sa bonne soeur soupçonna ce qui en était, et depuis, elle eut lieu de se convaincre que son frère Paul couchait au grenier avec son autre frère Jean-Baptiste. Plusieurs fois, elle les vit y monter le soir, et elle y remarqua des planches sur lesquelles se trouvaient quelques briques et un crucifix; elle en conclut non sans raison, qu'ils dormaient sur ces planches, et qu ils se servaient de briques en guise d'oreiller. C'était la vérité. Outre sa déposition, nous avons dans le procès de béatification un second témoin qui assura que Paul dormait très peu et sur des planches nues, avec quelques pierres ou briques pour chevet, méditant souvent les des souffrances de Jésus crucifié qui, dans sa dernière et douloureuse agonie, n'eut d'autre lit que le tronc bien dur de sa croix.

   Après un léger repos pris d'une manière si incommode, les deux se levaient, même pendant la saison la plus rigoureuse, pour s'entretenir intimement seul à seul avec Dieu. Sachant que l'oraison est un sacrifice d'autant plus agréable qu'il est uni à la mortification et à la pénitence, ces fervents jeunes hommes usaient dès lors de la discipline. Dieu seul sait avec quel esprit de componction ils la pratiquaient, en lui offrant leur corps comme une victime vivante qu'ils s'efforçaient de lui rendre agréable.

Nous savons que leur bonne mère, s'en étant aperçue, dit un jour à sa fille, en pleurant de tendresse et de compassion, qu'elle les avait entendus, lorsqu'ils traitaient ainsi leur chair. Luc Danéi, leur père, les surprit lui-même un jour, pendant qu'ils se donnaient la discipline avec des lanières de cuir, dont ils avaient fait un fouet; et les voyant se frapper si rudement, il ne put s'empêcher de leur dire : est-ce que vous voulez donc vous tuer? Telle était là rigueur avec laquelle ils affligeaient et mataient leur corps. Paul se traitait avec si peu de ménagement que plus d'une fois son frère Jean-Baptiste, tout fervent qu'il était lui-même, fut contraint de lui arracher la discipline des mains; dans la crainte de le voir défaillir.

   C'est ainsi que ces deux âmes d'élite se disposaient à une union toujours plus étroite avec Dieu. Ils goûtaient dans ces pieux exercices d'abondantes consolations spirituelles, et leur amour pour le souverain Bien s'enflammant de plus en plus, ils commencèrent à passer plusieurs heures chaque jour en oraison. Pour être plus libre et plus tranquille, Paul se levait deux et trois heures avant l'aurore, se retirait secrètement dans un cabinet, et là, répandait à loisir son coeur devant la Majesté divine. Saintement avide de puiser à cette source de vie, il employait encore à la prière tout le temps qui lui restait après l'école, s'enfermant dans l'intérieur de la maison. Mais comme il savait que  l'Église est le trône de miséricorde où Dieu réside parmi les hommes et le lieu consacré à la prière et au recueillement, il y passait tout le temps qu'il pouvait, assistant au saint sacrifice, récitant l'office divin avec les prêtres dans le choeur, ou bien y faisant oraison.

Son plus grand plaisir était de se tenir dans la maison du Seigneur; il y prolongeait tellement son séjour que, d'après le témoignage d'un religieux, prêtre et gradué en théologie, qui fut son contemporain et le témoin oculaire de sa vie, il fallait aller à l'église pour être sûr de le trouver. Dans la maison du Seigneur, telle était sa contenance extérieure et sa dévotion qu'il édifiait tous ceux qui le voyaient. Il fut remarqué entre autres par la comtesse Canefri qui était venue passer la saison d'été à Castellazzo avec sa noble famille. Cette dame allant souvent à l'église Saint Martin, y rencontrait presque toujours un jeune homme qui restait agenouillé des heures entières en oraison près d'une colonne. Désireuse de savoir qui il était, elle interrogea le sacristain. Celui-ci lui apprit que c'était un des fils de Luc Danéi. C'était notre Paul. Cette bonne dame fut très édifiée d'un tel exemple, et le jour même, de retour chez elle, lorsqu'on fut à table, elle voulut faire part aux autres de ses pieuses impressions et raconta en termes admiratifs au comte son époux, ce dont elle avait été témoin. Elle joignit à son récit cette sage réflexion, que sans doute ce jeune homme méditait quelque résolution extraordinaire. La piété avec laquelle Paul priait à l'église devait donc être tout à fait remarquable. Sa vue seule suffit pour faire conjecturer à la pieuse comtesse ce qui se passait dans son âme.

   La foi vive dont il était pénétré pour la maison de Dieu, le tendre et filial amour qu'il nourrissait envers son Père céleste, le zèle dont il brûlait pour sa gloire, ne permettaient pas qu'il vît sans une peine profonde les profanations qui se commettaient dans le palais de la Majesté divine. Aussi, quand il lui arrivait de voir causer dans l'église, il allait se prosterner avec respect devant les coupables et les suppliait en toute humilité d'avoir plus d'égard pour la demeure de notre grand Dieu.

   Le Seigneur est charité; il est ce feu qui dévore toute imperfection et qui transforme en lui ceux qui s'en approchent: Deus noster ignis consumens est. On peut juger par là quels fruits le jeune Paul retirait de ses longs entretiens avec Dieu. De jour en jour son âme se dépouillait de toute imperfection, s'enflammait d'un nouveau et ardent désir de lui plaire toujours davantage. Ses progrès étaient sensibles. Ses paroles, son regard, toute sa contenance respiraient cette modestie qui fait de l'homme extérieur un modèle et un objet d'édification.

   Embrasé de jour en jour d'un nouvel amour pour Dieu, il conçut un désir très ardent de lui gagner des âmes et de les remplir de ferveur pour son service. Il forma donc une société de jeunes gens choisis, avec qui il allait de temps en temps se promener et à qui il adressait souvent de ferventes exhortations. Dieu donna un succès remarquable à sa parole : ces jeunes gens commencèrent à mener une vie édifiante et régulière. L'un d'eux eut à soutenir dans la suite une épreuve fort délicate pour sa vertu. Le serviteur de Dieu la rapportait comme nous allons dire. Une femme de moeurs licencieuses l'ayant accosté dans une rue fort écartée, le sollicita indignement au crime; mais ce jeune homme, plein d'horreur et de mépris pour ses infâmes propositions, coupe sur-le-champ une grande verge dans un buisson d'épines et se met à frapper avec force cette femme indigne qui fut ainsi justement châtiée de sa témérité et de son impudence. Voilà ce que peuvent dans la jeunesse la fréquentation et les entretiens d'un compagnon vertueux.

   Pour leur faire goûter les amabilités du Seigneur et les affermir solidement dans la pratique des vertus chrétiennes, il leur enseignait avec une grâce et une douceur admirable la manière de traiter avec Dieu dans l'oraison. Il leur frayait ainsi la voie par laquelle on ne peut manquer d'arriver bientôt à une grande sainteté. Voyant que plusieurs d'entr'eux étaient appelés du Seigneur à un état plus parfait, il les détermina par ses conseils à abandonner le monde et à embrasser la vie religieuse. Six prirent l'habit des Serviteurs de Marie, d'autres entrèrent chez les Augustins et quatre se firent Capucins.

   C'était surtout dans la maison paternelle et en particulier à l'égard de ses frères et soeurs que le jeune Paul exerçait son zèle. Il les exhortait à penser souvent à la Passion et à la mort de Jésus-Christ pour lesquelles il avait dès lors la plus tendre dévotion. Quelquefois il les conduisait dans sa chambre, et là, pour les affectionner à ces mystères qui sont la source de toutes les grâces, il leur faisait de pieuses lectures sur ce sujet. Comment ses discours n'eussent-ils point fait une vive impression? On le voyait pénétré jusqu'au fond de l'âme de compassion pour notre aimable Rédempteur ; ses plaies semblaient gravées dans son coeur.

   Le Vendredi, jour spécialement consacré à la mémoire de la mort du Sauveur, lorsqu'il se mettait à table, au lieu de prendre son repas, il ne faisait que répandre des larmes; et s'il demandait un morceau de pain, il le mendiait à titre d'aumône, pour l'amour de Dieu, à sa sueur; il était cependant le maître du peu que sa famille possédait alors, un de ses oncles l'ayant fait son héritier, comme nous le dirons plus tard. La portion de pain qu'il mangeait était fort petite. Sa boisson, ce jour-là, était un mélange de fiel et de vinaigre. Il avait soin qu'on n'en soupçonnât rien dans sa famille. Au lieu de prendre du vin avec les autres, il se servait, à l'exemple des anciens anachorètes, d'une petite courge en forme de bouteille qu'il cachait et gardait scrupuleusement. Les personnes de la maison ne s'apercevaient pas d'une mortification si extraordinaire. Toutefois sa sœur se douta de la chose, lorsqu'un jour Paul revenant à la maison, elle lui vit entre les mains une vessie pleine de fiel. Elle lui demanda ce qu'il prétendait en faire. Son humble frère ne lui répondant que par le silence, elle crut avec raison que ce fiel, détrempé dans du vinaigre, était la boisson dont il usait le Vendredi. Nous en sommes d'ailleurs tout à fait assurés par un autre témoin qui a certifié que Paul, pour honorer la Passion du Sauveur, ne prenait d'autre boisson le Vendredi que le fiel et le vinaigre. Il avait un autre petit vase d'argile dans lequel il conservait du fiel pour la même fin. Jamais, aussi longtemps qu'il habita sous le toit paternel, ce vase ne tomba entre les mains de personne; Paul le dérobait avec un soin extrême à tous les regards; mais quand il fut parti, sa soeur, s'occupant un jour à nettoyer la maison, le heurta avec son balai et le mit en pièces. Mais, chose vraiment merveilleuse, à peine ce vase eût-il été brisé, que la chambre fut remplie d'un parfum extraordinaire qui frappa la soeur et les autres personnes de la maison. La pieuse fille ramasse et recueille les morceaux, les examine avec attention, elle les voit encore teints du fiel que le serviteur de Dieu y conservait.

Touchée de ce nouveau trait de la mortification de son frère, étonnée de ce parfum prodigieux qu'elle avait ressenti, elle voulut faire part de la merveille à une de ses tantes nommée soeur Rose-Marie, qui était religieuse de choeur au couvent de Saint-Augustin de Castellazzo. Elle lui porta donc un morceau du vase, afin qu'elle aussi pût jouir de ce parfum si délicieux et si extraordinaire. L'événement répondit à son attente. Le Seigneur montra par ce prodige, combien lui était agréable la pénitence que pratiquait le jeune Paul, pour honorer la Passion de son divin Fils.

   A l'aide de ces saintes pratiques, Paul parvint à une si haute perfection, que de toutes parts déjà on le regardait et on le vénérait comme un saint; lorsqu'il paraissait, on disait de lui: «voilà le saint». Quand il voyait des jeunes gens réunis, c'était sa coutume d'approcher du groupe et de leur demander le sujet de leur entretien. Sa vue et le son de sa voix leur inspiraient tant de respect et de crainte qu'ils tremblaient de peur. Paul mettait à profit l'ascendant que le Seigneur lui, donnait sur les autres. Il entreprit avec succès de détruire l'abus pernicieux qui régnait chez les jeunes gens de se promener la nuit en chantant. Sur ses remontrances, tous prirent la résolution d'y renoncer, et à partir de ce moment, il n'y en eut plus un seul qui osât se permettre de circuler le soir en chantant ou en faisant de la musique, comme cela s'était pratiqué jusqu'alors avec les inconvénients et le scandale ordinaires en pareil cas.

   On ne pouvait d'ailleurs mépriser impunément ses avis charitables. Les habitants de Castellazzo et surtout la jeunesse eurent occasion de s'en convaincre, lorsqu'ils apprirent la fin tragique d'un jeune mauvais sujet qui n'avait pas voulu en profiter. On le nommait Damien Tarpone. Paul, en cherchant à le réconcilier avec un autre, lui dit de bien se garder de courir encore la nuit, et l'avertit, que si cela lui arrivait de nouveau, il périrait d'une mort funeste. Soit mépris, soit indifférence pour la menace du serviteur de Dieu, ce jeune homme se rendit peu de mois après à Frascano pour s'entretenir avec une jeune fille dont il était follement épris; et voilà qu'une nuit, où il courait çà et là, comme font les jeunes libertins, il fut tué, comme Paul le lui avait prédit. On retrouva son corps dans une des prairies qui longent la Bormida. A un autre jeune homme qui n'avait pas assez la crainte de Dieu, il prédit non moins clairement, contre toute prévision, qu'il mourrait bientôt. Le père de ce jeune homme, affligé de l'ingratitude et de l'inconduite de son fils, avait, prié Paul de l'admonester et de le ramener aux sentiments de respect qu'il devait à l'auteur de ses jours. Le serviteur de Dieu fait appeler le fils, le reprend avec charité de ses manquements, l'engage à demander pardon à son père, afin de réparer en quelque manière ses torts par cet acte de soumission. Moi, demander pardon à mon père, lui répondit le jeune effronté, jamais. Vous refusez de demander pardon à votre père? répliqua Paul. Eh bien! Dans peu, vous mourrez. Le châtiment suivit de près la menace. Quelques jours à peine s'étaient écoulés, que le coupable mourut, bien qu'à la jeunesse il joignît une santé parfaite.

   Afin d'accréditer encore plus son fidèle serviteur, Dieu lui communiqua dès lors le don de pénétration des consciences. Une vive lumière lui découvrait le fond des coeurs. Souvent même, quand c'étaient des pécheurs, il ressentait une puanteur horrible, mais surnaturelle, qui était comme l'indice de la laideur et de la difformité des crimes dont ils étaient souillés. Éclairé par ce moyen sur les besoins des âmes et brillant du désir de les sauver, Paul manifestait, tantôt à celui-ci, tantôt à celui-là, les fautes qu'il avait commises, mais en secret et en tête à tête. Mon frère, disait-il avec une pleine assurance, vous avez fait tel péché; allez vous confesser. Puis, instruisait le coupable pour lui faciliter le moyen de faire une bonne confession, et finalement, il l'adressait à quelque bon confesseur dont les charitables avis pussent guérir les plaies de sa pauvre âme.

   Tel était le grand bien que Paul opérait, dès lors; telle était la règle de vie qu'il s'était tracée, étant encore dans le siècle. Tout le monde sent combien cette conduite était propre à l'unir intimement à Dieu et à lui faire atteindre une perfection sublime.

   Nous tenons plusieurs de ces détails de sa propre bouche. Il en fit la confidence à son confesseur dans sa vieillesse, un jour qu'il se trouvait en proie à un délaissement spirituel très douloureux, plongé dans d'épaisses ténèbres et une profonde obscurité, enfin dans cet état où, l'âme étant privée de lumière, tout inspire de l'effroi: «Ah! Lui dit-il d'un air triste et mélancolique, il me parait que j'ai fait fausse route. Si j'étais resté dans le monde, peut-être me serais-je sauvé. Et maintenant!...» Puis, achevant son discours : «Alors, ajouta-t-il, je donnais au moins sept heures, tant de la nuit que du jour, à l'oraison et aux autres exercices de piété. Les jours de fêtes, je me levais de grand matin, et j'allais à une confrérie dont j'étais membre; l'assemblée finie, je me rendais à l'église principale où l'on avait coutume d'exposer le Saint-Sacrement, et j'y demeurais prosterné à genoux pendant cinq heures au moins. J'allais ensuite prendre un peu de nourriture, puis j'assistais aux vêpres; après vêpres, j'allais respirer quelques moments à la campagne en compagnie de quelques bons jeunes gens avec qui je m'entretenais de choses édifiantes; Je faisais encore une heure d'oraison avant d'aller prendre mon repos». Ces paroles nous donnent lieu de faire une observation très vraie, c'est que, par une disposition spéciale de la Providence, il arrive parfois que les Saints, tout en voulant se confondre et s'accuser eux-mêmes, nous révèlent des secrets qu'on n'aurait jamais surpris autrement.

   Tout cela ne suffisait pas à la ferveur de Paul; il se livrait encore à d'autres œuvres bien plus pénibles et plus mortifiantes. Les cadavres les plus infects que personne ne voulait toucher, il était, lui, le premier à les mettre sur ses épaules, à l'imitation de Tobie; et par son exemple, il déterminait les autres à faire de même et à les porter jusqu'au lieu destiné à leur sépulture. La fosse ouverte, il se tenait au bord avec un de ses amis, et là, à la vue de ces cadavres tombés en pourriture, de ces ossements décharnés, ils lisaient l'un et l'autre comme dans un livre véridique ouvert sous leurs yeux, toute la vanité des choses d'ici-bas. Cette vue produisit une si salutaire impression sur l'ami de Paul, qu'il renonça généreusement au monde et se voua à une vie de ferveur et d'austérité.

   Le serviteur de Dieu fut élu, à quelque temps de là, Prieur de la Confrérie de Saint-Antoine, dont le siège était peu éloigné de sa demeure. Il s'y rendait le matin les jours de fêtes, et revêtant le sac des confrères, il leur adressait de la stalle du Prieur une exhortation spirituelle et les instruisait des devoirs d'un bon chrétien. Telle était l'onction dont il accompagnait ce saint exercice, que les personnes de la ville s'invitaient mutuellement à aller l'entendre. L'après-dîner, il faisait le catéchisme aux enfants dans la même église.

   Ce furent là les prémices offertes à Dieu par notre Bienheureux, les premiers effets de ce zèle ardent dont il était animé pour le salut des âmes, et comme l'essai de cette vie qu'il devait consumer ensuite dans l'exercice des missions auquel Dieu le destinait.

 

 


 

CHAPITRE 3.

SA DÉPENDANCE PARFAITE ENVERS SON DIRECTEUR SPIRITUEL.

 

   En se livrant à ces oeuvres de piété, Paul ne se laissa jamais entraîner par une ferveur juvénile et par un zèle capricieux; mais guidé par sa rare sagesse, il se mit entièrement sous la conduite de son curé, montrant dès lors la haute idée qu'il eut toujours depuis de l'excellence et du mérite de l'obéissance. Pour purifier de plus en plus son âme et retirer de la confession des fruits plus abondants, il voulut faire une confession générale.

II avait alors dix-neuf ans et demi. Il avait vécu tout ce temps, comme on l'a vu, dans une grande innocence. Sa conduite avait toujours été exemplaire; jamais il n'avait donné I'ombre d'un scandale. Cependant, en assistant à une instruction familière de son curé, il éprouva un sentiment si vif de componction qu'il résolut plus que jamais de mener une vie sainte et parfaite. Il alla donc se jeter aux pieds de son Pasteur, lui fit une confession de toute sa vie, et le Seigneur lui accorda une contrition si véhémente qu'il faillit se déchirer la poitrine avec une pierre qu'il avait prise à dessein et dont il se frappait sans ménagement. Il n'avait à se reprocher que des fautes légères, et il les détestait comme des crimes énormes.

   Depuis ce temps, il se laissa diriger en tout par ce digne Prêtre, et il lui obéissait avec une dépendance parfaite. Son Directeur était d'un naturel très austère et d'une humeur noire, chagrine et difficile; aussi, tant par l'effet de son caractère que pour exercer son jeune pénitent à la vertu, il le mortifiait en cent manières, sans que celui-ci se rebutât jamais. Il le faisait venir publiquement au confessionnal, puis se mettait à confesser les autres personnes, parfois en grand nombre qui se présentaient, et ne l'entendait que le dernier. Son tour enfin venu, il lui disait d'un ton fort sec : Eh bien!  Allez-vous commencer? L'humble pénitent lui faisait alors sa confession en peu de mots, la bonté divine permettant qu'il jouît en ce temps-là d'une grande paix intérieure, et d'une entière tranquillité de conscience. Notre saint jeune homme se présentait-il à la sainte table pour recevoir la communion? là aussi il devait s'attendre à quelque confusion solennelle. En effet, pour le mortifier davantage, le curé choisissant le moment où il y avait concours et beaucoup de monde à communier, il donna la communion aux autres et passa au-dessus de lui, comme sil eût été un pécheur public, indigne des sacrements. Le pauvre jeune homme fut très sensible à cette mortification dans la crainte qu'elle ne causât de la surprise aux assistants; mais pourtant il s'y soumit paisiblement et sans mot dire; et quel que fut son désir de communier, il se soumit à celui qui le mortifiait de la sorte, sans chercher d'autres moyens pour satisfaire sa piété.

   Un autre jour, le serviteur, de Dieu priant dans le choeur de l'église, y goûtait des délices divines dans l'oraison et répandait d'abondantes larmes. Craignant de découvrir la grâce de la dévotion, il se tenait soigneusement enveloppé dans son manteau. Son directeur qui savait saisir toutes les occasions de le mortifier, le voyant si recueilli, lui arracha le manteau des épaules avec violence et mépris, puis lui dit d'un ton sévère: «c'est donc ainsi qu'on se tient à l'église»? Il semblait taxer Paul d'une grave irrévérence, dans le moment où il s'unissait à Dieu avec le plus de ferveur. Quand ensuite il venait à s'accuser de quelqu'une de ces imperfections, qui sont cette poussière du monde dont les âmes les plus pures ne sont pas exemptes, le curé ne perdait pas une si belle occasion de le mortifier encore plus amèrement. On avait dit à Paul d'une certaine personne que c'était une âme de grande vertu; il remarqua sa modestie et son recueillement à l'église. Comme il lui parut ensuite qu'il avait cédé à la curiosité sous prétexte de piété, il s'accusa de cette faute au saint tribunal, et le curé le gronda et le reprit avec autant de rigueur que s'il eût commis un grand crime.

   Mais voici l'épreuve qui acheva de mettre dans tout son jour l'humble obéissance de notre bienheureux ; et pour cette fois, il faut convenir que son confesseur, tout grave et sérieux qu'il était d'ailleurs, dépassa les bornes de la sagesse et de la discrétion. On était alors au temps du carnaval. Le curé donnait chez lui une espèce de fête. Paul venant à passer dans la rue pour se rendre à l'église, on en informa le curé qui l'appela aussitôt, l'obligea à faire des gambades et lui commanda d'un ton impérieux de prendre part à la danse. Peut-être n'avait-il d'autre dessein que d'éprouver la vertu du jeune homme; peut-être aussi voulait-il le mortifier de plus en plus, en jetant du ridicule sur sa piété. Quoi qu'il en soit, on peut s'imaginer l'étonnement du saint jeune homme à un ordre si imprévu et si indiscret. Oh ! Quelle ne fut pas sa répugnance! Un coeur rempli de Dieu comme le sien ne pouvait avoir que du dégoût pour les vains amusements. Cependant, par suite de cette grande idée qu'il avait de la sainte obéissance, et jugeant d'ailleurs que l'ordre n'avait rien de contraire à la conscience, il se disposait à l'exécuter en toute simplicité; mais le Seigneur qui protège toujours ceux qui le cherchent avec droiture et le servent avec fidélité le délivra de cet embarras. A peine les musiciens eurent-ils fait entendre les premiers accords, que toutes les cordes de leurs instruments se rompirent. Cet accident subit et tout à fait extraordinaire obligea le curé de se raviser; il congédia aussitôt le jeune homme et le renvoya en paix.

   Bien que Paul fût traité avec tant de sévérité, j'allais dire, avec tant d'indiscrétion par ce confesseur, jamais il ne l'abandonna. A la vérité, l'ennemi de tout bien lui suggérait de s'adresser à un autre, mais il lui répondit constamment: «non, cela ne sera pas : ce confesseur m'est utile, puisqu'il me fait baisser la tête». Mais le curé lui-même, après l'avoir dirigé quelque temps, jugea convenable de le renvoyer à d'autres, afin qu'il fût mieux conduit dans les voies de cette perfection sublime à laquelle il était appelé de Dieu. Paul se mit alors sous la conduite d'un autre directeur. Celui-ci connaissant la pureté de sa conscience et sa grande union avec Dieu, lui prescrivit de communier tous les jours. Paul lui obéit humblement; mais désirant de se tenir caché aux yeux des hommes, afin d'être d'autant plus agréable aux yeux de Dieu, il allait communier, tantôt dans une église, tantôt dans une autre.

   On ne sait pas précisément qui fut ce nouveau directeur. Autant qu'il est permis de le conjecturer d'après les procédures de la béatification, il me semble pouvoir affirmer que ce fut un certain père Jérôme de Tortone, religieux capucin. D'après la déposition du père Jean-Baptiste d'Alexandrie, ex-provincial des capucins, ce religieux l'aurait confessé et dirigé quelque temps, puis s'apercevant que Paul était un homme de contemplation et fort avancé dans la perfection, il l'adressa au père Colomban de Gênes, aussi capucin. C'était un homme plein de l'esprit de Dieu et doué d'un rare talent pour la direction des âmes. Paul reconnaissait avoir les plus grandes obligations à ce saint religieux pour le soin qu'il avait pris de l'instruire et de l'animer à marcher avec générosité dans la voie du Seigneur. Depuis, comme il lui était devenu impossible, à ce que je présume, de continuer à profiter des lumières du père Colomban, il se mit sous la direction du chanoine pénitencier d'Alexandrie. Pour juger du mérite de cet ecclésiastique, il faut entendre Paul lui-même. Voici ce qu'il écrivait à son sujet : «Je vous informe que deux prêtres se sont joints à nous. En outre, quatre sujets me sont envoyés de la Lombardie par mon ancien confesseur qui est chanoine pénitencier de la cathédrale d'Alexandrie et qui a dirigé ma pauvre âme, lorsque j'étais encore dans le monde. Il les a éprouvés et je puis bien me fier au jugement de ce serviteur de Dieu ; il est fort instruit». Ce n'était pas pourtant sans beaucoup de difficultés et de peines que notre jeune Paul s'adressait à ce directeur; i1 avait environ quatre milles à faire pour aller le trouver. Ensuite, quand il était arrivé à Alexandrie, le pénitencier le faisait attendre des matinées entières et Paul ne pouvait espérer d'obtenir audience, sinon après tous les autres. Il lui soumettait avec une parfaite ouverture de coeur toutes les lumières et les grâces que le Seigneur lui communiquait dans l'oraison; mais le chanoine, soit par prudence, soit par épreuve, semblait n'en faire aucun cas; il lui faisait même à cette occasion des réprimandes et des reproches. Comme il avait calqué sa méthode de direction d'après la voie qu'il suivait sans doute lui-même, il parut vouloir diriger le bienheureux par une route fort différente de celle où Dieu l'appelait; en effet, il lui ordonna de prendre pour sujets de méditation le péché, la mort, le jugement, l'enfer, le paradis. Le serviteur de Dieu qui ne connaissait que l'obéissance, se mit donc à méditer sur le péché, selon l'avis de son directeur; ainsi, par exemple, il se disait à lui-même : considère, ô mon âme, que le péché offense un Dieu! Etc. Mais le Seigneur qui se complaît dans les âmes dociles et vraiment mortifiées le récompensait alors de son obéissance, en l'éclairant intérieurement d'une vive lumière, en sorte qu'il lui était impossible de continuer à raisonner et à faire des considérations sur le péché; doucement attiré par son Dieu, il s'élevait comme par un vol de l'esprit, aux plus sublimes contemplations; cette sorte de ravissement lui arrivait aussi dans la considération de nos fins dernières qu'il s'efforçait de faire par égard pour la sainte obéissance. Parvenu enfin à la considération du paradis, plus que jamais il se sentait ravi en Dieu, et entr'autres choses que le Seigneur lui dit intérieurement, il entendit clairement cette parole : «Mon fils, en paradis, le bienheureux ne sera pas uni à moi, comme un ami l'est à son ami, mais comme le fer pénétré par le feu». Et ici, il entendit des secrets qu'il n'est pas permis à l'homme de révéler.

   Telle était la familiarité de ses entretiens et l'intimité de son union avec Dieu. Il n'est pas surprenant, après cela que tout le monde conçût de lui une estime et une idée si grandes, et spécialement les jeunes gens. La présence du serviteur de Dieu leur imprimait un si profond respect qu'il leur suffisait de le voir venir de loin pour couper court aux propos et aux entretiens peu convenables. Ils en étaient confus et se disaient l'un à l'autre : fuyons, car voilà le saint. II est vrai en effet qu'une âme unie à Dieu exhale l'odeur des vertus. C'est ce que le Seigneur fit entendre un jour à notre bienheureux, en lui disant intérieurement : «Mon fils, faites ceci pour me plaire, et il en résultera de l'édification pour le prochain».

   Malgré une si grande fidélité à pratiquer la vertu, Paul ne s'estimait point à l'abri des dangers ; aussi fuyait-il avec un soin extrême les moindres occasions dangereuses. Il avait surtout la précaution d'éviter la société des femmes, et montrait un grand éloignement pour elles. Il ne parlait à aucune en particulier; il n'arrêtait jamais ses regards sur elles; il les fuyait comme le feu, et la charité pouvait seule l'obliger à leur parler. Cette réserve ne l'empêcha pas cependant de recueillir un jour dans sa maison, étant encore séculier, deux pauvres femmes françaises qui étaient hérétiques. Dans le désir de les convertir, il s'employa tout entier pour leur bien. Le Seigneur lui accorda en partie la consolation qu'il désirait l'une des deux se convertit et fut placée par ses soins dans l'hospice de Sainte-Marthe d'Alexandrie. Sauf ces occasions dans lesquelles la charité l'engageait à s'occuper des personnes du sexe, il les fuyait autant que possible pour n'offusquer en aucune manière cette sérénité d'esprit et cette pureté de coeur, qui lui faisaient faire de si grands progrès dans l'amour de Dieu.

 


 

 

 

CHAPITRE 4.

PAUL RENONCE A UNE ALLIANCE HONORABLE, A L'HÉRITAGE

QUI LUI EST LAISSÉ PAR SON ONCLE, ET A D'AUTRES AVANTAGES

QUI LUI SONT OFFERTS.

 

   Paul s'appliquait de la sorte à se détacher chaque jour davantage des choses de la terre, pour mieux s'unir à Dieu. Cependant un de ses oncles qui était prêtre, désirant lui ménager une alliance honorable, avait tout disposé, à son insu, pour le marier à une jeune personne douée des plus belles qualités. Il ne s'agissait plus pour Paul que de voir la personne dont on avait fait choix pour lui, et de ratifier ce choix par son consentement. A la première ouverture, le saint jeune homme qui nourrissait des pensées bien différentes et qui voulait à tout prix garder la virginité, refusa d'obtempérer aux ordres de son oncle; mais celui-ci, se prévalant, un peu trop peut-être, de l'ascendant qu'il avait sur l'esprit de son neveu, insista avec force pour le faire entrer dans ses vues; les autres membres de la famille joignirent leurs instances aux siennes, dans l'espoir qu'une alliance avantageuse les relèverait de l'état de gêne où ils étaient tombés. Pressé de toutes parts, et ne sachant comment se tirer d'affaire, Paul n'eut d'autre ressource que de recourir à Dieu, qui sait, quand il lui plaît, nous dégager des épreuves les plus critiques. Malgré sa répugnance, il ne put se dispenser d'aller avec son oncle au lieu où demeurait sa future. Son oncle voulait qu'il y conclût le mariage. Alors on vit se renouveler le bel exemple donné jadis par saint François de Sales dans une conjoncture également embarrassante et délicate : notre saint jeune homme ne leva pas même les yeux pour voir la personne. Mais comme son oncle s'obstinait dans son projet, Paul, de retour dans sa famille, adressa les plus ferventes prières à Dieu, afin de sortir victorieux d'un si grand péril. La divine Bonté ne tarda pas à l'exaucer, mais d'une manière tout à fait inattendue pour Paul. En effet, peu de temps après, son oncle tomba malade et mourut; ainsi fut-il délivré de ses importunités. Il est bien vrai que ce même oncle, pour faciliter la réussite de cette affaire, le laissa héritier de tous ses biens ; mais Paul, qui regardait tous les biens de la terre comme de la poussière, en comparaison du trésor de la pureté et de la virginité, renonça généreusement à la succession de son oncle en présence du vicaire Forain, et ne se réserva autre chose qu'un bréviaire pour réciter l'office divin. Se tournant en ce moment vers le crucifix, il dit avec ferveur en versant des larmes : «Mon Seigneur Jésus-Christ crucifié, je proteste que je ne veux rien de cet héritage, sinon ce bréviaire; car vous me suffisez seul, vous, mon Dieu et mon bien»! Les exécuteurs testamentaires voulaient le rhabiller à neuf pour remplir les intentions du testateur qui l'avait ainsi ordonné, et déjà ils étaient au moment d'acheter une étoffe convenable ; mais Paul s'y opposa et se contenta de recevoir par charité un vêtement d'étoffe grossière, qui suffisait pour le couvrir décemment. Mais plus il se négligea lui-même, par amour de la sainte pauvreté, plus il songea aux pauvres qu'il aimait tant. Sa foi vive lui montrant en eux la personne même de Jésus-Christ, souvent il leur faisait l'aumône, à genoux, avec une grande humilité.

   Pendant que Paul s'avançait ainsi dans la vie spirituelle, tout occupé de saintes pratiques qui l'unissaient de plus en plus à Dieu, il apprit que la République de Venise levait une armée considérable contre les Turcs. A cette nouvelle, il sentit s'allumer en lui le désir de combattre les ennemis de la Foi, et dans l'ardeur de son zèle, il alla s'enrôler en qualité de volontaire. Mais Dieu ne demande pas de chacun tout ce qui est bien. Sa providence avait destiné Paul à combattre dans une autre milice contre les vices et le péché. Un jour donc qu'ayant endossé l'habit militaire, il faisait oraison devant le Saint-Sacrement, exposé pour les prières des quarante heures, le Seigneur lui fit entendre par une inspiration claire qu'il l'appelait ailleurs. En conséquence, il quitta l'armée et s'en retourna chez lui. En passant dans un village du Piémont, appelé Novello, il reçut l'hospitalité chez deux excellentes personnes, mari et femme, qui, épris des belles qualités et des rares vertus de leur hôte, conçurent tant d'estime et d'affection pour lui, qu'à défaut d'enfant, ils songeaient à le faire héritier de toute leur fortune. Mais Paul, qui ne se souciait pas des richesses de la terre, renonça volontiers à tout pour vivre plus librement à Jésus-Christ; et de retour dans sa famille, il y continua cette vie si austère, dont nous avons parlé plus haut.   

    Pour se soutenir dans un tel genre de vie, Paul allait puiser de la force dans le fréquent usage des sacrements, surtout dans la communion. Une communion lui servait de préparation à une autre plus fervente, et laissait dans son âme innocente un vif désir de s'unir bientôt à Jésus dans l'Eucharistie. De là vient qu'il put dire dans la suite à son confesseur: «Dans ces premières années, le Seigneur m'avait donné faim de deux choses : de la sainte communion et des souffrances».

   Jusqu'ici nous avons toujours vu Paul occupé d'oeuvres de piété et d'autres exercices étrangers aux lettres et à l'étude. Il ne faut pas croire pourtant qu'il ait passé sa jeunesse sans s'appliquer à cultiver son esprit. Il avait reçu de Dieu une intelligence vaste, d'une grande pénétration, et susceptible d'acquérir toutes les sciences. Étant encore enfant, son père l'envoya dans un lieu nommé Crémolino qui était peu distant de sa patrie. Là, sous la direction de l'instituteur de l'endroit, il fit autant de progrès qu'on pouvait en attendre de son âge et de cette école. Depuis, il continua toujours à étudier et à réfléchir sérieusement, et grâces à la sérénité d'un esprit, à la paix d'un cœur exempt du tumulte des passions, il acquit cette manière heureuse de s'énoncer avec netteté, avec charme, en un mot, avec cette éloquence naturelle et persuasive qui accompagnait tous ses discours.

 

 

 


 

CHAPITRE 5.

LE SEIGNEUR INSPIRE A PAUL L'IDÉE DE LA CONGRÉGATION

DE LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.

 

   Le Seigneur se plaît à employer aux oeuvres de sa gloire les instruments qui semblent les moins propres aux yeux des hommes. Par une grâce spéciale, Il avait choisi nôtre bien-heureux pour fonder une humble congrégation, dont le but serait de travailler par l'exemple et la parole à réveiller parmi les fidèles le souvenir de Jésus souffrant, et d'imprimer dans les âmes une grande dévotion envers sa passion et sa mort.

   Le jeune Paul, comme nous l'avons vu, mettait tous ses soins à vivre étranger au monde, dans le recueillement et la prière. Telles étaient ses dispositions, lorsque la divine Majesté commença à lui manifester l'idée de l'oeuvre dont elle voulait qu'il fût le premier instituteur, ainsi que le genre de vie qu'il devait mener jusqu'à sa mort. Dieu se servit d'une excellente religieuse d'Alexandrie pour lui déclarer en quelque manière sa sainte Volonté: «Dieu, lui dit à diverses reprises cette personne, Dieu me fait entendre qu'il attend de vous de mandes choses». Ensuite, lui-même étant en oraison, le Seigneur lui fit voir plusieurs fois une tunique noire, mais sans lui donner pour le moment l'explication du mystère. Ces premières lumières étaient pour ainsi dire l'ébauche de l'oeuvre sainte. Enfin, il plut à Dieu de lui en découvrir tout le secret d'une manière merveilleuse. Nous croyons utile de la rapporter ici avec les propres paroles du saint. Elles servaient d'introduction aux premières règles, écrites entièrement de sa main. Le serviteur de Dieu y rend compte en quelque sorte de son entreprise et de ses saintes vues, afin qu'on reconnût quel avait été, le dessein de la divine Sagesse. II écrivit cette introduction par ordre de son confesseur.

 

 

Récit des inspirations de Paul.

 

   «Que le nom de Jésus soit béni!

 

   Moi, Paul-François, pauvre et indigne pécheur, et le dernier des serviteurs des pauvres de Jésus-Christ, environ deux ans après que l'infinie bonté de Dieu m'eut appelé à la pénitence, passant vers le soir par la rivière de Gênes, je vis une petite église située sur une montagne au-dessus de Sestri, et appelée la sainte Madone du Gazzo, et en la voyant, j'éprouvai un désir sensible de me fixer dans cette solitude ; mais obligé par devoir de charité d'assister mes parents, je ne pus jamais en venir à l'exécution, et je dus me contenter de le garder dans mon coeur. Quelque temps après, (je ne me souviens plus au juste ni du mois ni du jour), j'eus une nouvelle inspiration, mais beaucoup plus forte de me retirer dans la solitude; et ces inspirations, le bon Dieu me les donnait avec une grande consolation intérieure. Dans ce même temps, la pensée me vint de prendre pour vêtement une tunique noire de gros drap fait de la laine la plus commune du pays, de marcher nu-pieds, de vivre dans la plus grande pauvreté, en un mot, de mener avec la grâce de Dieu une vie pénitente. Cette pensée ne me quitta plus; un attrait toujours plus puissant me portait à me retirer, non plus auprès de la petite église dont j'ai parlé, mais n'importe en quelle solitude, et cela pour suivre les invitations amoureuses de mon Dieu dont l'infinie bonté m'appelait à quitter le monde. Mais comme je ne pouvais donner suite à cette pieuse inspiration, parce que j'étais nécessaire à ma famille, c'est-à-dire à mon père, à ma mère et à mes frères, je tenais toujours ma vocation secrète, excepté que j'en conférais avec mon père spirituel. Je ne savais pas ce que Dieu voulait de moi; c'est pourquoi je ne songeais à autre chose qu'à me dégager des embarras domestiques pour pouvoir me retirer ensuite. Mais le Souverain Bien qui, dans sa bonté infinie, avait d'autres vues sur ce misérable ver de terre, ne permit jamais que j'eusse ma liberté en ce temps-là. Quand j'étais sur le point de me dégager entièrement, il s'élevait de nouvelles difficultés ; elles ne faisaient qu'augmenter mes désirs. Quelquefois, il me vint aussi la pensée de réunir des compagnons pour vivre en communauté et promouvoir la crainte de Dieu dans les âmes: c'était là mon plus ardent désir; mais pour ce projet de réunir des compagnons, je n'en tenais pas compte, et cependant il restait fixé au fond de mon coeur. En somme, pour ne pas m'étendre davantage, je dirai combien de temps durèrent ces désirs et ces inspirations, jusqu'à ce que je reçusse la nouvelle lumière dont je vais parler. Je ne saurais le dire précisément, parce que je n'en ai pas tenu note; je dirai du plus au moins: deux ans et demi environ. L'été dernier, je ne sais à quelle époque, car je ne me souviens ni du mois ni du jour, ne l'ayant pas écrit, je sais seulement que c'était le moment de la moisson, un jour de la semaine, je fis la sainte communion dans l'église des capucins de Castellazzo, et je me rappelle que j'entrai alors dans un profond recueillement. Après cela, je partis pour retourner à la maison et je marchais par les rues, aussi recueilli que dans l'oraison. Quand je fus au coin de la rue voisine de la maison, je fus élevé en Dieu avec un recueillement très profond, un oubli de toutes choses et une très grande suavité intérieure, et dans ce moment, je me vis en esprit revêtu, de noir jusqu'à terre avec une croix blanche sur la poitrine; sous la croix, je portais écrit le saint nom de Jésus eu lettres blanches. Dans ce même instant je m'entendis adresser ces propres paroles : «Ceci est un signe pour marquer combien doit être pur et sans tache le coeur qui doit porter écrit le Très Saint Nom de Jésus». Cette vue et ces paroles me firent répandre des larmes, et puis je m'arrêtai. A peu de temps de là, je vis en esprit qu'on me présentait la sainte tunique avec le nom sacré de Jésus et la croix toute blanche; la tunique toutefois était noire, et je l'embrassai dans l'allégresse de mon coeur.

   Le lecteur saura que loue je me vis présenter la sainte tunique, je ne vis point de forme corporelle, comme par exemple, la figure d'un homme; pour cela, non; mais je le vis en Dieu; l'âme en effet connaît que c'est Dieu, parce que lui-même le lui fait comprendre par les mouvements intérieurs du coeur et par les lumières qu'il répand dans l'esprit, mais d'une manière si sublime qu'il est très difficile de l'expliquer. Ce que l'âme entend alors est quelque chose de si grand qu'on ne saurait le dire ni l'écrire. Pour être mieux compris, je dirai que c'est là une sorte de vision spirituelle, comme Dieu a daigné m'accorder plusieurs fois dans sa bonté, lorsqu'il a voulu m'envoyer quelque épreuve particulière.

   Pendant que j'étais en oraison, je vis un fouet entre les mains de Dieu, et ce fouet avait des cordes comme les disciplines. Au-dessus était écrit ce mot: «Amour»; dans le même instant, le Seigneur m'éleva à une très haute contemplation: mon âme comprit que Dieu voulait la flageller, mais par amour. Elle s'élançait avec vitesse vers ce fouet pour l'embrasser et le baiser en esprit. Dans le fait, chaque fois que Dieu a daigné m'accorder cette vision, il ne tardait pas à m'arriver quelque tribulation très sensible, et je savais d'une manière certaine qu'il en serait ainsi, parce que Dieu m'en donnait l'intelligence infuse.

   Or, j'écris ces choses pour m'expliquer et pour dire d'après l'intelligence que Dieu me donne, que je tiens ce que je vois en esprit par la lumière sublime de la foi pour plus assuré que si je le voyais des yeux du corps : ceux-ci pourraient me séduire par quelque fantôme; il n'y a au contraire aucun danger d'erreur d'autre part à raison de l'intelligence que Dieu me donne, d'autant plus que je m'en réfère au jugement de mes supérieurs, me soumettant aux décisions que le Saint-Esprit leur inspirera.

   Ainsi, quand j'ai dit que j'avais vu dans les mains de Dieu, je ne veux pas dire que j'ai vu, je veux dire seulement que l'âme sent d'une manière très relevée qu'elle se trouve dans Celui qui est immense, et c'est ce qui m'est arrivé à propos de la sainte tunique.

   Qu'on sache en outre que depuis qu'il a plu à Dieu de me retirer des exercices de la méditation, qui consiste à discourir sur les mystères, en passant d'un point à un autre, je n'ai plus de formes imaginaires.

   Or, pour poursuivre mon récit des merveilles de Dieu, après la vision de la sainte tunique et du signe sacré, Dieu me donna un désir et un attrait plus grands de réunir des compagnons et de fonder avec l'approbation de la sainte Église une congrégation qui aurait pour titre: «les pauvres de Jésus». Après cela, Dieu a imprimé dans mon esprit la forme de la sainte règle qui devait être observée par les pauvres de Jésus et par moi, son très humble et très indigne serviteur. On m'a ordonné de l'écrire; et je vais le faire par obéissance avec le secours du Saint-Esprit.

   Qu'on sache que le but qui m'a été assigné de Dieu dans cette congrégation ne consiste en autre chose, sinon, en premier lieu, d'observer parfaitement la loi du bon Dieu par la pratique parfaite des conseils évangéliques, et particulièrement du détachement total de toutes les créatures, en nous exerçant parfaitement à la sainte pauvreté; si nécessaire pour garder les autres conseils, nous maintenir dans la ferveur de l'oraison, avoir du zèle pour l'honneur de Dieu, exciter sa crainte dans les âmes, travailler à la destruction du péché, en mot, pour être infatigables au milieu des saintes fatigues du zèle afin que notre bon Dieu soit ainsi aimé, craint, servi et loué par tous, dans les siècles des siècles, amen.

   Que le nom de Jésus soit béni»!

 

 

 

Récit à propos de la rédaction des Règles.

 

   A la suite de ce préambule, venaient les règles écrites de sa propre main. On y voit l'expression des sentiments et des pensées les plus nobles, le respect le plus profond envers la mère de Dieu, un grand amour pour la perfection, et une dévotion très spéciale envers la passion de Jésus-Christ. En voici quelques traits:

 

   «Ah! Mes très chers frères, disait le bienheureux, quand au jour du vendredi, il y a des choses capables de faire mourir celui qui aime véritablement! N'est-ce pas en effet nommer le jour où mon Dieu incarné a souffert pour moi, jusqu'à immoler sa sainte vie en mourant sur le gibet infâme de la croix? Et puis, sachez-le bien, mes chers frères, le motif principal pour lequel nous sommes vêtus de noir, selon l'inspiration particulière que Dieu m'en a donnée, c'est afin de porter le deuil en mémoire de la passion et de la mort de Jésus. Nous ne devons donc jamais oublier d'en conserver un continuel et douloureux souvenir. Que chacun des pauvres de Jésus s'applique à insinuer à tous ceux qu'il pourra, la pieuse méditation des souffrances de notre très doux Jésus.

   Moi, Paul-François, pauvre et misérable pécheur, le plus indigne serviteur des pauvres de Jésus, j'ai écrit cette sainte règle à l'église paroissiale de Saint-Charles de Castellazzo. Cette Retraite m'avait été assignée par monseigneur l'illustrissime et révérendissime Gattinara, évêque d'Alexandrie, dans les premiers jours qui ont suivi ma vêture. J'ai commencé à écrire cette sainte règle le 2 décembre de l'année 1720, et je l'ai terminée le 7 du même mois. Avant de me mettre à écrire, je disais matines, puis je faisais l'oraison mentale, après quoi je me levais plein de courage et j'allais écrire. L'ennemi infernal ne manqua pas de m'assaillir en m'inspirant de la répugnance et en me suscitant des difficultés; mais comme il y avait longtemps que j'étais inspiré de Dieu, et puis, comme cela m'était ordonné, je me mis néanmoins à l'oeuvre avec la grâce de Dieu. Qu'on sache encore que lorsque j'écrivais, j'écrivais aussi vite que si quelqu'un avait été en chaire pour me dicter; je sentais les paroles venir de mon coeur. Or, j'ai écrit ces choses, afin qu'on sache que tout ceci est une inspiration particulière de Dieu, car, pour ce qui me concerne moi-même, je ne suis qu'iniquité et ignorance. Du reste, je soumets toutes choses au jugement de mes supérieurs. Que le Très Saint Sacrement soit loué et honoré de tous, sur tous les autels du monde!

 

Paul-François, indigne serviteur des pauvres de Jésus».

 

 

 


 

CHAPITRE 6.

PAUL CONFÈRE AVEC MONSEIGNEUR FRANÇOIS-MARIE GATTINARA,

SON ÉVÊQUE. CELUI-CI APPROUVE SON ESPRIT,

ET LUI DONNE L'HABIT DE PÉNITENCE EN MÉMOIRE

DE LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.

 

   Le père Paul, comme, on le voit dans ses lettres, use toujours d'une grande discrétion dans la conduite des âmes. Il ne négligeait rien pour que celles qui lui étaient soumises servissent le Seigneur en esprit et en vérité avec toute la dépendance convenable des supérieurs. Lui-même fut toujours fidèle à marcher dans cette voie. Loin de se conduire par son propre esprit, il ne cessa jamais de se soumettre à la direction d'hommes pleins de sagesse et de discernement, afin de s'assurer qu'il suivait la volonté de Dieu. S'agissait-il de quelque résolution extraordinaire, il redoublait ses prières afin d'obtenir les lumières du ciel, puis il demandait l'avis des personnes les plus distinguées par leur piété, leur doctrine et leur expérience.

   C'est ce qu'il fit plus soigneusement encore, lorsqu'il fut au moment d'embrasser l'état auquel il lui semblait être appelé de Dieu. Il alla se jeter aux pieds de monseigneur Gattinara, prélat doué d'un talent éminent pour la direction des âmes et le discernement des esprits, espérant d'apprendre de sa bouche la volonté de Dieu.

   Nous donnerons ici une courte notice sur ce grand Prélat. On verra mieux par là l'estime que méritaient les conseils du directeur, par l'ordre duquel Paul entreprit l'oeuvre de Dieu et régla toute sa conduite, aussi longtemps qu'il put jouir de ses instructions et de ses entretiens.

   Monseigneur François-Marie Arborée de Gattinara, naquit à Pavie. Entré dans la Congrégation célèbre des clercs Réguliers de Saint-Paul, vulgairement appelés les Barnabites, il y acheva ses études et devint un excellent prédicateur. Doué de toutes les qualités requises au véritable orateur, animant toutes ses paroles d'un vif désir d'attirer les âmes à Dieu, il parlait au coeur et remuait d'autant plus efficacement ses auditeurs qu'il était profondément ému et pénétré de la vérité qu'il annonçait. Souvent, en chaire, on lui voyait le visage baigné de larmes, si bien qu'on disait de lui par manière de proverbe : «Qu'est-ce que François Gattinara répand en plus grande abondance, ses sueurs ou ses larmes»? Ses prédications produisaient les plus grands fruits et touchaient les coeurs les plus durs. Dans le maniement des affaires, il unissait à une prudence exquise des manières douces et insinuantes qui lui conciliaient tous les coeurs et le faisaient réussir dans toutes ses entreprises. Elevé par Clément XI au siège épiscopal d'Alexandrie, il gouverna cette église en pasteur vigilant, s'acquittant, avec un soin infatigable, des fonctions du saint ministère et de tous les devoirs d'un bon évêque. II ne savait ce que c'était que s'épargner, quand il était question de la gloire de Dieu. On admirait surtout en lui un zèle ardent pour le bon gouvernement de son diocèse et Spécialement du clergé qui en est la portion la plus précieuse et la plus sainte. Sensible à tous les besoins de son troupeau, sa charité ne connaissait point de bornes; il faisait ce qu'il pouvait et désirait faire beaucoup plus qu'il ne pouvait. Son grand art consistait à gagner les coeurs, à faire du bien à tous et à se concilier par ses bienfaits l'affection même des méchants. Le souverain Pontife Benoît XIII, de sainte mémoire, qui connaissait son mérite, le transféra à l'archevêché de Turin, où il fut accueilli avec des démonstrations extraordinaires de joie. La charité du pieux prélat, trouvant un champ plus vaste, y prit des développements considérables. Il croyait devoir tout à ses pauvres et destinait tout ce qu'il possédait à leur soulagement. Ce fut à ce point qu'étant tenu de payer une rente viagère et cette obligation ayant été éteinte par la mort de la personne, il déclara que le profit en reviendrait non à lui-même, mais aux pauvres. Dans le fait, personne ne lui demandait jamais en vain l'aumône; personne ne se trouvait en besoin qu'il ne vint libéralement à son secours dès la première nouvelle et sans même attendre qu'on lui en fît la demande. II regardait particulièrement d'un oeil de bonté les institutions pieuses, et il fit jouir un bon nombre d'entr'elles des effets de sa grande libéralité. A force de donner, il lui arrivait quelquefois de dépenser en peu de mois en aumônes la majeure partie des revenus d'une année entière. Dans l'année qu'il mourut, à partir du mois de janvier jusqu'au jour de sa mort qui eut lieu vers la fin de septembre, on estime qu'il avait distribué cinq mille écus d'or. La plupart étaient étonnés de ses largesses, ne sachant pas comment il pouvait y suffire; mais celui-là est toujours assez riche qui donne volontiers aux pauvres et qui met toute sa confiance en Dieu; car Dieu même n'a-t-il pas déclaré qu'il était le père et l'ami des pauvres? En un mot, monseigneur Gattinara fut un véritable Pasteur qui ne donnait pas seulement son bien à ses brebis, mais qui leur eût encore donné volontiers sa vie.

   En voici la preuve. Son troupeau étant fort affligé par les calamités de la guerre, le 22 septembre 1743, après une procession solennelle de pénitence, le charitable pasteur fit un discours qui respirait la piété la plus profonde et dans lequel se manifestait la tendresse de son coeur. Ses auditeurs en furent vivement pénétrés, mais surtout quand, arrivé à la conclusion, l'archevêque se tournant vers le ciel, les yeux pleins de larmes, comme il lui arrivait souvent, il s'écria avec une grande émotion qu'il s'offrait pour le salut de son peuple, et que si la divine justice n'était pas encore apaisée, elle déchargeât ses coups sur le pasteur et pardonnât aux brebis. A ces paroles, il n'y en eut pas un qui ne se sentit ravi d'amour et de reconnaissance, chacun comprenant fort bien que l'évêque l'aimait du fond de ses entrailles. Il parut que le Seigneur avait agréé une offrande si cordiale et si généreuse. L'effort qu'avait fait le prédicateur ayant aggravé une rupture dont il souffrait depuis longtemps, il fut contraint de se mettre au lit, et peu de jours après, il ne fut plus en état de se lever. Une inflammation survint qui le réduisit à l'extrémité. On lui administra les Sacrements qu'il reçut avec une grande piété. Ainsi fortifié par son Dieu, il conserva toujours une patience invincible et une tranquillité d'esprit inaltérable parmi les douleurs les plus cuisantes. L'esprit toujours présent, il répétait: «nous souffrons volontiers pour l'amour de Dieu». Les assistants le voyant souffrir si cruellement et si volontiers, en étaient édifiés et attendris, au point de ne pouvoir retenir leurs larmes. Enfin, plein d'une vive confiance de posséder le Bien qu'il avait tant aimé, après une courte agonie, il rendit paisiblement sa belle âme le 44 octobre 1743. Il avait vécu quatre-vingt-cinq ans neuf mois et un jour.

   Tel était le directeur choisi par Paul, et dans les mains duquel il se remit d'autant plus volontiers qu'il était alors son évêque. Il était bien persuadé qu'en suivant ses avis et ses instructions, c'était la voix même du Seigneur qu'il suivait. Pour bien débuter et en même temps donner une pleine connaissance de son intérieur à ce digne prélat, Paul commença par s'accuser lui-même; il lui fit une confession générale, lui rendit un compte exact de sa vie, et puis il lui confia toutes les lumières qu'il avait reçues du Seigneur. Le sage évêque entendit tout à loisir et lui ordonna ensuite de lui rapporter exactement et pour ainsi dire de la main à la main ce que le Seigneur lui communiquait. Le pieux jeune homme obéit, écrivit quelques pages de sa main et les porta au prélat. Celui-ci les ayant lues et reconnaissant que les lumières de son pénitent venaient véritablement de Dieu, le Père des lumières, mouilla ces pages de larmes de tendresse et de piété.

   Toutefois, en homme sage et prudent, il voulut s'assurer encore davantage de l'esprit et de la conduite du saint jeune homme; c'est pourquoi il l'envoya consulter les hommes les plus doctes et les plus pieux qui se trouvaient dans la contrée.

   Enfin, ne pouvant plus douter de la vocation de Paul, il résolut de lui donner l'habit noir en mémoire de la passion du Sauveur, selon que Dieu en avait inspiré la pensée à Paul. Le fervent jeune homme put donc espérer qu'il verrait bientôt ses saints désirs accomplis. Chacun peut se figurer avec quelle joie intérieure il vit approcher le jour après lequel il soupirait avec tant d'ardeur, le jour où il pourrait bientôt témoigner, même par la forme extérieure de son vêtement, qu'il renonçait à tout, afin de vivre uniquement pour Dieu.

   Mais d'ordinaire les grandes entreprises rencontrent de grandes difficultés; aussi Paul ne tarda-t-il pas à être assailli de terribles combats. Nous croyons bien faire de les retracer ici avec ses propres expressions. Voici ce qu'il écrivait à un pieux jeune homme, son pénitent, pour l'encourager à suivre la vocation religieuse.

 

   «Que vous serez heureux, mon cher ami, si vous êtes fidèle à combattre et à vaincre!... à ne pas vous laisser attendrir par les sentiments de la nature, mais à regarder en face Jésus crucifié, qui vous invite à le suivre par une faveur si spéciale. Voilà Celui qui vous tiendra lieu de père et de mère et de toutes choses. Oh! Si vous saviez les assauts que j'ai eu à soutenir avant d'embrasser cette vie dans laquelle je suis, l'extrême répugnance que m'inspiraient le démon et la tendresse envers mes parents!... leurs espérances selon le monde reposant uniquement sur moi; les désolations intérieures, les tristesses, les craintes! il me semblait que je n'aurais pu résister. Le diable me mettait dans l'esprit que j'étais le jouet d'une illusion, que je pouvais servir Dieu d'une autre manière, que cette vie n'était pas faite pour moi, etc., et tant d'autres choses que je passe sous silence. Ce qui m'était plus sensible, c'est que j'avais perdu tout sentiment de dévotion: je me trouvais aride, tenté de toutes les manières; le seul son des cloches me faisait horreur; tout le monde me paraissait heureux, excepté moi. Enfin, il m'est impossible d'expliquer tous ces grands combats. J'en fus surtout assailli, lorsque je me vis au moment de prendre l'habit et d'abandonner le pauvre toit paternel. Tout ceci est la pure vérité; mais il y a bien d'autres choses que je ne saurais rendre et que j'omets pour être court. Ainsi donc, courage! Mon cher ami! Vincenti dabit manna absconditum, et nomen novum».

 

 

   Le Seigneur, qui se joue amoureusement de ses serviteurs, le permettait ainsi, afin d'éprouver la fidélité de Paul, de rendre sa vertu plus forte, et de le préparer par ces combats à des victoires plus importantes. Aux luttes intérieures se joignit une souffrance extérieure fort vive et fort sensible qu'il n'avait jamais autant ressentie. A peine eut-il obtenu de monseigneur l'évêque la permission de prendre le saint habit, qu'il commença à être très incommodé du froid. Le jour même qu'il se rendit de Castellazzo à Alexandrie pour revêtir l'habit religieux, il ressentit en chemin un froid si vif, avant sa vestition, qu'il en conçut beaucoup de crainte et d'appréhension de ne pouvoir y résister. Jusque là, la chaleur naturelle du corps l'avait empêché au contraire de marcher avec une chaussure. Mais il n'y a point d'obstacle capable de retenir une âme fidèle à la voix du Seigneur. Quand il appelle une âme à une vie austère, il ne manque point de l'aider, pour qu'elle puisse en supporter les rigueurs si grandes qu'elles soient. Paul en est un exemple. Sans tenir compte de la répugnance qu'il commençait à éprouver dans l'accomplissement de la volonté divine, il fit emplette d'une étoffe vile et grossière qu'on nomme arbagio; il la choisit de cette sorte, parce qu'il avait vu qu'elle était le vêtement des pauvres de Gênes. Après l'avoir fait teindre en noir pour qu'elle fût semblable à la tunique qu'il avait vue dans sa vision, il partit en se préparant par des actes fervents de vertu à la cérémonie qu'il avait tant désirée. Il eût bien voulu qu'elle s'accomplit le jour de la Présentation de la très Sainte Vierge, sa tendre Mère et sa Souveraine; il eût volontiers imité, en ce jour-là même, le généreux exemple qu'elle nous a laissé en se consacrant à Dieu; mais, comme en cette année 1720, la fête de la Présentation tombait un jeudi, et que le jour suivant, c'est-à-dire le vendredi, est dédié à la passion et à la mort de Jésus-Christ, il jugea à propos de différer sa vêture jusqu'à ce jour qui était le 22ème du mois. Tout étant disposé, le 24, il visita les églises de Castellazzo, se fit couper les cheveux en témoignage de son renoncement aux choses du monde, et après avoir pris congé de tous, il se prépara avec une nouvelle ferveur au sacrifice d'amour qu'il était à la veille de faire. Le lendemain; il partit pour Alexandrie. Y étant arrivé, il apprit que l'évêque était sorti de la ville. On lui dit qu'il ne rentrerait pas ce jour-là ; mais le serviteur de Dieu répondit avec assurance qu'il reviendrait, ce qui arriva en effet. Monseigneur l'évêque rentra donc ce jour-là même, 22 novembre 1720, et ainsi il donna

le nouvel habit de la passion à Paul, un jour de vendredi, qui est le jour où le Rédempteur de nos âmes a sacrifié sa vie pour nous sur la croix dans un océan de douleurs.

 

 

 


 

CHAPITRE 7.

MANIÈRE MERVEILLEUSE DONT PAUL ÉCRIT SES RÈGLES.

 

   Quelles furent les grâces et les consolations spirituelles que Paul reçut du Seigneur après sa vestition, c'est ce que nous ne pouvons pas dire; elles sont connues de Dieu seul qui en fut l'amoureux et libéral dispensateur. Nous savons pourtant qu'à peine revêtu de l'habit de la passion, Paul parut rempli d'un esprit nouveau; il se proposa d'imiter en tout les vertus de Jésus-Christ et de retracer en lui-même autant que possible la sainteté de sa vie, afin d'exprimer au naturel, plus encore par ses œuvres que par son habit de pénitence et de deuil, l'image de Jésus crucifié, et de rappeler ainsi aux autres l'obligation de suivre ses exemples et de pleurer sa mort. Sachant en outre que Dieu l'appelait à se retirer en quelque lieu solitaire; il demanda à monseigneur l'évêque faculté et bénédiction pour demeurer dans une petite pièce dépendante de l'église paroissiale de Saint-Charles, située sous un escalier près de la sacristie.

   C'est là qu'il voulut se renfermer pour écrire la règle de la congrégation dont Dieu lui avait inspiré le dessein, et en même temps pour jouir tranquillement de la présence du Saint-Sacrement qui se conservait dans cette église. La cellule en question était une demeure propre à faire beaucoup souffrir; elle était humide, étroite, rustique, fort laide, dépourvue de toute commodité, sauf qu'elle était garnie d'une petite cheminée. Ce fut donc là que se retira, ou pour mieux dire, que s'enferma le fervent novice. Tout son vêtement consistait en une tunique très rude avec de simples caleçons de toile commune et si grossière que sa rudesse lui causa une incommodité sensible à la jambe. II avait la tête toujours découverte et les pieds nus; pour lit, il n'avait qu'une poignée de paille étendue sur la terre nue; sa nourriture n'était autre qu'un morceau de pain reçu en aumône; il n'avait pour toute boisson que l'eau. Qui peut donc exprimer tout ce qu'eut à souffrir le pieux novice étant si mal pourvu, surtout que l'hiver faisait déjà sentir ses rigueurs et dans une contrée si froide? Au milieu de toutes ces souffrances, Paul trouvait son soutien et sa force dans le saint amour de Dieu. Désireux de lui offrir un sacrifice de louanges dans une tranquillité et un silence plus parfaits, il se levait la nuit pour réciter l'office, puis se mettait en oraison. Il employait environ trois heures à la récitation de matines et à l'oraison, et cela, nonobstant la rigueur du froid qui devait être très intense.

   Après s'être ainsi préparé par une longue oraison, il écrivait chaque jour un chapitre des règles. Il reçut dans ce travail une assistance manifeste du ciel. En effet, bien qu'il n'eût jamais lu les règles d'aucun institut, Paul écrivait avec une promptitude, une liberté, une aisance parfaite, précisément comme s'il avait entendu une voix qui lui eût dicté les règles du nouvel institut, afin qu'elles fussent marquées au coin d'un juste discernement et d'une sagesse accomplie. Pour n'être troublé en aucune manière dans cette sainte retraite, où sa grande occupation était de se tenir dans un recueillement et une union continuelle avec Dieu, le vrai Père des lumières et la source de toute sagesse, il n'avait aucun commerce en ce temps-là avec personne et vivait dans une solitude entière. Grandes furent les grâces et les communications dont Dieu se plut à le favoriser en ce lieu. Il rendit compte de tout à son évêque et directeur, afin de se garantir de toute illusion. Il tint à cet effet un journal exact, duquel nous pouvons inférer combien il eut à souffrir de la faim qui le tourmentait et du froid qui le pénétrait de toutes parts. Les tentations et les assauts des démons qui cherchaient à accroître le sentiment de sa peine et à le détourner du saint exercice de l'oraison, étaient tellement violents et fâcheux que son pauvre corps s'en ressentait et que son coeur en éprouvait des convulsions douloureuses. Enfin le Seigneur le laissa parfois dans les ténèbres, dans l'aridité, dans des désolations intérieures, qui le portaient à se reconnaître toujours plus indigne des divines faveurs et à se considérer comme la plus vile des créatures. Toutefois, il ne douta jamais que l'âme qui persiste dans l'oraison, qui est ferme et inébranlable parmi les ennuis, les dégoûts et les tentations les plus fâcheuses, est comme un rocher solide et stable contre lequel vont se briser les vagues et les tempêtes, sans pouvoir lui faire le moindre mal. En récompense, il reçut à certains jours une communication et une intelligence sublime d'un mode d'oraison tout à fait privilégié et extraordinaire, d'où vient qu'il en parlait dans la suite avec assurance. Doctus patiens divina.

   Enflammé de ce feu divin, il sentait son coeur tantôt se consumer d'amour, tantôt s'embraser d'un ardent désir de partager avec le Sauveur le calice de sa passion, tantôt brûler de zèle pour la conversion des infidèles et plus particulièrement de l'Angleterre et pour le retour de tant de pauvres pécheurs. Aussi écrivait-il ensuite à son évêque, qu'au milieu des suavités, des lumières, des consolations que le Seigneur lui donnait, il eût désiré d'être mis en pièces pour le salut d'une seule âme. L'ardeur de son amour s'augmentait beaucoup par la réception quotidienne de l'Eucharistie qui est une fournaise d'amour et une fontaine de lumière. Il demandait avec beaucoup de ferveur à Jésus-Christ la lumière nécessaire ou plutôt son Saint-Esprit pour bien écrire sa règle. Afin de l'obtenir plus facilement, il s'adressait plein de confiance à la bienheureuse Vierge, aux Anges et aux Saints du ciel, et tout spécialement aux fondateurs des ordres religieux. Quarante jours se passèrent de la sorte. Paul avait écrit et développé toute sa règle. Il sortit de sa solitude, l'âme toute pénétrée de l'onction du ciel, et il alla se jeter aux pieds de son évêque pour lui présenter les règles qu'il avait composées à la manière que nous avons dit, par l'inspiration de Dieu. Le prélat, quoique rempli de doctrine et de sagesse, ne voulut pas se fier à son propre sentiment dans une affaire de si grande importance. Suivant en cela la coutume des hommes les plus éclairés, il voulut, pour mieux s'assurer de la volonté du Seigneur, que Paul fît le voyage de Gênes pour consulter un grand serviteur de Dieu, fort renommé pour ses lumières, et très capable de discerner les vraies inspirations.

   On était alors au plus fort de l'hiver. La montagne qui sépare la Lombardie de l'état de Gênes et que Paul devait traverser, est tellement escarpée et affreuse tant à cause des neiges qui y tombent en abondance et y séjournent longtemps, qu'à cause des vents impétueux qui règnent au sommet, que les muletiers les plus hardis et les plus expérimentés osent à peine se hasarder de la franchir, et qu'il n'est pas rare que des  voyageurs imprudents y périssent. Fortifié par l'obéissance, Paul néanmoins se met en route, il chemine à travers les glaces et les neiges, pieds nus, tête découverte avec une simple tunique plus propre à couvrir sa nudité qu'à le garantir de la rigueur du froid; et pour exécuter plus promptement la volonté de son saint évêque, il ne se contente pas de marcher le jour, mais poussé par sa ferveur, il marche encore la nuit à travers les roches et les précipices de cette horrible montagne. Au froid excessif, se joignait la crainte des loups. Il les voyait courir affamés sur les coteaux. Sa seule compagnie, sa seule défense était l'image du crucifix qu'il portait sur sa poitrine pour sa consolation. Si, le matin, au lever du soleil, il éprouvait quelque adoucissement à ses souffrances, d'un autre côté

son effroi augmentait, en voyant se détacher du sommet de la montagne de grands pans de glace, qui, de distance en distance, plombaient sur le chemin par lequel il lui fallait passer. Engourdi par le froid, accablé de lassitude, épuisé par la faim, il parvint enfin au haut de la montagne dans la nuit, si mémorable pour lui, de l'Épiphanie. Il n'avait pas un seul morceau de pain, ni d'argent pour en acheter. Ayant rencontré quelques gendarmes, il leur demanda la charité à genoux, comme il avait coutume de faire dans ces premiers temps, lorsqu'il demandait l'aumône. Ces pauvres gens le restaurèrent un peu, et le serviteur de Dieu reçut ce bienfait avec les plus grands sentiments de reconnaissance. Non seulement il en conserva la mémoire tant qu'il vécut, mais depuis, il montra toujours une affection spéciale pour cette classe de personnes. Dans ses missions, il mettait tous ses soins à secourir leurs âmes, répétant souvent qu'il en avait été secouru et assisté dans ses plus grands besoins.

   Dans le cours du voyage, plusieurs passants, voyant Paul ainsi vêtu en pénitent et manquant de la lumière nécessaire pour connaître et admirer la ferveur du saint jeune homme, se disaient l'un à l'autre : «Oh! pour celui-là, il faut qu'il ait commis de bien grands crimes! Voyez quelle pénitence son confesseur lui a donnée»! Enfin, ce fut au milieu de ces rebuts continuels et de ces fatigues que le serviteur de Dieu arriva à Gênes. En y entrant, il fit la rencontre de deux religieux trop peu éclairés pour apprécier sa vertu, qui, à son approche, se mirent à lui appliquer par raillerie et par mépris ces paroles de la sainte Écriture : Quare fremuerunt gentes et populi meditati sunt inania? «Pourquoi les nations ont-elles frémi, pourquoi les peuples ont-ils enfanté de vains projets»? Ils prétendaient par là le donner pour un fanatique, peut-être même pour un fou. A cette parole, le serviteur de Dieu ne répondit qu'en s'humiliant et en se confondant au fond du coeur. Il retirait tant de profit de ces opprobres, qu'il put dire avec raison dans la suite : «Je dois convenir que ces moqueries et ces dérisions étaient fort salutaires à mon âme».

   Nous ignorons quelle fut la réponse précise du grand serviteur de Dieu qu'il était allé consulter. Il est à présumer toutefois qu'il approuva pleinement le genre de vie que Paul avait entrepris, qu'il reconnut pour vraies et pour saintes ses inspirations et ses résolutions, enfin qu'il en assura le digne évêque. En effet, Paul, de retour dans sa patrie, continua toujours sous la direction de ce prélat, et poursuivit avec une ferveur nouvelle les exercices de sa vie pénitente. Il s'efforça de même de perfectionner l'oeuvre qu'il avait commencée, avec d'autant plus de satisfaction qu'il était plus sûr qu'elle plaisait à Dieu.

 

 

 


 

CHAPITRE 8.

IL SE RETIRE DANS UNE ÉGLISE CHAMPÊTRE DÉDIÉE À ST ÉTIENNE.

SES TRAVAUX POUR L'UTILITÉ DU PROCHAIN.

 

   Paul avait goûté, le repos et les douceurs de la solitude; il ne faut donc pas être surpris qu'il cherchât à se séparer le plus possible du commerce du monde. A son retour de Gênes, il alla, avec l'agrément de son évêque, fixer sa résidence dans un petit ermitage contigu à une église de village, qui était dédiée à saint Étienne. Son frère Jean-Baptiste y vint s'adjoindre à lui. Leur vie dans cette retraite était extrêmement pauvre et pénitente et tout à fait de nature à en faire deux grands serviteurs de Dieu et de dignes modèles de vertu et de perfection. Étroite était leur habitation : elle consistait en une petite pièce très pauvre et presque nul était leur mobilier : il se composait uniquement d'une paillasse, couverte d'un lambeau de courte-pointe, d'un crucifix, d'une discipline suspendue à la muraille. A la partie extérieure était attaché un petit panier pour recevoir les aumônes qu'offraient spontanément des personnes charitables. Ces aumônes, pour l'ordinaire, consistaient en quelques morceaux de pain dont ils se nourrissaient fort sobrement; ils en donnaient la meilleure partie aux autres pauvres et s'en réservaient seulement la moindre. Il arriva plusieurs fois que la journée fût déjà fort avancée sans qu'ils eussent pris aucune sorte de nourriture. Leur bon père les ayant trouvés dans cet état et admirant leurs vertus autant qu'il en était consolé, ordonna qu'on leur portât dé chez lui un potage et quelque autre nourriture, pour qu'ils pussent se restaurer. Nos jeunes pénitents l'en remercièrent, désirant ne pas s'écarter de leur manière ordinaire de vivre; mais ils durent céder à la volonté de leur bon père qui fit très à propos en cette occasion, usage de son autorité. Ils furent donc obligés ce jour-là de se relâcher un peu de cette pénitence rigoureuse par laquelle ils macéraient continuellement leur chair.

   Le Seigneur, qui a coutume de communiquer ses grâces et de dispenser ses faveurs les plus précieuses à ceux qui souffrent pour son amour, ne manqua pas d'en combler nos jeunes pénitents au milieu de leurs austérités. Paul en particulier jouissait dans ce lieu de retraite et de pénitence de beaucoup de consolations spirituelles et d'une grande paix de coeur, en dépit même des combats de l'enfer. C'est ce qu'il témoigna à son évêque, en lui rendant d'humbles actions de grâces de ce qu'il lui avait procuré dans cette sainte solitude une sorte de paradis.

   Tout en vivant de la sorte dans son pays, Paul éprouvait toujours un plus vif désir de se retirer dans quelque profond désert. Il fit donc, par le conseil et avec l'agrément de l'évêque, un voyage en France, afin d'y visiter certaines montagnes où il espérait trouver un lied favorable à son dessein. On lui avait rapporté qu'il y avait là une petite chapelle dédiée à la sainte Mère de Dieu; mais, y étant arrivé, il la trouva inhabitable à cause de la grande quantité de neige qui s'y accumulait; ainsi il fut contraint de retourner dans sa patrie en attendant qu'il connût mieux où l'appelait la sainte volonté de Dieu.

   Mais il n'était pas destiné à s'appliquer uniquement à se sanctifier dans la solitude, il était destiné à devenir un grand ouvrier évangélique, un apôtre, pour aider une multitude d'âmes et les conduire au ciel. Voilà pourquoi le Seigneur qui dispose toutes choses avec force et douceur lui inspirait tant d'horreur à la vue des crimes des hommes. Paul n'y pouvait penser sans être pénétré jusqu'au fond de l'âme de la plus vive douleur, et sans briller du désir d'y remédier de tout son pouvoir. Il consulta à ce sujet son évêque et lui ouvrit son coeur; et ce sage prélat qui appréciait les grands trésors et la doctrine céleste dont le Seigneur avait enrichi cette âme, lui ordonna de commencer par faire le catéchisme aux enfants. Il lui donna à cette fin sa bénédiction. Le fervent jeune homme était tout disposé à obéir; mais le curé de l'endroit, un peu trop condescendant peut-être pour les coutumes du siècle, lui dit que, comme c'était alors le temps du carnaval, il croyait plus à propos de différer à un autre temps cette entreprise d'ailleurs très pieuse et très salutaire. Paul ne crut pas devoir faire de résistance, pensant qu'il valait mieux s'en rapporter à l'avis du curé et différer quelques jours. Mais pendant qu'il était en oraison, il entendit intérieurement la voix du Seigneur qui lui en faisait de sévères reproches. Comprenant par là qu'il est toujours opportun de faire le bien que Dieu commande, à l'instant même, et sans plus de délai, il prend un crucifix comme l'étendard glorieux des âmes aimantes, surmonte cette répugnance qu'on éprouve toujours les premières fois, s'en va par les rues et les places publiques, criant à haute voix : «au catéchisme, dans l'église de Saint Charles», puis il se livre à ce saint exercice avec toute l'ardeur de son zèle; et bientôt ses petites instructions produisirent des fruits inespérés.

   Informé du succès, monseigneur l'évêque en conçut beaucoup de joie dans le Seigneur, et son tendre coeur en fut si consolé qu'il en versa des larmes abondantes. Faisant ensuite réflexion au grand avantage que son peuple pourrait retirer, s'il entendait la voix de Paul, il ordonna à celui-ci de monter en chaire, d'y faire le grand catéchisme, de prêcher et de faire au peuple la méditation sur la passion de Jésus- Christ. Il semblait certainement qu'un prélat si sage s'écartait des règles ordinaires de l'Église, en employant pour ce ministère un jeune homme qui n'était pas même tonsuré et qui avait seulement l'habit de pénitent. Mais pieux et docte comme il était, il crut avec raison qu'il pouvait user de dispense à l'égard d'un sujet à qui Dieu avait départi tant de dons extraordinaires. La bénédiction dont le Seigneur accompagna les travaux de Paul, fit bien voir que c'est un acte de prudence et de sagesse de savoir dispenser, quand il y a un bon motif et que l'illusion n'est pas à craindre.

   Paul laissa donc à d'autres le soin d'enseigner les éléments du catéchisme; toutefois il continua de surveiller cet exercice, afin qu'il produisît de grands fruits. C'est ainsi que, voyant un jour un jeune homme occupé à faire le catéchisme à de petites filles, il s'approcha de lui et lui donna un excellent avis en ces termes : « Averte oculos tuos, ne videant vanitatem. «Seigneur, détournez mes regards de la vue des vanités. » Pour lui, il commença à annoncer du haut de la chaire les vérités de notre sainte Foi. Comme ses paroles sortaient d'un coeur uni à Dieu, qu'elles étaient animées d'un zèle ardent et soutenues par l'exemple d'une vie sainte et irréprochable, elles opérèrent un très grand fruit. Les danses, les festins, les travestissements et les autres divertissements dangereux cessèrent, sans que personne en témoignât du mécontentement ou fît entendre une plainte. Quand il eut ainsi écarté les occasions de péchés, il songea à faire entrer le peuple dans la voie d'une vraie pénitence, et dans ce but, il donna pendant les derniers jours du carnaval un Triduum solennel. Voici la méthode qu'il adopta pour que tout s'y fît avec ordre et décence. Vers la vingt et unième heure du jour, il s'en allait par les rues de la ville, portant un grand crucifix, et suivi d'un bon nombre de personnes et d'enfants qui chantaient de pieux cantiques et invitaient le peuple à se rendre à l'église. Une foule de monde le suivait, et l'église était bientôt remplie. Quand tous étaient placés, il commençait un discours plein de feu, dans lequel il s'élevait avec beaucoup de force et de zèle contre le péché, et en particulier contre l'abus scandaleux qui régnait chez les femmes de porter des parures peu modestes. Toute l'assistance prêtait une grande attention et se montrait frappée de ses discours, lorsque le démon, jaloux d'un si grand bien, tâcha, un de ces jours, de troubler l'auditoire et de dissiper les sentiments de componction, en agitant une possédée qui était présente et en remplissant le lieu saint de tumulte. En voyant cette manoeuvre du malin esprit, le serviteur de Dieu se sentit inspiré intérieurement de lui imposer silence. Sachant bien que ce mouvement lui venait de Dieu, il commanda au démon de se taire, et il se tut en effet. La force et la vivacité avec lesquelles il annonçait la parole divine, le silence qu'il venait d'imposer au démon, firent une grande impression; ses auditeurs furent tellement éclairés, touchés et pénétrés de componction, qu'ils s'écrièrent d'une voix unanime : «Grâce! Miséricorde»! Mais ce qui démontra bien mieux l'efficacité des prédications de Paul, ce fut l'amendement de ses auditeurs. Les femmes en particulier, pour se conformer à ses avis, n'entrèrent plus dans l'église sans être décemment vêtues et la tête voilée. Il continua encore pendant le carême à faire de pieux discours. Il mit un soin tout spécial à former le peuple à la méditation de la Passion de Jésus-Christ. Ses saintes paroles le laissaient toujours plus éclairé et plus touché de componction.

   Mais son zèle ne put se contenir dans les bornes de son pays. Il donna la mission tour à tour dans un endroit appelé Retorto et en deux autres lieux voisins. La mémoire de ces missions s'y conserve encore; aussi faut-il reconnaître qu'elles avaient été remarquables de componction et de ferveur.. Une dame de qualité, la marquise du Pozzo qui assista à l'une d'elles, voulut aller nu-pieds dans une des processions de pénitence qui s'y firent. On peut juger quelle édification elle donna au peuple par cette démarche. Depuis, cette pieuse dame eut la consolation d'obtenir et de garder dans sa maison une croix fort pesante que le père Paul portait sur ses épaules en pareille occasion. Cette croix se conserve encore avec une piété spéciale au château du marquis du Pozzo.

   Paul ayant goûté, dans ces divers exercices de charité, combien il est doux de gagner des âmes à Dieu, son zèle ne lui laissa plus de repos. Il était continuellement occupé à consoler et à visiter les malades, à faire cesser les ressentiments et les discordes, à réconcilier ceux qui se haïssaient, au grand déshonneur du nom chrétien et au grand préjudice de leur salut. Nulle fatigue, nulle disgrâce n'était capable de suspendre ses travaux de charité. A tout prix, il voulait plaire au coeur sacré de son Jésus. Il apprit que dans un endroit éloigné d'environ trois milles, il y avait quelques personnes qui vivaient dans l'inimitié. On était au coeur de l'hiver et les chemins étaient couverts de neige; mais animé par sa ferveur, il se rendit sur les lieux, déchaussé comme il était, pour rétablir la paix entre ces ennemis et les réconcilier avec Dieu, après les avoir réconciliés entre eux.

   Si ses charitables démarches lui coûtaient beaucoup de fatigue et de peine, il avait d'un autre côté tout sujet de se réjouir dans le Seigneur, parce qu'un grand nombre de différends étaient pacifiés à la grande édification des habitants du pays. Parmi les réconciliations qui édifièrent le plus, nous en citerons une qui mérite d'être spécialement mentionnée. On remarquait depuis longtemps à Castellazzo une grande inimitié entre deux notables de la ville, dont l'un s'appelait le docteur Maranzana, et l'autre était de même nom, ce qui fait croire qu'ils étaient parents. Curés, prédicateurs, religieux, tout le monde s'était vainement employé pour les réconcilier. Dieu avait réservé cette victoire à Paul. Ces deux hommes, soit curiosité, soit piété, se rendirent un soir à l'église de Saint-Étienne où le serviteur de Dieu devait faire une exhortation. L'un d'eux ayant été aperçu par le chanoine Paul Sardi, encore jeune alors et ami de Paul, il en donna aussitôt avis au prédicateur. Paul, prit pour sujet son discours et de sa méditation la prière que Jésus-Christ fit en croix pour ses bourreaux. Animé de l'esprit de Dieu, il parla avec tant de feu et d'efficacité que ces deux coeurs endurcis en furent émus et contrits, en sorte qu'ils résolurent de changer leurs mauvaises dispositions. L'office terminé, tous deux, sans le savoir, allèrent trouver le serviteur de Dieu, qui s'était retiré sa petite cellule contiguë à l'église. C'était précisément ce qu'il fallait pour achever leur conversion. Se trouvant donc là en présence de Paul, de son frère Jean-Baptiste et de Paul Sardi, qui a certifié le fait, ils se sentirent encore plus pressés de faire la paix et de redevenir amis, ils s'embrassèrent avec une grande cordialité en signe qu'ils renonçaient sincèrement à leurs discordes. Ainsi furent-ils parfaitement réconciliés à leur grande satisfaction réciproque. Paul cependant voulut par prudence qu'ils cherchassent à remédier au scandale qu'ils avaient donné. Il les exhorta à faire d'abord une bonne confession, puis à communier ensemble le lendemain dans l'église paroissiale, où le Saint-Sacrement était exposé pour les prières de quarante heures, et où il devait y avoir un grand concours de peuple. De cette manière, toute la ville put savoir que ces hommes auparavant ennemis implacables, s'étaient assis ensemble au sacré banquet de l'amour, de la paix et de la charité, en signe de réconciliation.

   Voilà comment un homme qui est riche en vertus a le bonheur de porter la paix au sein des familles ; c'est qu'en même temps il participe merveilleusement à l'esprit de Dieu qui est un esprit de paix et de charité.

   La vénération que l'on avait pour Paul était si générale que lorsqu'il s'occupait à remettre la paix ou à faire cesser les disputes parmi ceux-là mêmes qui ont le moins de raison, comme sont les ivrognes, ils n'avaient pas le courage de lui résister. Un jour, c'était encore à Castellazzo, une dispute très vive s'éleva entre des gens de cette sorte. Déjà ils étaient sur le point d'en venir aux mains, et des malheurs étaient à prévoir. Paul accourt un crucifix à la main, et se mettant à genoux au milieu d'eux, il les conjure, pour l'amour de Jésus-Christ, de s'apaiser, et voilà qu'à l'instant même la dispute cesse; les uns partent d'un côté et les autres de l'autre.

   Ce qui faisait trouver de la consolation à Paul parmi les travaux et les souffrances, ce qui soutenait et fortifiait son âme parmi tant d'austérités et de pénitences, c'étaient ses longues et continuelles oraisons. Il passait plusieurs heures dans son ermitage à converser intimement seul à seul avec Dieu dans la prière; il en passait plusieurs autres dans l'église, assistant aux saints offices; il entendait plusieurs messes, ou bien s'entretenait devant les saints autels où Jésus-Christ est caché sous les espèces sacramentelles, surtout quand il était exposé à la vénération publique. Il persévérait si longtemps en prière dans l'église qu'un digne ecclésiastique, son contemporain, a déposé dans le procès, que Paul était d'ordinaire le premier à entrer dans le lieu saint et le dernier à en sortir. C'est par cette union habituelle avec Dieu, de qui vient la grâce, la force, la vie, qu'il put se soutenir avec constance dans le genre de vie qu'il avait entrepris.

   Le Seigneur ne se contenta point de le fortifier intérieurement, il voulut encore manifester au dehors par des prodiges combien il se complaisait en lui. Il y avait à Castellazzo un homme appelé André Vegetto, bon chrétien qui, pendant que Paul demeurait à l'ermitage de Saint-Étienne, lui portait un peu de bois pour faire du feu. Or, il arriva, je ne sais par quel accident, que ce pauvre homme se fit une blessure à la jambe. Il s'y forma une plaie qui, au dire de certains, avait dégénéré en gangrène. Paul alla un jour le visiter, et avec sa charité ordinaire, il voulut lui débander la jambe. Elle exhalait une puanteur horrible; mais la charité du serviteur de Dieu prit occasion des répugnances de la nature pour faire un grand acte de courage. C'est ainsi qu'un grand feu s'allume d'autant plus que le vent l'agite davantage. Voyant à la lumière de la foi, dans cet infirme, la personne même de Jésus-Christ, il résolut de pratiquer à son égard un acte héroïque de charité. Il lui dit donc de tourner la tête de l'autre coté, et au même moment, croyant n'être point vu, il lécha avec la langue cette plaie si nauséabonde et si dégoûtante; mais s'apercevant que le malade l'avait découvert, il le pria aussitôt de ne point parler de ce fait. Il ne put cependant en obtenir le silence : le chirurgien étant venu le lendemain, trouva la plain séchée, et depuis, le malade continuant d'aller de mieux en mieux, il put se lever du lit au bout d'un jour ou deux et marcher librement. Se voyant miraculeusement guéri, André ne se borna pas à publier dans son pays la vertu et la charité du serviteur de Dieu, mais il partit aussitôt de Castellazzo et alla à Retorto qui en était éloigné d'environ trois milles pour raconter la merveille au marquis de Pozzo, grand ami et appréciateur de la sainteté de Paul.

   C'est ainsi qu'il plut au Seigneur de témoigner combien lui était agréable la charité de notre saint jeune homme. Il fit voir d'une manière toute semblable combien l'austérité de sa pénitence lui plaisait. Un jour d'hiver, Paul ayant les pieds tout mouillés et plus bourbeux que de coutume, pour avoir passé la rivière de Bormida, et marché les pieds nus, par des chemins fort boueux, fut remarqué en cet état par un pieuse femme qu'on nommait Thècle Gambarotta. Celle-ci, touchée de compassion, lui offrit un linge pour se nettoyer et s'essuyer les pieds. Paul ne crut pas devoir refuser un soulagement qu'on lui offrait de si bon coeur, d'autant plus qu'on lui faisait de vives instances. Il prit le linge, s'en servit comme on le désirait et, plein de reconnaissance, le remit tout malpropre à la pieuse dame. Celle-ci retourné chez elle. Arrivée près de la Bormida, elle pensa à le laver dans la rivière; mais, ô merveille de la main du Seigneur, qui sait montrer sa puissance infinie jusque dans les petites choses, en déployant ce linge si malpropre et si boueux un peu auparavant, elle le trouva blanchi comme si on ne s'en était jamais servi; il n'y avait seulement qu'une très petite tache à l'extrémité, comme pour attester la vérité du prodige.

   Il n'est donc pas surprenant que les habitants de Castellazzo, édifiés de la conduite de Paul, se confirmaient chaque jour davantage dans l'opinion qu'ils avaient conçue de sa sainteté. Grand nombre de personnes de toute condition se rendaient à toute heure auprès de lui pour recevoir ses conseils et entendre ses saintes instructions. C'est ce qu'ont attesté des témoins oculaires tout à fait dignes de foi. Sa vie exemplaire, sa pénitence vraiment admirable, l'ardeur de sa charité, la ferveur de son zèle, le faisaient regarder et vénérer comme un saint.

 

 

 


 

CHAPITRE 9.

PAUL VA A ROME POUR SE JETER AUX PIEDS DU SOUVERAIN PONTIFE.

ON LUI REFUSE AUDIENCE.

 

   Le Seigneur formait dans la personne de Paul un modèle de vertus qui devait ensuite, comme une statue magnifique travaillée de la main de l'Artiste suprême, servir de type et d'exemple à beaucoup d'autres. Il se faisait amoureusement sentir à son coeur et l'invitait à tout quitter, patrie, amis, parents, pour accomplir parfaitement ses desseins. Paul découvrait tout et ne cachait rien au grand évêque qui était son directeur. Le bon prélat consentit à ce qu'il entreprit le voyage de Rome, comme il le désirait, pour se jeter aux pieds du souverain Pontife, vicaire de Jésus-Christ, se soumettre pleinement à lui avec tout ce qui le concernait, et entendre de sa bouche la sainte volonté de Dieu. Monseigneur Gattinara, cet homme si sage, ne crut pas devoir s'opposer à ce départ. Cependant il aimait Paul, avec la tendresse d'un père pour son fils, et avait une telle estime de sa vertu que, dans le témoignage qu'il lui donna, après avoir déclaré qu'il l'avait revêtu de l'habit de la Passion du Sauveur, après l'avoir recommandé à la charité de tous ceux qui verraient son certificat, il l'appelle un jeune homme proeclaris virtudibus coruscantem., c'est-à-dire orné des plus éclatantes vertus, paroles qui caractérisent au naturel la vertu exemplaire de Paul, paroles qu'on ne peut suspecter d'exagération dans la bouche d'un prélat si intègre et si sage. Sa prudence ne lui permettait pas de s'opposer aux desseins de Dieu qui attirait Paul hors de son pays pour fonder une congrégation nouvelle. Le voyage ayant donc été résolu, Paul partit plein de ferveur et de générosité. Ce départ, comme on peut bien se le figurer, affecta beaucoup un coeur aussi tendre et aussi aimant qu'était le sien. La vertu n'avait fait qu'ajouter à la sincère et grande affection qu'il avait pour ses frères et soeurs, ainsi qu'aux sentiments de respect, de piété filiale, de reconnaissance qu'il portait à ses parents. Ceux-ci en étaient très dignes tant à cause de leur vie vraiment chrétienne et exemplaire, que pour la vigilance et le soin qu'ils avaient de leur famille et l'amour qu'ils lui témoignaient à lui-même. Paul fit le sacrifice de toutes ses affections à Dieu, et n'ayant pour toute compagnie que sa confiance en Dieu, il partit pour Gênes où il fut accueilli avec bonté par un pieux chevalier qui le pourvut charitablement pour son voyage.

   Pendant qu'il attendait le moment de s'embarquer, son frère Jean-Baptiste, jeune homme qui était, lui aussi fort fervent et généreux, vint le retrouver à Gênes dans la pensée de l'accompagner; mais Paul, qui ne connaissait pas encore à cet égard la volonté de Dieu, engagea son bon frère à retourner à la maison, bien que celui-ci lui dit alors comme par une lumière prophétique : «Eh bien, oui, partez; mais vous ne trouverez pas de repos sans moi». Là-dessus, Jean Baptiste prit le chemin de Montferrat et Paul s'embarqua. Le bâtiment fit voile et arriva le 8 septembre de l'an 1724, fête de la Nativité de la sainte Vierge, au mont Argentario. A peine l'avait-il touché, que le vent tomba tout à coup, en sorte qu'il fut impossible de continuer le voyage. Les marins descendirent sur la plage et se mirent à cueillir quelques figues sauvages qui croissaient là. Cependant Paul examinait attentivement la montagne. Il y vit, du côté du midi qui regarde la mer, plusieurs grottes ou petites cellules creusées dans le roc. Peut-être étaient-ce celles-là qu'avaient autrefois habitées certains solitaires dont saint Grégoire dit (Dialog. liv. 3. c. 4 7) qu'ils s'étaient retirés sur cette montagne pour faire pénitence. Quoi qu'il en soit, il sentit un grand désir de se retirer lui-même dans cette solitude pour y vivre dans la pénitence et la prière. Le vent s'étant levé de nouveau, le navire poursuivit son voyage, pendant lequel Paul éprouva d'ordinaire une grande ferveur : « Dans cet état, comme il le disait lui-même, il s'en serait allé jusqu'au bout du monde pour l'amour de son bon Jésus». On aborda enfin au port de Civita Vecchia, et comme dans ce moment on avait craint de la peste, marins et passagers furent obligés de faire leur quarantaine. Paul étant dénué de toute provision, les Conservateurs de la ville, touchés de compassion pour lui, lui donnèrent en aumône deux baïoques par jour pour qu'il pût acheter deux petits pains. Cette aumône semblera sans doute beaucoup trop légère ; mais Paul, qui était fort reconnaissant, en conserva le souvenir toute sa vie avec un vif sentiment de gratitude. Il était alors assez jeune et à l'âge de croissance ; il avait donc besoin de plus de nourriture; néanmoins comme il s'était déjà habitué à une grande mortification, il savait se contenter de peu et souffrir de grand coeur la disette. Pour ne perdre aucune parcelle de son temps, qu'il considérait comme un trésor précieux, il employa les jours de la quarantaine à transcrire en bonne forme les Règles qu'il avait déjà écrites dans l'église de Saint Charles. Le reste du temps, il instruisait et catéchisait avec une humble charité les gens du lazaret, et les occupait à de pieux exercices. La quarantaine terminée, il prit la route de Rome, et le soir il s'arrêta dans une hôtellerie de village où, à cause de sa pauvreté, il n'eut d'autre repas que la faible portion qu'il reçut d'un autre pauvre qui était dans sa société. Poursuivant ensuite son voyage, il arriva à Rome dans la matinée. Avant d'entrer dans la ville Sainte, tout pénétré des sentiments d'une foi vive et d'une humble dévotion, il baisa avec respect cette terre sanctifiée par les traces et par le sang des apôtres et de tant de saints martyrs. Il s'empressa ensuite de visiter la basilique de Saint-Pierre où, faisant oraison, il se trouva dans une sécheresse et une désolation d'esprit très grande, privé de ces douces communications qu'il avait coutume de goûter auparavant. Peut-être était-ce un présage que le moment n'était pas encore venu pour lui d'obtenir ce qu'il désirait. Il alla loger le soir, comme tous les autres pèlerins, dans ce grand hospice de la Sainte Trinité où règne si visiblement la charité chrétienne. On sait que c'est la coutume dans cet hospice de laver les pieds aux pèlerins. Paul suivit les autres au lieu où se pratiquait cette oeuvre de charité. A sa grande surprise, il voit à ses pieds un illustre Cardinal, c'était Son Éminence le Cardinal Toloméi, de sainte mémoire, qui exerçait cet office de charité et d'humilité à la grande édification des assistants. On sent combien le pauvre Paul fut confus et mortifié à cette vue, lui qui avait des sentiments si bas de lui-même et qui croyait ne mériter que l'opprobre et le mépris. Il le fut d'autant plus que le cardinal, après lui avoir lavé les pieds, voulut lui donner en aumône un testona; mais Paul, se croyant suffisamment pourvu avec sa confiance dans la divine Providence, le refusa humblement et supplia Son Éminence de vouloir bien le faire distribuer par d'autres mains aux pauvres. Le lendemain matin, il se rendit au palais pontifical pour se jeter aux pieds du souverain Pontife, qui était alors Innocent XIII, de sainte mémoire; il demande audience, mais sa demande est rejetée avec mépris par un des serviteurs du palais qui lui dit : « Vous ne savez donc pas combien de gueux nous viennent ici chaque jour? Partez». L'humble serviteur de Dieu fut content de se voir traité comme il croyait le mériter. Il comprit à cet accueil que le moment marqué par la Providence n'était pas encore venu; il s'abandonna donc entièrement à la sainte volonté de Dieu et pensa dès lors à retourner au mont Argentario.

   Sentant ensuite le besoin de restaurer un peu son pauvre corps, il se retira dans un palais où il y avait une fontaine, pour y manger, comme un pauvre, un morceau de pain qu'on lui avait donné à l'hospice de la Sainte Trinité. Le Seigneur parut dans ce moment vouloir mettre à l'épreuve la charité de son serviteur. Voilà en effet qu'un autre pauvre l'accoste et lui demande l'aumône. Paul, que sa jeunesse et ses courses avaient affamé, n'aurait pas été rassasié avec trois pagnottes, il en eût bien mangé cinq; mais il se fit une sainte violence et donna la moitié du seul morceau qu'il avait, pour l'amour de son Dieu que sa foi lui montrait dans ce pauvre. C'était bien peu sans doute, mais l'affection avec laquelle il donna ce peu, dans un moment où il en avait si besoin, ne fut certainement pas petite, mais grande et héroïque.

 

 

 


 

CHAPITRE 10.

IL VA POUR LA PREMIÈRE FOIS AU MONT ARGENTARIO;

PUIS, IL SE REND AUPRÈS DE MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE DE SOANA,

POUR OBTENIR LA PERMISSION D'HABITER L'ERMITAGE DE

L'ANNONCIATION, SITUÉ SUR CETTE MONTAGNE.

 

   La providence de Dieu ménagea diverses conjonctures pour éprouver et fortifier la vertu de son serviteur. Parti de Rome, Paul s'embarqua sur un petit vaisseau où se trouvait aussi un prêtre. Cet ecclésiastique le voyant toujours recueilli et en prière, fut comme possédé d'une fureur insensée et se mit à lui dire des injures atroces. Le vaisseau ayant pris terre à Fiumicino, Paul se procura une place dans une autre barque qui se dirigeait vers Saint-Sévère, et là encore il rencontra un frère lai qui le chargea de mille grossièretés sans aucun motif. Paul ayant conçu dans l'oraison un vif désir de souffrir avec son Rédempteur, et ayant appris de lui à garder le silence parmi les outrages et les mépris, n'ouvrit la bouche ni devant ce prêtre, ni devant ce frère; mais se regardant comme un misérable pécheur, il disait en lui-même qu'ils avaient bien raison de le traiter de la sorte. La barque, l'ayant déposé à Saint-Sévère, de là il revint par terre à Civita Vecchia, où, ne trouvant personne pour le loger et lui donner à manger, il passa la nuit comme il put sous le portique de la Sanitâ. En étant parti, il passa par Corneto où il fut reçu avec charité chez les pères Augustins. La nuit d'ensuite, il s'arrêta à Montalte, où un prêtre voulut bien l'accueillir. Le lendemain, il se mit en route pour le mont Argentario, espérant d'arriver le soir au village qui est au pied de la montagne; mais surpris par la nuit en pleine campagne, il alla chercher un abri dans une cabane de bergers alors abandonnée. Là, sans s'en apercevoir, il fut tout rempli de sales insectes, dont le pauvre jeune homme, qui n'avait pour tout vêtement qu'une simple tunique, fut continuellement et sensiblement tourmenté jusqu'à son retour en Lombardie. Le jour venu, il reprit sa route et se dirigea vers Portercole pour achever son voyage. Il lui fut très pénible; seul, au milieu de ces vastes plaines qui lui étaient tout à fait inconnues, sans rencontrer qui que ce fut, il eut à souffrir non seulement la fatigue, mais le dégoût, la tristesse et ces désolations intérieures par lesquelles le Seigneur éprouve fort souvent la fidélité de ses serviteurs.

   A Portercole, il fut reçu charitablement par l'archiprêtre d'alors, don Antoine Serra, de qui il apprit qu'il y avait là sur la montagne un ermitage qui avait été autrefois un couvent d'Augustins, sous le titre de l'Annonciation. Paul, en conséquence, résolut d'y aller pour voir si ce lieu était assorti à son dessein. Il y monta, n'emportant avec lui d'autre provision qu'une petite portion de pain qui lui avait été donnée en aumône par un ecclésiastique charitable. Voyant que la montagne respirait un air de sainte solitude, et invitait au recueillement, à l'oraison, à la pénitence, il y resta quelques jours, se nourrissant de ce peu de pain qu'il y avait porté et du raisin qui était encore sur la treille. Jugeant ensuite que ce lieu lui convenait beaucoup pour y être tranquille et jouir d'un doux entretien avec Dieu, il résolut d'aller trouver monseigneur l'évêque de Soana, à la juridiction duquel est soumise l'église de l'Annonciation avec l'ermitage qui en dépend. Son coeur ne goûtait pas cependant cette paix entière qu'on trouve dans l'accomplissement des desseins de Dieu. Se rappelant alors le grand désir que lui avait témoigné, à Gênes, son frère Jean-Baptiste, de s'associer à lui, et réfléchissant à ce que celui-ci lui avait dit, il retourna pour le prendre et demeurer ensuite avec lui dans ce pieux ermitage. Il descendit donc à Orbetello, afin de prendre ensuite la route de Pitiglialio, qui était la résidence ordinaire de l'évêque de Soana. Quand il fut dans la ville d'Orbetello, comme il n'y avait aucune connaissance, il ne trouva personne pour l'héberger. Il se tint donc sur la place publique, comme font les pauvres, attendant que la divine Providence lui envoyât quelque hôte charitable. Il ne dut pas attendre longtemps. Un bon religieux Minime, voyant ce pauvre jeune homme avec son habit si pénitent et si abject, en fut touché de compassion. Il pria son supérieur de vouloir bien l'accueillir au couvent. Celui-ci condescendit volontiers à la demande et le reçut avec bienveillance. Paul le prit ensuite pendant quelque temps pour son confesseur. En quittant Orbetello, il suivit le chemin qui conduit de Marsigliana vers Pitigliano. Plus d'une fois, il fut embarrassé pour savoir quel chemin suivre entre les diverses directions qu'offrait la route. Il se trouvait seul au milieu de campagnes solitaires, entrecoupées de bois épais; il était tout naturel d'éprouver beaucoup de peine et d'ennui dans un semblable voyage. Le premier jour, il arriva à Manciano, village de la Toscane, et ayant fait la rencontre d'un prêtre qui était le curé de l'endroit, il le pria humblement de lui accorder l'hospitalité pour l'amour de Dieu. A l'aspect d'un inconnu si mal vêtu et d'un extérieur si négligé, le curé, sans trop y penser, lui répondit soudain par un refus. «Eh! Lui dit-il, il se présente tant de malfaiteurs qu'il n'en faut qu'un pour faire du mal à cent personnes». A ces paroles, l'humble serviteur de Dieu se contenta de répondre : «Je suis capable de tous les crimes; j'espère pourtant, avec la grâce de Dieu, que je n'aurai pas le malheur de les commettre». L'humilité est un grand secret pour subjuguer les cœurs et obtenir ce qu'on demande. Touché d'une réponse tout à la fois si humble et si sage, le curé le reçut dans sa maison et l'hébergea avec charité. Paul, ayant quitté ce lieu, arriva enfin à Pitigliano; mais, apprenant que monseigneur l'évêque était à Pienza, il fut obligé de se rendre, avec un surcroît de fatigues, dans cette ville, où le bon prélat qui était alors monseigneur Fulvio Salvi, l'accueillit avec bonté, lui accorda ce qu'il désirait, et le congédia avec sa bénédiction.

 

 

 


 

CHAPITRE 11.

IL RETOURNE EN LOMBARDIE POUR PRENDRE SON FRÈRE

JEAN-BAPTISTE.

 

   Ainsi consolé par l'accueil bienveillant de l'évêque, Paul se détermina à aller de Pienza à Livourne dans l'espoir de trouver dans ce port un moyen de s'embarquer pour son pays. Il fit donc rapidement le trajet de Pienza à Pise et prit le canal de Livourne. II rencontra dans la barque deux ecclésiastiques dont il fut traité avec beaucoup de dureté, et même outragé avec inhumanité, en sorte que cette barque fut encore pour lui, non pas seulement une école, mais un grand exercice de patience. On ne doit pas s'étonner du reste qu'il ait été souvent exposé à des rencontres si pénibles : son étrange accoutrement choquait les idées des gens dépourvus de l'esprit de Dieu, tandis qu'il en excitait d'autres à la pitié et à la compassion, bien qu'ils ne fussent pas d'un naturel fort tendre ni fort sensible. Lorsqu'il fut arrivé à Livourne, il s'adressa à un groupe de personnes, demandant l'aumône. Un marchand la lui fit par commisération pour son extrême pauvreté. Paul sut depuis que c'était un juif. Au moyen de ce faible secours, il put prendre un léger repas le soir; le lendemain matin, ayant obtenu le passage gratuit d'un patron génois, il prit sa route par Gênes. Ce voyage fut encore pour lui une très rude pénitence. Le bâtiment était chargé de peaux de boeufs qui n'étaient pas encore bien sèches, et Paul étant le plus pauvre, eut en partage le lieu le plus incommode, c'est-à-dire, le plus voisin de ces peaux qui exhalaient une odeur insupportable. C'est là que, couché sur une planche, il reposait, ou pour mieux dire, il tourmentait pendant la nuit ses membres fatigués. A cette incommodité se joignait celle de ces insectes dont la délicatesse a tant d'horreur et de dégoût, mais qu'une âme plus mortifiée supporte avec patience par un motif de vertu. Si le repos était un tourment pour Paul, chétive aussi était sa nourriture. Il n'en avait d'autre que celle qu'il recevait de la charité des marins. Il ne la prenait du reste qu'avec peine, parce que cette mauvaise odeur et ces souffrances continuelles lui ôtaient l'appétit et lui donnaient du dégoût pour toute nourriture.

   Finalement, la barque entra dans le port de Gênes. Tout le monde fut soumis à la quarantaine. Du port, Paul voyait, le soir, les palais de la ville illuminés. Comme pour aiguiser sa souffrance, son imagination lui représentait les commodités et les délices dont on y jouissait, et qui contrastaient si fort avec la misère où il était réduit. La nature ne put s'empêcher d'en ressentir de la peine; mais, tirant de sa sensibilité même l'occasion d'un grand mérite, Paul s'offrit humblement et sans réserve à la sainte volonté de Dieu, se résignant de tout coeur, pour l'amour de Dieu, aux incommodités et aux souffrances.

   Lorsque la quarantaine fut expirée, de Gênes, il s'achemina vers Alexandrie pour avoir la consolation de se trouver de nouveau aux pieds de son évêque. A son arrivée, qui peut dire quelle fut la tendresse, la compassion de ce bon père, en apprenant toutes les vicissitudes du voyage de Paul? Ce sage prélat n'eut pas le moindre doute que l'œuvre de Dieu ne réussit un jour; c'est pourquoi, sur les instances de Paul, il donna aussi l'habit de la Passion à son frère Jean-Baptiste, qui le désirait ardemment. Il le reçut le 28 novembre 1721, qui était l'octave de la Présentation de la sainte Vierge. Les deux frères, après avoir laissé passer les mois les plus rigoureux de l'hiver, devaient ensuite se rendre ensemble là où Dieu les appelait.

 

 

 


 

CHAPITRE 12.

PAUL QUITTE DE NOUVEAU SON PAYS.

SAINTS AVIS QU'IL LAISSE A SA FAMILLE.

 

   Les deux bons frères, Paul et Jean-Baptiste, nourrissaient le même désir de servir Dieu, le même zèle pour propager sa gloire, la même dévotion envers la Passion de Jésus-Christ; ils se voyaient maintenant vêtus du même habit de deuil et de pénitence. Ils passèrent ensemble quelques mois à l'ermitage de Saint-Étienne, donnant une nouvelle et grande édification au peuple par l'extrême austérité de leur vie pénitente, par leur éloignement du commerce du monde, par leur grande assiduité à l'église et le long séjour qu'ils y faisaient; car c'était leur habitude d'y rester plusieurs heures, immobiles, en oraison. Enfin, le premier dimanche de carême, jour où on lit à l'évangile de la messe, que le Seigneur, conduit par l'Esprit-Saint, se retira au désert, ils quittèrent le pays pour aller au Mont Argentario, et là, dans cette profonde solitude, se plonger avec plus de liberté dans la contemplation de la bonté divine. On ne quitte pas ainsi sa patrie et sa famille, sans que la voix de la chair et du sang se réveille; elle fut impuissante pour les retenir. La ferveur dont ils étaient animés tous deux, surtout Paul, engagea celui-ci à ne rien omettre, pour que les membres de la famille qui restaient, servissent et aimassent le Seigneur, chacun dans son état. Nous en avons une preuve manifeste dans les avis qu'il leur laissa par écrit et qui sont de clairs indices de la droiture de son cœur et de l'ardeur de son zèle. Nous croyons qu'ils méritent d'être rapportés ici en propres termes pour l'édification du lecteur.

 

Lettre de Paul aux siens.

 

   «Que la sainte paix de Jésus-Christ, qui surpasse tout sentiment, garde notre coeur!

   Très chers frères et soeurs en Jésus-Christ !

   Moi, très pauvre et très grand pécheur, Paul-François, votre frère et le très indigne serviteur des pauvres de Jésus-Christ, je me sens obligé, par une disposition de la Providence, de quitter le pays pour obéir aux saintes inspirations du ciel, de me retirer dans la solitude pour exciter, non seulement les créatures raisonnables, mais encore celles qui sont privées de raison et de sentiment, à s'unir à moi pour pleurer mes grands péchés et pour louer notre bon Dieu que j'ai tant offensé!

   Avant donc de partir pour cette sainte retraite, je crois devoir vous laisser, à vous, mes frères et mes soeurs, quelques .avis spirituels, afin que vous avanciez chaque jour avec une plus grande ferveur dans l'amour d'un Dieu si bon.

   En premier lieu, observez avec grande exactitude la sainte loi du Seigneur. Ayez une crainte filiale pour ce Dieu aimable qui nous a créés et rachetés. Sachez, mes bien-aimés, que plus un fils aime tendrement son père, plus il craint de lui déplaire, de le mettre en colère, enfin de l'offenser. Ainsi, vous, mes bien aimés, ayez une sainte crainte d'offenser Dieu; elle sera pour vous comme un frein qui vous empêchera de tomber dans le péché. Aimez ce tendre Père d'un amour très ardent, ayez pour lui la plus tendre et la plus respectueuse confiance; en un mot, que toutes vos actions, toutes vos paroles, vos soupirs, vos peines, vos travaux, vos larmes, soient un holocauste offert à son saint amour.

   Pour vous maintenir dans sa divine grâce, fréquentez les sacrements, c'est-à-dire, la confession et la communion. Quand vous vous approchez du saint autel, proposez-vous pour fin principale de purifier toujours de plus en plus votre âme dans le feu du saint amour. Ah! mes bien-aimés, je ne vous parle pas de la préparation, parce que je pense que vous ferez de votre mieux. Souvenez-vous qu'il s'agit de l'action la plus sainte qu'il soit possible de faire. Ah! certes, notre bon Jésus n'a rien pu faire de plus que de se donner lui-même en nourriture; aimons donc ce tendre amant. Soyez fort dévots envers le Saint-Sacrement; allez souvent à l'église, et visitez avec grande piété l'autel de la sainte Vierge, et cela, faites-le surtout avant d'aller en classe, et engagez les autres enfants à le faire. Ne passez pas un jour sans faire une demi-heure ou au moins un quart d'heure d'oraison mentale sur la douloureuse passion du Sauveur; faites-en plus, si vous pouvez; mais du moins employez-y toujours ce temps.

   Ayez un souvenir continuel des douleurs de notre Amour crucifié, et sachez que ces grands Saints qui maintenant triomphent dans l'amour, là haut, dans le ciel, sont arrivés à une haute perfection par cette voie. Ainsi exercez-vous dans cette céleste pratique le plus que vous pourrez, et surtout le jour de la sainte Communion. Ayez une tendre dévotion aux douleurs de Marie, à sa sainte et immaculée Conception, à votre Ange gardien etc., à vos saints patrons, et surtout aux saints Apôtres. Rendez-vous familières les oraisons jaculatoires, et accoutumez votre coeur à en faire. J'en mets ici quelques-unes pour votre plus grand avantage.

   Ah! Mon bon Dieu! Que ne vous ai-je jamais offensé! Espérance de mon coeur, plutôt mourir mille fois que de pécher encore! Ah! Mon Jésus! Quand est-ce que je vous aimerai? Ah! Mon souverain Bien! Blessez, blessez mon coeur de votre saint amour! Celui qui ne vous aime pas, 0 mon Dieu! Ne vous connaît pas! Ah! Si tous vous aimaient, ô Amour infini! Quand est-ce que mon âme sera tout embrasée de votre sainte charité?    Actes de résignation. Que votre sainte volonté soit faite! Que les traverses soient bienvenues! Chères souffrances, je vous embrasse et je vous serre contre mon coeur! Commandements du Seigneur, soyez ma joie! Quelle belle souffrance! Ah! Main paternelle de mon Dieu, je vous baise! Soit bénie la verge sainte qui me frappe avec tant d'amour! Ah! Tendre Père! Il m'est bon d'être humilié! Mon Dieu, vous êtes tout mon bien!

   Faites fréquemment des actes de repentir de vos péchés et d'amour de Dieu. Vous pouvez faire cela en allant et venant, en travaillant, et même dans la compagnie des autres, parce qu'enfin, si les hommes sont autour de votre corps, ils ne sont pas autour de votre coeur ; ainsi vous pouvez produire beaucoup d'actes intérieurs, même au milieu des occupations les plus sérieuses».

 

   Il continue en les exhortant efficacement à pratiquer une exacte obéissance envers leur père et leur mère. Il appelle l'obéissance une perle céleste, une vertu dont le Seigneur nous a donné un exemple éclatant, en laissant par obéissance sa très sainte vie sur l'arbre de la croix. Il les avertit que ce ne serait pas pratiquer l'obéissance avec perfection, si, quand il s'agit de choses importantes, ils ne se faisaient pas un devoir de dépendre de la volonté et des conseils de leur père et de leur mère. Voulant ensuite les tenir éloignés des dangers du monde : «Lisez, leur dit-il, dans le cours de la journée, quelque ouvrage de piété, et fuyez comme le diable les mauvaises compagnies». Il leur recommande ensuite d'être justes envers tout le monde, de payer leurs dettes sans retard s'ils en avaient, et s'ils ne le pouvaient pas, de prier humblement leurs créanciers d'avoir compassion d'eux. «Humiliez-vous, leur dit cet homme véritablement humble, humiliez-vous devant tout le monde, pour l'amour de Dieu».

   Comme il avait, de la sainte charité, cette estime singulière qui lui est due, il continue en ces termes : «Enfin, je vous prie de vous souvenir toujours du saint commandement de l'amour que Jésus donna à ses disciples pendant la dernière cène, avant d'aller à la mort. Voici ce qu'il leur dit : «Mes chers apôtres, je vous donne un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés moi-même». Ah! Quel doux langage! Le modèle est sous nos yeux : aimez-vous, aimez-vous! Chers frères et chères soeurs, souvenez-vous que jamais vous ne plairez à Dieu, si vous ne vous aimez les uns les autres. Qu'il n'y ait jamais aucune dissension parmi vous; et si quelquefois il vous échappe une parole aigre, adoucissez-vous aussitôt, ne continuez pas à parler, ne laissez pas maîtriser votre coeur par l'indignation. Je vous répète donc avec saint Jean, apôtre et évangéliste: Aimez-vous, aimez-vous, parce que c'est à cela qu'on reconnaît l'amour de Dieu. Ayez aussi beaucoup de compassion et de charité pour les pauvres du Seigneur».

   Enfin, il conclut tous ces avis par ces paroles pleines de piété et d'affection : «Je vous laisse donc dans les plaies sacrées de Jésus, sous la protection de Marie, la Vierge des douleurs; oui, c'est là que je vous laisse, vous et toute la famille. Je prie cette bonne Mère de vous baigner le coeur de ses larmes douloureuses, afin que vous ayez un continuel souvenir de la passion très amère de Jésus-Christ et de ses propres douleurs. Je la prie de vous obtenir la persévérance dans le saint amour de Dieu, la force et la résignation dans les souffrances. Recevez donc pour votre grande protectrice Notre- Dame-des-Douleurs, et n'abandonnez jamais à l'avenir la méditation de la passion de Jésus-Christ. Que Dieu, dans sa miséricorde, répande sur vous  tous sa sainte bénédiction! Priez-le aussi pour moi. Deo gratias, et Marioe semper virgini.    Votre frère très indigne, Paul-François Danéo, le dernier des serviteurs des pauvres de Jésus-Christ».

 

 

 


 

CHAPITRE 13.

IL RETOURNE AU MONT ARGENTARIO.

FERVEUR ET PÉNITENCE DES DEUX FRÈRES PENDANT

LEUR SÉJOUR DANS L'ERMITAGE DE L'ANNONCIATION.

 

   Les deux frères une fois réunis s'excitèrent mutuellement à la ferveur. C'est ainsi que deux charbons ardents, placés au voisinage l'un de l'autre, se communiquent réciproquement leur chaleur et leur feu. Partis ensemble de la maison paternelle, ils allèrent s'embarquer à Gênes et arrivèrent à Civita Vecchia, d'où leur quarantaine achevée, ils se mirent en route pour le mont Argentario, marchant toujours à pied. Après une journée et plus de chemin, le Mercredi Saint au soir, ils se trouvèrent près du lac de Burano, manquant d'asile et de nourriture. Pour se garantir le mieux possible contre le froid de la nuit et de la saison, ils se couchèrent, à terre, mal vêtus comme ils étaient, sous un buisson qui ne les protégea guère; car le matin, ils se levèrent dans un état pitoyable, les cheveux mouillés d'une rosée blanche. Mais comme ce jour était celui du Jeudi Saint, jour consacré par de si grands mystères, nos deux bons jeunes hommes, désirant ardemment de faire la pâque avec le Sauveur, continuèrent leur voyage en toute hâte, sans nul égard pour la fatigue et la peine. Ils coururent pour ainsi parler, plutôt qu'ils ne marchèrent, jusqu'à ce qu'enfin ils arrivèrent au fort royal de Portercole, distant du lac dont nous avons parlé, d'environ douze milles. Ils y arrivèrent accablés de lassitude, de faim et de faiblesse, n'ayant rien pris la veille au soir, quoiqu'ils eussent longtemps voyagé. Mais plus le corps était abattu, plus l'esprit était vigoureux et fervent. Il n'est pas facile d'exprimer quelle fut leur consolation, et spécialement celle de Paul, lorsqu'il se vit au moment de s'unir à son Seigneur dans la communion, ni quels furent les sentiments de son coeur pendant ce jour et les suivants, jours si vénérables et si saints. Nous savons qu'il avait coutume à cette époque de sa vie, de passer à l'église tout le temps que le Saint-Sacrement était exposé au sépulcre, restant en prière, sans prendre ni repos ni nourriture d'aucune sorte. Il est donc vraisemblable qu'il en usa de même cette année, où il se préparait avec son frère à se retirer dans une solitude plus profonde, pour s'y perfectionner dans la nouvelle milice qu'il avait entreprise. Après les fêtes, les deux frères, d'après le conseil de l'archiprêtre de Portercole chez qui ils avaient logé, résolurent, avant de se rendre au mont Argentario, d'aller saluer ensemble monseigneur l'évêque de Soana pour obtenir de nouveau sa bénédiction, et avec elle, une assistance particulière du Seigneur qu'ils vénéraient dans sa personne. Ils passèrent donc à Orbetello et obtinrent le passeport requis d'après les règlements militaires, de monsieur le général marquis Speco. Cet officier sortait justement de l'église en compagnie de quelques gentilshommes qui avaient été recevoir avec lui la bénédiction du Saint-Sacrement. Il demanda aux deux frères qui ils étaient et où ils allaient: «Nous sommes, lui dirent-ils, deux pauvres frères, à qui le bon Dieu a inspiré d'aller faire pénitence au mont Argentario». Ces paroles furent proférées avec tant d'humilité, de modestie, de piété et de ferveur que le général et les personnes qui l'accompagnaient, en demeurèrent tout émus et édifiés. Ainsi munis de l'autorisation de son excellence, ils firent librement le voyage de Pitigliano, y reçurent la bénédiction de monseigneur l'évêque, après quoi ils se hâtèrent de gagner la solitude tant désirée du mont Argentario, que le père Paul avait coutume d'appeler dans la suite, et non sans raison : Mons sanctificationis, «la montagne de la sanctification». Quelles furent les provisions que ces deux pauvres de Jésus-Christ portèrent avec eux à l'ermitage de l'Annonciation, le père Paul va lui-même nous l'apprendre. Quelques années avant sa mort, visitant pour la dernière fois les retraites du mont Argentario, il se rendait à la maison du noviciat qui occupe un point plus élevé, lorsque tout à coup en voyant les jeunes novices et les entendant chanter pieusement les louanges de Dieu, il se sentit tellement attendri qu'il se mit à sangloter et à répandre un fleuve de larmes. Son confesseur, empruntant les paroles de saint François de Sales, lui dit alors : «Est-ce qu'il est donc tombé de la pluie»? Il voulait par là indiquer l'abondance des communications dont le Seigneur favorisait Paul. Le vénérable Père lui répondit avec un grand sentiment d'humilité et de reconnaissance : «Mais, comment voulez-vous que je retienne mes larmes, lorsque je me rappelle qu'en venant sur cette montagne, je n'avais avec moi d'autre provision qu'un morceau de craquelin et environ vingt grains de raisin sec qu'on me donna par charité à Pitigliano; et maintenant, j'y vois deux maisons pleines de fervents religieux, occupés à chanter les louanges de Dieu nuit et jour». Pour éprouver la fidélité et la constance de ses serviteurs, Dieu permit qu'ils restassent quelque temps dans cette solitude, privés de toute assistance, n'ayant point de pain à manger et obligés de se nourrir d'herbes et de racines. Mais ensuite, en récompense de leur vive confiance et de leur humble patience, celui qui meut les coeurs et qui les tient dans sa main, inspira à une dame d'Orbetello la pensée de secourir ses serviteurs. Fidèle à ce pieux mouvement, cette dame leur envoya une provision de petites fèves qu'ils reçurent avec reconnaissance. Ils en firent leur nourriture. Fort souvent, ils les mangeaient sans les cuire, près de la fontaine qui coulait au-dessous de l'ermitage. D'autres personnes pieuses les aidèrent aussi de leurs charités; mais ils n'en continuèrent pas moins leur vie de mortification et de pénitence. Ils ne buvaient de vin que les jours de fêtes et le jeudi. Un bienfaiteur leur en envoyait de temps à autre en aumône. Quel était leur lit? Paul couchait le plus souvent sur la terre nue, et Jean-Baptiste sur une planche. Ils reposaient peu, car, outre qu'ils se levaient à minuit pour réciter matines et faire oraison jusqu'à trois heures, le matin, de très bonne heure, Paul se levait de nouveau, lorsqu'il entendait les chants du rossignol, et se remettait en prière, invité en quelque sorte par ces innocentes créatures à aimer Dieu. Le reste du jour il se tenait fort recueilli en la présence de Dieu et saintement occupé de méditations et de lectures. A une heure marquée, tous deux allaient nu-pieds dans la forêt pour y faire chacun leur petit fagot. Leur silence était continuel; ils parlaient peu entr'eux pour parler plus souvent avec Dieu et entendre sa voix. Toute cette montagne, et même toutes les créatures visibles étaient pour eux comme un livre toujours ouvert et une école où ils apprenaient à admirer et à louer toujours davantage le divin Créateur. Les postes militaires des environs leur servaient pour s'exciter à une ferveur nouvelle. Paul, entendant le son des tambours, se repliait sur lui-même et se disait : «Vois tout ce que font les soldats de la terre pour garder quatre murs de briques; toi, qui es soldat du ciel, que ne dois-tu pas faire pour le royaume spirituel de ton âme»?

   Une âme paresseuse et négligente trouve toutes choses pénibles et d'un poids excessif; les serviteurs de Dieu au contraire regardent pour peu de chose leurs exercices ordinaires. Aussi, pendant certaines neuvaines pour lesquelles ils avaient une dévotion spéciale, nos deux bons solitaires ajoutaient encore à leurs pratiques journalières. Paul, afin d'honorer et d'imiter la retraite par laquelle le divin Rédempteur sanctifia le désert, se retirait, le lendemain de l'Épiphanie, dans une plus profonde solitude et observait un silence plus rigoureux. Enfin, pour tout dire en peu de, mots, la vie qu'ils menaient dans cet ermitage était toute de retraite, de silence, de pénitence, de prière. C'est ainsi que, loin des regards du monde, ils tenaient l'innocence de leur coeur à l'abri des dangers, se rendaient chaque jour plus agréables à Dieu, obtenaient des trésors de grâces pour eux-mêmes et pour le prochain, enfantaient, ces grands exemples de vertus qui devaient servir de modèle aux autres. Paul cependant ne perdait pas de vue qu'il était appelé de Dieu à aider le prochain dans la grande affaire du salut éternel. Il s'employait à enseigner et à expliquer la doctrine chrétienne, exercice si pieux, si saint et si utile. C'est pourquoi il descendait dans la ville de Portercole les jours de fêtes. Là, il apprenait au peuple, dans des instructions pleines de piété, de douceur et d'onction, à connaître et à aimer Dieu, et à observer exactement sa sainte loi.

 

 

 


 

CHAPITRE 14.

LES DEUX FRÈRES SE RENDENT A GAËTE SUR L'INVITATION

DE MONSEIGNEUR PIGNATTELLI, ALORS ÉVÈQUE DE CETTE VILLE.

AUPARAVANT ILS FONT UN AUTRE VOYAGE DANS LEUR PAYS.

 

   L'esprit de charité, telle est la grande règle d'après laquelle les serviteurs de Dieu doivent se conduire pour mettre l'ordre convenable dans leurs actions et savoir, au besoin, sacrifier leurs inclinations même les plus innocentes et les plus vertueuses. Nos deux jeunes pénitents fussent demeurés volontiers dans leur solitude. On le conçoit, quand on a goûté ces douceurs divines qu'on trouve là bien mieux qu'ailleurs. Mais, ayant appris qu'un de leurs parents était en grand danger de perdre son âme et avait grand besoin de secours spirituel, ils espérèrent, avec la grâce de Dieu, pouvoir contribuer à son salut. Ce motif de charité les détermina à quitter pour un peu de temps leur retraite et à s'exposer de nouveau aux fatigues d'un long voyage. Ils retournèrent donc dans leur pays où, à peine arrivés, le père Jean-Baptiste tomba malade. Le cardinal Cienfugos qui dès lors témoignait beaucoup de bienveillance et de bonté aux deux frères, l'ayant appris par une lettre de Paul, lui répondit en ces termes : «Votre très gracieuse lettre m'eût été parfaitement agréable et précieuse, si vous ne m'aviez pas dû annoncer l'indisposition de votre frère Jean-Baptiste. Toutefois, je sais bien que les visites du Seigneur sont fort aimées et fort désirées par des coeurs tels que les vôtres, etc».

   Aussitôt ce devoir de charité rempli, et après avoir expédié plusieurs autres affaires qui eussent peut-être réclamé un plus long séjour dans leur pays, ils se remirent en route pour le mont Argentario, impatients de jouir des avantages de cette pieuse et paisible solitude. A son passage à Gênes, Paul fit une prédiction à la mère de monseigneur l'archevêque, qui était alors monseigneur Saporiti. Cette bonne dame ayant vu dans l'église le serviteur de Dieu dans un maintien qui respirait la plus grande modestie et le recueillement le plus profond, conçut le désir de s'entretenir avec lui. Elle communiqua sa pensée à l'archevêque, son fils. Celui-ci blâma son dessein, croyant sans doute qu'il était l'effet d'une curiosité féminine. La bonne mère persista à vouloir  satisfaire sa piété. Elle parla au père Paul. L'entretien lui fut extrêmement utile; car le serviteur de Dieu lui dit en termes très clairs qu'elle mourrait à la prochaine fête de saint Joseph et qu'elle devait se préparer. En effet, elle tomba malade peu de temps après et mourut le jour prédit. Monseigneur l'archevêque avait appris la prédiction. L'événement le convainquit pleinement de la vérité, comme il le témoigna à un ecclésiastique qui a déposé du fait avec serment dans les procédures. On pourrait peut-être dire que cette prédiction eut lieu à l'occasion d'un autre voyage; mais cela importe peu et n'ôte rien à la certitude de la prophétie.

   De retour au mont Argentario, les deux frères ne purent y demeurer longtemps. Monseigneur Pignattelli, évêque de Gaëte, un des plus dignes prélats de l'Eglise de Dieu, les engagea à venir dans sa ville épiscopale. Pour lui obéir, ils quittèrent le mont Argentario avec la bénédiction de monseigneur Fulvio Salvi, évêque de Soana, qui leur donna en même temps un témoignage dans lequel il relate en peu de mots leur vie austère, pénitente et pleine d'édification. Arrivés à Gaëte, l'éclat de leurs vertus leur concilia aussitôt l'admiration et l'affection de tous. Monseigneur l'évêque fut très satisfait de les avoir dans son diocèse. Ils le prièrent par amour de la solitude de leur accorder la permission de se retirer dans un ermitage voisin de la plage qu'on nomme aujourd'hui Serapi et situé sur une colline à un mille et demi de la ville; cet ermitage portait pour titre la Sainte Madone de la Chaîne. Le prélat condescendit volontiers à leurs désirs. Paul et Jean-Baptiste allèrent donc continuer leurs exercices de pénitence et d'oraison dans cette sainte solitude. On dit qu'elle avait été habitée par saint Nil et qu'il y avait fondé un monastère.

   Une personne qui eut la consolation de les voir de plus près et de les entretenir plus familièrement, fut émerveillée et surprise de leur manière de vivre si détachée des choses de la terre, si pénible et si crucifiante pour la chair. Aussi a-t-elle déposé avec les détails les plus précis dans les procédures, qu'ils étaient vêtus sur la chair d'une étoffe fort rude. Elle les voyait bien souvent dormir sur la terre nue, et même chaque fois, dit-elle, que je les ai vus prendre leur repos, ils n'avaient d'autre couche que la terre. Leur jeûne était quotidien et très rigoureux ; ils n'avaient pour leurs repas qu'un peu de pain et d'eau avec un potage composé de légumes ou d'herbes, toujours assaisonnés de mortification. S'ils avaient de l'huile, le sel manquait; s'ils avaient du sel, l'huile faisait défaut. Fort souvent, ils mêlaient de la cendre à leur nourriture pour la rendre plus désagréable. Le soir, ils ne prenaient pas plus de trois onces de pain chacun. Toute légère qu'était cette réfection, ils ne la prenaient même pas chaque jour, mais seulement, quand l'ermite pensait à les pourvoir. «Leur vie, ce sont les paroles du même témoin, était presque toute employée à l'oraison ou à la lecture de quelque livre spirituel. Ils faisaient ces exercices: dans un petit choeur situé au-dessus de la porte de l'église. Je puis donc dire que leur vie était une prière continuelle». Par suite de ces austères pratiques et de cette abstinence rigoureuse, ils étaient devenus si maigres et si décharnés, qu'ils n'avaient plus que la peau sur les os. Mais plus le corps était privé de soulagement, plus grande était la force, et plus abondantes, les délices que Dieu communiquait à leur âme dans la prière et le recueillement intérieur. Paul, pour se plonger en toute liberté dans ce doux océan de la bonté infinie de Dieu, ne se bornait pas aux prières qu'il faisait à l'église. Ayant trouvé une petite grotte au milieu des rochers qui bordent la mer, il y mit une image de la très Sainte Vierge. Il passait une bonne partie du jour dans ce lieu solitaire à lire et à méditer les saintes Écritures où l'on goûte la douceur de l'esprit même de Dieu qui y parle avec un amour infini. Les démons ne manquèrent pas devenir l'y attaquer; il les méprisa et ne se relâcha en rien de sa retraite et de son recueillement. Quand, par un devoir de convenance conforme à l'esprit religieux, les serviteurs de Dieu devaient entretenir ou accompagner ceux qui les visitaient, ils ne perdaient jamais de vue leur Dieu, saisissant toutes les occasions de porter le prochain à la vertu. Le témoin dont nous avons parlé tout à l'heure assure que tous leurs discours étaient de choses spirituelles.

   Paul et Jean-Baptiste avaient une dévotion extraordinaire pour le très saint  Sacrement. Chaque fois qu'ils allaient en ville, soit à la demande de monseigneur l'évêque, soit pour quelque autre bon motif, s'ils ne pouvaient retourner aussitôt dans leur solitude et qu'ils fussent obligés de faire quelque séjour, ils descendaient dans l'église cathédrale, s'en allaient devant le Saint-Sacrement, où ils restaient à genoux en prière pendant des heures, jusqu'à ce qu'on vînt les rappeler. Les jours où ils restaient à dîner au palais épiscopal, aussitôt qu'ils avaient pris une faible réfection, ils descendaient de nouveau dans l'église pour adorer le Saint-Sacrement. Jésus, dans l'Eucharistie, était leur amour, leur soutien, leur vraie nourriture. Si l'église n'était pas ouverte, ils se retiraient dans des lieux écartés pour faire oraison et adorer en esprit le très saint Sacrement. Aussi toute la ville eut-elle bientôt connaissance de la dévotion que ces bons frères professaient pour ce sacrement d'amour.

   Comme ils avaient gravé profondément dans leur coeur cette maxime que celui qui marche hors de la sainte obéissance, quelle que soit sa ferveur apparente, court toujours hors du chemin, ils s'étaient mis sous la direction d'un bon prêtre. Celui-ci connaissait leur vertu. Pour l'exercer, il leur faisait transporter sur leurs épaules de grosses pièces de bois; il était obéi au moindre signe. Nos fervents jeunes hommes dépendaient également sans réserve pour toute leur conduite des ordres de monseigneur l'évêque. Ils professaient à son égard une obéissance et une soumission parfaite. Ce sage prélat ne tarda pas à remarquer les dons extraordinaires que les deux frères avaient reçus de Dieu. Guidé par le même esprit de sagesse et de discernement dont l'évêque d'Alexandrie avait usé dans la direction de Paul, il leur ordonna de faire le catéchisme aux enfants dans sa cathédrale et d'aller visiter les moribonds qui les feraient appeler, pour les consoler et leur inspirer les sentiments de la piété chrétienne. Il voulut en outre que Paul donnât les exercices spirituels aux ordinands. A cet ordre insolite, fondé pourtant sur des raisons graves, on vit s'élever des critiques, pleins de l'esprit de contradiction. Ils allèrent jusqu'à censurer le digne prélat, de ce qu'il faisait donner les exercices à ses ecclésiastiques, non par un prêtre, mais par un simple ermite. Mais les  plus vertueux et les plus sages, et c'était la majeure partie du clergé, applaudirent à la mesure du prélat. Ils savaient que l'esprit de Dieu parlait par la bouche de Paul, et que ses discours, animés d'une ferveur et d'un zèle extraordinaire, pénétraient les coeurs et produisaient de grands fruits. L'humble serviteur de Dieu obéit à la volonté de l'évêque et donna les exercices. Les ordinands en retirèrent beaucoup de consolation et do profit. La conduite du prélat fut ainsi pleinement justifiée.

 

 

 


 

CHAPITRE 15.

ILS VONT A NAPLES VÉNÉRER LES RELIQUES DE SAINT JANVIER,

PUIS A TROIE, OU ILS SONT APPELÉS PAR MONSEIGNEUR

ÉMILE CAVALIERI, ÉVÊQUE DE CETTE VILLE.

 

   La fête de saint Janvier était proche. Nos deux pénitents désirèrent se rendre à Naples pour vénérer les reliques de ce grand martyr qui en est le patron. Ils voulurent être témoins du miracle par lequel Dieu donne une des preuves les plus claires de la protection qu'il accorde à son peuple fidèle. Comme c'est le propre des serviteurs de Dieu de faire servir jusqu'aux choses les plus indifférentes à leur sanctification, ils sanctifièrent ce voyage par les pieux et fervents discours qu'ils faisaient dans la barque. Aussi les marins en furent-ils fort édifiés, et ils conçurent une haute idée des deux frères. Dans leur compagnie se trouvait un digne ecclésiastique de Gaëte qui a lui-même déposé ce qu'il avait vu. Soit satisfaction de se trouver avec le père Paul, soit faveur spéciale du Seigneur, cet ecclésiastique ne souffrit dans la traversée aucune des grandes incommodités qu'il avait coutume d'éprouver en semblable occasion. C'est ce que le père Paul lui avait prédit. Arrivés à Naples, ils logèrent chez ce même ecclésiastique. Le jour de la translation de saint Janvier, fête fort solennelle à Naples, les bons frères allèrent avec le chanoine voir le miracle de la liquéfaction de son précieux sang; et par leur modestie, leur dévotion et leur piété, ils enseignèrent à tout le monde la manière dont on doit vénérer les reliques et célébrer les fêtes des Saints. Après avoir satisfait leur religieux désir et avoir baisé ces saintes reliques, ils songèrent à quitter Naples. Pendant les huit ou dix jours qu'ils y étaient demeurés, ils n'avaient cessé d'édifier d'une manière extraordinaire par leur maintien modeste, par leur habit pénitent, par leurs bons discours et par les saints avis qu'ils donnaient à l'occasion. Tous ceux qui les connurent en conçurent une telle estime que la nuit d'avant leur départ, pendant qu'ils attendaient un vent favorable chez le patron de la barque, au petit môle, une foule de personnes du voisinage accoururent pour avoir la consolation de leur baiser, ceux-ci le vêtement et ceux-là la main.

   Les bons frères ne perdirent pas une si belle occasion d'engager tout ce monde à se dévouer du fond du coeur au saint amour de Dieu. Aux personnes du sexe qui, pour être vraiment chrétiennes, doivent être des miroirs de pudeur et de modestie, ils recommandèrent avec beaucoup d'instance de se vêtir d'une manière décente.

   De retour à Gaëte, après un voyage sanctifié comme le premier, par les pratiques les plus pieuses, ils reçurent de monseigneur Émile Cavalieri, évêque de Troie, une invitation aussi gracieuse que pressante de se rendre dans cette ville. C'était un prélat d'une profonde doctrine, d'une pénitence vraiment admirable et d'une sainteté peu commune. Paul qui le connaissait intimement, et qui avait pu l'apprécier, ayant été honoré de sa confiance, lui rend ce beau témoignage. En preuve de sa science, il nous suffira de dire que lorsqu'on demandait quelque chose d'important au nom de monseigneur Cavalieri à Clément XI, ce pontife, juge si compétent en ce point, se bornait à répondre : «Il faut faire ce qu'il demande; il est trop instruit pour demander une faveur qui ne puisse être justifiée par l'autorité et les exemples de l'antiquité». Ses grandes vertus lui acquirent d'ailleurs tant d'estime que le même Clément XI disait souvent qu'il était fort édifié de la piété et de la délicatesse de conscience de

Monseigneur de Troie. Clément XII, parlant de ce diocèse, ne fit même aucune difficulté de dire que monseigneur Cavalieri qui l'avait gouverné, était un saint. «Nous savons, dit-il, tout ce qu'eut à souffrir dans ce diocèse ce saint homme; car tel était monseigneur Cavalieri». Benoît XIII l'avait déjà nommé de la sorte de son vivant dans une occasion qu'il me semble intéressant de rapporter. Un jeune homme de Foggia étant allé se confesser dans la basilique de Saint-Pierre, pour le jubilé de 1725, se trouva, sans s'en douter, aux pieds du souverain pontife Benoît XIII, qui, dans l'ardeur de son zèle pour le salut des âmes, rendait aux pèlerins le charitable service d'entendre leurs confessions. Le jeune homme s'étant accusé d'avoir parlé mal de l'évêque de Troie son supérieur, le pape l'en reprit fortement et lui dit entre autres choses : «Et comment osez-vous calomnier ce saint homme»? Alors il lui donna pour pénitence d'aller aussitôt à son retour baiser les pieds de l'évêque, de lui demander pardon, de rétracter le mal qu'il en avait dit et de publier dans toute la ville de Foggia que telle était la pénitence que le pape lui avait imposée.

   Le motif qui faisait désirer à ce digne prélat d'avoir auprès de lui les deux frères, est indiqué par D. Jean de Rossi, archidiacre de Troie, dans sa Vie de monseigneur Cavalieri, imprimée à Naples en 1741. Voici comment il s'exprime: «Monseigneur ayant entendu parler de la piété de deux frères retirés dans un ermitage du royaume, dont la vie était toute vouée au culte du Saint-Sacrement, il eut aussitôt l'envie de les avoir dans son diocèse, afin d'exciter les peuples par leur exemple à honorer son bien-aimé Seigneur; et il fit tant de démarches, qu'enfin il réussit à sa grande satisfaction».

   A un évêque de si grand mérite, et dont la renommée faisait si justement l'éloge, Paul et son frère ne crurent pas pouvoir refuser une consolation qu'il désirait tant, bien qu'ils prévissent que le voyage leur serait très pénible, comme il le fut en effet. On était au mois d'août, quand ils partirent de Gaëte pour Troie; la chaleur était excessive, et comme ils marchaient tête nue, les rayons d'un soleil tropical leur causèrent de vives souffrances, si bien que le père Jean-Baptiste en eut des maux de tête qui compromirent ses jours, et que le père Paul fut attaqué d'une fièvre violente. Ajoutez à cela que voyageant sans provision et sans argent, et obligés pour ce motif de demander l'aumône dans les hôtelleries qu'ils rencontraient, on n'eut pour eux ni pitié, ni compassion, mais qu'on les repoussa avec dureté. La seule aumône qu'ils obtinrent consistait en deux grains. Elle leur servit pour se procurer un peu de nourriture; mais ils ne purent obtenir le logement dans aucune hôtellerie. Leur patience cependant était inaltérable et leur ferveur ne se ralentit pas. Arrivés près du mont Gargano, ils voulurent passer la nuit en prière à la porte de la caverne miraculeuse, si célèbre par l'apparition de l'Archange saint Michel. Pendant qu'ils y étaient en oraison, le père Jean-Baptiste entendit distinctement une voix qui disait ces paroles: Visitabo vos in virga ferrea, et dabo vobis Spiritum Sanctum. «Je vous châtierai avec une verge de fer, et je vous donnerai le Saint-Esprit». Le Seigneur les préparait aux épreuves, en leur promettant une grande abondance de consolations spirituelles.

   Fatigués et épuisés, ils arrivèrent enfin à Troie. La joie et la charité du bon évêque, en les voyant, répondirent au grand désir qu'il avait eu de les posséder. Il les accueillit et les logea dans son palais. Son attente ne fut pas trompée. L'exemple qu'ils donnèrent de la plus tendre dévotion envers Jésus-Christ au très saint Sacrement, cet exemple soutenu et rendu plus efficace par la piété du grand évêque, porta ses fruits. Ce prélat, bien que chargé d'infirmités, s'associa le plus qu'il lui fut possible à leurs pieuses pratiques, ainsi l'atteste son biographe. Aussi, continue-t-il, eut l'ineffable contentement devoir un grand nombre de ses ouailles enflammées de ferveur envers l'adorable Sacrement de nos autels. Désirant que ses diocésains pussent profiter non seulement des exemples, mais encore des instructions du père Paul, soit pour sortir de la voie de perdition, soit pour s'exciter au saint amour de Dieu, il l'employa à divers pieux exercices, et le fit prêcher dans les places publiques et les rues de la ville. L'humble serviteur de Dieu mit le plus grand empressement à suivre les ordres d'un évêque qui lui inspirait tant de vénération. Escorté par les membres d'une pieuse confrérie, il allait la nuit réveiller les pécheurs endormis dans le péché, en faisant retentir à leurs oreilles le tonnerre de la parole de Dieu. Un prêtre zélé et expérimenté lui servait de guide et le faisait prêcher au voisinage des lieux de scandale et de débauche. Ce bon prêtre espérait que la voix du père Paul aurait eu plus d'efficacité que la sienne.

   L'évêque, persuadé que les deux frères étaient remplis de l'Esprit de Dieu et qu'ils possédaient la science des saints et avaient d'intimes communications avec le ciel, prenait plaisir à les entretenir, car il était extrêmement humble. Il leur ouvrait le fond de son coeur, principalement au père Paul, afin de s'exciter à avancer toujours dans les voies de la pénitence et de l'amour qu'il parcourait du reste à pas de géant. Paul, de son côté, pénétré d'un respect profond et d'une affection très sincère pour l'évêque, qu'il admirait et vénérait comme un saint, voulut soumettre toute sa conduite aux lumières et au discernement exquis du prélat. Il conféra avec lui sur les lumières que le Seigneur lui avait données pour l'établissement de la nouvelle congrégation. Le bon évêque l'ayant entendu, comprit aussitôt que Paul était guidé par l'Esprit de Dieu et que ses lumières venaient de cet aimable Seigneur qui est la source et le Père des vraies lumières; toutefois, pour mieux s'éclairer dans une affaire de si grande importance, il consulta lé Seigneur à loisir, fit beaucoup de prières, et, convaincu que telles étaient les vues de la divine Sagesse sur ses serviteurs, il encouragea Paul à poursuivre sa sainte entreprise. Il lui dit même d'un ton pénétré : «C'est là une oeuvre toute de Dieu; vous verrez de grandes choses; vous la verrez réussir par des voies cachées et inconnues». L'avis  d'un prélat si éclairé tira Paul des doutes et des perplexités qui pouvaient retarder sa sainte entreprise. Le bon évêque voulait même que la première maison du nouvel institut fût établie dans son diocèse. II fit faire beaucoup de recherches pour trouver un emplacement convenable; ces recherches, toutefois, demeurèrent sans résultat. Si le mauvais état de sa santé ne l'en eût empêché, son dessein était de se rendre au concile de Rome, et d'exposer le plan du nouvel institut au grand pape Benoît XIII, pour en obtenir l'approbation. Dans la suite, désirant terminer sa vie loin du tumulte du monde, et déchargé du poids de l'épiscopat, qui a toujours effrayé les âmes les plus vertueuses, il songeait à consacrer ses derniers jours à Dieu dans la nouvelle congrégation. S'il ne put effectuer tous ses projets et ses voeux, du moins il contribua beaucoup à l'établissement de la congrégation par ses conseils, par ses prières animées d'une ardente charité, et enfin en déterminant Paul et Jean-Baptiste à recevoir les ordres. Il leur fit connaître que telle était la volonté de Dieu. Le Seigneur l'ayant manifestée à une âme de grande vertu, qu'il dirigeait et qu'il avait consultée au sujet de la nouvelle Congrégation. Enfin, il les assura encore qu'ils auraient eu dans la suite autant de compagnons qu'ils en auraient voulu.

   C'est ainsi que le Seigneur disposait les choses pour que Paul ne craignît pas de trouver de nouveau toutes les issues fermées, quand il se serait présenté à Rome avec son vêtement si abject et si vil aux yeux du monde. Le serviteur de Dieu jugea à propos de communiquer par lettre à son éminence le cardinal Cienfuegos les sentiments de l'évêque de Troie et de lui demander ce qu'il en pensait. C'est ce qui résulte de la réponse du cardinal, qui était conçue en ces termes : «Je reçois avec le plus grand plaisir votre lettre très gracieuse. Pour y répondre, je vous dirai que je loue beaucoup votre séjour auprès de monseigneur l'évêque de Troie. C'est un prélat d'une intégrité parfaite. Je partage entièrement son avis, lorsqu'il vous assure que la miséricorde de Dieu notre Seigneur n'inspire pas toujours intérieurement à ses serviteurs ce qu'elle attend de leur part, mais que souvent elle leur indique par des voies extérieures quelle est sa toute puissante volonté. Je vous prie très instamment de vouloir toujours vous souvenir de moi dans vos prières qui sont si agréables au Seigneur. Je le conjure de vous bénir dans la plénitude inénarrable de sa divine bonté.

   Rome, le ter août, 1724. Votre affectionné,

   A. Card. Cienfuegos».

   Le moment était donc venu pour Paul de quitter Troie. Toute âme bien faite comprend combien il lui en conta pour se séparer du grand évêque. Quelque austère que fût sa vie, quelque ardent et infatigable que fût son zèle, il admirait dans la personne de ce vénérable prélat un modèle de vertu et de pénitence qui l'animait de plus en plus à la perfection; puis, n'était-il pas pour lui un sage et prudent conseiller près duquel il puisait les lumières dont il avait besoin ? Mais si la séparation fut pénible au coeur de Paul, elle n'affligea pas moins le pieux évêque. Il aimait tendrement les deux frères, et surtout Paul. Il lui avait confié tous les secrets de son âme. Aussi fit-il, à son départ, tout ce qui pouvait dépendre de lui pour préparer les voies à l'établissement de la congrégation. Écoutons là-dessus l'auteur de sa vie: «Il encouragea, dit-il, ces deux saints personnages à aller à Rome pour obtenir du Saint-Siège l'approbation et la confirmation de leur sainte entreprise; il leur donna des lettres pressantes pour plusieurs cardinaux et d'autres personnages considérables de Rome. Ce fut de la sorte, qu'après un examen très attentif, la confirmation apostolique leur fut enfin accordée. Mais cela n'eut lieu qu'après qu'il fut passé, comme nous le croyons pieusement, à la récompense de ses bonnes intentions et de ses travaux».

 

 

 


 

CHAPITRE 16.

ILS VONT A ROME POUR LE JUBILÉ DE L'ANNÉE SAINTE;

ILS RETOURNENT ENSUITE A GAËTE ET DE LÀ REPARTENT POUR ROME. :ILS SONT

ORDONNÉS PRÊTRES ET SE FIXENT DANS

L'HOSPICE DE SAINT-GALLICAN POUR SERVIR LES MALADES.

 

   L'année sainte était commencée, quand Paul partit de Troie avec son frère Jean-Baptiste pour aller à Rome. Aussi, lors même qu'il n'eût pas eu d'autre motif, sa ferveur et la vivacité de sa foi l'auraient, seules, déterminé à faire ce pèlerinage, afin de vénérer, en ce temps, les sanctuaires de Rome, et de gagner le précieux trésor des indulgences. Arrivés à Rome, les deux frères visitant un jour la basilique des Saints Apôtres Pierre et Paul, y furent remarqués de monseigneur Crescenzi, alors chanoine de Saint-Pierre et depuis cardinal de la Sainte Église. Ce prélat voyant deux jeunes gens si modestes, si recueillis et d'un extérieur si pénitent, en fut surpris. Une pieuse curiosité l'engagea à leur faire diverses questions. C'est ce que lui-même rappelait, plusieurs années après, dans une lettre qu'il écrivait au père Paul. «J'aime à vous rappeler, lui dit-il, que notre connaissance se fit dans l'église de Saint-Pierre, l'année du jubilé, 1725. J'étais alors chanoine de cette basilique. Vous voyant, vous et votre frère, vêtus en pauvres pénitents et pieds nus, prier devant la confession des saints Apôtres, il me vint une telle envie de vous parler et de m'informer de votre état et de votre vocation, que je vous adressai plusieurs demandes dans l'église même. C'est ainsi que nous fîmes connaissance. Vous fûtes ensuite présentés au cardinal Corradini, puis à Benoît XIII, de sainte mémoire, qui vous ordonna prêtres. L'origine d'un si grand bien fut donc votre visite aux sanctuaires de Rome dans votre costume de pénitents».

   Dès le premier entretien que ce prélat, homme d'une piété sincère et d'un grand discernement, eut avec les deux frères, il commença à concevoir pour eux cette estime et cette affection qu'il leur témoigna toujours depuis, en favorisant et en protégeant le père Paul en toute rencontre, ainsi que l'oeuvre de la congrégation. Monseigneur Crescenzi, comme nous venons de l'entendre de sa bouche, les présenta au cardinal Corradini, homme d'une droiture inviolable, d'une justice incorruptible et d'une tendre charité, qu'on aurait pu nommer avec raison le protecteur et le père des pauvres. Le cardinal reconnut que les deux frères étaient guidés par un véritable esprit de piété et un sincère désir de servir Dieu. Il est probable qu'il en parla avec avantage au souverain pontife Benoît XIII. En effet, le pape étant allé un jour visiter l'église de Sainte Marie in Domnica, vulgairement appelée la Navicella, Paul et son frère allèrent lui offrir leurs hommages, et Paul lui ayant demandé l'autorisation de réunir des compagnons et de commencer le nouvel institut dont il lui exposa brièvement le but, le pape ne fit aucune difficulté, et lui accorda immédiatement avec bonté, vivae vocis oraculo, tout ce qu'il désirait. Il posa donc par son autorité le fondement de la pauvre et humble congrégation.

   Après avoir obtenu une grâce si précieuse et satisfait leur dévotion, les deux frères quittèrent Rome et retournèrent à Gaëte à l'ermitage de la Sainte-Madone-de-la-Chaîne. Monseigneur Cavalieri l'ayant appris, leur écrivit ces paroles affectueuses : «Oh! Combien je suis consolé que vous puissiez, avec la bénédiction de Notre Seigneur, vous réunir en communauté avec ceux qui voudront vous imiter. Je ne suis pas envieux, mais aernulor Dei aemulatione, «je suis jaloux d'une jalousie divine» de monseigneur de Gaëte, qui vous a dans son diocèse. Toutefois in spem contra spem, spero, et confido, «j'espère contre toute espérance, et j'ai confiance».

   L'ermitage de la Sainte Madone de la Chaîne n'offrit pas à Paul et à son frère Jean-Baptiste le repos et la solitude dont ils étaient avides. Il s'y faisait un concours extraordinaire de monde, attiré par la réputation de sainteté de nos deux pénitents. Afin donc d'éviter les applaudissements et les visites et de jouir plus librement des douceurs de la solitude, ils se retirèrent quelque temps dans un sanctuaire nommé la Madone de la Cité, au territoire d'Itri,  éloigné de cinq ou six milles de Gaëte. Cette retraite accrut encore la ferveur de Paul. Qu'on en juge par une lettre qu'il écrivit alors à son confesseur, et dont voici quelques passages.

   «Que la très sainte croix de Jésus, notre amour, reste toujours plantée dans notre coeur! Que notre esprit soit enté sur cet arbre de vie, et qu'il produise ensuite de dignes fruits de pénitence par les mérites de la mort du véritable Auteur de la vie!... Ah! Quand est-ce que nous miterons parfaitement ce divin Rédempteur qui s'est anéanti lui-même! Quand serons-nous assez  humbles pour nous faire une gloire d'être l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple!... Quand serons-nous si simples et si petits que nous regarderons comme une bonne fortune de devenir les derniers de tous et d'être rejetés dans le néant! Quand notre plus grande peine sera-t-elle d'être estimés et honorés! Ah! Quand? Ayez la charité de prier Dieu pour moi, afin qu'il m'en fasse la grâce».

   Mais là aussi, il se fit bientôt un tel concours, que nos deux pénitents ne pouvaient vaquer en liberté à leurs saints exercices. Troublés dans leur solitude, ils songèrent à la quitter. Un autre motif les obligea du reste à en sortir. Après s'être si bien préparés par la retraite, la prière et 1a pénitence, il était temps qu'ils se missent en devoir de recevoir les saints ordres. Ils se rendirent donc à Rome, au mois de septembre 1726. Ils eurent aussitôt l'occasion d'y exercer leur charité et d'entreprendre des oeuvres dignes de leur zèle. Paul raconte ainsi la chose dans une lettre datée du 21 septembre, qu'il adressa à cet ecclésiastique de Gaëte, son confesseur et son ami, dont nous avons déjà fait mention. «Nous voici, ce sont ses paroles, arrivés à Rome en bonne santé, grâces à Dieu... Naos demeurons à l'hospice de Saint Gallican. Chaque jour,  nous nous félicitons davantage du choix de ce lieu; il y a là moyen de sacrifier au divin Amour. L'entrée n'a pas encore eu lieu. Dans huit ou dix jours, le pape consacrera l'église, puis nous irons tous ensemble, pleins d'une sainte allégresse, embrasser notre bon Jésus dans la personne des pauvres. Nous aurons là beaucoup de fatigues et bien des occasions de nous mortifier et de nous appliquer au mépris de nous-mêmes».

   L'hospice dont parle le Bienheureux étant achevé et l'église consacrée, on en prit possession d'une manière solennelle, et dans cette cérémonie, le père Jean-Baptiste eut l'honneur de porter la croix. Lorsqu'il fut ouvert, son éminence le cardinal Corradini, qui en était protecteur, chargea les deux frères de veiller à ce qu'aucun des pauvres infirmes ne manquât des secours spirituels. En conséquence, le père Paul s'employa spécialement à faire des instructions et des catéchismes tant aux gens de service qu'aux malades. Entre autres saints règlements, il établit la communion générale à certaines époques de l'année. Il s'attacha ensuite à prévenir les abus qui se glissent insensiblement dans les oeuvres les plus saintes et qui en sont la ruine. Ce zèle lui attira quelques désagréments de la part de certaines personnes qui auraient dû être les premières à l'approuver, et qui ne le récompensèrent que par des humiliations et de mauvais traitements, peut-être sans mauvaise intention. Quoi qu'il en soit, Paul et son frère souffrirent tout en paix et en silence. C'était le moment, comme Paul le disait tout à l'heure, de s'appliquer au mépris d'eux-mêmes.

   Cependant le cardinal Corradini qui savait bien que leur conduite était irréprochable, et qui était fort satisfait de leur zèle, leur témoignait toujours plus d'estime et d'affection. Prévoyant les difficultés qu'ils pourraient faire, humbles comme ils étaient, de recevoir les saints ordres, il le leur commanda en vertu de l'obéissance; il prit lui-même la peine de faire venir d'Alexandrie leurs dimissoires, et obtint, par une faveur très spéciale, qu'ils fussent ordonnés sous le titre d'Hospitalité.

   Nos humbles et fervents jeunes hommes obéirent. Ils reçurent donc la tonsure des mains de monseigneur Baccari, alors vice-gérant, le 6 février 1727, et furent promus aux ordres mineurs les 23 et 24 du même mois par le même prélat dans sa chapelle domestique. Le 12 avril suivant, jour du Samedi Saint, après avoir suivi les exercices spirituels dans la maison de Saint-André à Montecavallo, qui était alors le noviciat des pères jésuites, ils furent ordonnés sous-diacres dans la basilique de Latran par le même vice-gérant. Le 1er mai de cette même année, après avoir obtenu dispense pour recevoir les ordres extra tempora, ils firent les exercices dans la maison de la Mission à Montecitorio, et reçurent le diaconat dans la chapelle domestique du même prélat. Enfin le 7 juin suivant, samedi des quatre temps de la Pentecôte, ils furent ordonnés prêtres dans la basilique du Vatican par Benoît XIII de sainte mémoire. On remarqua qu'au moment sacré de l'ordination, lorsque le pape imposa les mains sur la tête de Paul, en disant : Accipe Spiritum Sanctum, il les appuya avec un mouvement extraordinaire de ferveur; et lorsqu'il eut ordonné les deux frères qu'on distinguait aisément entre tous à leur modestie, à leur piété, à leur recueillement, il joignit les mains et rendit grâces à Dieu d'un ton pénétré, en disant: Deo gratias. La cérémonie terminée, le pape, oubliant pour ainsi dire, ce jour-là, les autres ordinands, ne s'entretint qu'avec les deux frères et daigna leur demander où ils avaient reçu les autres ordres, si c'était dans leur pays ou à Rome. Paul répondit humblement que c'était à Rome.

   Après qu'il eut reçu, dans la sainte ordination, une communication plus abondante du divin Esprit, son coeur brûlait des ardeurs de la charité. Qui dira avec quels sentiments de foi et d'amour, avec quelle tendresse et quelle profusion de larmes il célébra le sacrifice non sanglant, pour la première fois, le jour de la sainte Trinité? Qu'on en juge d'après son éminente piété et par cette seule remarque : pendant un grand nombre d'années, il ne célébra jamais sans verser des larmes.

   Il mit alors tous ses soins à servir ses chers infirmes; et, comme il savait que sa dignité de prêtre, et le zèle des âmes demandaient de lui de grandes choses, et en particulier toute l'application possible à l'étude, il s'y adonna avec un soin et une attention particulière, afin de devenir dans la maison du Seigneur comme une lampe qui éclaire et qui échauffe, et de donner au prochain, non seulement l'édification de l'exemple, mais encore l'aliment de la sainte doctrine. Pour mieux réussir, il prit les conseils d'hommes vraiment éclairés. Le Seigneur bénit ses bons désirs et ses pieux efforts. Son serviteur acquit la science nécessaire pour donner avec fruit des missions et pour s'exprimer avec la précision, la dignité et l'exactitude convenables. Son frère Jean-Baptiste en fit autant de son côté et devint très habile dans les divines Écritures. On peut dire de tous les deux qu'ils ont été de dignes ouvriers recte tractantes Verbum veritatis, «annonçant avec talent la parole de vérité».

 

 

 


 

CHAPITRE 17.

ILS VONT DE NOUVEAU EN LOMBARDIE A CAUSE DU DÉCÈS

DE LEUR PÈRE. LEUR RETOUR A L'HÔPITAL DE SAINT-GALLICAN.

 

   Les enfants ont envers leurs parents des devoirs qui correspondent en partie aux bienfaits qu'ils en ont reçus. Jamais un homme sage et vraiment éclairé de Dieu n'a pu  croire que la piété, ni même l'austérité de la vie dussent les en dispenser. Paul et Jean-Baptiste passaient saintement leurs jours dans l'hôpital de Saint Gallican, lorsqu'ils reçurent la nouvelle de la mort de leur vieux père. Paul écrivit aussitôt à sa mère une lettre de condoléance dans laquelle il exprime les sentiments les plus vifs de confiance touchant le salut de son hère.

 

   «VIVE JÉSUS!

   Très chère mère!

   La nouvelle de la mort de notre père nous a causé, vous n'en doutez pas, une grande, affliction, d'autant plus qu'elle nous est arrivée sans détails. Il est vrai que nous avons à l'instant même adoré la sainte volonté de Dieu. Nous venons vous prier de vous en consoler. Chère mère, réjouissez-vous, car nous avons la ferme confiance qu'il est en paradis. Faites partager cette joie à toute la famille. Je ne vous écris pas plus longuement; je vous dis seulement que bientôt nous partirons tous les deux et que nous aviserons aux moyens de vous assister dans vos besoins pour la gloire de Dieu. Aujourd'hui, que nous avons reçu votre lettre, nous irons demander la permission, et puis nous verrons ce qu'il sera le plus expédient de faire et nous partirons aussitôt. Nous espérons que ce sera au commencement de septembre: Priez pour nous demain, et les jours suivants, nous dirons la messe pour l'âme de notre défunt père.

   Rome, le 16 août 1727.

   Vos serviteurs et fils très affectionnés, Paul-François et Jean-Baptiste».

 

   Paul partit donc pour Castellazzo, afin de porter à sa bonne mère les consolations dont elle avait besoin, et de donner à toute la famille la direction convenable. A son arrivée, il écrivit à son ami : «La mort de notre père, que Dieu le reçoive dans sa gloire! Nous a amenés en Lombardie pour affaires de charité. Après deux mois de voyage, nous avons été attaqués de la fièvre tierce dès notre arrivée. J'ai été dix-huit jours sans pouvoir célébrer...» Après avoir mis toutes choses en bon ordre, les deux frères retournèrent à Rome, laissant leur mère consolée et remplie de sentiments de piété qui ravivèrent son courage, laissant toute la famille plus résolue que jamais de vivre chrétiennement. Paul ne manqua pas de lui donner à l'occasion des avis dignes de son grand coeur. Il recommandait surtout à sa famille de ne pas négliger l'oraison, d'aimer la vie de retraite et d'humilité, disant que c'était une excellente règle de fuir le monde, de veiller sur soi et d'exciter son coeur à des actes fréquents d'amour de Dieu. Il ajoutait à cela : «Je connais de pauvres gens vivant dans le siècle, qui font de grandes choses pour Dieu, qui n'omettent jamais l'oraison, malgré qu'ils soient affligés, pauvres et délaissés: Ah! qu'ils sont heureux! Ils connaissent la vérité et fuient le mensonge dont le monde est tout rempli». Voilà bien le langage d'un homme qui désire voir tous ses parents se sanctifier.

   Lorsque, plusieurs années après, il apprit que son excellente mère était aussi décédée, voyant le besoin plus pressant qu'avait la famille de ses sages conseils, il ne se contenta pas de faire l'éloge mérité de la défunte, et de la donner pour modèle à ses enfants, mais il y joignit des avis importants, disant avec une vive affection au plus âgé de ses frères:

 

   «Mon cher Joseph, je vous recommande de veiller avec soin sur nos bonnes soeurs. Qu'elles se souviennent qu'elles sont plus obligées que les autres de donner le bon exemple et de se sanctifier, en se conformant aux instructions que je leur ai données de vive voix et par écrit. Qu'elles vivent retirées, qu'elles travaillent, qu'elles fassent oraison et qu'elles fréquentent les sacrements. Surtout, qu'on ne permette pas aux étrangers l'entrée de la maison, quand même ce serait des gens d'église, parce que, bien qu'on doive penser que tout le monde est pieux et saint, il ne faut cependant se fier à personne. Oh! Quelle expérience j'ai acquise depuis tant d'années que je donne des missions! Oh! Avec quelle instance je le recommande au peuple! Il faut veiller sur soi, il faut avoir la confiance la plus filiale en Jésus-Christ, en la très sainte Vierge, aux Anges et aux Saints; mais pour les hommes, il faut les fuir. C'est le conseil de l'Ange à saint Arsène. J'ai toute confiance que nos bonnes soeurs deviendront saintes et qu'elles feront l'exemple des autres. Croyez-moi, mes bien-aimés, vous êtes les gens les plus fortunés du monde : pauvres en cette vie, mais riches de foi, vous serez riches dans l'éternité. Savez-vous pourquoi Dieu vous soumet à tant de misères et de peines? Parce qu'il veut vous donner les richesses du ciel. C'est par ce moyen qu'il vous assure le salut éternel. La souffrance est courte, et ne dure qu'un moment; la jouissance sera éternelle. Dites-moi : que voudriez-vous avoir fait, si vous deviez mourir à cet instant même? Voudriez-vous avoir vécu dans les richesses qui, d'ordinaire, entraînent à de grands péchés et puis être jetés dans l'enfer, ou bien avoir mené une vie pauvre, comme celle que vous avez à présent, et vous envoler au ciel? Ayez donc bon courage. Tenez pour certain que jamais Dieu ne vous abandonnera, mais qu'il vous assistera et vous donnera le nécessaire».

 

   Nous voyons ici la vraie manière d'aimer ses parents en Dieu, qui est le centre de toutes les unions. Elle consiste à les aider à se sanctifier dans leur état.

 

 

 


 

CHAPITRE 18.

DE L'HÔPITAL DE SAINT-GALLICAN LES DEUX FRÈRES PASSENT

AU MONT ARGENTARIO, OU DIEU LES APPELAIT. ILS Y JETTENT

LES FONDEMENTS DE LA NOUVELLE CONGRÉGATION.

 

   En changeant d'habitation et de lieu, le vrai serviteur de Dieu ne change ni d'intention ni de résolution; toujours il se maintient dans la ferveur et accomplit fidèlement la volonté de Dieu. Ainsi, ce qui est un effet de l'inconstance et une légèreté d'esprit dans ceux qui n'ont de règle que leurs inclinations et leurs caprices, est prudence, sagesse et droiture de coeur dans celui qui a Dieu seul en vue.

   Paul, de retour à Rome avec son frère Jean-Baptiste, ne put faire un long séjour dans l'hôpital de Saint Gallican. Il dut le quitter pour les raisons que nous allons dire. Le premier motif fut celui que Paul lui-même indique avec une simplicité et une humilité de coeur admirables dans une de ses lettres à ce digne prêtre de Gaëte qui était son ami. «Comme je n'ai pu, lui dit-il, vous informer, étant encore à Rome, de notre départ de l'hôpital pour le mont Argentario, j'ai résolu de le faire maintenant, pour vous expliquer comment la divine Providence nous a amenés ici par un dessein qui était fort caché pour nous. Il nous est arrivé plusieurs choses notables, après notre arrivée en Lombardie. J'ai fait une maladie qui a duré presque tout l'hiver, et tous les deux nous avons été souffrants presque tout l'été. On a été généralement d'avis que l'air ne nous convenait pas.... A notre retour, nous avons trouvé qu'on travaillait aux constitutions de l'hôpital. On y reçoit ceux qui sont atteints de la teigne. Or, un des principaux remèdes qu'on emploie pour leur guérison, consiste à les saigner à la tête. C'est là sans doute un office très charitable, mais nous n'avons pas eu la force de nous y astreindre, et dans le fait, cela ne nous a jamais été imposé. Nous nous sommes employés à tous les autres exercices de charité, surtout à la guérison spirituelle des malades, mais non à celui-là. Son éminence le protecteur ayant vu que nous n'avions pas de vocation pour ce genre de vie, a bien voulu nous obtenir un bref de sa Sainteté, afin que nous pussions nous retirer dans la solitude et continuer notre manière de vivre». Voilà ce qu'écrivait le serviteur de Dieu à ce digne ecclésiastique.

   Un second motif, ce fut le mauvais état de leur santé qui les empêchait de soutenir le service des malades. Eux-mêmes exposèrent cette raison au pape Clément XIII, lorsqu'ils lui demandèrent de confirmer la faculté de changer leur titre d'hospitalité en celui des missions.

   Mais le motif qui eut le plus de force sur l'esprit de Paul, ce fut cet attrait intérieur qu'il savait certainement venir de Dieu et qui le pressait de poursuivre l'oeuvre sainte de la nouvelle congrégation. C'est ce qui lui fit dire un jour à un respectable prêtre : «Quand le Seigneur veut véritablement quelque chose pour sa gloire, il ne cesse d'aiguillonner jusqu'à ce qu'on l'ait exécuté. J'allai me cacher dans l'hôpital de Saint Gallican et le seigneur m'en fit sortir, à force d'inspirations».

   Il devait d'autant moins douter de la volonté céleste, que monseigneur Cavalieri, ce prélat si judicieux, lui avait écrit expressément, qu'à son avis, leur séjour à l'hôpital n'était pas conforme aux desseins de Dieu. «Que vous continuiez, lui dit ce grand évêque, de rester à Rome dans le nouvel hôpital, j'aurais toute la difficulté possible et imaginable de l'approuver. Je suis d'avis que cet emploi est directement contraire à votre vocation et aux vues du Seigneur sur vous; voilà ma pensée, nonobstant tout ce que peut vous suggérer le  raisonnement humain. Il faut espérer contre toute espérance.

Pro pior est nostra salus, quam cum credidimus». Abraham, le père de notre foi, a cru qu'il serait le père des croyants, au moment même où il sacrifiait son fils. Nous avons un plus sublime exemple que celui-là. Jésus-Christ, au milieu des opprobres de la croix, a accompli ce qui était de la gloire de son Père, et le Père a voulu que son Fils fait glorifié à son tour par ses opprobres : glorificavi, et iterum glorifcabo. C'est ainsi que le Fils a cherché et espéré la gloire de son Père : Manifestavi nomen tuum hominibus. Soyez ferme, ne retournez pas en arrière, à cause des difficultés. Je ne sais pas moi-même ce que j'ai écrit».

   Résister à des motifs si raisonnables et si graves, eût été s'opposer à la sainte volonté de Dieu. Paul se retira donc avec son frère au mont Argentario. Comme l'ermitage de l'Annonciation avait été occupé en son absence, il obtint de l'évêque la permission d'habiter un autre ermitage auquel est annexée une église dédiée à saint Antoine. Là, les deux frères priaient jour et nuit dans une paix de coeur parfaite, attendant, pleins de confiance, que la divine bonté leur envoyât de nouveaux compagnons. Le Seigneur ne tarda pas à ratifier leur détermination. Il commença à leur donner des compagnons, dont les premiers furent au nombre de trois, un clerc et deux laïques.

   Quelle vie on menait dans cette sainte solitude, c'est ce que le lecteur apprendra avec plaisir de la bouche même d'un des compagnons de Paul. Son témoignage simple et précis, et d'ailleurs confirmé par serment, porte tous les caractères de la vérité. «Après ma prise d'habit, dit-il, nous étions cinq en tout dans l'ermitage de saint Antoine : le père Paul, le père Jean-Baptiste et le père Antoine, ses deux frères, le frère Jean-Marie et moi. Voici quel était notre genre de vie. L'ermitage consistait en une petite église et en deux chambres, l'une en bas, l'autre en haut, et un jardin. Nous dormions dans la pièce supérieure sur un petit sac de paille qui était soulevé par des briques et des planches. Chaque paillasse était séparée de la voisine par des rideaux de toile, de manière à ce qu'on ne pût pas se voir. A minuit, nous nous levions. On allait à l'église, où le père Paul et ses deux frères récitaient matines, tandis que mon compagnon et moi nous récitions le chapelet ou d'autres prières. Après matines, nous faisions tous ensemble une heure d'oraison mentale, à la fin de laquelle avait lieu la discipline, quatre fois la semaine. A la sortie du choeur, celui qui voulait retourner au lit, y retournait; celui qui ne voulait pas, s'occupait d'étude ou de quelque autre exercice utile. Le matin avant le jour, on devait se lever de nouveau et retourner à l'église pour dire prime et tierce. A l'office divin, succédait une autre heure d'oraison mentale. Les pères célébraient ensuite la sainte messe. Après leur action de grâces, ils s'occupaient quelque temps dans la pièce inférieure à lire ou à écrire. Ensuite les pères Paul et Jean-Baptiste pliaient leurs livres et s'en allaient séparément au bois, ce que faisait aussi de temps à autre le père Antoine, et nous deux, laïques, nous restions pour nous employer à d'autres choses; à travailler dans notre petit jardin, à couper du bois, à cuire quelques herbes ou quelques légumes dans une cabane qui était en face de la porte de l'ermitage et qui servait de cuisine».

   Il ajoute que les deux frères Paul et Jean-Baptiste se retiraient au bois parmi les buissons ou les massifs. Il continue: «Environ une heure avant le midi, tous revenaient à l'ermitage et se rendaient à l'église pour dire sexte et none, après quoi on allait prendre sa réfection. Elle consistait en pain de toute qualité obtenu par aumône, en une petite quantité de vin mêlé de beaucoup d'eau, en un potage d'herbes ou de légumes, en une portion de saline ou de poisson reçu par charité. Après le repas, on était quelques moments en récréation, soit dans la pièce d'en bas qui servait de réfectoire, soit dans la cabane où se faisait la cuisine. Ensuite chacun reprenait ses livres et regagnait sa retraite accoutumée, mais seulement après la récitation de vêpres. Vers la vingt- troisième heure, on revenait dire complies; tous ensuite faisaient une heure d'oraison mentale, qui était suivie du saint rosaire. Pendant l'hiver, on s'occupait à l'étude pendant une heure, puis on faisait la collation, car on jeûnait tous les jours, excepté les fêtes».

   Il conclut enfin que la vie que menait Paul, le faisait paraître à ses yeux et à ceux de ses compagnons comme un ange dans la chair et un pénitent très austère.    Ce témoin, qui prit alors l'habit, ne put soutenir un tel genre de vie, à cause de la faiblesse de sa santé. Paul, toujours guidé par l'Esprit de prudence et de sagesse, lui conseilla de retourner chez lui, en lui disant : «Mon fils, il est évident que vous ne pouvez pas continuer cette vie; vous ferez donc bien de retourner chez vous. Si votre santé se rétablit, je vous embrasserai de nouveau; mais vous ne reviendrez pas. Ayez toujours la crainte de Dieu, conservez-vous dans sa grâce, et souvenez-vous toujours de ce que je vous dis en ce moment: vous aurez une grande croix, portez-la avec patience, et le paradis sera à vous». Je m'en retournai donc à Orbetello dans ma famille, ajoute le  même témoin, et tout ce que m'a dit le père Paul à mon départ, s'est vérifié et se vérifie encore chaque jour.

   Cette lumière supérieure qui faisait connaître si exactement l'avenir au serviteur de Dieu, lui découvrait aussi les choses éloignées et cachées. Ce clerc, nommé Antoine, qui fut un de ses premiers compagnons et qui était aussi son frère, a déposé avec serment dans le procès de canonisation, qu'étant sorti de l'ermitage un matin, et passant près d'un figuier qui était au voisinage, il avait mangé sans permission cinq ou six figues. C'étaient les premières. Il fit cela en secret, puis s'essuya les lèvres avec soin pour qu'on ne s'aperçût pas de sa faute. Il se croyait en sûreté, d'autant plus qu'en ce moment- même son frère faisait oraison et qu'humainement parlant, il ne pouvait l'avoir vu. Mais les serviteurs de Dieu pénètrent par une lumière supérieure là où l'oeil de l'homme ne saurait atteindre. A la première rencontre, Antoine entendit le père Paul lui dire d'un ton sévère : «Et bien! Vous avez mangé des figues sans permission»? Le coupable avait envie de le nier, mais pressé par les reproches de sa conscience, il avoua sa faute, et le père Paul ajouta : «Bien, dans quelques jours vous aurez la fièvre en punition de votre désobéissance». Antoine répliqua qu'il avait ouï dire que manger des figues le matin, était chose favorable à la santé. «Vous le saurez bientôt», lui dit alors le père Paul. Et en effet, peu de jours après, il fut attaqué de la fièvre, et il en eut autant d'accès qu'il avait mangé de figues.

   Dans une autre occasion, le serviteur de Dieu lui découvrit encore ses pensées intérieures avec non moins d'assurance. Comme ils voyageaient un jour ensemble, Paul lui fit une question à laquelle il répondit par mégarde d'une manière contraire à la vérité. Alors le père Paul prenant un air grave : «Pour que vous vous gardiez de mentir, lui dit-il, je vous dirai que vous pensez en ce moment à telle chose, à telle personne, à tel endroit». Et il nomma en toutes lettres la chose, la personne et l'endroit auxquels Antoine pensait, preuve bien claire que Dieu, à qui seul il appartient de sonder les secrets des consciences, éclairait Paul d'une lumière spéciale.

   On ne sera pas étonné après cela que cet Antoine, devenu prêtre dans la suite, et étant fort avancé en âge, ait fait une déposition juridique à ce sujet dans le procès. L'évêque député lui ayant demandé quelle idée il avait du père Paul : «J'ai toujours eu, répondit-il, la plus grande estime pour lui. Que votre grandeur juge, ajouta-t-il, s'il pouvait en être autrement, surtout après qu'il m'eût découvert jusqu'à mes pensées».

   On conçoit aisément quelle haute idée devaient avoir de la sainteté de Paul, tous ceux qui entendaient parler de sa vie de retraite, de prière et de pénitence, et principalement ceux qui habitaient ou fréquentaient le mont Argentario. Ces derniers étaient d'autant plus édifiés, que, plus d'une fois, certains d'entre eux, entendant du bruit dans quelque taillis touffu et écarté, et accourant sur les lieux, y avaient vu, non sans surprise et sans émotion, le père Paul se donnant la discipline avec une chaîne de fer et se déchirant avec d'autres instruments de pénitence.

   Tels furent les commencements de la petite congrégation. C'était pour attirer sur elle les bénédictions du Seigneur que Paul se vouait à tant de travaux et de souffrances. Comme il aima toujours à unir la joie et l'allégresse de l'esprit aux austérités corporelles, il voulut malgré le petit nombre de ses compagnons, malgré la pauvreté de la retraite où il vivait, que les fêtes fussent célébrées avec un éclat particulier. Outre les offices de la semaine sainte qu'il faisait avec un grand esprit d'amour et de foi et les plus vifs sentiments de compassion, il avait soin de solenniser le mieux possible les fêtes de Pâques, de Noël, et aussi de la Présentation de la sainte Vierge, pour lesquelles il eut toujours une dévotion très spéciale. C'était sans doute un beau spectacle de voir comment ces solitaires pénitents suppléaient à la pompe et à l'appareil extérieurs par leur piété, leur recueillement et leur ferveur. A l'exemple des anciens anachorètes, Paul voulait aussi que dans ces jours de joie, on accordât quelque léger soulagement au corps exténué par la pénitence. On se relâchait un peu ces jours-là de la rigueur accoutumée; on prenait des oeufs et du laitage.

   Paul était fort à l'étroit sans doute dans cette première résidence; mais son âme était remplie de joie; parce qu'il se voyait hors du tumulte du monde. D'ailleurs il était persuadé que le Seigneur ne manquerait pas de lui donner en temps convenable une retraite et une habitation plus vastes. On voit ses sentiments exprimés dans une lettre où il ouvre son coeur à un prêtre très respectable. Voici ce qu'il lui écrivait: «Il n'y a point de doute que ce lieu ne soit très convenable pour celui qui aspire à une haute perfection. Il est fort retiré du monde.... C'est une retraite étroite; car elle ne se compose que de deux pièces, outre l'église; mais le recueillement et le silence nous y tiendraient en paix, quand nous serions au nombre de cent. Dieu ne manque pas de moyens pour faire bâtir des cellules; quant à nous, nous n'y pensons pas du tout, et grâces à Dieu nous vivons dans un dépouillement total, au moins par le désir. Que la sainte volonté de Dieu soit toujours accomplie»!

   Dans une autre lettre, il disait encore : «Ici, on loue Dieu jour et nuit; pour moi, hélas! Vir pollutus labiis sum, «je suis un homme dont les lèvres sont souillées». Ah! J'en ai le plus grand déplaisir pour l'amour de mon Dieu»! Voilà ce qu'écrivait celui qui était le maître et le modèle des autres dans la pratique de toutes les vertus.

 

 

 


 

CHAPITRE 19.

PREMIÈRES MISSIONS DU PÈRE PAUL. BÉNÉDICTION SPÉCIALE

DONT LE SEIGNEUR LES ACCOMPAGNE.

 

   C'est avec raison qu'on exige des ouvriers apostoliques une grande vigueur d'esprit et une vertu solide, avant d'entreprendre le ministère si difficile et si laborieux de la conversion des pécheurs. C'est avec raison qu'on demande qu'ils se remplissent d'abord de l'esprit de Dieu dans l'oraison, avant de prétendre le communiquer aux autres. Celui qui annonce la parole de Dieu, ainsi disposé, en recueille un grand fruit. Les paroles qui sortent d'un coeur enflammé par la charité sont autant d'étincelles; les avis inspirés par un zèle vif et efficace, sont des dards lancés d'une main robuste; enfin, quand notre vie brille de l'éclat de la vertu, nos menaces sont comme des coups de tonnerre qui secouent les pécheurs.

   Le Seigneur se plut à manifester la force et l'efficacité du zèle de Paul, ainsi que la sainteté de sa vie, par le succès des missions et des autres exercices qu'il entreprit pour le bien du prochain. Fidèle aux desseins de Dieu sur sa personne, il descendait à Orbetello et à Portercole pour enseigner la doctrine chrétienne et le catéchisme. Le père Jean-Baptiste de son côté allait au port Saint-Etienne donner des instructions au peuple. Monseigneur Christophore Palmieri, évêque de Soana, ayant appris la vie exemplaire et si pénitente des deux frères, voulut, après un court examen de leur capacité, conférer à l'un et à l'autre le pouvoir de confesser afin de les mettre plus à même de secourir les âmes.

   Encouragé par cette conduite de monseigneur l'évêque, dans laquelle il reconnaissait la sainte volonté de Dieu, Paul sortait de sa solitude tous les samedis au soir pour aller à Portercole. Il marchait pieds nus et devait passer par des sentiers hérissés d'épines et semés de pierres aiguës; aussi, il avait souvent les pieds percés et déchirés et arrosait le chemin de son sang. Pendant l'été, il se joignait à cela une autre peine fort sensible, parce qu'étant tête nue, il était exposé aux rayons du soleil très ardent dans ces parages. Ce n'est pas qu'il fût insensible à ces incommodités et à ces souffrances. Le Seigneur permettait, pour accroître son mérite, que la faible nature frémit, rien que d'y penser; mais Paul surmontait généreusement toutes les difficultés, fort de son amour pour Dieu et de son zèle pour le salut des âmes. Arrivé à Portercole, il se faisait remettre d'ordinaire la clef de l'église collégiale et passait toute la nuit en prière devant le Saint-Sacrement, afin d'obtenir des grâces abondantes pour les âmes qu'il devait assister. II les obtenait sans doute. Il fit des fruits immenses en cette ville : il y allait à certains jours fixes et chaque fois qu'il était appelé pour confesser ou rendre quelque autre service. En le voyant dans un tel état de pauvreté, j'emprunte ici les paroles d'un témoin oculaire, officier de grand mérite, en le voyant si détaché des choses du monde, dans une contenance si humble, marchant toujours les yeux baissés, se soumettant pour l'amour de Dieu à ses inférieurs, tout le monde reconnaissait en lui un véritable serviteur de Dieu qui ne cherchait que le salut des âmes, sans tenir compte ni des fatigues ni des mépris. On recevait donc de bon coeur la divine semence, et elle produisit des fruits de piété si abondants que la ville de Portercole fit par ses vertus l'admiration des troupes espagnoles, qui y vinrent dans la suite. Soldats et officiers assuraient que nulle part ils n'avaient trouvé une ville plus religieuse. Il semble que le Seigneur ait voulu récompenser, même par des bienfaits temporels, la docilité et la bonté de coeur que les habitants apportèrent aux instructions de son serviteur. Un jour

qu'on était menacé d'un orage, dont la vigne eût pu souffrir beaucoup, le père Paul, sur les instances du peuple, fit le signe de la croix avec le crucifix, et la grêle qui tombait avec force, laissa le raisin intact, tout en fouettant et en criblant les feuilles de la vigne.

   Outre l'aliment céleste de la divine parole, que les deux frères ne cessaient de fournir aux pays voisins, sachant que la volonté de Dieu était qu'ils s'appliquassent aux missions, et le vicaire de Jésus-Christ ayant d'ailleurs changé leur titre d'Hospitalité en celui des Missions, ils sortaient pour en donner dans le cours du printemps et de l'automne là où ils étaient appelés par les évêques et les ordinaires. Leur vue seule suffisait pour pouvoir en prédire le résultat; elle était déjà une grande prédication. On les voyait pleins de mépris pour le monde, vêtus d'un cilice plutôt que d'un habit, allant tête nue et sans chaussure, sans autre provision qu'un petit cabas contenant leurs écrits. Ils sortaient en cet état de la solitude pour annoncer le royaume de Dieu et inviter les pécheurs à se réconcilier avec leur Seigneur et leur Père. Leur aspect rappelait en quelque sorte le souvenir du grand précurseur saint Jean-Baptiste, sortant du désert pour prêcher; ils rappelaient les apôtres qui étaient aussi pauvres dans leur extérieur que riches au dedans des trésors célestes, et qui annonçaient l'Évangile au prix de tant de fatigues et de souffrances.

   Les premières missions de nos deux prêtres pénitents eurent lieu dans le diocèse de Soana; ils continuèrent dans celui d'Aquapendente; puis ils en donnèrent d'autres sur presque tout le littoral du patrimoine de saint Pierre et de la Toscane; ils en donnèrent même dans les îles d'Elbe, de Ciglio et de Capréra. Leurs fatigues étaient toujours grandes, et comme l'a déposé un témoin bien informé de la vie du père Paul, leurs travaux étaient indicibles. Les missions du vénérable père excitaient en tous lieux la componction et la ferveur. Partout, une foule de personnes voulaient se confesser pour se réconcilier avec Dieu ou pour s'avancer dans la vertu. Ces missions lui coûtèrent plus de travaux encore sur le littoral de la Toscane, et en voici la raison: on n'avait pas encore introduit alors la coutume louable de rendre les criminels à leurs pays respectifs. Les frontières, et ce littoral en particulier, regorgeaient de gens de mauvaise vie, de malfaiteurs et de bandits. Le père Paul, voyant le grand besoin de ces pauvres âmes, besoin d'autant plus pressant qu'il y avait peu de prêtres pour le seconder dans cette contrée, n'écouta que sa ferveur et son zèle, et s'employa jour et nuit, à les assister avec une charité et une patience extraordinaires.

   Le père Jean-Baptiste, son frère, qui était aussi fort zélé, marchait en tout sur les traces du père Paul et lui prêtait son concours partout, sans nul égard pour sa santé. Mais il fut contraint d'avouer dans ses dernières années que ces missions lui avaient conté cher : «Je me suis ruiné l'estomac, disait-il, dans les missions que nous avons données au voisinage de la mer. Les besoins étaient extrêmes, et je ne voulais rien prendre le matin avant le dîner, mais je m'appliquais à entendre les confessions; et c'est ainsi que j'ai ruiné ma santé». On voit par là ce qu'il faut penser du père Paul qui avait toujours la charge la plus lourde. Ces fatigues lui affaiblirent tellement l'estomac, qu'il finit par ne pouvoir plus incorporer la nourriture et par supporter à grande peine un peu d'eau panée.

   Les voyages n'entraînaient pas moins de fatigues et de peines pour eux que les missions. Ils marchaient toujours nu-pieds, tête découverte, vêtus d'une simple tunique. Ils allaient par les pluies, les gelées, au milieu même des neiges, et arrivaient vers le soir, souvent tout transis, au lieu de la mission. Cependant ils ne cherchaient d'autre moyen de se réchauffer qu'une église où ils entraient pour adorer le Saint-Sacrement, la grande fournaise de l'amour. Souvent aussi, malgré leur lassitude, ils commençaient aussitôt leurs travaux apostoliques. Dans le cours de la mission, ils prenaient peu de nourriture et très peu de repos. A peine était-elle terminée, qu'ils se remettaient en voyage, ne se donnant pas le temps de respirer sur la route, et marchant toujours le plus qu'ils pouvaient. Aussi étaient-ils épuisés de fatigue. La chose alla quelquefois à un tel point que le père Paul, voulant un jour reprendre un peu de force et d'haleine, s'appuya sur un buisson et s'y endormit, sans sentir la piqûre des épines, tant il avait besoin de repos.

   Le bon serviteur de Dieu ne perdait pas pour cela courage; mais appelé aux missions, il allait de l'une à l'autre, là où la voix de Dieu l'invitait. Plus d'une fois, il était à peine convalescent, souffrant de la fièvre, et d'une faiblesse extraordinaire. Comment dans cet état se soumettre au fardeau d'une mission et aux fatigues d'un voyage? Il le faisait cependant volontiers pour l'amour de son Dieu, comme ce fut le cas pour la mission de Farnese, au territoire de Castro. Il n'était pas tout à fait rétabli d'une longue maladie et faisait encore usage de remèdes; sa vue faisait pitié. Arrivé à quelques milles de l'endroit, il rencontre un campagnard, et le prie d'aller donner avis de l'arrivée des missionnaires. Celui-ci ayant rempli la commission, ajouta : «Parmi ces missionnaires il y en a un pour lequel vous ferez bien de porter la civière : on dirait un mort». Mais le père Paul, monté en chaire, triomphe de la faiblesse du corps par la force de son zèle; sa voix est un tonnerre ; il prêche avec tant de feu et de ferveur que les assistants stupéfaits sont comme hors d'eux-mêmes.

   Après cela, serons-nous surpris, si la prédication des grandes vérités de notre sainte foi, accompagnée de tant d'exemples de vertus et animée du zèle le plus ardent, attendrissait les pécheurs, même les plus endurcis?

   Les missions terminées après une campagne de quatre ou cinq mois, c'était la coutume du serviteur de Dieu de regagner promptement sa chère et bien-aimée solitude. Il avait imprimé dans son coeur les paroles que le divin Rédempteur adressa à ses chers Apôtres : «Venite seorsum in desertum locum, et requiescite pusillum» (Mc 6,34). Il avait souvent cette maxime sur les lèvres et l'insinuait à tous les missionnaires de la congrégation. Il ordonna même que nos retraites fussent établies, autant que possible, dans des lieux écartés, et cela, pour que les missionnaires, de retour de leurs travaux, passent, au moyen de la retraite et du silence, loin du tumulte du monde, acquérir une ferveur nouvelle et réparer les forces de l'âme. II voulait ainsi empêcher qu'aucun d'eux n'eût le malheur que l'Apôtre semblait craindre pour lui-même : «Ne cum aliis praedicaverim, ipse reprobus effeciar» (1Co 9,27).

   La renommée des vertus du père Paul, l'estime qu'on avait pour lui, allaient toujours croissant; ses fatigues, le nombre de ses missions et de ses voyages, croissaient aussi dans la même proportion. Il n'y souffrait pas seulement les incommodités auxquelles doit s'attendre un homme qui va nu-pieds et mal vêtu. De fréquents accidents lui en occasionnaient d'autres beaucoup plus sensibles. Voyageant un jour dans la direction de Pitigliano, il s'égara le soir avec son frère dans le bois de la Tomba. C'était l'hiver, et il tombait une forte pluie. La nuit survenant, mouillés comme ils étaient, ils durent s'abriter sous un arbre, à défaut d'autre asile. Cependant le froid augmentant avec la nuit, tout était gelé autour d'eux, et à la fin, leurs cheveux tout imprégnés d'eau se gelèrent aussi. Le jour étant venu, ils se lèvent, souffrant horriblement du froid, comme on l'imagine bien, et pour se réchauffer un peu, ils durent se tenir aux rayons du soleil. Dans cette circonstance, ils furent aperçus et reconnus par un ecclésiastique qui passait par là par hasard et qui leur témoigna toute la compassion dont ils étaient dignes. Il est vrai cependant que plus d'une fois le Seigneur fit des prodiges en faveur de ses fidèles serviteurs et de Paul en particulier. C'est ainsi qu'un jour, il le préserva de la pluie qui dans ce moment tombait partout. Lui seul et ses compagnons n'en furent point mouillés. Ce prodige a été attesté par plusieurs témoins dignes de foi; nous en reparlerons en son lieu.

   D'autres fois, pour empêcher que la pauvreté de son vêtement ne fût regardée comme un signe d'extravagance ou de singularité, la divine Bonté faisait quelque prodige en sa faveur devant ceux qui ne le connaissaient pas. C'est ce qui lui arriva dans un voyage qu'il fit pour visiter la Santa Casa de Lorette. Le docteur Gherardini lui avait donné une lettre de recommandation pour dom Pierre Bianchi de Pérouse, qui était son parent. Il le priait d'accueillir charitablement le père Paul et de lui donner l'hospitalité. Dom Pierre, bon ecclésiastique du reste, voyant un homme si mal vêtu, soupçonna que ce pourrait être un vagabond. Après lui avoir donné une réfection fort légère et l'avoir fait manger avec le domestique de la maison, il avait dessein de le mettre dans la chambre à coucher de ce garçon. Mais sa soeur lui fit observer que ce serait manquer d'égards pour leur parent. En conséquence, il se décida à lui donner une chambre dans un appartement supérieur. Voulant cependant s'assurer de lui, il ferma la porte à double tour, prit la clef avec lui, de manière à ce qu'il ne pût sortir. Paul ne fit aucune plainte et ne se montra nullement offensé de ces précautions. Il demanda seulement qu'on voulût bien lui ouvrir de bonne heure, parce qu'il devait continuer son voyage. L'ecclésiastique se mit peu en peine de cette demande; il reposa tranquillement le matin, bien persuadé que le pauvre étranger ne pouvait sortir sans lui. Cependant la soeur va voir si la chambre était ouverte, pour que Paul pût partir. La trouvant fermée, elle va faire des reproches à son frère de ce qu'il le tenait enfermé si longtemps. Il lui répondit : «Mais, ne savez-vous donc pas ce qui peut arriver»? En même temps il lui remit la clef et lui dit d'ouvrir. Mais cette dame étant arrivée à la chambre et en ayant ouvert la porte, vit, à sa grande surprise, que Paul n'y était plus. Il en avait été emporté sans doute par la main du Seigneur qui sait, quand il lui plaît, opérer des choses admirables.

 

 


 

CHAPITRE 20.

LES PREMIERS COMPAGNONS DE PAUL L'ABANDONNENT.

DIEU LUI EN ENVOIE D'AUTRES. ON COMMENCE A BÂTIR

LA PREMIÈRE RETRAITE AVEC UNE ÉGLISE SOUS LE TITRE DE

LA PRÉSENTATION DE LA SAINTE VIERGE, AU MONT ARGENTARIO.

 

   Le lecteur a remarqué sans doute que bien souvent nous glissons en peu de mots sur cette pénitence extraordinaire et surprenante que pratiquaient les deux frères. Ce genre de vie était un parfait holocauste d'eux-mêmes. Pour s'y maintenir avec persévérance, que de victoires ne durent-ils pas remporter sur la nature? Aussi, en peu d'années, que de vertus et de riches trésors de mérites n'acquirent-ils pas? Mais, cette vue rapide des jeûnes, des veilles, du pénible repos pris sur la terre nue ou sur des planches, des cilices, des disciplines, des voyages à pieds nus, pourrait faire sur le lecteur l'effet d'un grand et noble édifice, qu'on embrasse d'un seul coup d'oeil, sans considérer le grand travail qu'ont exigé les détails et la symétrie. Nous croyons donc que pour faire apprécier à sa valeur la fidélité et la constance généreuse des deux frères dans leur difficile vocation, il est bon de faire observer que plusieurs autres furent rebutés de cette vie, après un court essai, bien qu'ils eussent débuté avec un vif et sincère désir de leur perfection. Les premiers compagnons de Paul et de Jean-Baptiste les abandonnèrent l'un après l'autre. On ne peut nier que ce coup ne fût très sensible au coeur de Paul; mais il ne perdit pas pour cela la confiance et n'en fut point abattu.

 

   «Le vaisseau, dit-il à un ami auquel il exprimait ses sentiments dans cette circonstance, le vaisseau est lancé dans la mer sans voile et sans rame; mais il est guidé par le grand pilote qui le conduira sûrement au port. II est battu par les vents et les tempêtes, afin de faire briller davantage la puissance et la sagesse de Celui qui tient le gouvernail. Vive à jamais Jésus-Christ, qui nous donne la force de souffrir toutes nos peines pour son amour! Les oeuvres de Dieu sont toujours combattues, afin que la divine magnificence éclate davantage. Quand les choses paraissent le plus près de leur ruine, c'est alors qu'on les voit se relever. Dominus magnificat; deducit ad inferos, et reducit. Priez tous pour nous, afin que nous triomphions de la multitude des ennemis armés contre nous et que nous obtenions la victoire per Jesum Christum Dominum nostrum... Que la sainte volonté de Dieu soit toujours accomplie, car voilà le point capital de la vie dévote : mépris de nous-mêmes et union parfaite avec la volonté divine. Que Dieu nous en fasse la grâce à tous, amen. Je termine en vous priant de me donner votre bénédiction sacerdotale».

   Le serviteur de Dieu ne fut pas déçu dans son attente. Le Seigneur lui envoya d'autres compagnons dont la ferveur et la vie parfaite lui donnèrent beaucoup d'assistance et de consolation. Parmi eux, l'un des plus fidèles et des plus généreux fat le père Fulgence de Jésus. A une grande austérité de vie, à une patience inaltérable dans les infirmités dont il souffrit bien des années, il unissait une suavité et une douceur de caractère admirable. Ses manières étaient si insinuantes qui il semblait que personne ne pût résister à sa parole. Mais nous aurons occasion de revenir sur cet homme vraiment vertueux et intérieur.

   L'autre compagnon qui mérite une mention spéciale pour sa rare vertu, fut un certain frère Joseph de Sainte-Marie, natif d'Aouste, en Sicile. Il n'était que laïque; toutefois le père Paul s'en faisait souvent accompagner dans les missions, et par la ferveur de ses prières, par la sainteté de ses exemples, il concourait puissamment à leur réussite. Après avoir passé toute sa vie dans l'exercice des vertus, il mourut de la mort des justes, si précieuse aux yeux de Dieu. Aussi le père Paul put-il écrire en toute vérité à cette occasion : «J'ai grande confiance que sa mort a été précieuse, in conspectu Domini. Il brûlait du désir de s'envoler au ciel, pour être plus uni à Dieu».

   Paul, voyant que la divine bonté lui avait envoyé d'autres compagnons, et espérant qu'il lui en viendrait encore de nouveaux, pensa à bâtir une retraite et une église suffisantes pour faire les saints offices avec l'ordre, la facilité et la décence convenables, et pratiquer parfaitement les observances régulières. Il ne s'inquiéta pas des dépenses très considérables qu'exigeait cette entreprise; il avait trop avant dans le coeur cette maxime qu'il enseigna depuis aux autres, savoir, que les fondations doivent être le fruit de la prière. Il se recommandait donc au Seigneur, dans cette vue, lorsqu'un jour qu'il cheminait seul et qu'il roulait cette pensée dans son esprit, il arriva à cet endroit où l'on voit à présent la retraite de la Présentation, en face de la ville d'Orbetello. Selon sa pieuse coutume, il se mit à genoux pour adorer le Saint-Sacrement que l'on conservait dans les églises de la ville; puis, éprouvant un mouvement particulier de dévotion pour la sainte Vierge, il commença ses litanies. Tout à coup il est élevé en Dieu par une douce extase, et une lumière très claire lui révèle que c'était précisément en ce lieu que devait être établie la première retraite de la congrégation. Assuré par là de la volonté du Seigneur, qui était la règle de ses entreprises, il adressa une humble requête à la ville d'Orbetello, afin de mettre son dessein en bonne voie. Les magistrats, ayant réuni le conseil, furent unanimement d'avis de contribuer à la nouvelle construction ; ils condescendirent avec beaucoup de charité aux désirs du serviteur de Dieu. On ne put cependant pas alors en venir à l'exécution. Mais deux ans après, le père Paul ayant été invité à donner la mission à Orbetello, dans le temps du carnaval, les principaux de la cité, témoins de la ferveur de l'homme de Dieu et des fruits que produisait sa parole, frappés d'ailleurs de quelques traits prodigieux dont nous parlerons plus tard, conçurent une haute idée de sa sainteté, et applaudirent vivement au projet de fonder au plus tôt le nouvel établissement. Ils se réunirent donc, et la charité de l'un servant d'exemple et d'aiguillon à l'autre, le montant de leurs offrandes s'éleva à une somme très considérable. On mit aussitôt la main à l'oeuvre. Paul traça le plan sur le sol avec son bâton. L'édifice devait être un assortiment intelligent des convenances et de la pauvreté religieuses.

   Le vénérable fondateur partit ensuite pour aller prêcher le carême au peuple de Piombino, laissant au père Jean-Baptiste, son frère, les instructions nécessaires pour continuer le travail. Celui-ci s'y prêta avec tout le zèle possible. Comme il fallait faire venir l'eau de fort loin, et que le transport causait beaucoup de dépenses et de retard, il recourut au Seigneur, qui fait jaillir les sources en abondance de ses trésors; puis, animé d'une foi vive, comme s'il avait été certain du miracle, il prit un jour la croix et alla processionnellement avec ses compagnons à un endroit peu éloigné des constructions. Là, il fait une prière et ordonne de creuser à une place qu'il indique. On s'empresse de lui obéir et, chose vraiment merveilleuse, on y découvre une source d'eau fort limpide qu'on n'y avait jamais vue. Cette eau, dirigée par un conduit, servit alors pour la construction et sert encore aujourd'hui pour la commodité des religieux et des passants. C'est parmi ces gages visibles de la faveur divine qu'on mit la main à l'oeuvre.

Déjà les murs s'élevaient de deux cannes au-dessus du sol, lorsque le père Paul revint da Piombino. Mais on dut suspendre les travaux, parce que les Espagnols, étant venus assiéger le mont Philippe, le tumulte de la guerre ne permettait plus de les continuer tranquillement. Soumis aux dispositions de la Providence, Paul attendit un temps plus favorable, et pendant la durée du siège, il occupa son zèle comme nous allons le dire.

 

 

 


 

CHAPITRE 21.

CHARITÉ DE PAUL PENDANT LE SIÈGE DE MONT PHILIPPE.

SA MAISON EST ENFIN ACHEVÉE. SA JOIE LORS

DE L'OUVERTURE DE SON ÉGLISE.

 

   Les serviteurs de Dieu sont toujours en paix au milieu même du tumulte et de l'agitation du dehors; ils sont disposés à servir le prochain en toute occasion. La plus grande partie des troupes espagnoles étaient campées au pied du mont Argentario; elles bloquaient tout à la fois la ville d'Orbetello et le fort de mont Philippe, occupés alors par les Autrichiens. Le siège dura plusieurs mois. Paul ne perdit pas une si belle occasion d'exercer son héroïque charité. Sans cesse il était appelé, soit pour implorer la grâce des déserteurs, que les règles militaires condamnent à mort, soit pour d'autres offices de charité, et particulièrement pour entendre les confessions. Le nombre de ceux qui voulaient s'adresser à lui n'était pas petit. Comme il ne savait pas assez bien l'espagnol, leur confession lui demandait beaucoup de temps et le fatiguait doublement. Mais ce ministère avait bien d'autres difficultés pour lui. On était au plus fort de l'été, et il descendait au camp, situé dans la plaine, à l'heure où le soleil était le moins supportable, surtout dans ces parages. Souffrant depuis plusieurs mois d'une grave incommodité, ses courses exposaient sa santé, il y risquait même sa vie. A chaque instant, le canon de la forteresse grondait sur le camp ennemi, les boulets tombaient çà et là avec fracas, et tuaient, tantôt l'un tantôt l'autre. Le vénérable père, dont la charité croissait à proportion des difficultés et des dangers, courait partout où le besoin l'appelait et remplissait avec intrépidité son ministère. Enfin, il en vint jusqu'à se placer sous le canon, à l'endroit même où l'artillerie faisait le plus de ravages, pour confesser un pauvre soldat fui était blessé. Mais le Seigneur qui se plaît à voir ses serviteurs exposer généreusement leur vie pour son amour, sait aussi les préserver du mal; en cette rencontre, il protégea visiblement son fidèle ministre. Sa providence le sauva encore d'un autre danger. Il fut sur le point d'être arrêté comme suspect et d'être puni très sévèrement par les Autrichiens qui tenaient garnison dans le fort. La charité du serviteur de Dieu brilla tellement dans toutes ces circonstances, qu'après la reddition des deux places, Espagnols, Autrichiens, Indigènes, tous eurent une plus haute idée que jamais de sa sainteté.

   La paix et la tranquillité ayant été rétablies, le serviteur de Dieu songea à poursuivre ses constructions. Mais l'achat et le transport des matériaux et des bois dans un lieu si éloigné, avaient coûté beaucoup, et avaient absorbé les aumônes, bien qu'abondantes, de la ville d'Orbetello. Sachant donc combien était grande la libéralité et la munificence du roi des Deux Siciles, don Charles, depuis roi d'Espagne, il résolut d'aller à Naples avec son frère, pour demander un subside et l'approbation royale pour conduire son entreprise à bonne fin. Il entreprit effectivement ce voyage. Ayant demandé audience, il fut reçu avec une rare bonté par ce pieux monarque, au moment où il était à table. Les vues du père Paul plurent beaucoup à sa majesté et elle ordonna sur-le-champ qu'on lui remit cent pistoles d'or. Ce don ne fut que le commencement et le gage d'une foule d'autres faveurs que sa royale munificence accorda depuis au père Paul et à la pauvre congrégation. Muni de ce secours, de vénérable fondateur partit de Naples; les constructions montèrent dès lors à vue d'oeil. Pour accélérer encore plus les travaux, lui même et ses compagnons servaient de manoeuvres, portant les matériaux ou remplissant d'autres offices plus bas et plus pénibles pour aider les maçons. Ce nouvel exercice d'humilité et de pénitence lui comptait beaucoup de fatigue et de peine, parce que l'ermitage de saint Antoine où il demeurait encore, était éloigné d'un mille et demi des nouvelles constructions. Ils y venaient pieds nus, et le chemin était en partie pierreux, en partie hérissé d'épines. Arrivés sur les lieux, ils travaillaient tout le jour, et le soir, de retour à l'ermitage, ils ne prenaient qu'un chétif repas, bien qu'ils fussent fatigués et épuisés. Le repos de la nuit n'était pas exempt de mortification, surtout lorsque vint la saison des chaleurs et que le nombre de ses compagnons eut été porté à neuf. Ils n'avaient pour se loger tous que deux petites pièces; la chaleur, le manque d'air, les insectes, faisaient que leur repos était plutôt un tourment qu'un délassement. Paul, qui était leur père et leur maître à tous, les encourageait par ses discours et son exemple. Lui-même cependant, indépendamment de toutes ces incommodités, était alors percé jusqu'au fond de l'âme par les contradictions. C'était le démon qui les suscitait, afin d'empêcher l'érection d'un monastère, où devaient se former, dans la retraite, des hommes selon le coeur de Dieu et des ouvriers zélés. Ses souffrances et sa parfaite résignation à la volonté divine, dans cette conjoncture, nous sont révélées dans une lettre qu'il écrivit alors à une personne de beaucoup de piété. Tout autre récit serait pâle à coté de celui-là, «Ô Dieu! dit-il, quelle n'est pas la rage des démons! Quel fracas font les mauvaises langues! Je ne sais de quel côté me tourner, et Dieu sait en quel état je suis». Il dit dans une autre lettre : «Les démons nous persécutent par malice et les hommes avec bonne intention, j'aime à le croire. Il suffit; il faut prier beaucoup, parce que des tempêtes s'élèvent de toutes parts et que les vents sont déchaînés contre nous. Dieu soit béni! Oh! si vous saviez dans quelle tribulation se trouve le pauvre Paul! Ah! La verge de Dieu est sur moi d'une manière indicible, et je crains que cela n'aille toujours en augmentant.... Priez le Seigneur de me châtier avec miséricorde et de sauver mon âme qui lui coûte si cher». Les sentiments exprimés dans cette lettre sont ceux de la vertu et ne respirent que charité. La conduite de Paul y répondait parfaitement. Rien de plus charitable que sa manière d'agir envers ceux qui le combattaient, le tournaient en ridicule et l'insultaient même. Ils étaient sans doute en petit nombre, car selon qu'il le dit lui-même : «Par une disposition de la providence de notre grand Dieu, tous les bons habitants d'Orbetello sont pleins d'ardeur pour construire notre retraite et y joindre une église dédiée à la Présentation de la sainte Vierge. La ville de Portercole est également disposée tout entière en notre faveur». Ce sont encore ses propres paroles. Ce petit nombre cependant faisait de grands et vigoureux efforts, recourait à tous les moyens pour discréditer le serviteur de Dieu et ruiner son oeuvre, ou du moins pour la rendre ridicule et méprisable. Le vénérable père était informé de tout; néanmoins, chaque fois qu'il les rencontrait dans Orbetello, il les saluait le premier et leur donnait d'autres marques d'une affection et d'un respect sincère. Plusieurs se présentèrent au monastère. Oubliant pour ainsi dire leurs manoeuvres contre sa personne, le père Paul leur témoigna la plus parfaite charité ; il les accueillit avec bonté, les invita même à sa table, et en les congédiant, il leur donna quelques petits objets de piété, don léger en apparence, mais qui était relevé par une affection bien grande. C'est ainsi que ce vrai disciple de Jésus-Christ tâchait de vaincre le mal par le bien, et se disposait à recevoir la grâce après laquelle il soupirait. Le Seigneur qui avait permis ces tempêtes, fit renaître la tranquillité et la paix, si bien que le jour de l'Exaltation de la Sainte Croix de l'année 1737, l'église de la Présentation fut bénite solennellement par le vicaire général d'Orbetello, au nom de Son Eminence le cardinal Altieri. Le père Paul avait obtenu à cet effet un bref du souverain Pontife Clément XIII, qui lui fut expédié le 31 août de la même année. Après la cérémonie qui fut fort pieuse, les religieux firent leur entrée dans la nouvelle retraite. Voici ce qu'écrivait à ce sujet le bienheureux à une personne de piété:    «Après bien des peines, nous obtînmes un bref apostolique, et le 1 4 septembre, jour de l'Exaltation de la Sainte Croix, fête principale de notre pauvre petite congrégation naissante, eut lieu l'entrée solennelle et la bénédiction de l'église et de la retraite. J'eus la consolation de précéder, portant la croix attachée au cou avec une corde; suivaient mes compagnons, au nombre de huit, c'est-à-dire cinq prêtres, moi compris, et quatre frères laïques. Il y eut un discours analogue à la circonstance, et la cérémonie fut ainsi achevée. Tous servent Dieu avec ferveur, excepté l'indigne créature qui vous écrit».

   Outre le peuple des environs, les officiers Espagnols vinrent aussi rehausser par leur présence la joie de cette fête et leur musique fit retentir la montagne des louanges de la divine Majesté, à qui l'on érigeait un nouveau temple. Cependant il manquait quelque chose à la satisfaction du père Paul : il n'avait pas encore obtenu la faveur d'y garder le Saint-Sacrement. Écoutons comment il laisse échapper les soupirs de son coeur. Il écrivait à un de ses pénitents qui se fit depuis religieux dans la congrégation et y mourut en grande réputation de sainteté : «Mon cher ami, la retraite est complètement achevée, les cellules sont faites, il ne reste plus qu'à arranger un peu l'église, afin qu'elle puisse recevoir plus décemment le Saint-Sacrement. 0 vrai Dieu! Une heure m'en paraît mille jusqu'à ce que je voie mon amour Jésus au Sacrement, dans notre église, afin de pouvoir m'entretenir au pied du Saint Autel pendant les heures les plus tranquilles! Et qui me donnera les ailes de la colombe, pour m'envoler sur celles de l'amour dans son Cœur divin»!

   Trois ans se passèrent au milieu de ces grands et vifs désirs. Enfin Paul eut la consolation de voir ses voeux accomplis. Le cardinal abbé lui accorda la grâce qu'il souhaitait. Le serviteur de Dieu en écrivit ensuite, le coeur pénétré de reconnaissance, au comte Garagni, gentilhomme de Turin, qui était un ecclésiastique rempli de l'esprit de sa vocation et grand ami de Paul. «J'ai enfin reçu les constitutions avec le rescrit qui m'autorise à garder le Saint-Sacrement. Nous le placerons ce matin même, jour de la solennité qui lui est consacrée, dans le tabernacle, après la messe solennelle que nous ferons suivre d'un te Deum laudamus, en action de grâces d'un si grand bienfait. Le malheur est que je n'ai pas au coeur une étincelle de véritable amour pour Dieu. Sans cela, je ne résisterais pas, que dis-je? je tomberais évanoui, je mourrais, je serais réduit en cendre à la vue de tant de grâces et de miséricordes, dont la Majesté divine comble cet horrible néant et ce monstre détestable d'ingratitude». Ainsi écrivait le père Paul le premier juin 1741.    Le rescrit dont il parle arriva à temps pour qu'il pût jouir avec une consolation plus sensible de la grâce qui lui était accordée. On allait célébrer la fête solennelle du corpus Domini, dans laquelle la sainte Eglise est tout occupée à honorer cet auguste sacrement par les sentiments les plus vifs de foi, d'amour et de dévotion. II y eut dans cette coïncidence une disposition spéciale du Seigneur. C'est ce que le cardinal Rezzonico, depuis pape sous le nom de Clément XIII, faisait remarquer au père Paul dans une de ses lettres. Nous dirons dans la suite quelle affection et quelle bienveillance il eut toujours pour le bienheureux. Citons ici les paroles pleines de sagesse qu'il lui adressait. «A mon avis, ce n'est pas sans un dessein particulier de la divine Providence que le vicaire de Barletta a différé son voyage jusqu'à ce moment. Il l'a différé afin d'emporter avec lui la faculté qui vous est accordée par le cardinal Altieri, de garder le Saint-Sacrement dans votre église, et qu'ainsi vous commenciez précisément à jouir de la présence réelle de Jésus-Christ, le jour auquel la sainte Église célèbre la mémoire de ce grand et ineffable bienfait accordé à tout le genre humain. J'en ai une joie extrême, parce que j'espère que vous réparerez en quelque sorte tant d'irrévérences qui se commettent chaque jour dans le monde envers le très saint Sacrement».

   Voilà ce qu'écrivait ce pieux cardinal. Il avait fait la connaissance du père Paul par l'entremise de monseigneur Crescenzi, et il fut si charmé de sa vertu, de sa prudence, qu'il l'invita plus d'une fois à loger dans son palais, quand il irait à Rome. «Vous y trouverez, lui disait le cardinal, avec cette modestie et cette humilité qui est le propre des âmes magnanimes, vous y trouverez un pauvre et chétif logement, qui sera tout semblable à votre monastère et où vous jouirez d'une entière liberté, tant pour traiter vos affaires que pour remplir vos saints exercices. II n'y aura personne pour vous déranger». Il reçut en effet le père Paul dans sa demeure, comme il le désirait, et l'on vit croître toujours davantage les effets de cette tendre charité qui remplissait son coeur. Il contribua de la manière la plus efficace à l'établissement de la congrégation. Il le fit avec tant d'empressement et de joie qu'il écrivait ensuite au père Paul : «C'est une grande consolation pour moi de voir que le Seigneur a voulu tant soit peu se servir de moi.... C'est lui en effet qui a inspiré à monseigneur Crescenzi la pensée de me charger de votre affaire au moment où il allait s'éloigner».


 

CHAPITRE 22.

BENOÎT XIV APPROUVE POUR LA PREMIÈRE FOIS, PAR UN RESCRIT,

LA RÈGLE DE LA NOUVELLE CONGRÉGATION.

 

   Le père Paul voyait son monastère achevé. Rien ne manquait à son contentement; aussi disait-il avec raison que ce lieu convenait à merveille pour vivre dans le recueillement, qu'il respirait la sainteté, ou pour mieux dire, qu'il y invitait. Les ombrages qu'on avait fait naître dans l'esprit du cardinal abbé, étaient entièrement dissipés. Paul voyait dans ce vénéré supérieur des dispositions bienveillantes. En effet, le cardinal voulut qu'on fît, à ses dépens, le magnifique tableau qui est au maître autel et qui rappelle la Présentation de la sainte Vierge au temple. De plus il se servait du père Paul et de ses compagnons, pour le ministère si difficile des missions. Les choses étant dans cet état, le vénérable fondateur s'appliqua de tout son coeur à former l'esprit de ses religieux. Ceux-ci, méditant jour et nuit la loi du Seigneur, donnaient de grandes espérances comme ces arbres qui sont plantés sur le bord des eaux. Paul envisageait son monastère comme une petite vigne, dont les rameaux, bénis du Seigneur,

Produiraient un jour d'autres monastères semblables. Il attendait avec patience et confiance le temps marqué par la divine Providence, lorsqu'il apprit l'élévation au pontificat de Benoît XIV, ce grand pape, qui fut la gloire et la lumière de son siècle. A cette nouvelle consolante, le père Paul éprouva un sentiment extraordinaire. Sa plume si sincère et si véridique l'exprime dans une lettre à l'abbé Garagni. «Pour vous parler en confiance, je dois dire à votre seigneurie que lorsque j'appris l'heureuse nouvelle de l'exaltation de Lambertini au pontificat, bien que je ne l'aie pas connu comme cardinal, je me sentis ému d'une façon extraordinaire, comme je n'ai jamais été en pareille circonstance. J'ai senti naître en moi l'espérance la plus vive que c'était là le saint et zélé pontife qui devait rétablir la piété si déchue au sein du christianisme, et mon cœur s'épancha en louanges et en remerciements pour la grande miséricorde que Dieu faisait à son pauvre peuple».

   Le père Paul conçut en même temps une vive confiance que ce grand pontife lui accorderait le secours nécessaire pour établir et propager la petite congrégation. Il écrivit au cardinal Charles Rezzonico, toujours si obligeant pour lui, pour qu'il lui plût de parler du nouvel institut au Saint-Père. Le pieux cardinal en parla effectivement au pape; et voyant les excellentes dispositions de Sa Sainteté, il répondit au père Paul : «Hier, je fus aux pieds du pape, je présentai en raccourci à Sa Sainteté l'idée de votre institut, la fin très sainte pour laquelle il est fondé, le grand bien qui en résulte, l'extension qu'il aurait et qu'on doit désirer, si les constitutions étaient approuvées du Saint-Siège. Le Saint-Père entendit cet exposé avec une extrême satisfaction, l'honora de son assentiment, et me dit de vous inviter à envoyer quelqu'un des vôtres à Rome avec les constitutions que vous désirez qu'on approuve. Le pape espère qu'il pourra vous donner cette consolation.

   En conséquence, le père Paul alla à Rome et soumit humblement les constitutions au Saint-Père, et Sa Sainteté daigna députer une congrégation spéciale, composée de leurs éminences les cardinaux Corradini et Rezzonico et du comte abbé Pierre Garagni, pour examiner les règles et donner leur avis. On en fit l'examen avec la maturité, l'application et la sagesse que réclamait l'importance de l'affaire. On marqua quelques légers adoucissements pour certains points, et le 30 avril 1741, on émit un vote favorable. Il fut porté avec les règles au Saint-Père qui approuva l'institut, par un rescrit du 15 mai 1741. Il le regarda comme très avantageux aux âmes et à la gloire du divin Rédempteur, parce qu'il faisait le voeu spécial de rappeler aux fidèles la mémoire de la passion et de la mort de Jésus-Christ. Il alla même jusqu'à dire que cette congrégation de la passion était venue au monde la dernières tandis qu'il semblait qu'elle dût être la première.

   Voilà comment furent récompensées par le Seigneur les humiliations, les veilles, les austérités, les fatigues et les peines que le serviteur de Dieu avait souffertes dans ses voyages et plus particulièrement dans ceux qu'il fit à Rome pour obtenir l'approbation désirée, voyages dans lesquels lui et son frère Jean-Baptiste faillirent perdre la vie. En effet, comme ils y allaient un jour pendant un hiver fort rigoureux, mal garantis par leur pauvre vêtement contre les intempéries de l'air, ils furent saisis et tellement transis par le froid sans pouvoir se réchauffer, qu'ils coururent risque d'en mourir. Mais le Seigneur daigna dans sa bonté les délivrer de ce péril. C'était ce jour-là la fête de la conversion de saint Paul. Aussi le bienheureux voulut-il, qu'en mémoire de ce bienfait et de plusieurs autres obtenus par l'intercession du saint Apôtre, on célébrât chaque année cette fête avec une dévotion spéciale dans la congrégation.

 


 

CHAPITRE 23.

LE PÈRE PAUL OBTIENT DE BEN0ÎT XIV UN BREF APOSTOLIQUE

APPROUVANT SA RÈGLE. NOUVEAUX COMPAGNONS

QUI SE JOIGNENT A LUI.

 

   La règle ayant été approuvée par un rescrit apostolique, le Seigneur daigna envoyer au père Paul d'autres compagnons qui lui furent d'un grand secours. Il faut distinguer entre eux le père Marc-Aurèle Pastorelli, d'abord prêtre de la doctrine chrétienne, puis religieux passionniste sous le nom de Marc Aurèle du Saint-Sacrement. Il joignait une grande piété à beaucoup de savoir, et quoique d'une complexion délicate, on voyait en lui un grand esprit de pénitence. Le père Paul écrivait à son sujet les paroles que voici : «Vous pouvez m'en croire, c'est un grand ouvrier qui est propre aux missions et à tout. Oh! Quelle grande providence»! Animés par les discours et plus encore par les exemples du vénérable fondateur, ces nouveaux religieux vivaient avec tant de ferveur et de mortification, dans une retraite et un silence si parfaits, qu'on voyait refleurir, ce semble, sur le mont Argentario, la sainteté des anciens anachorètes. C'était parmi eux une sainte émulation à qui s'humilierait, s'abaisserait, se mortifierait davantage. Lis étaient surtout très amis de l'oraison à laquelle ils consacraient plusieurs heures de la journée et une grande partie de la nuit. Le Seigneur ne consolait pas seulement le vénérable fondateur par toute sorte de grâces, mais encore par l'affection bienveillante dont l'honorait le pontife suprême, son vicaire sur la terre. Ainsi encouragé, le père Paul acceptait les nouvelles fondations que lui offrait la providence. Mais afin de donner plus de stabilité à son institut, il avait en même temps un vif désir de le voir confirmer par un bref apostolique. Il alla donc de nouveau à Rome, et profitant des relations qu'il avait déjà eues avec le cardinal Albani, si distingué par son zèle pour les bonnes oeuvres, il recourut à lui avec autant d'humilité que de confiance. Le digne prélat se chargea volontiers de présenter la supplique au Saint-Père, qui accueillit la demande avec bienveillance, et nomma pour examiner de nouveau les règles et les constitutions, une congrégation de cardinaux. Elle était composée des cardinaux Annibal Albani en qualité de préfet, Antoine-Xavier Gentili et Joachim Besozzi. Ce choix dut donner de grandes espérances au père Paul, les membres de cette congrégation étant tous des prélats d'une vertu et d'une sagesse éminente. C'est ce que lui écrivit de Ferrare le cardinal Crescenzi, qui conservait toujours une vive affection pour la pauvre congrégation et un ardent désir de la voir bientôt établie. «Le renvoi, lui disait-il, que Sa Sainteté a fait de la révision et de l'examen des Constitutions à leurs éminences Albani, Centili, et Besozzi, est digne de tout éloge. Ce sont des prélats remplis de vertu et de piété. Dieu les assistera d'une manière spéciale dans cette affaire. J'ai écrit pour cet objet au cardinal Centili, et j'ai prié Son Éminence de vouloir bien communiquer ma lettre à ses deux collègues».

   Mais l'examen traîna en longueur. Paul obligé de rester à Rome, loin de sa solitude chérie, souffrit beaucoup de ce retard. Il dut faire une infinité de courses, avoir grand nombre de conférences, afin d'aplanir toutes les difficultés. Aussi quelle ne fut pas sa peine, à lui, qui était tout de feu, pour la gloire de Dieu? Mais, sacrifiant l'ardeur même qu'il avait pour le bien, lorsqu'il vit que l'affaire tirait en longueur, il résolut de retourner dans sa retraite et d'en abandonner le soin aux volontés amoureuses de la Providence. Cependant le Seigneur qui a coutume de verser quelques gouttes de consolation dans le calice d'amertume de ses serviteurs, envoya au père Paul, pendant qu'il était à Rome, un compagnon qui, à lui seul, en valait beaucoup. C'était Dom Thomas Struzzeri, ecclésiastique rempli de doctrine, de prudence, de piété, déjà expérimenté dans l'œuvre des missions où il avait fait beaucoup de fruits. Il reçut l'habit de la passion et prit le nom de Thomas du Côté de Jésus, après quoi il vécut dans la congrégation avec tant de ferveur et d'édification, que le père Paul disait de lui : «Le père Thomas est vraiment un instrument de la gloire de Dieu. Le père Thomas est une colonne, il souffre et il travaille en homme magnanime, prêt à donner sa vie pour la congrégation».

   Leur connaissance se fit dans l'église de la Conception des religieuses capucines aux monts, et dès lors il s'établit entre eux une sainte amitié qui alla toujours depuis en croissant. Admis dans la congrégation, le père Thomas montra toujours dans le cours de sa vie religieuse une humilité et une douceur admirable, un grand amour pour la pénitence, un attrait très spécial pour l'oraison dont il avait reçu le don. Dans les missions, il fit briller le talent que Dieu lui avait donné pour s'insinuer dans les coeurs, les gagner et les porter à la componction; dans le maniement des affaires, une prudence rare et toute chrétienne, une modération inaltérable toujours unie à une piété solide et à une parfaite intégrité de coeur. Envoyé dans l'île de Corse en qualité de théologien de monseigneur De Angelis qui en était visiteur, il fut ensuite nommé évêque de Thienne, par Clément XIII, qui le connaissait très bien, puis, déclaré vicaire général et suffragant du visiteur. Après la mort du visiteur, le Saint-Père sachant, comme il dit dans le bref qu'il lui adresse : «In munere laudabiliter exercito egregiam operam navasse», c'est-à-dire, qu'il avait rempli ses fonctions de la manière la plus distinguée, il l'établit à son tour vicaire apostolique dans la Corse. Sa tendre charité le fit chérir de toute la nation comme un père. Sa grande prudence ne le fit pas moins estimer des armées françaises qui occupèrent ensuite cette île. Informé de son mérite, le roi très chrétien voulut témoigner par un don digne de sa libéralité les égards qu'il avait pour un si grand prélat. Dans la suite, Clément XIV le nomma évêque d'Amélie. Il gouverna cette église avec beaucoup de profit pour les âmes. Transféré par le pape au siège de Todi, dont il était administrateur en même temps qu'évêque d'Amélie, après avoir conduit saintement ce diocèse pendant quelques années, il finit par une mort précieuse, plein de vertus et de mérites et pleuré de tous les bons.

   Après avoir fait une si belle acquisition, Paul s'en retourna au mont Argentario. C'était encore une fois le plus rude de l'hiver, et la bise soufflait avec violence. Plutôt couvert que vêtu de ses habits. il souffrit excessivement du froid, et son, pauvre corps s'en ressentit tellement, qu'à peine arrivé à Orbétello, il tomba malade et fut assailli de douleurs atroces qui le tinrent cloué sur un lit pendant six mois et le laissèrent infirme et à demi estropié le reste de sa vie. Ses souffrances étaient si poignantes et si aiguës, qu'il semblait qu'on lui coupât les côtés et les reins. II ne prenait de nourriture qu'avec une peine extrême, et pendant l'espace de quarante jours et de quarante nuits, il ne put fermer l'oeil. Quelquefois il se tournait vers l'image de la sainte Vierge; la suppliant en grâce qu'elle lui obtint de pouvoir dormir du moins une heure; d'une heure, il en vint à demander une demi-heure; d'une demi, il descendit à un quart. Mais sainte Vierge sachant que la volonté de son Fils était que son serviteur n'eût pas de relâche dans ses souffrances, n'exauça pas ses prières à cet égard. Il faisait prier instamment ses religieux, et ses douleurs ne faisaient que croître. Aux douleurs du corps se joignaient un effroyable abandon d'esprit et des attaques très fâcheuses de la part des démons qui d'ordinaire étaient les compagnons inséparables de ses maladies. Son âme cependant était pleine de vigueur et de force. Animé de l'esprit de Jésus-Christ, il semblait oublier ses maux, et de son lit de douleur, il sollicitait par tous moyens le bref de confirmation qu'il avait tant à coeur d'obtenir. Il écrivait à cette fin les lettres les plus pressantes, aplanissait les difficultés qui lui étaient proposées, et veillait attentivement pour qu'il n'y eût rien dans cette affaire qui ne tournât à la plus grande gloire de Dieu. Ayant appris qu'il était question, en approuvant les nouvelles règles, de donner la faculté de posséder et d'avoir des rentes aux retraites où se feraient les études, le vénérable fondateur ne croyant pas ce projet conforme à l'esprit de pauvreté que le Seigneur voulait dans la nouvelle congrégation, fit appeler le père Thomas du Coté de Jésus, et après avoir examiné l'affaire avec ces lumières qui sont la règle des vrais serviteurs de Dieu, il écrivit au cardinal Annibal Albani, Sa lettre était animée d'un tel zèle, si forte de raisonnement et écrite d'un ton si chaleureux et si insinuant, que l'éminent prélat fut pleinement persuadé qu'il n'y avait pas lieu de donner suite à ce projet.

   A peine le vénérable infirme put-il se lever et marcher un peu, qu'il se retira, quoique bien souffrant, au milieu de ses chers fils du mont Argentario; et bientôt, malgré son état maladif et tout estropié comme il était, il repartit pour Rome. Y étant arrivé, le cardinal Albani le fit recevoir par charité au couvent de Saint-André delle fratte, occupé par les Minimes, dont il était protecteur. Les bons pères l'accueillirent avec beaucoup de bienveillance et furent édifiés de sa vertu et de l'innocence de sa vie. Pendant son séjour à Rome, le bienheureux eut à souffrir plus que jamais. Faible et gêné dans sa marche, il allait ou plutôt il se traînait malgré la douleur. Le froid de la saison était fort sensible pour un homme convalescent et si mal vêtu; il lui fallait cependant se rendre dans divers palais. Quand il avait gravi avec beaucoup de peine les longs escaliers qui mènent aux anti-chambres, il était contraint d'attendre fort longtemps, chose bien pénible pour un homme qui aimait tant la solitude et le silence. Quelles que fussent ses démarches, il lui fallut encore deux mois avant d'obtenir l'expédition du bref. Alors que tout semblait terminé, de nouvelles difficultés s'élevaient, pour donner de l'exercice à sa patience. Cependant, ni les souffrances du pauvre père, ni ses embarras ne diminuaient; il en vint enfin au point de ne pouvoir plus marcher qu'avec grande difficulté. Mais embrassant étroitement la croix de Jésus, et plein d'abandon à la sainte volonté de Dieu, il attendit qu'il plût au Seigneur de le consoler, en lui accordant la grâce qu'il désirait, et il s'appliqua avec douceur et humilité à surmonter tous les obstacles.

   Finalement, après quelques nouveaux adoucissements, les cardinaux furent unanimement d'avis qu'on approuvât les règles par un bref. Le cardinal Albani chargea un homme habité de les traduire en latin. Le père Paul étant un jour allé visiter le traducteur, celui-ci, quelque peu fâché sans doute à cause de ses grandes occupations, le reçut d'un air mécontent et lui parla avec dureté. Le serviteur de Dieu qui n'avait pas seulement l'extérieur de l'humilité, mais qui portait cette vertu dans son coeur, se mit aussitôt à genoux devant lui, l'apaisa et le remit dans un calme parfait. C'est ce qu'il fit encore à l'égard d'une autre personne, dans une rencontre tout à fait semblable, et avec le même succès.

   Les règles traduites furent présentées à Sa Sainteté avec le vote favorable des commissaires. Le pape alors voulut bien ordonner l'expédition du bref qu'il signa ensuite le 28 mars 1746, jour fort mémorable, comme dit le père Paul; en donnant cette nouvelle à l'un des siens.

 

Lettre au P. Fulgence.

 

   «Cher et bien-aimé père Fulgence! Dans cette circonstance, je suis privé de vos bonnes lettres... J'ai fait quelque douce plainte de votre Révérence... mais la charité vous inspirera de la compassion pour une âme si pauvre et si imparfaite que la mienne; je vous en demande pardon de tout coeur. Grâces à Dieu, le lundi de la passion, 28 de ce mois, jour où on lit à l'évangile de la messe : Si quis sitit, veniat ad me et bibat, etc., le vicaire de Jésus-Christ a apposé sa signature à la minute du bref pour la confirmation de nos saintes règles. Maintenant on travaille à sa rédaction. Hier je fus de nouveau aux pieds de Sa Sainteté pour la remercier, et je l'ai priée de nous exempter des frais; elle m'a dit qu'elle en aurait parlé au cardinal Passionei, secrétaire des brefs. Je ne vous dis rien de cette providence admirable de Dieu qui n'a pas voulu, malgré les démarches les plus actives, que cette grâce nous fût accordée avant la semaine de la passion. Cela est bien mystérieux. Que votre Révérence se rappelle qu'il en fut de même, lors de l'ouverture de notre retraite au mont Argentario. Nous n'avons pu, malgré tous nos efforts, y faire notre entrée solennelle et y célébrer le divin sacrifice que le jour de l'Exaltation de la Sainte Croix. Nos autem gloriari oportet in cruce Domini nostri Jesu Christi : «pour nous, nous devons mettre notre gloire dans la croix de notre Seigneur Jésus-Christ». Voilà ce qui fut chanté la première fois dans notre église. Ce sont là des choses merveilleuses et dont il faut conserver la mémoire comme de plusieurs autres. Quand Dieu le voudra, je vous dirai de vive voix, etc.... Le bref ne pourra être expédié qu'après le dimanche de Quasimodo. Son Éminence me l'enverra. Pour l'exécution, tout ira bien, nous aurons les indulgences, etc... Je m'occupe, grâces à Dieu, à négocier toutes choses pour le bien de la congrégation. Je me convaincs de plus en plus qu'elle est l'oeuvre de Dieu. Rome tout entière, pour ainsi dire, religieux et prélats sont de cet avis... Dieu m'a aidé, et je puis dire que c'est un miracle de sa miséricorde que cette affaire ait eu un tel dénouement et si vite. Je penserai au moment convenable pour faire des actions de grâces solennelles, etc... Cependant que tous aient soin d'en louer et d'en remercier le Très-Haut.

31 mars 1746.»

 

   Les règles ayant été approuvées par un bref, on approuva aussi, après un examen spécial, le cérémonial de la vestition et de la profession. Ensuite le père Paul choisit pour le sceau de la congrégation des armoiries semblables au signe que nous portons sur la poitrine. Elles sont entourées d'un côté d'une branche de palmier et de l'autre d'une branche d'olivier, qui signifient la victoire de Jésus-Christ sur la croix et la paix qu'il a procurée au monde par sa passion et sa mort. Quand le père Paul eut reçu le bref en bonne forme, pénétré des plus vifs sentiments de reconnaissance et d'humilité, il écrivit en ces termes au même père Fulgence : «Le jour de la Commémoration de saint Paul, 30 de ce mois, veuillez faire commencer le Tridutcm solennel en actions de grâces, avec exposition du très saint Sacrement, pour terminer le jour de la Visitation de la sainte Vierge. Il y aura communion générale tous les trois jours. Vous voudrez bien chanter la messe le jour de la Visitation à mon intention. Que tous prient avec beaucoup de piété et de ferveur pour nous obtenir prospérité, esprit apostolique, esprit de grande sainteté; en un mot, que tous prient Jésus de nous accorder à tous son Saint-Esprit. J'ai tout dit en peu de mots.

   Mais pour moi, misérable, qui tue l'oeuvre de Dieu par ma mauvaise vie, que dirai-je? Je me prosterne aux pieds de tous, je demande pardon à tous de ma vie mauvaise, relâchée, tiède et scandaleuse, car je ne suis pas régulier, mais fort irrégulier; je les prie de conjurer la divine Majesté de me pardonner tous mes péchés qui sont très graves et plus que très graves; et si par ma faute je ne dois pas donner le bon exemple à l'avenir par une vie très sainte, qu'ils prient notre bon Dieu de m'enlever de ce monde, en m'accordant une sainte mort. Pour l'amour de Dieu, ne me refusez pas cette charité. Je vous assure et je crois très fermement que si vous voulez correspondre aux vues de Dieu, il fera de vous tous des saints. Je sais ce que je dis».

23 juin 1746.»

 

 

 


 

CHAPITRE 24.

APRÈS L'APPROBATION DE LA RÈGLE,

LE NOVICIAT EST MIS EN BONNE FORME.

PREMIER CHAPITRE GÉNÉRAL DE LA CONGRÉGATION.

PAUL EST ÉLU SUPÉRIEUR. IL SE MONTRE GUIDÉ

PAR L'ESPRIT DE DIEU DANS SON GOUVERNEMENT.

 

   De Rome, le père Paul se rendit à la retraite de Saint-Ange qui était déjà établie, comme nous le dirons en parlant des fondations. Porteur du bref apostolique, il s'y rendit plein de joie et de consolation, comme un bon père qui rapporte d'un pays lointain de riches présents pour ses fils. Sa première pensée, en y arrivant, fut d'établir le noviciat sur un pied parfaitement régulier. Son désir était qu'il fût comme une pépinière de plantes nouvelles qui, en se développant, produiraient partout des fruits précieux pour la gloire de la divine Majesté. Persuadé que de la conduite et de la direction d'un bon maître dépend en grande partie le bien des novices dont l'âme est facile à recevoir toute sorte d'impressions, sachant que semblables à une cire molle, ils prennent l'empreinte des vertus qu'une main habile cherche à leur donner, il choisit pour cette fonction le père Marc-Aurèle du Saint-Sacrement, dont il connaissait la doctrine, la piété et la prudence, qualités que ce grand homme rendit encore plus estimables par le progrès que firent les novices sous sa direction. L'ouverture du noviciat eut lieu le jour de la Pentecôte. Douze novices y entrèrent; ils reçurent si bien les prémices de l'Esprit, et s'affermirent tellement par le continuel exercice de la piété, qu'ils semblaient déjà des Hommes avancés dans le chemin de la vertu et consommés dans la perfection. Il régnait entre eux une sainte émulation, à qui servirait le mieux la Majesté divine. La solitude, l'oraison, le chant des louanges de Dieu, faisaient leurs délices. Ils étaient d'une ponctualité parfaite à toutes les observances et leur mortification était très grande. Il y en eut un qui, pendant tout le temps de son noviciat, ne leva jamais les yeux pour voir un bâtiment qu'on construisait; et cependant, chaque matin, souvent encore pendant la journée, il devait passer par là. Il faut avouer aussi que ces bons jeunes gens trouvaient de grandes consolations dans le recueillement et l'union avec Dieu. Sans ce doux aliment que Dieu a coutume d'accorder à ses fidèles serviteurs, la faiblesse humaine n'eut pu résister à une vie si austère et si contraire aux inclinations de la nature. Il est inutile de dire combien le vénérable père en était consolé. Jamais il ne perdait de vue les novices; toujours il tâchait de les exciter et de les enflammer par des lettres remplies tout à la fois de tendresse, de force et de zèle.

   Cependant le printemps était venu. Les médecins conseillèrent au bienheureux de se rendre aux bains de Vignone, afin de ne pas laisser ruiner entièrement, sans y porter remède, une santé si délabrée. Mais le soulagement fut petit et compensa à peine les incommodités du voyage et du séjour. En revanche, grand fut le gain spirituel qu'il y fit, en confessant et en catéchisant les personnes qui s'y trouvaient, et par l'édification qu'il donna, car partout il portait l'exemple de ses grandes vertus, et elles répandaient la bonne odeur de Jésus-Christ. Le duc et la duchesse, seigneurs du lieu, l'engagèrent à passer quelque temps dans leur palais pour jouir de ses pieux et doux entretiens. Le père Paul sut les faire tourner avec beaucoup de grâce à l'instruction de ces personnages. Il leur apprit la manière de faire l'oraison mentale. Mais uniquement jaloux de la gloire de Dieu et du bien des âmes, et ne cherchant en rien son propre avantage, il refusa constamment toutes les offres qu'on lui fit à cette occasion, au point que madame la duchesse lui ayant offert une petite portion de chocolat, il ne voulut pas l'accepter. Le serviteur de Dieu aimait trop à se reposer sur l'aimable Providence qui prend un soin spécial de celui qui dépose en elle toutes ses sollicitudes. Un événement prodigieux, arrivé à Paul dans ce temps, prouva quel soin le Seigneur prenait effectivement de lui: Un matin qu'il était entré dans le bain, malgré la grande faiblesse qu'il éprouvait, il entendit une voix intérieure qui lui disait : «Vite, sortez du bain». Le bon serviteur de Dieu qui savait très bien discerner les mouvements du bon Esprit, sortit immédiatement, et à peine sorti, il tomba évanoui. Si un tel accident lui était arrivé dans le bain, peut-être y serait-il mort.

   Au retour des bains, après quelques mois de séjour à Saint-Ange, il alla à la retraite du mont Argentario. Comme les fervents novices avaient achevé le temps de leur noviciat, il y reçut leurs voeux avec beaucoup de consolation, et peu de temps après, il les fit passer à la retraite de Saint-Ange pour s'y appliquer sérieusement aux études. Il avait découvert dans le père Marc-Aurèle, malgré son industrie à se tenir caché, une science peu commune et un rare talent de communication ; aussi fut-il charmé de pouvoir donner pour professeur et pour guide de leurs études à ces jeunes gens, celui-là même qui avait été leur maître des novices. Il lui donna pour successeur dans cette charge le père Fulgence de Jésus, et il le nomma lui-même lecteur, dans l'espoir que, sous sa conduite, les étudiants conserveraient plus aisément la ferveur qui est en danger de se refroidir parmi les études, si l'on n'a soin d'y joindre l'oraison et le recueillement. Cette résolution fut bénie du Seigneur. Ces jeunes gens unirent si bien la garde de leur coeur aux exercices de l'esprit, qu'on les voyait pratiquer très exactement la vertu et chercher tous les moyens de se mortifier. Leur ferveur semblait avoir plutôt besoin de frein que d'aiguillon.

   Pour avoir occasion de souffrir davantage et d'imiter plus parfaitement Jésus-Christ dans sa passion, bien qu'ils pussent faire usage de sandales par suite des adoucissements apportés à la règle, ils allaient nu-pieds au coeur même de l'hiver. La retraite de Saint-Ange étant située sur la montagne de Fogliano, au milieu d'un bois, est un endroit très froid. On était encore occupé à bâtir le monastère qui, étant mal fermé et mal garanti, était ouvert à tous les vents. Les étudiants y souffrirent beaucoup. Plusieurs eurent les pieds gonflés, et il y en eut un à qui les ongles des doigts de pieds tombèrent. Cependant on les voyait contents et remplis d'une sainte joie dans le Seigneur, comme s'ils n'avaient pas eu le sentiment de leurs maux. Le père Marc-Aurèle, le père Jean-Baptiste et surtout le vénérable fondateur, leur père à tous, ne pouvaient considérer sans attendrissement tant de ferveur et de vertu. Témoins de la grâce que le Seigneur se plaisait à répandre dans l'âme de ces jeunes gens, ils les excitaient par tous moyens à y correspondre avec fidélité, les encourageaient par leurs exhortations et plus encore par leurs exemples à gravir généreusement sur leurs traces la sainte montagne de la perfection. Mais c'était surtout le père Paul, qui était leur principal directeur et qui cultivait avec un soin tout particulier ces jeunes plantes. Tout le temps que les missions ou les autres travaux apostoliques lui laissaient de libre, il le passait dans la retraite de Saint-Ange. II aimait ce séjour; indépendamment d'une solitude très pieuse, il y trouvait la douce et sainte société des bons pères, ses premiers et fidèles compagnons, dont il prenait souvent conseil; puis c'était au voisinage de Rome, où il devait fréquemment se rendre pour les affaires de ta congrégation. II mettait à profit son séjour à Saint-Ange pour faire de fréquentes instructions tantôt aux étudiants, tantôt à la communauté entière. Cette retraite eut donc l'avantage d'entendre bien souvent la parole du bon père, toujours brûlante de zèle, et si propre à faire avancer dans les voies spirituelles. Il réservait d'ordinaire la matinée du dimanche pour assister à la conférence des jeunes ecclésiastiques. Alors comme une tendre nourrice, il se faisait petit avec les enfants, et s'accommodait si bien à la capacité et aux dispositions intérieures de chacun, que ces jeunes gens tiraient le plus grand profit de ses entretiens.

   Mais le temps était venu de procéder, selon l'ordre du souverain pontife Benoît XIV, à l'élection canonique des supérieurs de la congrégation et en particulier du prévôt général. Pour cela, il fallait réunir le chapitre. Ce chapitre fut donc convoqué. Fort petit, quant au nombre de sujets, il était extrêmement vénérable, à cause des personnages si éclairés et si zélés qui le composaient, et du grand serviteur de Dieu qui le présidait et qui en était comme l'âme. II se tint dans la retraite de la Présentation. On y élut pour prévôt général le fondateur lui-même. Cette élection eut lieu le 10 avril 1747. Les disciples de Paul voulurent ainsi se donner la consolation d'être gouvernés par celui dont ils avaient reçu les prémices et l'accroissement de l'esprit religieux. Comme le nombre des hommes en état d'être supérieurs était fort restreint dans ces premiers temps, le père Paul fut élu en outre, supérieur local ou recteur de la première retraite de la Présentation au mont Argentario.

   Le vénérable père qui n'avait d'autre règle de conduite que la sainte volonté de Dieu, ayant été obligé de la reconnaître dans le choix fait de sa personne, inclina humblement la tête devant les ordres de la divine Providence, et se soumit au fardeau du gouvernement. Il fut ensuite contraint de le porter tout le temps de sa vie sans interruption. Ses religieux ne purent jamais se résoudre à être privés des grands avantages qu'ils retiraient du gouvernement de leur vénérable père, gouvernement si conforme à l'esprit de Dieu dans ses délibérations et dans ses actes. Il fallut pour cela recourir plus d'une fois à la dispense pontificale. En effet, il était de règle qu'aucun supérieur ne pourrait être confirmé deux fois dans le même office. Mais on s'y prenait à temps, et l'on obtenait à son insu la dispense requise. Le père Paul qui se réputait très indigne de cette charge et qui en sentait tout le poids, parce qu'il voulait en remplir parfaitement tous les devoirs, manifesta toujours une grande répugnance pour s'y soumettre. II suppliait donc instamment les électeurs, les larmes aux yeux, de faire tomber leur choix sur quelque autre. Ses prières et ses larmes étant inutiles, il redoublait ses instances avec la plus profonde humilité. Enfin, lorsque l'élection avait eu lieu, il faisait sa renonciation dans les termes les plus forts. Mais autant on était attendri et édifié, autant on se confirmait dans la volonté de laisser la direction de la congrégation à celui que Dieu avait choisi pour la fonder, et qui avait toutes les qualités nécessaires à cette fin.

   Ce n'était pas sans chagrin que l'homme de Dieu apprenait le rejet de sa renonciation; mais comme il joignait une docilité parfaite à une sincère humilité, pour obéir à la sainte volonté de Dieu, il se soumettait de nouveau à la charge dont il avait tant désiré d'être délivré, et à partir de ce moment, il ne pensait plus qu'à bien garder le petit troupeau que son Dieu avait daigné lui confier. Se laissant lui-même guider de Dieu, il ne lui manquait rien pour réussir; aussi peut-on dire avec vérité que son gouvernement fut la fidèle et vivante image d'un gouvernement parfait ; gouvernement dans lequel la prudence réglait toutes les démarches, où la douceur était toujours tempérée par une sage fermeté, où régnait la charité qui donnait le branle à tout le reste. Rien ne s'y faisait avant de consulter Dieu, et l'on peut dire que le père Paul apprenait d'abord de Dieu ce qu'il voulait traiter avec les hommes pour le bien-être de la congrégation. De là ces excellents résultats dont nous avons été tous témoins et qui nous ont tant consolés. II semblait que personne ne pût lui résister. Le bon père savait s'insinuer dans le coeur de chacun et possédait le talent de se faire plutôt aimer que craindre. II obtenait tout, soit par ses exhortations, soit par ses prières, soit par les autres moyens qu'il employait selon les circonstances. II considérait moins l'oeuvre que l'intention. Il avait soin que ses religieux se conduisissent par des motifs intérieurs, qu'ils se tinssent bien unis à Dieu, qu'ils apprissent à l'école du souverain Maître dans la prière ce qui pouvait contribuer à leur bien. Voilà ce qu'il ne cessait de leur inculquer: «vertu intérieure, agir par l'esprit, travailler de coeur». II était très vigilant à observer les démarches de chacun. Quant à ceux qu'il n'avait pas constamment sous les yeux, il entreprenait de longs voyages pour aller les voir, les consoler, et les animer à la ferveur par le moyen des saintes visites. Ces voyages lui étaient cependant fort pénibles. Il avait coutume de les faire à pied, même après qu'il eût commencé à ressentir les douleurs dont nous avons parlé. Comme il était toujours très occupé des missions et d'autres travaux pour l'avantage spirituel du prochain, il se voyait forcé d'employer à des voyages fatigants le temps qu'il eût passé très volontiers dans le repos de la solitude. Toutefois, il savait, jusque dans ses voyages, se maintenir dans un recueillement aussi parfait, que s'il eût été dans la retraite la plus paisible. D'ordinaire il gardait le silence, et pour n'être pas distrait, il précédait son compagnon de quelques pas. S'il parlait de temps en temps, ses discours n'avaient d'autre but que d'enflammer ses compagnons du divin amour et de leur faire trouver toute leur joie dans leur vocation. Ses réflexions lui étaient inspirées par tout ce qui frappait ses regards. Souvent, montrant du doigt le ciel et la terre, il disait avec une ferveur extraordinaire : «A qui appartiennent ces campagnes, ces terres? N'est-il pas vrai qu'elles sont à Dieu? Domini est terra et plenitudo ejus. Eh bien! Ce qui appartient au Père, appartient aux enfants». C'était par des discours semblables qu'il s'adoucissait à lui-même et à ses compagnons la fatigue du voyage, en même temps qu'il la sanctifiait.

   Il marchait assez vite; il ne s'accordait aucun soulagement ou repos qui ne fût nécessaire. Il mettait la plus grande attention à se trouver de bonne heure dans la retraite vers laquelle il se dirigeait, et dans un moment convenable pour ne point troubler l'observance ni déranger les religieux, particulièrement les frères destinés aux offices domestiques. S'il s'y rendait pour la visite, le soir même de son arrivée, il avait soin d'en faire l'ouverture avec la solennité et les cérémonies prescrites, pour ne pas perdre un moment de temps. Tout le temps que durait la visite, il écoutait les religieux, ses enfants, avec une patience et une bonté rares, avec une charité pleine de tendresse. Dans les conférences spirituelles, il donnait à chacun des avis si convenables et d'une si bonne manière que tous en étaient fort consolés. S'il apprenait qu'il y eût quelque petit abus, sur-le-champ, et abstraction faite de toute considération humaine, il cherchait les meilleurs moyens de le détruire et de le déraciner totalement. Ensuite, pour que toute la communauté conçut une ferveur nouvelle et servît Ie Seigneur «corde magno et animo volenti» (2M 13) il avait coutume de donner les exercices spirituels, mais avec ce feu et cette puissance qui ne pouvaient venir que d'un coeur enflammé de charité. De la sorte, il laissait les retraites dans une parfaite union de charité, dans la ferveur et dans l'exercice de toutes les vertus religieuses. Dans la suite, lorsque, retenu par ses infirmités, il fut obligé d'en envoyer d'autres en sa place pour la visite, il donnait au visiteur les instructions les plus détaillées, pour que rien n'échappât à sa vigilance. Il recommandait très instamment de suivre ses avis, afin qu'on remplît bien un office de si grande importance. C'était un beau sujet d'édification de voir comment, tout infirme, abattu et souffrant qu'il était, il s'oubliait lui-même pour se souvenir seulement de la gloire de Dieu si intéressée dans ces saintes visites. Il n'omettait rien pour qu'elles se fissent avec méthode et succès. Au retour du visiteur, il se faisait rendre un compte exact de tout ce qu'il avait fait et prescrit. Il éprouvait une indicible consolation quand les rapports étaient favorables et lui permettaient de conclure que l'oeuvre de Dieu était solidement appuyée sur le fondement de la vertu.

   La vigilance de ce digne pasteur pour son troupeau était infatigable. Il ne l'exerçait pas seulement à l'occasion des visites, mais en tout temps; il ne se lassait pas de donner par lettres des avis opportuns aux supérieurs particuliers. On voit dans ses lettres quelle était la tendresse de sa charité, la sincérité de ses sentiments, l'ardeur de son zèle; il ne s'y trouve pas un mot qui ne montre en lui un père plein de vigilance, ne respirant que le bien de ses enfants. Ce genre de correspondance n'était pas une mince fatigue pour lui. Outre qu'elle était fort étendue, il devait encore souvent écrire et répondre, soit au sujet des missions et autres exercices qu'on lui demandait, soit pour donner des avis spirituels à certaines personnes qui recouraient à lui, soit enfin pour d'autres motifs dont les convenances sociales ne dispensent pas celui-là même qui vit dans la retraite. Grand ami du travail et de la souffrance, le père Paul ne se faisait jamais aider dans cette rude besogne, à moins d'y être forcé par la nécessité. Aussi longtemps qu'il en eût la force, il tint presque toujours lui-même sa correspondance; aussi était-il obligé de passer chaque semaine plusieurs jours entiers à écrire. Il en éprouvait une grande incommodité. La poitrine était si oppressée, les forces si abattues et l'estomac si affaibli que, lorsqu'il allait ensuite à la table commune, il ne prenait qu'à grand' peine un peu de nourriture. Cependant il n'avait aucun égard à ses incommodités, et il était content, pourvu qu'il eût pu contribuer de quelque manière au parfait accomplissement de l'observance, au repos et à la paix de ses enfants, au bien des âmes. Il souffrait volontiers pour cela toute espèce de fatigue.

   Le Seigneur bénit tellement le zèle, la sollicitude et les industries du bon père, que lui-même s'écriait un jour dans la joie de son coeur : «Oh! Combien Dieu a travaillé dans cette oeuvre! Oh! Par quelle providence sublime et cachée sa Majesté l'a conduite jusqu'ici! Maintenant je touche du doigt ce que me disait, il y a bien des années, un évêque, grand serviteur de Dieu. Il me disait que cette oeuvre était toute de Dieu, et que sa Majesté l'aurait menée à bonne fin par des moyens sublimes et mystérieux, bien supérieurs à mes pensées. D'autres personnes fort spirituelles m'ont tenu le même langage». Il ajouta qu'il espérait fermement que tous les religieux morts avant lui, au nombre de plus de soixante, étaient sauvés, et qu'ils jouissaient même déjà de la gloire du paradis. Il se fondait sur leur fidélité parfaite à correspondre à leur sainte vocation, sur la vie vraiment religieuse qu'ils avaient menée et dont il avait une pleine connaissance, comme supérieur de la congrégation. Il dit même au sujet de l'un deux, dans une confidence faite à un autre religieux, ce qui supposait une révélation particulière, qu'il était allé, aussitôt après sa mort, jouir de la vue de Dieu. C'est ce qu'il écrivit à la mort d'un clerc de la congrégation, jeune homme fervent et régulier : «Le frère Thomas est mort en saint, et je crois qu'il s'est envolé droit au paradis. Je connais quelqu'un qui ne saurait prier pour lui, tant il est certain de son bonheur, et qui sent le besoin de se recommander plutôt lui-même à ses prières. Oh! Qu'il est heureux!

 

 

 


 

CHAPITRE 25.

MALGRÉ SES GRANDES OCCUPATIONS, IL CONTINUE AVEC ZÈLE

LE MINISTÈRE APOSTOLIQUE DES MISSIONS,

AUQUEL DIEU L'AVAIT APPELÉ.

 

   Dieu avait choisi notre bienheureux pour ramener un grand nombre d'âmes à la pénitence, et réveiller parmi les chrétiens le souvenir de la passion de son divin Fils. Il le destinait en même temps à prêcher dans les villes et les campagnes, Jésus-Christ crucifié, mourant pour les hommes au milieu des plus grands tourments. Certain d'une vocation qui lui avait été manifestée par des signes incontestables, et que ses légitimes supérieurs avaient approuvée, le père Paul s'appliqua avec tout le zèle possible à donner des missions partout où il était demandé. Ainsi, aux austérités d'une vie pénitente, il joignait encore les fatigues de la vie apostolique. Elles étaient d'autant plus grandes pour lui que son zèle était plus ardent, et qu'après ses missions, tout son repos consistait à passer à d'autres occupations fort graves que rendait encore plus lourdes la stricte observance de la règle. Je ne saurais exprimer la grandeur des fruits qu'il recueillit partout de ses missions. On peut s'en faire une idée par ce que nous avons dit dans le cours de cette histoire au sujet de ses premières missions. En entendant un homme dont la parole semblait sortir d'une fournaise de charité, un homme qui, transporté par son zèle, ne voulait que la gloire de Dieu et le salut des âmes; un homme, toute tendresse pour les pécheurs qui voulaient revenir à Dieu, toute compassion pour ceux qui étaient plongés dans le malheureux état du péché; un homme rempli de respect pour le clergé et pour tous les gens de bien; un homme enfin qui était tout brillant de l'amour de Dieu et ne respirait que Jésus-Christ crucifié; on se figure aisément quelle devait être l'émotion des auditeurs. Pour secouer le pécheur endurci, le père Paul avait assez coutume de le citer au tribunal de Dieu, mais avec une telle vivacité de sentiment qu'on eût dit qu'il le voyait. Alors, recueillant dans sa main la sueur qui découlait de son front, il disait d'une manière saisissante que ces sueurs auraient porté témoignage contre ceux qui ne seraient point rentrés en eux-mêmes, puis appliquant au mur sa main ainsi mouillée, il en laissait l'empreinte pour exciter par ce souvenir sensible les remords et la terreur dans les coeurs obstinés.

   Partout où il allait, le serviteur de Dieu détruisait par le feu de son zèle le désordre et le péché et embrasait les âmes d'amour pour Jésus crucifié. Il n'est pas facile de compter les conversions que Dieu opéra par son moyen. Chacune de ses missions recevait une bénédiction spéciale du ciel. Elles semblaient renouveler en quelque sorte la face des pays où il prêchait. Voici quelques dépositions de témoins oculaires : «Dans le temps que je demeurais à Orbetello, les habitants du pays vivaient avec régularité et étaient fort pieux. Ce bien était le fruit des travaux continuels du père Paul et de son frère Jean-Baptiste. Ils y prêchaient et y confessaient avec beaucoup de zèle, en sorte que plusieurs des officiers qui étaient en garnison à Orbetello, et qui étaient aussi mes camarades, changèrent de vie, touchés par les prédications du père Paul. Ils se confessèrent à lui et persévérèrent ensuite dans les pratiques de la piété chrétienne... Le père Paul prêchait avec tant de zèle qu'on lui voyait le visage tout en feu; sa parole atterrait les pécheurs. Ils en étaient fort pénétrés et comme tout changés; enfin le doigt de Dieu était visible. J'atteste la chose comme ayant été témoin oculaire, et pour avoir éprouvé les mêmes impressions avec d'autres officiers qui étaient mes compagnons ... Il est très vrai, qu'autant le père Paul répandait de terreur en prêchant, autant il usait de douceur à la fin de son discours; il amollissait les coeurs, il encourageait tout le monde à se confier en Dieu et à espérer le pardon; aussi voyait-on tout le peuple, touché et contrit, verser des larmes abondantes, comme je l'ai vu de mes propres yeux... Il est encore vrai qu'autant le père Paul semait dans la prédication, autant il recueillait de fruits en confessant. Il le faisait avec tant de charité, que plusieurs soldats qui n'osaient aller se confesser, effrayés de la multitude de leurs péchés, y furent engagés par d'autres de leurs camarades, qui s'étaient adressés au père Paul. En effet, ils l'avaient trouvé d'une affabilité, d'une charité et d'une douceur extraordinaire envers les pécheurs, surtout envers les plus coupables et les plus malheureux. Je tiens cela des militaires mêmes qui s'étaient confessés au père Paul et qui revinrent d'auprès de lui extrêmement satisfaits... Il est encore vrai que les prédications du père Paul produisirent à Orbetello des conversions admirables. Je sais que plusieurs personnes qui ne s'étaient pas confessées depuis vingt ans et plus, le firent au père Paul; ils allaient le trouver là où il était logé et y retournaient quatre et cinq fois et même plus souvent, jusqu'à ce qu'ils eussent recouvré la paix de la conscience. Pour ce qui regarde la conversion des pécheurs, j'ai toujours vu le père Paul appliqué sans relâche à les ramener à Dieu, même les plus invétérés dans le vice; et de fait, il eut, avec la grâce de Dieu, le bonheur d'en ramener un très grand nombre à la pénitence... Ses ferventes prédications opérèrent encore un autre bien dont j'ai été aussi témoin. Plusieurs personnes de l'un et de l'autre sexe, et même des personnes de qualité qui depuis quelque temps vivaient dans l'inimitié, touchées de ses discours, se réconcilièrent en pleine place publique et se demandèrent réciproquement pardon. J'ai vu pareillement de mes yeux plusieurs soldats de la garnison d'Orbetello, qui avaient vieilli dans la débauche, le jeu et le blasphème, donner des signes publics de repentir, après un sermon du père Paul, puis s'étant confessés, porter leurs cartes et leurs dés sur l'estrade, où ils furent brûlés publiquement par le père, ce qui excita singulièrement les assistants au repentir. En somme, tel fut le fruit de la mission que le père Paul donna à Orbetello, lorsque j'habitais cette ville, qu'on y vit toute la garnison changer de vie, et cette réforme dura plusieurs mois, si bien qu'officiers, soldats et bourgeois, tout le monde s'abstint des passe-temps et des divertissements même permis. J'ai été témoin oculaire du fait». Telle est la déposition d'un militaire. D'autres témoignages de grand poids concordent parfaitement avec elle; nous les omettons pour ne pas être trop long.

   On peut donc dire de cette mission qu'elle a été vraiment une mission bénie. Je dois ajouter qu'elle fut accompagnée de prodiges peu communs. Domino cooperante et sermonem confirmante, sequentibus signis (Mc 16,20).    La place d'Orbetello étant soumise à l'empereur, la garnison était composée en partie de soldats allemands et luthériens, dont un très petit nombre comprenaient l'italien. Le bon père ayant commencé la mission, le général commandant obligea tous les soldats d'y assister. Mais quels fruits auraient-ils pu en retirer, ne comprenant pas le missionnaire? Ils semblaient donc devoir être privés du bienfait de la parole de Dieu. Mais le Seigneur qui voulait le salut de ces pauvres âmes, renouvela les prodiges qu'il avait opérés autrefois. Le saint missionnaire parlait l'italien, et il était néanmoins entendu de ces allemands qui ne savaient que leur langue maternelle. Ils assurèrent qu'ils avaient parfaitement compris ses sermons. Et ce ne furent pas là de vaines paroles; ils firent voir qu'en effet l'homme de Dieu les avait convaincus et touchés, car ils se pressèrent en foule au voisinage de l'estrade disant qu'ils voulaient abjurer entre ses mains. Ils détestèrent en effet leurs erreurs et se convertirent sincèrement. Ainsi les prédications du père Paul renouvelaient les prodiges de l'Église naissante et opéraient des conversions merveilleuses. On a compté soixante-dix hérétiques, tant luthériens que calvinistes, qui firent leur abjuration pendant cette mission. L'un d'eux, qui était un fort beau jeune homme, entraîné par sa ferveur, voulut faire cette abjuration de la manière la plus solennelle. II monta sur l'estrade, pendant que Paul prêchait, et dit à haute voix, d'un ton qui édifia toute l'assistance : «J'abjure, je déteste et j'ai en horreur la secte à laquelle j'ai été attaché jusqu'à présent, je la tiens pour fausse. Je reconnais, je crois et je confesse que l'Église catholique romaine est la véritable Église établie par Jésus-Christ».

   Parmi les conversions qui se firent alors, il y en eut deux dans lesquelles la main du Seigneur agit d'une façon plus prodigieuse. Entre les soldats de la garnison, il s'en trouva un qui persistait dans son obstination, lorsqu'un soir le père Paul, bénissant le peuple à la fin du sermon, selon sa coutume, c'est-à-dire avec l'image du crucifix, ce misérable obstiné vit le crucifix détacher sa main droite de la croix et donner la bénédiction au peuple, comme si, par un miracle si visible, le Seigneur avait voulu confirmer les vérités annoncées par son fidèle serviteur. A cette vue, le soldat éclairé et touché intérieurement de la grâce, sentit naître la componction dans son coeur et se mit à détester ses péchés, de sorte que cette brebis égarée depuis longtemps eut également le bonheur de rentrer dans le bercail du bon Pasteur.    Un autre soldat, déterminé à se réconcilier avec Dieu, était allé se mettre aux pieds d'un compagnon du père Paul, qui était occupé à confesser dans l'église; mais pendant qu'il accusait ses fautes, il se sent tout d'un coup saisi avec violence par une main invisible qui le tirait hors du confessionnal. Le pénitent s'y attache fortement; mais telle était la violence avec laquelle on le tirait que le confessionnal changea de place et avec lui le confesseur et le pénitent. On appelle le serviteur de Dieu pour prêter secours au confesseur et au pénitent que cette scène terrifiait. Paul accourt aussitôt, il lui met au cou un chapelet qu'il portait avec lui, car il savait que Marie, la Reine du ciel, est celle qui a écrasé la tête du serpent infernal, et plein de courage, il prend ce pénitent sous son manteau, le conduit à la sacristie, entend sa confession et réconcilie le pauvre pécheur avec Dieu par la sainte absolution. Le soldat, reconnaissant la bonté du Seigneur dans le pardon qui lui était accordée, se relève d'auprès de son bon confesseur, si pénétré de douleur et de contrition qu'il n'avait plus d'autre désir que de mourir dans la grâce de Dieu. Or, il crut dans sa bonne foi que pour se préserver de toute rechute, il pouvait se donner la mort à lui-même. Là-dessus il ouvre un des tombeaux qui étaient dans l'église et s'y jette. On peut se figurer la surprise du père Paul à cette nouvelle. Il courut aussitôt au lieu où était le soldat et lui ordonna d'en sortir. Le pauvre homme ne se rendit pas si facilement; il lui fallut des ordres réitérés.    

   Aussi le père Paul, racontant ce fait à un digne ecclésiastique, son grand ami, lui disait, gracieusement à son ordinaire, qu'il avait eu beaucoup plus de mal tirer ce pauvre converti de son sépulcre que pour l'arracher aux mains du démon.

   Le serviteur de Dieu ne travaillait jamais sans beaucoup de fruit pour les âmes. Mais en certaines occasions le Seigneur communiquait à ses discours une force si extraordinaire que personne n'y pouvait résister. Donnant la mission à Saint-Laurent-des-Grottes, au diocèse de Monte-Fiascone, au dernier discours qu'il fit et après lequel il devait donner la bénédiction papale, le père Paul parla à un peuple très nombreux accouru des lieux voisins. Ce fut avec tant de ferveur et avec un feu si divin que chacune de ses paroles, comme l'a témoigné un des assistants, témoin digne de foi, semblait une flèche enflammée, capable de pénétrer les coeurs les plus durs. Mais pour qu'on sut bien d'où lui venait ce feu et qui lui suggérait des paroles si brûlantes, le Seigneur fit un prodige. Au lieu de rapporter moi-même l'événement, je le laisse raconter par un témoin oculaire, dom Joseph Paci, alors chanoine et depuis archiprêtre de Saint-Laurent-des-Grottes. «Enfin, dit-il, arriva le dernier jour de la mission auquel devait se donner la bénédiction... Il désira que, revêtu du rochet, je montasse sur l'estrade et que je me tinsse à sa gauche avec le crucifix qu'il portait dans les missions. C'est ce que je fis. Le sermon commencé, je sentis une voix me frapper l'oreille, mais qui n'allait pas plus loin; et le père Paul répétait exactement les mêmes paroles que j'entendais avant qu'il les dît au peuple. Je dus donc croire que lui aussi les entendait, puisqu'elles étaient les mêmes. Je fus très surpris. Jamais chose semblable ne m'était arrivée ni ne s'est renouvelée depuis. Je me mis à penser d'où cette voix pouvait venir. J'observais qu'il n'y avait personne sur l'estrade, sinon le père Paul et moi. Ainsi je dus croire que cette voix n'était pas humaine, mais divine... Elle continua pendant tout le discours et le sermon produisit un tel fruit qu'il n'y eût pas une âme qui ne versât des larmes abondantes. Les paroles étaient d'ailleurs capables d'amollir un coeur de roche».

   0n ne doit pas être surpris après cela si les missions du père Paul opéraient tant de conversions, amenaient tant de réconciliations parmi les personnes mêmes de qualité, faisant cesser tant de désordres et de scandales. Dieu donnait à sa voix, une voix pleine de puissance et d'efficacité pour Ie bien des âmes.


 

CHAPITRE 26.

PROVIDENCE SPÉCIALE DU SEIGNEUR SUR LE PÈRE PAUL

DANS LE COURS DE SES MISSIONS.

 

   Un homme qui s'oublie lui-même et cherche uniquement Dieu et sa gloire, en lui abandonnant le soin de sa personne, peut dire avec vérité, qu'il a fixé sa demeure dans le secours du Très-Haut; il peut aussi tout espérer de sa protection. La, divine Providence prend un soin spécial de cet homme. Nous en avons une preuve manifeste dans le bienheureux Paul, qui plus d'une fois dut à des prodiges, la faveur d'échapper aux plus grands dangers.

   Il devait un jour se rendre à Pise, où le marquis de Montemare, général de l'armée espagnole, l'avait invité à donner une mission à ses troupes. Le bon serviteur de Dieu ne voulut pas perdre une si belle occasion de procurer la gloire du Seigneur et de secourir les âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ. Il partit donc de la retraite de la Présentation et s'embarqua à Saint-Étienne sur la felouque royale, qui faisait voile pour Livourne. Mais à la sortie du port, il s'éleva un vent d'est très violent qui bouleversa la mer et suscita une horrible tempête. La felouque fut à moitié remplie d'eau. Les marins craignaient beaucoup et avec raison, se voyant au moment de périr. Déjà d'autres embarcations, qui allaient de concert avec la felouque, avaient sombré. On cherchait de tous côtés, avec effroi, une lueur d'espérance, un moyen d'échapper. Cependant le père Paul qui, dans les accidents , mettait toute sa confiance en Dieu, n'eut pas plutôt vu s'élever la tempête, qu'il recourut au grand Maître à qui la mer et les vents obéissent. Pour s'animer d'autant plus à la confiance; il avait imploré la protection de Marie, la reine des grâces, en récitant dévotement ses litanies, après quoi, mettant son coeur en paix au milieu du bruit des vagues et des vents, il s'était abandonné entre les mains amoureuses de son Père céleste. Le danger croissant toujours, les marins désespérèrent de pouvoir se sauver au moyen des voiles. Ils essayèrent donc, après les avoir amenées, d'aller à force de rames, mais ils furent repoussés avec tant de violence, qua la maîtresse rame se rompit. Plus d'espoir dès lors de gagner le rivage; ils se voyaient sur le point d'être submergés sans ressource, lorsque le serviteur de Dieu, qui avait reçu intérieurement l'assurance que la felouque ne périrait pas, se plaça sur la poupe au plus fort du danger, et, les bras ouverts, dit avec grande confiance aux marins désespérés : «Mes enfants, ne craignez point; ayez confiance en Dieu et dans la très sainte Vierge; ce sont les démons qui me persécutent». En effet, malgré les vents contraires et la violence de la bourrasque, au moment même le plus critique et lorsqu'on était encore éloigné de cinq milles de la côte, ils arrivèrent en un instant, sains et saufs, et sans s'y attendre, à la plage voisine de la tour de Montenero. Ils y avaient été conduits certainement par la main du Seigneur «qui facit mirabilia magna solus» (Ps 85,4).

   Paul échappa également par miracle dans un autre voyage qu'il fit de Gênes à Saint-Étienne sur la felouque aux dépêches, qui était commandée par le capitaine Nunzio. Les vagues furieuses avaient à demi envahi la felouque; les marins étaient dans l'effroi; on courait les plus grands risques d'être submergé. Mais le père Paul leur donna du coeur en les assurant qu'ils échapperaient; et c'est ce qui eut lieu.

   Un autre prodige non moins frappant lui arriva lorsqu'il se rendit à l'île d'Elbe pour y donner une mission. Le bâtiment qui servit à le transporter s'était perdu sur les sables de Fullonica. Les marins jugeaient qu'il était impropre à la navigation. Paul cependant le fit mettre à la mer, puis y monta plein de confiance et fit voyage jusqu'à Porto Ferrajo. Quand il y fut arrivé et que tout le monde eut débarqué, le bâtiment coula immédiatement à fond, comme si le Seigneur eût voulu marquer par là qu'il l'avait conduit et conservé par miracle, afin que le pieux missionnaire, privé de tout autre moyen de transport, pût se rendre au lieu de sa mission.

   Ne nous étonnons pas de ces merveilles. Elles étaient en quelque sorte une récompense. Paul ne se dévouait pas seulement au ministère des missions, mais dans le cours même de la navigation, il ne diminuait rien de ses pénitences. Chaque fois qu'il avait la liberté de se trouver seul, il la saisissait comme une occasion précieuse de s'immoler à Dieu par quelque nouveau sacrifice. Le capitaine Fanciulli, sur la felouque duquel il était, lorsqu'il essuya, cette première tempête près de Montenero, a rapporté qu'ayant pris terre sous la tour de Troie, il s'aperçut que, pendant le repas, le père Paul avait disparu de la société. Comme il tardait à revenir, il alla à sa recherche dans les bois qui sont au voisinage, et il le surprit en effet occupé comme il s'en doutait. Il le vit de ses propres yeux se déchirer le corps avec un fouet ou une discipline formée de lames de fer. C'est ainsi que l'homme de Dieu se conciliait de plus en plus la bienveillance du Seigneur, qui, de son côté, veillait avec tendresse sur ses jours, comme nous l'avons vu, soit dans ses voyages, soit dans ses missions.

   Un jour qu'il était à prêcher, monté sur un ambon, il lui arriva, je ne sais comment, de tomber à la renverse. Dans sa chute, il devait naturellement donner de la tête contre une grosse pierre attachée au mur voisin et rester sur le coup; mais le Seigneur le préserva par un miracle; il se sentit soutenu par une main invisible, et se relevant aussitôt sans le moindre mal, il continua son sermon. Nous pourrions citer ici une foule d'autres traits de la protection du Seigneur. Nous les rapporterons plus à propos dans un autre endroit.

 

 

 


 

CHAPITRE 27.

AUTRES CONVERSIONS MERVEILLEUSES OPÉRÉES

PAR LES SOINS DU PÈRE PAUL.

 

   La conversion des âmes étant la merveille qui fait éclater davantage la puissance de Dieu et les charmes de sa bonté, le pieux lecteur apprendra sans doute avec intérêt quelques-unes des conversions admirables que la droite du Seigneur opéra par l'entremise de son serviteur.

   Dans l'une des missions qu'il donna à Orbetello, travaillant sans relâche à ravir les âmes au démon, un soir, après le sermon, deux heures environ après la retraite, on entendit du vacarme dans Ie quartier où se trouvait le régiment de Namur, un de ceux qui composaient la garnison d'Orbetello. A ce bruit, une foule de monde, tant bourgeois que militaires, accourt, et l'on voit un des soldats emporté par une force invisible. Aussitôt on envoie un sergent et quelques soldats chercher le père Paul qui dans ce moment prenait un peu de repos, après les grandes fatigues de la journée. Arrivé à la porte de la maison, le sergent se met à crier: «Père Paul, venez vite, hâtez-vous; il y a au quartier un soldat que le démon veut emporter». Le bon père s'élance à l'instant de son lit, et bien que d'abord il se sente saisi d'horreur, il court en toute hâte, avec le crucifix qu'il portait sur sa poitrine. Il arrive à la port de la caserne et voit de ses yeux le pauvre soldat tremblant, la figure blême et contrefaite, qui, entraîné par une puissance invisible, s'écriait: «Au secours! au secours! le démon m'emporte». S'étant convaincu qu'en effet le démon entraînait ce malheureux, il donne aussitôt, plein d'une foi vive, ses ordres à l'esprit malin, puis s'approchant du soldat : «Ne craignez pas, lui dit-il, je suis ici pour vous secourir ; il suffit que vous vous repentiez de vos péchés». En même temps, il s'attache à lui inspirer une grande confiance dans la miséricorde infinie de Dieu et les mérites de Jésus-Christ, il l'engage à faire de coeur des actes de contrition, en renonçant à tout commerce ou pacte avec le démon. Les assistants et surtout les soldats du quartier étaient dans la stupeur. Le père Paul continue avec intrépidité de commander à l'ennemi infernal qui cède enfin à sa voix et est contraint de prendre la fuite. Le malheureux soldat, après cette secousse effrayante, resta si défiguré, si tremblant et si abattu, qu'à peine il pouvait se tenir sur ses pieds; il semblait plus mort que vif. Le père Paul lui demanda alors s'il voyait encore le démon, et le soldat lui répondit que non. Comprenant en même temps pourquoi le démon avait cherché à l'entraîner dans l'enfer, il pensa au remède et demanda sur-le-champ à se confesser. Le bon père l'engagea à prendre courage et lui promit de l'entendre le lendemain; en attendant, pour le rassurer, il lui mit au cou son rosaire, et lui dit de n'avoir plus peur, qu'il avait endossé une armure puissante. Le lendemain, le soldat fut ponctuel au rendez-vous. Déjà le père Paul se mettait en devoir de le confesser, mais comme c'était un soldat français et que ne sachant pas l'italien, il ne pouvait s'exprimer convenablement, le père le conduisit à l'aumônier du régiment et le fit confesser pour l'enlever aux mains de l'ennemi et le réconcilier avec Dieu. On imagine assez quelle fut la joie de ce pauvre soldat. Toute sa vie, il fut reconnaissant de ce bienfait. Il témoigna comme il pouvait, sa reconnaissance, un jour qu'il rencontra à Rome un de nos religieux, le père Philippe du Saint-Sauveur, homme d'une piété et d'une candeur de moeurs fort remarquable : il dit à ce père d'un ton pénétré que c'était lui qui avait été délivré du démon par l'intervention du père Paul. Un événement si prodigieux fit une profonde impression sur les habitants d'Orbetello et accrut sensiblement le zèle pour la mission. Les pécheurs y accouraient en foule, mus par le désir de faire leur paix avec Dieu. C'est ainsi que la bonté divine secondait son serviteur qui travaillait si fidèlement pour sa gloire.

   Parmi les âmes qu'on regarde comme les plus égarées et les plus éloignées de la voie du repentir, on a coutume de ranger les brigands et les autres criminels qui vivent publiquement dans l'état du péché. Or, il semble que le Seigneur ait donné à son serviteur fidèle un talent particulier pour convertir cette classe de pécheurs. Il brûlait du désir de leur être utile et de les ramener dans la voie du salut, et un grand nombre d'entre eux, après l'avoir entendu, renoncèrent à leur vie de péché et de brigandage et revinrent à Dieu. Le bon missionnaire les traitait avec beaucoup de suavité et de douceur, et ces pauvres gens, gagnés par ses manières charitables, voulaient ensuite le suivre partout et semblaient ne pouvoir plus se séparer de lui. Ils l'escortaient dans ses voyages, et comme il marchait pieds nus, pour qu'il ne se blessât pas parmi les épines qui hérissaient quelquefois le chemin, ils descendaient de cheval, étendaient leurs manteaux sur le sol et l'obligeaient à passer dessus. C'est ce qu'ils firent, lorsque le père alla à Montiano, petit village de la Toscane, près de Grosseto. L'humble missionnaire faisait des difficultés, regardant comme une délicatesse ce qui paraissait une nécessité à d'autres; il ne put cependant refuser ces petits services, pour ne pas faire de peine à ces pauvres gens qui le considéraient et l'aimaient comme un père.

   On n'en finirait pas, si on voulait raconter en détail toutes les conversions que la grâce divine opéra par son moyen parmi les malfaiteurs. Nous en omettons un grand nombre pour ne rapporter que les plus signalées. Lorsqu'il donnait la mission à Rocca Albigna en Toscane, un certain seigneur le pria de mander auprès de lui un brigand fameux qui avait menacé de le tuer, pour l'engager à rentrer en lui-même. Il n'en fallait pas tant pour décider le père Paul à entreprendre une oeuvre de charité si conforme à ses inclinations. Il fait donc appeler cet homme malveillant, et un matin, pendant qu'il confessait à l'église, il le voit venir à lui, chargé de ses armes, très mal disposé, avec un air et un visage de brigand. «Eh bien! Lui dit cet audacieux, que me voulez-vous»? Le père Paul qui savait que la grossièreté et l'orgueil ne peuvent être vaincus plus efficacement que par la douceur et l'humilité, se prosterne à ses pieds, tenant en mains le crucifix : «Mon fils, lui dit-il, ce que je veux, c'est votre âme».... Ce peu de mots suffirent pour amollir ce coeur endurci et pour le déterminer à songer sérieusement à se convertir.

   Mais, parmi toutes les conversions de ce genre, il en est une surtout qui mérite d'être mentionnée spécialement; c'est celle d'un fameux chef de brigands. C'était en 1750. Le père Paul était occupé à donner la mission dans la ville de Camerino. Ses travaux, fécondés par une grâce particulière, y produisaient tout le fruit qu'en attendaient le pieux évêque qui avait sollicité la mission et le peuple qui la recevait. Un chef de contrebandiers qui s'appelait le caporal Horace, et qui, outre le délit de fraude, avait commis plusieurs meurtres, se trouvait alors dans cette ville en compagnie de plusieurs autres fraudeurs de sa suite qui ne le quittaient jamais. Comme cet homme avait toujours une escorte de gens armés et que, s'étant rencontré plusieurs fois avec les douaniers, il en avait tué plusieurs, il s'était rendu redoutable à tout le monde, et les douaniers eux-mêmes fuyaient son approche. Son audace et sa témérité croissaient donc de jour en jour. Il en vint au point d'ouvrir dans la ville un magasin où il tenait et vendait publiquement des marchandises fraudées. Mais la divine bonté attendait ce grand pécheur, cette nature si perverse, parce qu'elle voulait user d'une miséricorde spéciale envers lui pendant la mission du serviteur de Dieu. Il se mit à assister aux exercices, sans trop savoir pour quel motif. Le zélé missionnaire, averti de sa présence, commença de son côté à avoir l'oeil sur lui, désirant extrêmement de le convertir, lui et ses complices. Il prit secrètement des renseignements et alla à la recherche de cette brebis perdue. Aux menaces terribles, aux tendres exhortations du ministre du Seigneur, le malheureux pécheur commença à s'émouvoir et à reconnaître le déplorable état de son âme, et se voyant tout couvert de plaies hideuses, il songea à chercher un médecin; mais comme il n'avait pas encore cette volonté sincère qui est requise pour revenir à Dieu, il alla se mettre entre les mains d'un confesseur qui n'avait certainement pas ou la science ou le zèle nécessaire pour bien exercer son ministère. A peine Paul eut-il appris cette nouvelle que, percé de douleur, il dit dans l'amertume de son âme : «Oh! pour le coup, il n'y a plus guère d'espoir qu'il se convertisse! L'absolution qu'il a reçue va lui endormir de plus en plus la conscience». Cependant, se souvenant que la charité espère tout, Paul trouva dans son zèle de quoi ranimer sa confiance; il réfléchit, et puis il résolut de faire appeler ce pécheur public par l'entremise d'un gentilhomme honorable. A son arrivée, il le tira à l'écart et lui parlant avec toute la douceur et la charité possible, il lui mit sous les yeux sa vie criminelle, afin qu'il en conçut une juste horreur. Horace ne disconvint pas de ses méfaits, mais il répondit: «Tout cela est très vrai, mais je me suis confessé». C'est bien, répliqua aussitôt le père Paul ; mais votre bon propos, où est-il, puisque vous continuez votre commerce de contrebande et que l'occasion est toujours là? Mais quoi! Lui dit alors le contrebandier, le confesseur n'avait-il pas le pouvoir de m'absoudre»? Le père Paul, pour le désabuser, lui répondit sagement en ce peu de mots : «Et la disposition nécessaire, où était-elle»? Ce fut un trait de lumière pour le pauvre pécheur; il résolut de se confesser de nouveau au père Paul, et de fait, il se confessa au bon missionnaire avec de vifs sentiments de componction et avec la ferme résolution de faire tout ce qui était nécessaire dans sa position. Ses complices en firent autant. On se figure quelle dut être la joie du serviteur de Dieu, en voyant à ses pieds une âme qu'il avait tant cherchée, et avec quelle charité il travailla à la réconcilier avec Dieu. Il ne s'en tint pas là. Pour le garantir désormais du danger de la rechute, il adressa une supplique au souverain pontife, Benoît XIV, par l'entremise du cardinal Annibal

Albani, son dévoué protecteur, et il obtint le pardon et la grâce du malfaiteur. La réponse ne se fit pas attendre. Le vénérable père lui-même, qui, après la mission, avait dû donner les exercices dans un monastère de la ville, put la lui présenter. Le pauvre homme fut très consolé, ainsi que ses complices, de l'amnistie qu'il devait à la charité du père Paul. Il se retira dans sa maison, où il vécut ensuite chrétiennement et finit ses jours en paix, en 1765.

   Les travaux du père Paul étaient immenses, mais immense aussi étaient les consolations dont le Seigneur le comblait souvent, en lui accordant de gagner çà et là des âmes perdues. Ce gain valait à ses yeux plus que tous les trésors. Lorsqu'il donnait la mission en Toscane, voyant quelle était la componction de ce bon peuple, il en éprouvait beaucoup de joie; mais d'un autre coté, son âme était dans l'angoisse, parce qu'il avait appris qu'il y avait là un pécheur scandaleux qui depuis longtemps vivait publiquement en concubinage. Le pauvre père ne savait comment faire cesser un si grand désordre, ni à quels remèdes recourir pour guérir une maladie opiniâtre qui les rend pour ainsi dire tous inutiles. Voilà pourtant qu'un jour, sans doute par une inspiration d'en haut, avant de monter en chaire, il prend le crucifix qu'il portait sur sa poitrine, et va trouver ce misérable pécheur dans sa maison même, comme pour le retirer du tombeau où il était enseveli. Celui-ci vient à sa rencontre tout armé et lui dit avec humeur et audace : «Eh bien! Que me voulez-vous»? Paul, tenant son crucifix à la main, lui répond tout enflammé de zèle : «Que vous chassiez cette femme de chez vous». Mais, mon père, ajouta ce pécheur, il n'y a pas là de mal». «C'est égal, répliqua le père Paul, congédiez-la, sinon j'aurai recours au grand duc». Dieu avait touché le coeur de ce pauvre pécheur; il commença à s'humilier et à parler au serviteur de Dieu d'un ton plus humble : «Et quand faut-il que je la congédie? Combien de temps me donnez-vous» ? «A l'instant même, et sans le moindre délai», répondit le père. Cet homme ne put résister au ton d'autorité avec lequel le missionnaire lui parlait au nom de Dieu : «Oui, mon père, je le ferai, lui dit-il; mais ensuite, me confesserez-vous»? «Oui, mon cher fils», lui répondit le serviteur de Dieu, prenant alors le ton d'un père plein de charité, «oui, je vous confesserai, je vous consolerai, et vous serez fort content». Le pécheur tint sa promesse; il chassa sa concubine, et de la sorte le mal fut tranché  dans sa racine, et un énorme scandale cessa d'affliger le public.

   Plusieurs manifestaient d'une manière visible leur repentir; au point qu'en entendant le serviteur de Dieu prêcher avec tant de zèle, ils ne pouvaient presque s'empêcher de confesser publiquement leurs péchés et de demander pardon de leurs scandales. C'est ainsi que plusieurs femmes qui avaient imité la pécheresse de l'Évangile dans ses désordres, l'imitèrent aussi en quelque sorte dans sa pénitence. Lorsque le père Paul donnait la mission à Montalte, il y avait là une femme qui avait fait beaucoup de mal dans le pays par ses dérèglements. Le scandale était si notoire que monseigneur l'évêque de Viterbe s'était vu contraint d'user de toute son autorité et de la punir sévèrement. Ce fut toutefois sans profit pour elle, car elle continua, la malheureuse, à vivre dans le péché. Le vénérable père ayant donc commencé à prêcher la pénitence, ce qu'il faisait toujours avec beaucoup de zèle, cette femme vint un soir au sermon et fut frappée au coeur, comme si les paroles du prédicateur eussent été des dards ou des traits enflammés. Sa componction fut si vive que, ne pouvant se contenir, elle se lève et, étendant les bras, elle demande publiquement pardon à haute voix des scandales qu'elle avait donnés dans le pays. L'auditoire, voyant cette pécheresse publique devenue une pénitente publique, fut saisi d'une émotion générale; c'étaient de tous côtés des sanglots et des larmes qui vinrent se mêler aux larmes de la pauvre pécheresse. La conversion de celle-ci fut aussi stable que sincère. Elle rompit tous les liens du démon, se consacra sans retour à Dieu, vécut d'une manière exemplaire tout le reste de sa vie et mourut dans les plus beaux sentiments de piété, après avoir souffert fort patiemment une très longue maladie.

   Une jeune fille de vingt dans, nommée Élisabeth, fit une chose semblable par un mouvement extraordinaire de repentir. La mission se donnait alors dans une autre localité. La père Paul faisait la méditation sur la passion de Jésus-Christ, lorsque tout à coup cette jeune fille, se dressant sur ses pieds, demanda à haute voix aux assistants pardon de ses scandales; elle se confessa ensuite au serviteur de Dieu et mena depuis une conduite fort exemplaire.

   Ce ne furent pas les seules qui donnèrent des témoignages publics de repentir. Il y eut, dans une paroisse du diocèse d'Acquapendente, une dame qui, en entendant le père Paul prêcher contre le scandale, comprit que vivre, comme elle faisait, selon les modes et les maximes du monde, violer les règles de la sainte modestie dans les vêtements et la parure, est une faute de grande conséquence pour le salut, et une très grande injure pour Dieu. Profondément frappée de cette vérité qu'annonçait le missionnaire, elle quitte la place où elle était assise, va se mettre au-devant de l'estrade, et se met à crier bien haut : «Je suis une femme déréglée dont la vanité a été un sujet de scandale». Après quoi elle demande pardon de la manière la plus touchante. A partir de ce moment, elle ne fut plus la même; elle commença une vie pieuse et édifiante dans laquelle elle eut le bonheur de persévérer jusqu'à la mort.

   Elle fut imitée dans sa conversion par une autre dame du même endroit, qui avait également besoin de réformer sa mise, jusque là peu chrétienne et même scandaleuse. Elle aussi se convertit sincèrement par suite des prédications du père Paul, et depuis elle vécut toujours si bien dans la piété, la retraite et la modestie, qu'elle répara parfaitement par ses bons exemples le tort qu'elle avait fait par ses désordres. Voici la manière dont s'y prenait le père Paul pour convertir les pécheurs, même les plus endurcis. Il commençait par les secouer avec beaucoup de force, il les épouvantait et les atterrait d'abord avec une voix de tonnerre; mais ensuite il les encourageait avec beaucoup d'affection et de douceur et les engageait à revenir à Jésus-Christ; il leur montrait combien le Fils de Dieu avait souffert par amour pour eux, et en leur mettant sous les yeux la tendresse et la charité de son coeur sacré, il les pénétrait de componction et leur arrachait bien souvent des larmes de repentir et d'amour. Après cela, allaient-ils se jeter à ses pieds pour se confesser? Il les traitait avec une bonté inexprimable. On eût dit une mère pleine de tendresse, qui accueille ses enfants pour soigner leurs blessures et les guérir des morsures mortelles de quelque serpent venimeux.

   Connaissant par expérience les avantages de cette méthode, le père ne manquait pas de l'inculquer aux autres, les engageant à user de beaucoup de douceur et de charité envers les pécheurs. Il avait coutume de dire que la douceur triomphe des coeurs les plus obstinés, au lieu que la dureté éloigne le repentir. A ce propos, il aimait à raconter un fait très instructif. Étant un jour occupé à confesser pendant une mission, un pauvre homme s'approche de lui et lui dit à l'oreille: «Père, confessez-moi ; il y a douze ans que je n'ai été à confesse». Le père Paul, comprenant le besoin de cette pauvre âme et désirant de la secourir au plus vite, lui dit d'attendre un peu et de le suivre à sa sortie du confessionnal. II confessa une autre personne et sortit immédiatement pour aller entendre ce pauvre homme. Le pénitent le suivit dans un endroit à l'écart, où le père se mit à l'entendre avec une extrême charité, et lui fit faire une confession générale qui le consola beaucoup. La confession terminée, le vénérable père, parfaitement sûr alors de la sincérité du pénitent, lui demanda pour quel motif il était resté si longtemps sans se confesser. L'autre lui répondit : «Sachez, père, que m'étant un jour présenté pour me confesser, le confesseur commença par me gronder fortement et puis me chassa en disant : «Allez-vous-en, vous êtes damné». Épouvanté et atterré par ces paroles, je n'ai plus osé m'approcher du confesseur». Le charitable père l'encouragea, l'aida, et après l'avoir absous, il le congédia fort content. Quelques années après, le serviteur de Dieu rencontra ce même pénitent. Dès que celui-ci l'eut aperçu, il descendit de cheval, courut lui baiser la main, et lui dit entre autres choses: «Sachez, père Paul, que depuis que je me suis confessé à vous, avec la grâce de Dieu, je lui ai été fidèle, et je ne suis plus jamais retombé dans le péché». Voilà comment cet homme était revenu à Dieu, gagné par les charmes de la charité.

   Ces manières douces et suaves que le père Paul estimait tant, voilà ce qui portait les malfaiteurs et les criminels à se confesser à lui, même hors le temps des missions. Ils se donnaient le mot les uns aux autres, s'en allaient trouver le bon père et revenaient d'auprès de lui, guéris de leurs maladies spirituelles et pleins de joie. Il y en eut qui l'arrêtèrent au milieu même des chemins, dans ses voyages, pour avoir le bonheur de se confesser à lui. Un jour que le serviteur de Dieu allait à Montemarano, village de la Toscane, il vint à passer par un bois. Ses compagnons le précédaient à quelque distance, lorsque tout à coup un brigand tout armé sort à l'improviste, se met sur son passage, et, le tirant à l'écart, lui dit d'entrer plus avant dans le bois. Le père éprouva d'abord quelque crainte, comme cela était naturel. L'ayant suivi quelques pas, il lui demande ce qu'il voulait. «Allons plus avant, répond le brigand, et il le tire en même temps par le bras. Pour le coup, le père Paul eut beaucoup plus peur, ne pouvant se douter à quoi cette scène allait aboutir. Toutefois il reprend courage et suit le brigand, et quand ils furent un peu plus loin, ce pauvre homme, que le vif désir de se confesser à lui avait engagé à prendre ces formes un peu rudes, change tout d'un coup de manière et de ton: «Père, lui dit-il d'une voix humble, confessez-moi». «Mais, mon frère, lui répond alors le père Paul, vous pouviez bien me dire cela tout de suite; restez donc ici, pendant que j'irai avertir mes compagnons». Il va en effet prier ses compagnons de l'attendre; puis, comme il en avait le pouvoir, il se met, dans le bois même, à entendre la confession du brigand. Il ne néglige aucune des précautions qu'un zèle éclairé réclame d'un véritable ministre du Seigneur, et parvient à ramener à Dieu cette âme égarée. C'est ainsi que par sa charité et sa douceur, le vénérable père arrachait un grand nombre de brebis aux dents du loup infernal.

   Dieu qui se complaisait dans les travaux et les pieuses industries de son ministre, ne se contentait pas de les bénir; il confirma et accrédita souvent sa parole par des prodiges. Quelquefois une voix miraculeuse pressait les pécheurs d'aller se confesser au père Paul. C'est ce qui eut lieu pour une pauvre âme dont je vais rapporter la conversion. Le serviteur de Dieu donnait la mission dans une certaine ville. Le matin de la communion générale, après avoir célébré la sainte messe, il rentre à la maison pour se reposer, car il n'avait pu le faire de toute la nuit précédente. Mais voici qu'à la porte de l'escalier, il trouve un homme qui l'attendait pour se confesser et il lui demande de vouloir bien lui accorder cette consolation. Le père, épuisé de fatigue, lui répond avec candeur que n'ayant pas dormi de la nuit, il avait besoin de reposer un peu la tête, mais que, s'il voulait aller à l'église, et s'adresser de sa part à quelqu'un de ses compagnons, il le confesserait: Cela dit, le père entre dans sa chambre. II y était à peine qu'il entend soudain une voix intérieure qui lui dit : «Va confesser ce pauvre homme». Le serviteur fidèle obéit immédiatement. Il appelle le pénitent, le confesse; après quoi, celui-ci lui dit que cette nuit-là même que le père avait passé sans dormir, il lui était apparu, et l'avait engagé à venir se confesser. « Mais comment cela est-il possible, lui dit le père Paul»? C'est ainsi, réplique le pénitent, vous m'avez dit: viens te confesser». Le serviteur de Dieu admira les jugements également insondables et miséricordieux du Très-Haut; il crut avec raison que cette apparition venait de son ange gardien qui avait voulu le seconder dans l'oeuvre si sainte et si divine de la conversion des âmes.

 

 


 

CHAPITRE 28.

PRODIGES ARRIVÉS PENDANT LES MISSIONS DU PÈRE PAUL.

SES PRÉDICTIONS.

 

   L'ennemi des âmes ne pouvait voir, sans un grand déplaisir, tout le bien que Paul faisait. Aussi mit-il toute sorte de moyens en oeuvre, afin d'empêcher le fruit des missions et de distraire ou d'intimider le peuple qui y concourait. Toutefois il ne put réussir dans ses mauvais desseins.

   Paul prêchait un jour sur la place publique d'Orbetello, lorsque deux jeunes buffles se détachèrent à l'improviste d'un chariot qui avait été décharger du bois au magasin militaire. Ils couraient furieux dans la rue qui mène à la grand'place où la population presque tout entière était réunie pour entendre le sermon. Quand on les vit venir de ce côté, la confusion et le trouble se mirent parmi les assistants, et ils commencèrent à fuir, l'un d'un côté, l'autre de l'autre. Le serviteur de Dieu sentit sur-le-champ que c'était une manoeuvre du démon, et voyant la consternation de son auditoire, il se mit à crier avec force que personne ne quittât sa place, parce que ce trouble n'était qu'un artifice du démon pour empêcher le fruit de la parole de Dieu. Il prit ensuite le crucifix en main, et se tournant du côté des buffles qui étaient sur le point d'entrer dans la place, plein de confiance en Dieu, il commanda avec empire à ces bêtes furieuses de rebrousser chemin. Aussitôt, comme s'ils eussent respecté la voix même du Créateur dans celle de son ministre, les buffles retournent sur leurs pas et s'engagent dans la rue de la boucherie qui conduisait à la porte de la ville. Le peuple fut ainsi préservé du danger, et le démon, trompé dans ses malignes tentatives.

   D'autres fois, l'ennemi infernal s'efforça de troubler le peuple, en suscitant des orages imprévus et en faisant tomber de grosses pluies. Le Bienheureux prêchait un jour à Sainte Flore, du haut d'une estrade qu'on avait dressée près de la porte de la grande église. Le peuple était rassemblé sur la place en plein air, ce qui n'offrait pas d'inconvénient, parce que la journée était calme. Mais voici qu'au moment où on y pensait le moins, commence à tomber une forte pluie qui disperse tout le peuple et l'oblige à chercher un refuge, soit dans l'église, soit sous le portique, partout enfin où il pouvait. Le serviteur de Dieu comprit que c'était une ruse du démon. Il recourut avec une grande confiance, selon sa coutume, au saint crucifix, le prit dévotement entre les mains, et le tenant élevé au-dessus de l'estrade, il exhorta vivement ceux qui étaient demeurés sur la place à ne pas bouger, et ceux qui s'étaient enfuis, à revenir sans crainte d'être mouillés. La pluie en effet cessa instantanément, et ce qu'il y a de plus admirable, c'est que ni le missionnaire, ni aucun de ceux qui étaient restés en plein air ne furent nullement mouillés, bien qu il fût tombé une pluie abondante.

    Il prêchait un autre jour, aussi sur la place publique et dans le même lieu. Le démon essaya de nouveau de le troubler par ses artifices accoutumés. Bien que le jour fût pur et serein, tout d'un coup on entendit le tonnerre retentir d'une manière épouvantable ; le ciel se couvrit de nuages, l'air s'obscurcit et la pluie menaçait de tomber en abondance. Le père Paul, armé de sa foi, cria aux assistants de ne pas craindre et de ne pas quitter leur place, parce que c'était là un effort de l'ennemi, jaloux de leur bien. On reconnut bientôt qu'il parlait par l'Esprit de Dieu et que le Seigneur était avec lui pour le défendre, lui et son cher peuple contre les attaques de l'enfer. La nuée se fondit en une pluie très épaisse, au point que tous les environs furent comme changés en un lac et que les campagnes furent toutes couvertes d'eau; mais sur la place où le peuple se trouvait avec le missionnaire, il n'en tomba pas une goutte. Touché d'une protection si bienveillante, le serviteur de Dieu se sentit enflammé d'une ferveur nouvelle; il saisit un fouet en disant qu'il voulait faire pénitence pour le peuple et apaiser la colère de Dieu irrité  par les ingratitudes et les péchés des hommes; puis, il se frappe lui-même avec tant de force que la discipline se rompt et qu'un des morceaux est lancé sur le toit d'une maison qui était à quelque distance, à une hauteur assez considérable. Le zélé missionnaire ne s'en tient pas là; mais saisissant la chaîne qu'il avait au cou, il renouvelle ses rigueurs sur lui-même, et il aurait continué à se frapper, si un prêtre ne fût monté sur l'estrade et ne lui eût arraché la chaîne de vive force. C'est ainsi que le père Paul confondait l'ennemi et cherchait à gagner les âmes que le démon s'efforçait de perdre par tout moyen.

   On fut de même préservé miraculeusement de la pluie à Satri. C'était précisément le jour où devait se donner la bénédiction papale. Le ciel s'obscurcit tout à coup et la pluie tomba en abondance aux alentours, excepté dans l'endroit où Paul prêchait et où le peuple était rassemblé pour l'entendre. Le même prodige se répéta dans plusieurs autres lieux où le père Paul faisait des missions. Le Seigneur dissipait les orages ou garantissait de la pluie le prédicateur et les auditeurs, afin que la mission pût continuer avec le calme et l'ordre nécessaires pour la faire réussir.

   D'autres signes encore marquèrent les travaux du père Paul comme d'un sceau divin, le Seigneur prenant plaisir à accréditer un homme qui exécutait si fidèlement ses desseins. Il arriva souvent que la voix du père Paul fût entendue de fort loin et à des distances où elle ne pouvait pas atteindre naturellement. Le fait eut lieu en particulier dans les missions de Castellazzo, qu'il fit étant encore jeune, et, depuis l'établissement de la congrégation, dans les missions de Tolfa et de Castellana, et encore dans l'île d'Elbe, où, donnant la mission dans un lieu appelé Poggio, il fut entendu à la distance d'environ cinq milles.

   Mais, laissons de côté les autres faits prodigieux et pour n'être pas trop long, bornons-nous au récit d'un seul qui mérite une mention spéciale. En 1738, le serviteur de Dieu donnait la mission à Piagaro, diocèse de la Pieve. Plusieurs fois, dans le cours de cette mission, mais surtout en la terminant, il dit ces paroles remarquables : «Il y en a plusieurs qui désirent tellement mon départ et la fin de cette mission, qu'il leur semble qu'elle a duré mille ans; mais je laisse quelqu'un qui fera la mission mieux que moi». En effet, la mission terminée, la bénédiction donnée, le père Paul partit pour aller en commencer de nouvelles dans d'autres localités du diocèse. A son départ, il fut accompagné d'une grande partie du peuple, l'autre partie resta dans l'église pour prier. Tout à coup, chose vraiment admirable, voilà un grand crucifix sculpté en bois, qui commence à répandre une sueur abondante, et cette sueur était couleur d'azur. A cette vue, ce ne fut qu'un cri de surprise et d'étonnement parmi les assistants. Ils considèrent attentivement cette sueur et la voient découler par ruisseaux de la sainte image. Se rappelant alors les paroles du serviteur de Dieu, pendant que les prêtres essuient avec des linges cette sueur miraculeuse, plusieurs se mettent à courir après le vénérable missionnaire, et l'ayant joint, ils lui racontent ce qui venait d'arriver. Le père Paul se contenta de leur répondre : «Je le savais déjà». Il leur demanda ensuite de quelle couleur était la sueur. On lui répondit qu'elle était de couleur d'azur. «C'est un bon signe», répondit-il, et sans s'expliquer davantage, il poursuivit sa route comme un homme qui connaissait les vues du Seigneur dans ce prodige et ce qu'il attendait en retour de son peuple. Le peuple de Piagaro voyant avec quelle miséricorde le Seigneur l'appelait à la pénitence fit, par suite de ce miracle, ce qu'il n'avait pas fait pendant la mission, et ceux que n'avait point touchés le tonnerre des prédications, s'émurent à la vue d'un prodige si extraordinaire. On s'occupa depuis, comme il convenait, à rendre un culte spécial à cette image bénie. On construisit une nouvelle chapelle pour y placer le Christ miraculeux, et on y mit les inscriptions suivantes « Haec imago, patre Paulo de Cruce, e monte Argentario, sacram missionem peragente, spectante, et ingemiscente populo Plagarensi, ceruleo sudore manavit, anno 1738». «Cette image, pendant une mission que donnait le père Paul de la Croix du mont Argentario, a répandu une sueur de couleur d'azur, à la vue du peuple de Piagaro, attendri par ce miracle, en 1738».

   Du côté de l'épître, on lisait cette autre inscription:    «Admirandi sudoris monumentum, quaestores populi Plagarensis, stipe collatitia, et Antonius Pazzaglia, civis Callensis, sacerdos et ecclesiae Rector, consilio, industria, et pecunia, sacelli hujus,ornatum, anno 1738, fieri curavit». «Les magistrats de la ville de Piagaro ont fait élever ce monument, à l'aide de souscriptions, en mémoire de la sueur miraculeuse; et Antoine Pazzaglia, citoyen de Galles, prêtre et recteur de cette église, a consacré ses soins, son industrie et son argent à l'ornement de cette chapelle, en 1738».

   On donna sans doute d'autres nouvelles sur ce prodige au serviteur de Dieu, car voici ce qu'il mandait dans une de ses lettres : «Le fait arrivé à Civita Vecchia était déjà à ma connaissance». (De quel fait il est ici question, c'est ce que nous ignorons ; il est clair toutefois qu'il s'agit d'un fait miraculeux). Il est arrivé, continue le père Paul, quelque chose de non moins merveilleux dans une de nos missions dans l'Ombrie. Un Christ sculpté en relief a répandu une sueur abondante. On a dressé procès verbal du prodige et on l'a envoyé à Rome. Maintenant ce Christ est en grande vénération, à cause des miracles que Dieu a opérés par cette sainte image. C'est ce que je tiens d'une lettre datée de Saint-Ange, 28 juin 1749, et adressée au docteur Dominique Antoine Ercolani de Castellana. Ce sont les paroles du Bienheureux. Le peuple de Piagaro a toujours continué depuis à honorer ce Christ d'un culte spécial. Du reste sa seule vue invite à la componction et rappelle la mémoire du prodige. On y voit encore la trace des ruisseaux de sueur miraculeuse qui en découlèrent de la tête aux pieds. Moi-même, je m'en suis convaincu par mes propres yeux, pendant la mission qui eut lieu dans ce pays là, en 1777.

   Ainsi se vérifia la parole du père Paul, qu'après son départ, il y aurait une autre mission beaucoup plus efficace que la sienne, où les prodiges tiendraient lieu de prédication.

   Le Bienheureux prédit avec la même assurance et dans les termes les plus clairs, la fin malheureuse de certaines personnes qui, au lieu de profiter des visites de la divine Miséricorde, s'attiraient les redoutables châtiments de la justice par leur endurcissement. Lorsqu'il donnait la mission dans une certaine paroisse du diocèse de Monte Fiascone, un ecclésiastique qui entretenait des liaisons coupables vint se confesser à lui. On sut de la bouche même de cet ecclésiastique ce qui se passa dans cette confession. Étant tombé gravement malade, avant de recevoir le viatique, il demanda pardon vis-à-vis du Saint-Sacrement et en présence du clergé de l'endroit, tant aux présents qu'aux absents, du scandale qu'il avait donné; puis il ajouta: «Sachez tous que dans la dernière mission donnée au mois de mai, je me confessai au père Paul qui me refusa l'absolution. Je retournai vers lui en versant des larmes et je lui promis de quitter cette maison. II me dit alors : «Allez et sachez que si vous y mettez encore les pieds, avant la fin de juillet, vous serez cité au tribunal de Dieu». Je ne tardai pas à y aller comme auparavant, etc. Priez pour moi». C'est de la sorte qu'après avoir rendu un témoignage authentique à la prédiction du serviteur de Dieu, il alla au tribunal du souverain juge lui rendre compte de sa vie.

   Pendant que le père Paul donnait la mission dans une autre paroisse du même diocèse, il fut informé par le vicaire forain et par le curé, qu'un jeune ecclésiastique, d'un caractère léger, fréquentait une maison où étaient deux jeunes personnes avec qui il se permettait des familiarités inconvenantes. Le peuple pour ce motif, disait ouvertement que cette maison était la maison du murmure. Le serviteur de Dieu, désirant abolir ce scandale, parla avec bonté au scandaleux et lui prédit d'un ton ferme et assuré que s'il ne s'éloignait de cette maudite maison, il y mourrait d'une mort malheureuse. L'ecclésiastique étant d'une complexion robuste et d'une excellente santé, en fit des risées. Mais malheur à celui qui raille et méprise les avertissements des hommes de Dieu! Il est frappé, lorsqu'il y pense le moins. La prédiction du père Paul eut lieu à la fin de mai, et au mois d'octobre, pendant qu'il continuait ses missions dans la diocèse de Monte Fiascone, le curé alla le voir et lui apprit que le malheureux prêtre avait été frappé d'apoplexie dans la maison même du murmure, et qu'il était mort sur le coup, sans avoir même eu le temps de se confesser.

    Un autre prêtre fit une mort semblable au diocèse de Viterbe. En 1759, le père Paul donnait les exercices spirituels à ce peuple. Un jour, de retour à la maison, il témoigna une peine extrême, parce qu'il avait appris qu'un prêtre et sa famille se raillaient de lui, de sa congrégation et de ses sermons. Ce qui était encore pis, aucun d'eux n'assistait jamais aux saints exercices, et le peuple qui connaissait leur opposition et leur mauvais esprit, en était surpris et scandalisé. Le chagrin qu'en conçut le serviteur de Dieu, ne venait pas de l'injure faite à sa personne, mais du mépris de la parole de Dieu et de  l'obstacle qu'il voyait mettre au salut des âmes. Comme on en parlait en sa présence, tout à coup le serviteur de Dieu laissa échapper cette parole : «Ce prêtre mourra de mort subite, et cette famille sera ruinée». C'était une lumière divine qui le faisait parler de la sorte. Lé temps le fit bien voir; sa prédiction fut vérifiée de point en point. Le 7 mai 1764, au moment même où il se mettait à table pour dîner, ce prêtre fut frappé d'un accident qui le priva tout à fait de sentiment. A cette nouvelle funeste, l'archiprêtre, celui-là même qui a déposé de ce fait, accourut, mais à peine put-il lui donner l'Extrême-Onction per unicam Unctionem; le malade expira aussitôt, et la famille qui s'était unie à lui pour combattre la gloire de Dieu, commença à déchoir à dater de l'époque de la prédiction; elle alla de mal en pire, jusqu'à ce qu'enfin elle fût réduite à une extrême misère. C'est ainsi que pour notre instruction à tous, Dieu se venge du mépris qu'on fait de sa divine parole.

   En 1751, il faisait la mission dans la même paroisse, au diocèse de Viterbe, et toujours avec le même zèle. Or, il y avait là une vieille dame qui refusait opiniâtrement de pardonner une injure qu'une autre dame lui avait faite. Les pacificateurs qu'on a coutume de désigner dans chaque mission, employèrent toutes les ressources de leur charité pour engager cette dame à pardonner et à se réconcilier avec son ennemie; tout fut inutile. Son obstination ayant été connue du père Paul, son zèle ardent le porta à faire d'autres tentatives qui demeurèrent également sans succès. Cette dame, j'allais dire cette vipère, s'obstinait dans sa haine. Le serviteur de Dieu en ressentit une peine profonde, et prédit que sous peu Dieu l'aurait punie. Il en fut ainsi. La mission terminée, le père Paul quitta l'endroit, et peu de jours après, l'infortunée dame mourut subitement sans avoir pu recevoir les sacrements. On la trouva Morte dans sa maison. Son visage était si défiguré et si horrible que sa vue causait de l'épouvante.

   Nous pourrions rapporter ici plusieurs autres traits, également merveilleux ; nous nous en dispensons pour ne pas être trop long. Ceux que nous avons cités suffisent pour montrer combien le Seigneur agréait les travaux de son serviteur, puisqu'il les honorait de tels prodiges.

 

 


 

CHAPITRE 29.

MÉTHODE DU BIENHEUREUX DANS SES MISSIONS.

 

   Le vénérable père commençait par donner avis aux curés du jour de l'arrivée des missionnaires. Il leur écrivait à ce sujet des lettres pleines de respect et d'humilité qui respiraient en même temps le feu du zèle. Il partait avec ses compagnons à pieds nus; et arrivé à quelque distance du lieu de la mission, il envoyait en donner avis, pour que l'entrée eût lieu avec solennité, et qu'en mettant le pied dans la paroisse, il pût de suite annoncer au peuple la paix et le pardon. Cette entrée se faisait avec beaucoup de piété et d'ordre. Il commençait par faire connaître le but dé la mission, puis il faisait à l'église un sermon d'ouverture. Dans le cours de la mission, laissant de côté, les processions et autres cérémonies pieuses en usage chez certains missionnaires, et qu'il suivit quelque fois lui-même au commencement, il s'attachait principalement à instruire, à prêcher et à confesser. Il prescrivit deux catéchismes par jour : l'un, le matin de très bonne heure, pour ne pas empêcher les pauvres gens de la campagne, de gagner leur pain, et en même temps pour leur donner la nourriture si nécessaire de la parole divine. Ce premier catéchisme était employé à expliquer avec clarté, simplicité et onction les commandements du Décalogue. Il durait environ une heure. Après le dîner, avant le grand sermon, on faisait un second catéchisme d'environ une demi-heure, dans lequel on parlait des défauts les plus ordinaires des confessions, et on enseignait le moyen de se réconcilier avec Dieu ou de participer plus parfaitement aux fruits de ce sacrement. Ensuite, le père Paul montait sur l'estrade pour faire le sermon. Il s'y préparait non seulement par l'étude, mais encore, et surtout par, l'oraison. Avant de mettre le pied sur l'estrade, il avait coutume de visiter le Saint-Sacrement et de réciter là, à genoux, avec une foi vive, le symbole de saint Athanase, afin, par ce moyen de raviver sa foi et de prêcher selon l'avis de saint Paul : «Sicut ex Deo, coram Deo, in Christo» (2Co 2). Monté en chaire, il donnait au peuple quelque avis pratique, selon la lumière qu'il recevait du Seigneur, ou selon les besoins de ses auditeurs. Au commencement de son sermon, il observait les règles de l'éloquence sacrée; mais, entré en matière, il suivait l'impulsion de la grâce et se laissait conduire par l'Esprit de Dieu dont il discernait les mouvements avec facilité. Aussi, bien souvent sans perdre de vue le sujet principal, il faisait des digressions, et les effets admirables qui en étaient la suite, montraient bien que l'Esprit-Saint lui-même le dirigeait. Au témoignage d'un missionnaire qui fut souvent son compagnon, et ce témoignage pourrait être confirmé par tous ses auditeurs, sa diction était toujours pleine de feu et d'efficacité. Il s'élevait avec une grande puissance contre les vices, sans flatterie, sans respect humain. Son visage, pendant qu'il prêchait, paraissait tout enflammé. Ses reproches jetaient la terreur et l'épouvante dans l'âme de ses auditeurs. C'est à ce point qu'un brigand lui a dit plusieurs fois : «Père Paul, quand je vous vois sur l'estrade; je tremble de la tête aux pieds». Un officier supérieur qui s'était confessé à lui, lui disait aussi: «Père j'ai assisté à de sanglantes batailles, je me suis trouvé sous le canon, et je n'ai pas tremblé; mais vous, vous me faites trembler des pieds à la tête». Il prenait un tout autre ton vers la fin du sermon. Son âme et ses paroles ne respiraient plus alors que douceur et tendresse; il dilatait tellement les coeurs par la confiance et par l'amour, que les plus endurcis en étaient attendris, et que, touchés de componction, ils versaient des larmes abondantes.

   Après le sermon, il faisait la méditation sur la passion de Jésus-Christ, mais avec tant d'onction et de ferveur, avec tant d'amour et de compassion pour l'innocent Rédempteur, que tout l'auditoire, partageant ses sentiments, ne pouvait plus contenir ses pleurs. Tel était le don admirable qu'avait reçu ce saint missionnaire, pour faire connaître au monde l'amour crucifié. On pouvait donc dire que la prédiction du saint prophète Zacharie se vérifiait encore une fois : «In die illá magnus erit planctus in Jerusalem...et dicetur : quid sunt plagae istae in medio manuum tuarum»? (Za 12,2- 13,6). «En ce jour-là, Jérusalem retentira de gémissements... et l'on dira: Que signifient ces plaies au milieu de vos mains?

   Notre Bienheureux savait les grands avantages que procurent les oratoires de pénitence, en disposant les hommes à faire de bonnes et saintes confessions. C'est pourquoi il les faisait réunir dans quelque église, le soir, une demi-heure environ après l'Ave Maria. Là, un des missionnaires leur pro posait de la manière la plus convaincante les motifs de pénitence. Puis, les lumières étaient éteintes, et chacun avait la liberté d'offrir à Dieu un sacrifice de mortification pour l'expiation de ses péchés. Paul défendait rigoureusement qu'aucune femme n'approchât même de la porte de l'église; il voulait que pendant ce temps toutes restassent à la maison et priassent le Seigneur pour la conversion des pécheurs, en récitant cinq Pater et cinq Ave. La même chose se répétait cinq ou six fois dans le cours de la mission. Il faisait aussi sonner les cloches de toutes les paroisses, chaque soir, une heure après le coucher du soleil, pour engager tout le monde à prier la divine Miséricorde en faveur des pauvres pécheurs, et à dire cinq Pater et cinq Ave à cette fin en l'honneur des plaies sacrées de Jésus-Christ. On les sonnait d'une manière lugubre, afin d'avertir les pécheurs eux-mêmes qu'ils étaient morts devant Dieu et à la grâce. Mais, parce que de la sainteté et du bon exemple du clergé dépend d'ordinaire la sanctification des peuples, il faisait donner les exercices spirituels aux ecclésiastiques dans un lieu séparé et convenable. On les exhortait vivement à répondre à la sublimité de leur vocation. Cet office était ordinairement réservé au père Jean-Baptiste, son frère, qui s'en acquittait avec un grand fond de doctrine et de sagesse et avec un zèle admirable. Paul voulait que le reste du temps fût employé à entendre les confessions. Il y avait des heures pour les hommes et d'autres pour les femmes, le tout sagement distribué.

   Mais bien que le serviteur de Dieu multipliât les exercices et les pratiques, il ne faut pas croire qu'il ait négligé, dans sa méthode de mission, de prescrire cette discrétion si nécessaire pour conduire à bonne fin une entreprise quelconque, et particulièrement celles qui exigent de la fatigue. Il est vrai que, dans les premières années, il confessait même pendant la journée, avant le sermon; mais depuis, les forces commençant à lui manquer, il dut se modérer sur ce point. Il employait donc la matinée à entendre les confessions, il commençait de très bonne heure, et terminait vers midi. Il s'y remettait le soir, quand il pouvait, le sermon fini, après avoir pris quelques moments de repos, ou pour mieux dire, après s'être recueilli quelque temps pour recommander à Dieu le succès de la prédication.

   Tout le temps qui lui restait ensuite, il l'employait à donner audience à tous ceux qui recouraient à lui pour leurs besoins spirituels. Ces audiences le fatiguaient beaucoup, ce qui lui fit dire à son compagnon, qui depuis fut son confesseur: «Si je pouvais faire comme un certain missionnaire qui ne donnait audience qu'au confessionnal, il me semble que le reste ne serait qu'un jeu; mais il faut entendre ceux qui viennent: je sens que je ne puis m'y refuser». Le vénérable père n'exigeait pas non plus de ses enfants les travaux et les pénitences extrêmes qu'il s'imposait à lui-même, surtout dans les premiers temps. Il voulait, au contraire, qu'on usât des adoucissements marqués par le pape et qu'on suivit l'avis donné par Jésus-Christ à ses Apôtres : «Manducate quae apponuntur vobis». «Mangez ce qu'on vous présentera». (Lc 10,8). II ne permettait à cet égard aucune singularité, mais il exigeait que chacun se conformât à la pratique commune. Un jour, le père Marc-Aurèle du Saint-Sacrement lui ayant demandé ce qu'il ferait, si quelqu'un des nôtres voulait faire maigre en temps de mission, comme faisait un certain missionnaire de grande vertu et de grand renom : «Je lui interdirais les missions, répondit Paul, attendu que la règle est claire là-dessus; si les autres le font, leur règle ne leur prescrit rien à ce sujet, mais la notre, bien». Il ajouta: «En se réglant sur les prescriptions de la règle, on conserve l'humilité et la santé; dans le cas contraire, on risque de perdre l'une et l'autre». Aussi avait-il coutume de recommander à ceux qu'il envoyait en mission de prendre la réfection nécessaire. «Si le Seigneur, leur disait-il, trouvait bon de vous communiquer une force extraordinaire, vous resteriez plusieurs jours sans manger; mais puisqu'il ne vous fait pas cette grâce, il faut vous gouverner d'après la prudence, car les fatigues sont grandes». Il répétait assez souvent cette parole: «Honestavit illum in laboribus, et puis le Seigneur complevit labores illius », c'est-à-dire qu'il faut commencer par se rendre capable de travailler et qu'ensuite le Seigneur bénira notre travail. Pour lui, il prenait toujours peu d'aliments, même en mission, et au bout de quelques jours, la fatigue lui ôtait même tout à fait l'appétit, si bien qu'il ne mangeait plus qu'avec répugnance et effort. C'est ainsi qu'il croissait à tous égards en mérites et en perfection.

   Les missions duraient un temps convenable. Paul en déterminait la durée avec cette prudence qui sait discerner les besoins des peuples et le profit qu'ils retirent des exercices. Dès qu'elles étaient terminées, il partait aussitôt; mais il emportait avec lui une ardeur toujours égale pour le bien des âmes qu'il avait aidées dans le chemin de la perfection, et le Seigneur fit plusieurs fois des prodiges en faveur de ce zèle. Il avait terminé sa mission à Piombino par la bénédiction papale; il s'était ensuite embarqué au port, à la vue de tout le peuple, de plusieurs personnages distingués et en particulier du docteur Gherardini qui l'accompagnait avec d'autres; déjà l'embarcation, favorisée par le temps, était hors de vue, lorsque ce même Gherardini étant rentré immédiatement dans la ville, et se rendant chez un gentilhomme pour traiter d'affaires, voit sortir d'une chambre le père Paul. Étonné et comme hors de lui-même à cette vue, Gherardini voulut s'assurer de la vision : «Comment, père Paul, lui dit-il, c'est vous? Je vous ai accompagné au port, je vous ai vu partir au loin en mer, et maintenant je vous trouve ici»? «Silence, seigneur Gherardini, répondit le libre Paul, ne dites rien». Il ajouta qu'il était venu là miraculeusement pour un acte, de charité dont quelqu'un avait besoin.

 

 

 


 

CHAPITRE 30.

FONDATION DE LA RETRAITE DE SAINT-ANGE AU TERRITOIRE DE

VÉTRALLA, ET DE LA RETRAITE DE SAINT-EUTICE

AU TERRITOIRE DE SORIANO.

 

   C'est le propre des âmes qui ont une grande confiance, de tirer des grâces que le Seigneur leur accorde, un motif d'en espérer de nouvelles. C'est ainsi que le père Paul dilatait son coeur, à mesure que le Seigneur le favorisait et lui associait, en plus grand nombre, des hommes remplis de grâces et de vertus. Il ne laissait échapper aucune occasion favorable pour fonder de nouvelles retraites, espérant que Dieu lui enverrait d'autres sujets capables d'édifier par leur vie pénitente et de réveiller partout la dévotion envers Jésus-Christ crucifié, en prêchant les douleurs de sa passion et de sa mort. Cependant la Providence voulut que le vénérable père fût invité, en 1742, par monseigneur l'abbé évêque de Viterbe et de Toscanella, à venir donner une mission à Vétralla. Cette mission, bénie du ciel, produisit des fruits extraordinaires. Tous en furent extrêmement satisfaits. Témoins du grand bien qu'elle avait produit, les principaux habitants de Vétralla conçurent un vif désir d'avoir dans leur pays une retraite semblable à celle du mont Argentario, estimant qu'elle serait fort utile aux âmes. Le conseil général fut convoqué à cette fin, le 20 mai 1742, et l'un des principaux membres harangua les assistants en ces termes : «Chacun de vous, messieurs, sait à merveille le grand bien spirituel qu'a procuré à nos concitoyens la mission donnée en avril dernier par le célèbre missionnaire Paul de la Croix. Il n'est pas moins certain que nous retirerions plus d'avantage encore de son établissement à l'ermitage de Saint-Ange, si le père Paul se décide à y fonder une de ses retraites, comme il n'en a pas paru éloigné. Mû par ces considérations, je serais d'avis que messieurs les magistrats fissent connaître au père le voeu général de la cité, et prissent des mesures pour le déterminer à venir avec ses religieux dans cet ermitage». Tous applaudirent à cette proposition et votèrent à l'unanimité, au nombre de vingt-cinq. Les difficultés ne manquèrent pas, parce que toute bonne oeuvre a ses traverses; mais le père Paul, dont la confiance en Dieu était si vive, les combattit sans se décourager jamais; il déploya toute sa sollicitude pour terminer au plus tôt l'entreprise commencée pour la plus grande gloire de Dieu. C'est pourquoi il écrivit d'une manière pressante au chanoine dom Biagio Pieri, son grand ami, ecclésiastique fort, respectable et très estimé à Vétralla, sa patrie. «Votre Révérence, lui dit-il, doit se faire le promoteur de cette oeuvre pour la gloire de Dieu et dans l'intérêt spirituel de sa patrie et des lieux circonvoisins. Monsieur le chanoine, le moment est venu de montrer à Dieu que vous avez un coeur aimant, fort, constant et généreux pour surmonter toutes les attaques de l'ennemi armé contre cette entreprise. Oh! Si je pouvais vous parler de vive voix, vous entendriez Ies ineffables miséricordes que Dieu nous fait et les grandes choses que sa divine Majesté veut accomplir pour sa seule gloire! Et l'amante de la croix, soeur N..., que fait-elle? etc». Dans, une autre lettre, datée du 26 août 1742, il lui dit encore: «J'apprends de monsieur le gouverneur que les choses sont en bonne voie pour l'établissement de notre retraite, et ce n'est pas sans besoin. Ce n'est pas à moi qu'il écrit, mais à la mère Gertrude Salandri, qui m'en a donné avis et m'a prié d'adresser une supplique à la congrégation du bon gouvernement. Je le fais pour obéir, et j'envoie la supplique à une personne de qualité à Rome, pour qu'elle soit mise en bonne forme et présentée à la sacrée Congrégation».

   Non content de ces démarches, le serviteur de Dieu y ajouta toutes celles qu'il crut nécessaires dans sa prudence pour la réussite de l'affaire. Il écrivit à de hauts personnages, au cardinal Colonna de Sciarra et au cardinal Rezzonico. Le premier lui répondit dans les termes bienveillants que voici : «Je ne perds pas de vue la demande que je dois faire au cardinal Riviera pour la fondation de la retraite de Vétralla, et comme Son Eminence a beaucoup de zèle et qu'elle est remplie de bonté pour moi, je me flatte d'un prompt et heureux résultat. Veuillez contribuer à cette fin par vos prières, afin que cela réussisse selon la volonté de Dieu». Le second daigna de sou côté lui écrire, le 1 4 juillet 1742 : «Je suis très charmé d'apprendre par votre dernière lettre, que vous êtes dans la disposition d'accepter la retraite que vous offre la commune de Vétralla. Quand vous ne pourriez l'ouvrir qu'avec trois ou quatre sujets, ne l'abandonnez pas. J'espère que la divine Providence saura trouver moyen de la peupler. (Qu'on remarque les paroles de ce digne prélat, depuis Souverain Pontife : la retraite en question compte en effet aujourd'hui un grand nombre de religieux.) Ne craignez pas, continue Son Éminence, les oppositions de l'ennemi qui vous fait la guerre. .J'ai la confiance que vous parviendrez à les surmonter à sa confusion. Je ne néglige pas de prier le Seigneur qu'il vous donne force et courage. Je vous remercie de vos charitables prières, et je vous souhaite l'abondance des bénédictions célestes». Cette affaire fut promptement conclue, grâce à la protection de ces éminents prélats.

   Il est juste d'ajouter qu'on fut en partie redevable du succès à monsieur l'abbé comte Garagni de Turin, personnage très distingué et qui était fort aimé de Benoît XIV, de sainte mémoire. Déjà, dans d'autres circonstances, il avait secondé merveilleusement notre père, par son zèle et son crédit, dans le principe de la congrégation. C'est ce que nous avons eu soin de remarquer plus haut. Il employa de même tout son crédit pour la fondation de la retraite de Vétralla. Voici comment il répondait au père Paul dans une lettre du 12 octobre 1743 : «Je puis vous dire pour votre consolation qu'une large voie est ouverte à l'extension de votre congrégation. Ne cessez donc pas de prier et de faire prier; il semble que le Seigneur vous veuille dans plus d'un endroit, au voisinage de Rome».

   Toutes les autorisations requises ayant été obtenues, au mois de février 1744, on prit possession de l'ermitage de Saint Ange. C'était, dit-on, un ancien couvent de moines bénédictins. Ces solitudes avaient donc déjà été sanctifiées. La joie et la satisfaction rayonnaient sur tous les visages. La cérémonie de la prise de possession fut très pieuse et très touchante. Le père Paul, une corde au cou, une couronne d'épines sur la tête, se présenta avec ses compagnons à l'église collégiale de la ville. Ensuite il prit la croix, et, ayant entonné les litanies des saints, il se rendit processionnellement avec les autres religieux à la nouvelle retraite. Quand on y fut arrivé, un notaire public fit lecture de l'acte de possession, puis on chanta une messe solennelle au maître autel. Un ancien tableau, oeuvre d'un excellent artiste, se voyait sur cet autel. Comme il représente la mort du Sauveur sur la croix, mystère qui rappelle si bien l'idée du nouvel institut, sa vue semblait donner un nouvel élan à la piété. Aussi tous les assistants furent-ils très édifiés d'une cérémonie qui ne respirait que dévotion et recueillement. Le vénérable fondateur établit supérieur de cette maison le père Jean-Baptiste son frère, et il laissa avec lui quelques religieux. La pauvreté et la gêne où ils se trouvèrent; étaient bien grandes ; les bâtiments de l'ermitage étaient très petits et les provisions fort minces ; mais plus ils souffraient, plus la ferveur dont ils étaient animés leur inspirait de joie.

Cette retraite de Saint-Ange fit toujours depuis les délices du père Paul. C'est là qu'il prenait plaisir à se retirer pour jouir du recueillement et du silence. Elle présentait en effet une solitude très pieuse. Éloignée d'environ trois milles de toute habitation, et, située au milieu d'un bois, elle invitait à la prière et au recueillement, et favorisait les exercices de la vie religieuse.

   Dans le temps même qu'on traitait de la fondation de Saint-Ange, le père Paul fut prié d'en faire une autre près de l'église de Saint-Eutice, au territoire de Soriano, qui est un des beaux fiefs de l'illustre famille Albani. Voici comment le vénérable père en donna la nouvelle au chanoine Dom Biagio Pieri, son ami : «Son éminence Albani, lui dit-il, tient beaucoup à ce que nous allions sans retard à Soriano. A cet effet, il veut bien se charger de nous faire tout obtenir de Sa Sainteté. Il nous permet, pour ce motif, de différer jusqu'au mois de mai la mission de Nettuno, où se trouvera le cardinal Alexandre. Ces prélats ont singulièrement pris à coeur la fondation de Saint-Eutice. Il faut adorer les dispositions de la Providence. J'ai déjà les lettres du pape. Ayez la bonté de dire à sœur N... que le moment est venu de nous seconder, que je lui recommande beaucoup un grand ouvrier qui commence à avoir de l'inclination pour notre congrégation (il s'agit certainement de dom Thomas Struzzieri). Il serait un de nos plus excellents ouvriers. Oh! Combien je le désire! Qu'elle prie beaucoup, j'espère qu'elle sera exaucée. Je me recommande à elle, ainsi que mes compagnons et surtout ceux du mont Argentario. Ah! Par charité, qu'elle ne nous perde de vue ni jour ni nuit, et moins encore votre Révérence dans le saint sacrifice. Je termine en toute hâte. Tout à vous».

   Les deux cardinaux obtinrent tout ce qu'ils désiraient. A leur prière, Benoît XIV fit écrire par le cardinal Valenti au gouverneur de Soriano, le 11 décembre 1743 ; il fit aussi écrire à l'évêque de Castellana qui était alors monseigneur Varro. «Sa Sainteté, lui disait-on, ayant appris que le cardinal de Saint Clément avait placé dans l'église de Saint-Eutice, au territoire de Soriano, dépendant de votre diocèse d'Orte, quelques prêtres séculiers qui, après avoir fait beaucoup de bien dans les environs, ont du s'éloigner, elle a résolu, pour le bien spirituel des âmes, d'établir dans cet endroit d'autres prêtres qui font partie d'une nouvelle congrégation intitulée de la passion de Notre Seigneur. A cet effet, le pape a désiré entendre le cardinal de Saint Clément. Celui-ci l'a remercié, comme il devait, de cette attention sainte et paternelle. C'est pour y donner suite que je viens par l'ordre de Sa Sainteté informer votre Grandeur de ce qui a été résolu. Le pape a déclaré qu'il suppléait, en vertu de l'autorité apostolique, à tout consentement qu'on prétendrait nécessaire, et en particulier au consentement des religieux mendiants qui sont au voisinage.... Votre Grandeur devra donc user de son autorité pour ordonner, favoriser et établir cette sainte oeuvre, et donner ainsi une prompte exécution aux ordres de Sa Sainteté. Je lui souhaite toute sorte de prospérités.

   Son très-affectionné serviteur,

   Cardinal Valenti».

 

   La fondation de la retraite de Soriano eut donc lieu de cette sorte, à la satisfaction générale et au grand contentement de monseigneur l'évêque d'Orte. Il témoigna ses excellentes dispositions au vénérable fondateur par la lettre suivante:    «J'apprends avec un plaisir indicible par votre lettre que votre institut prospère de plus en plus pour la plus grande gloire de Dieu, et que déjà vous avez destiné quelques-uns de vos religieux pour la fondation de la nouvelle retraite de Saint-Eutice à Soriano. Je leur accorde bien volontiers le pouvoir de confesser, selon la demande de votre paternité; j'étends cette faculté aux cas réservés pour le père Marc-Aurèle. Je leur permets également de faire des catéchismes, certain comme je le suis, de leur piété et de leur doctrine, ainsi que de l'avantage spirituel qui résultera pour mes diocésains,de l'établissement de cette retraite. Pour moi, en particulier, je ne manquerai pas de les aider de mes prières. Je les unis de tout mon coeur aux vôtres, et je vous souhaite toutes les vraies consolations.

  Varro, évêque d'Orte».

 

   Depuis, il y eut à Soriano une mission qui réussit parfaitement. A la suite de cette mission, on prit possession de la nouvelle retraite, avec les cérémonies si pleines de piété et d'humilité que nous avons décrites plus haut. C'était en l'année 1744. Le vénérable père considérait cette nouvelle retraite comme un sanctuaire, à cause dé l'église de Saint-Eutice qui y est annexée. Les reliques du saint martyr qui y reposent distillent visiblement la manne. Pour qu'on y servît Dieu avec ferveur, et qu'on s'y dévouât avec une parfaite charité au service du prochain, il y établit pour recteur le père Marc-Aurèle dont nous avons déjà loué la rare vertu. Le Seigneur se plut à bénir cette fondation. L'illustre famille Albani a toujours eu depuis lors une bienveillance et une affection spéciale pour la pauvre congrégation, ne cessant de la combler de bienfaits. Dès que la fondation fut achevée, son excellence le prince Horace écrivit au père Paul pour lui témoigner son contentement et sa joie. Il s'exprimait ainsi : «Parmi les nombreuses obligations que j'ai contractées envers mes oncles cardinaux, je regarde comme une des plus importantes celle de m'avoir procuré le grand avantage de cette sainte mission, que votre Révérence a donnée dans ma terre de Soriano, mission qui a été si profitable à mes vassaux, et par suite l'établissement des religieux de votre institut si exemplaire dans la retraite de Saint-Eutice. Dès le principe, j'en ressentis une satisfaction singulière. Cette satisfaction s'accroît en ce moment sans mesure, quand je considère que je verrai sans tarder, grâce à leur zèle, se ranimer l'esprit de piété dans tous les environs. Je remercie du fond du coeur votre Révérence, d'avoir été le principal promoteur de ce bien. Je la remercie de m'avoir fourni tant de motifs d'estimer son mérite et celui de ses collègues, ce qui m'engage à les servir et à les assister en tout ce qui pourra dépendre de moi. Je me recommande beaucoup à vos saintes prières. J'y ai beaucoup de confiance.

  Votre dévoué serviteur».

Ainsi parlait ce pieux seigneur. Fasse le ciel que ces vassaux si chrétiens s'accomplissent de jour en jour pour la plus grande gloire de Dieu.

 

 

 


 

CHAPITRE 31.

FONDATION DE LA RETRAITE DE SAINTE-MARIE-DE-CORNIANO,

AU TERRITOIRE DE CECCANO, ET DE LA RETRAITE DE NOTRE-DAME

DES-DOULEURS, PRÈS DE TERRACINE.

 

   Les vertus du père Paul et de sa petite congrégation répandaient la bonne odeur de Jésus-Christ, grâce à la bonté divine. Excités par la renommée, le clergé et le peuple de Ceccano, au diocèse de Ferentino, conçurent un vif désir de posséder une retraite de la congrégation de la passion, et écrivirent d'une manière pressante à ce sujet au père Paul, en 1747. Ceccano est un fief de la noble famille Colonna. Notre pauvre congrégation doit à cette famille une éternelle reconnaissance pour les immenses bienfaits qu'elle en a reçus en tout temps, et particulièrement parce qu'elle a daigné nous permettre de fonder dans ses domaines les retraites de Ceccano, de Palliano, de Falvaterra et de Monte-Cavi et qu'elle nous a fait de grandes aumônes dans nos besoins. Le peuple de Ceccano ayant donc fait sa demande, le père Paul jugea qu'il devait accéder à ses désirs. En conséquence, il envoya le père Thomas du Côté de Jésus, depuis évêque de Todi, avec un autre religieux, le père Antoine de la Passion, pour traiter de cette affaire, et donner à cette occasion quelques missions dans plusieurs villages des environs: On fit les préparatifs les plus indispensables selon que le permettaient la brièveté du temps et la pauvreté de l'ermitage où devait se fonder la retraite; après quoi, au commencement de 1748, le père Paul se mit en route, malgré la saison, accompagné des religieux, ses enfants qui devaient habiter la nouvelle retraite. Il eut beaucoup à souffrir, comme on pense bien, dans un pareil voyage, allant toujours à pied, sans s'arrêter jamais, ni pour la pluie ni pour la neige. En chemin, une épine le blessa à la jambe d'une manière très sensible; mais le serviteur de Dieu, tout brûlant du désir d'achever cette oeuvre pour la gloire de son Maître, ne tint aucun compte de ses souffrances, et cherchait au contraire à adoucir les peines du voyage à ses compagnons par ses pieux discours. Quand ils furent près de Ceccano, une foule de peuple vint à leur rencontre et fit éclater sa joie et sa consolation par des vivat. Le père Paul fut reçu avec beaucoup de charité par l'abbé Angeletti, qu'on doit regarder comme le fondateur et le premier bienfaiteur de cette nouvelle retraite, et le jour du Saint Nom de Jésus, il se rendit avec monseigneur Borgia, évêque de Ferentino, à l'abbaye de Sainte -Marie-de-Corniano, qui avait été jadis habitée par des moines. Le peuple de Ceccano suivait, plein de joie. La prise solennelle de possession eut lieu, le 14 janvier 1748, avec le cérémonial accoutumé.

   Le jour même où l'on planta la croix à l'endroit choisi pour les nouvelles constructions, le Seigneur se plut à témoigner par un prodige, combien cette fondation lui était agréable. Après la cérémonie, un certain nombre de personnes qui y étaient venues, prirent une petite réfection. Elles avaient porté avec elles un petit vase de vin qui ne suffit pas pour toutes. Le père Paul en ayant été averti, dit avec assurance de faire circuler la coupe, parce que la Providence ne ferait pas défaut. On lui répondit qu'il ne s'y trouvait plus une goutte de vin et pour preuve, on mit le vase dessus dessous en sa présence et à la vue des assistants. Le vénérable`père, sans se déconcerter, répéta d'un ton plus assuré qu'on devait boire au vase et qu'on y trouverait du vin. Un des plus dociles approcha la coupe de ses lèvres, et y trouva effectivement du vin; il le dit aux autres qui avaient soif; tous alors voulurent boire, et il y en eut suffisamment pour tout le monde.

   C'est sous de tels auspices qu'on prit possession de la retraite de Sainte Marie- de-Corniano. Comme le Bienheureux ne perdait pas l'occasion d'unir plusieurs bonnes oeuvres ensemble, à peine eut-il fondé cette retraite, qu'il entreprit de donner les exercices spirituels au peuple de Ceccano; mais il dut les interrompre, parce qu'il fut attaqué d'une maladie qui l'obligea à garder le lit et à faire à la volonté de Dieu le sacrifice de ses bons désirs. Pendant que le père Paul s'occupait de cette fondation, le père Jean-Baptiste, son frère, qui était resté à la retraite de Saint-Ange, exhortait souvent ses religieux, pour qu'ils fissent des prières spéciales pour le père Paul. Il semble qu'il ait prévu en quelque manière la maladie du serviteur de Dieu. Lorsque celui-ci en fut remis et qu'il eut récupéré un peu de force, il se mit en route, le mieux qu'il put, pour retourner à la retraite de Saint-Ange. Il laissait pour supérieur de la nouvelle retraite le père Thomas Marie du Côté de Jésus. En passant par Rome, il alla baiser les pieds du souverain pontife Benoît XIV. Le pape apprenant la fondation de la nouvelle retraite, en témoigna beaucoup de satisfaction, à cause du bien qu'il en attendait pour les âmes. Pour juger de l'encouragement que reçut le père Paul du bienveillant accueil du vicaire de Jésus-Christ, il suffit de se rappeler cette foi vive qui lui faisait envisager la personne même de Jésus-Christ dans celle de son vicaire. L'approbation du pontife fut pour lui celle du Sauveur lui-même. Mais le Seigneur mêle toujours quelques gouttes d'amertume aux consolations qu'il accorde à ses serviteurs. C'est pour leur plus grand bien qu'il en use ainsi. Il permit donc qu'en sortant de l'audience du pape et en passant par l'antichambre, le père Paul apprît qu'il y avait là des personnes qui voulaient s'opposer à la fondation et qui, au moment même, allaient se présenter au Saint-Père. Il laissa toutefois à Dieu le soin de la retraite nouvelle, et, plein de confiance qu'il aurait protégé son oeuvre, il partit de Rome sans retard pour la retraite de Saint-Ange. Sa présence et les bonnes nouvelles qu'il apportait, comblèrent tous ses enfants de consolation, et leur donnèrent sujet de louer et de bénir toujours davantage la bonté divine. Le séjour du père Paul à Saint-Ange fut de courte durée. Il voulut partir pour la retraite de la Présentation au mont Argentario. II désirait revoir ses chers et bien-aimés fils et exciter cette communauté, la première de toutes, à une ferveur nouvelle dans l'accomplissement de l'observance. Son intention était aussi de faire choix de quelques religieux pour les conduire à Sainte Marie-du-Hêtre, près de la ville de Toscanella. On lui avait demandé un nouvel établissement pour cet endroit, comme nous le dirons sous peu.

   Nous disions plus haut que le père Paul, après la fondation de Ceccano, était enfin tombé malade, par suite du voyage et de la fatigue. Pendant que son indisposition le retenait à Ceccano, il reçut en présent une provision de pois que monseigneur Oldi, évêque de Terracine, adressait au père Thomas du Côté de Jésus, pour les pauvres religieux de la nouvelle communauté. Le père Thomas, occupé à donner une mission, était absent, en sorte que le père Paul fut dans la nécessité de répondre à l'envoi du bon évêque. II gardait encore le lit et se trouvait très faible. Lorsqu'il pensait à écrire au prélat, il éprouva un mouvement intérieur très pressant, et il entendit une voix qui lui disait : «Lève-toi et écris à l'évêque pour l'établissement d'une retraite». La pauvre nature répugnait à quitter le lit; mais Paul, accoutumé à discerner les impulsions de l'Esprit de Dieu d'avec les autres, reconnaissant que ce mouvement extraordinaire venait de Dieu, craignit, en différant, de résiste à sa volonté. Il se leva donc et se mit à écrire. Après avoir remercié le charitable évêque, il ajouta qu'il lui semblait que ce serait une chose fort glorieuse pour Dieu et fort utile aux âmes, si sa Grandeur daignait favoriser une fondation sur la montagne qui est au voisinage de la ville de Terracine.

   Il y avait autrefois, dit-on, sur cette montagne, un palais appartenant à l'empereur Sergius Galba. On y voit encore aujourd'hui des ruines qui attestent la magnificence et la somptuosité de cet édifice. La retraite a été bâtie sur les anciens murs du palais, et les souterrains sont intacts; on les fait servir à divers usages pour les besoins de la communauté. Ainsi, dans le lieu même où s'élevait jadis le palais d'un empereur païen, Dieu a voulu qu'on bâtit en son honneur une église à laquelle est joint un couvent de religieux pour louer jour et nuit la divine Bonté. Vingt-cinq ans auparavant, le Seigneur avait fait entrevoir cette fondation au père Paul. Il passait alors sur la côte que domine cette montagne, en compagnie du père Jean-Baptiste, et marchait recueilli et en silence. A la vue de cette montagne, le Seigneur lui fit entendre qu'il y aurait là plus tard une retraite de la congrégation, dont il lui avait déjà inspiré le dessein. C'est en exécution de cette volonté divine, que Paul proposa cette fondation à l'évêque. Le digne prélat accéda bien volontiers à cette ouverture. Après avoir fait inspecter les lieux, il lui répondit : «L'endroit que vous m'avez indiqué est tout à fait propre à votre dessein. Il est avantageux, on y trouve des matériaux, il y a du terrain pour le jardin, etc. Et moi, pour commencer, je vous donnerai en l'honneur des cinq plaies du Sauveur, cinq cents écus». Avec ce secours donné par l'excellent évêque, on put commencer à bâtir. De grandes difficultés survinrent; on fit une violente opposition à l'oeuvre de Dieu, comme nous dirons dans un autre chapitre. Le prélat, soutenu par sa confiance et sa force, ne perdit pas courage; mais il résista généreusement, et s'opposa comme un mur inébranlable pour la maison du Seigneur. Dans la suite, outre les cinq cents écus promis, il donna encore d'autres sommes considérables pour continuer les travaux. S'il n'eut pas la consolation d'en voir la fin, du moins il s'acquit de très grands mérites devant le Seigneur. Après sa mort, on lui donna pour successeur à l'évêché de Terracine, monseigneur Palombella, prélat très vertueux et très savant. Il joignit ses libéralités aux aumônes de la ville et des citoyens, et l'on mit la dernière main à la retraite. Le père Paul ayant donné les exercices spirituels au peuple de Terracine, prit possession de la nouvelle demeure, le 6 février 1752. La cérémonie fut pieuse et touchante. Elle excita une joie universelle dans la ville, dont les habitants se plurent à donner tant de preuves de leur charité, que les nouveaux religieux s'en ressentirent longtemps après. Monseigneur l'évêque fut aussi très satisfait. Membre de l'ordre des serviteurs de Marie, prélat d'une grande piété et d'un zèle vraiment apostolique, il se sentait doublement excité à propager, avec la dévotion aux douleurs de Marie, la dévotion à la passion de Jésus-Christ, qui est la source de tout bien et de toute grâce.

 

 

 


 

CHAPITRE 32.

FONDATION DE LA RETRAITE DE SAINTE-MARIE-DU-HÊTRE

SUR LE TERRITOIRE DE TOSCANELLA. FONDATION DE

SAINT-SOSIE ET D'AUTRES RETRAITES. FONDATION DE

LA RETRAITE DE LA SAINTE TRINITÉ SUR LE MONT ALBANO.

 

   Nous avons déjà dit que le père Paul, au retour de la fondation de Ceccano, et après avoir commencé à négocier celle de Terracine, avait pris quelques moments de repos à la retraite de Saint-Ange, et était parti ensuite pour le mont Argentario, afin de choisir quelques religieux pour la nouvelle retraite de Sainte-Marie-du-Hêtre, près de Toscanella. Cette bonne ville en avait fait la demande au pare Paul, et l'évêque à qui l'on avait demandé des renseignements, les donna dans les termes avantageux que voici : «Le père Paul, fondateur du nouvel institut des Clercs-Réguliers-déchaussés-du-Sauveur, parviendra sans aucun doute avec ses compagnons, à sanctifier cette localité (de la Sainte-Madone-du-Hêtre). Ils sont pleins de zèle pour la prédication et pour l'amendement des moeurs, extrêmement amis de la retraite et édifiants. C'est ce que je puis attester à votre Éminence pour avoir eu des relations avec eux, avoir entendu leurs prédications et leurs instructions, et m'être servi d'eux plusieurs fois pour donner la mission à Toscanella et dans d'autres paroisses de mon diocèse». Telles sont les informations que ce prélat adressait, le 11 septembre 1743, à la sacrée Congrégation, à l'occasion du nouvel établissement projeté.

   L'affaire se conclut par un motu proprio de Benoît XIV. Le vénérable père conduisit donc ses religieux. Ce fut encore un voyage de grandes souffrances pour lui. Parti du mont Argentario et arrivé à Montalte, lorsqu'il se mit en route le lendemain, il s'éleva une bise terrible qui lui donnait continuellement dans la figure. II n'en continua pas moins son voyage, mais quand il fut près de Toscanella, sa lassitude fut si grande, qu'il tomba presqu'évanoui de faiblesse et de souffrance. Entré dans la ville, il trouva que rien n'était prêt pour la fondation. Il ne s'affligea pas cependant de ce contretemps, mais confiant dans le Seigneur qui a promis de ne pas abandonner ceux qui espèrent en lui, il résolut d'y placer ses religieux. C'était le désir de l'évêque qui était alors à Toscanella. Ainsi, outre le mérite de sa grande confiance, il eut encore celui de l'obéissance. Mais ce fut au prix de bien des peines. Écoutons là-dessus le père Paul lui-même, écrivant au père Fulgence son intime, avec la simplicité et la candeur qui le caractérisaient. «Outre les incommodités corporelles, lui dit-il, j'ai été assailli dans ce voyage de tourments d'esprit horribles.... à part les contradictions. L'ouverture s'est faite hier. Elle a été très solennelle en ce qui nous concerne.... Nous n'avons pas encore fondé de retraite aussi pauvre que celle-ci, et pour moi, je n'ai point encore éprouvé de telles peines intérieures. Je ne suis pas exempt d'autres difficultés encore, mais quoi? Dieu le sait. Je veux espérer beaucoup. Les religieux sont contents, joyeux. J'espère qu'ils se rendront fort utiles au prochain». C'est ainsi que le serviteur de Dieu écrivait à la date du 8 février 1748. Dans cette même matinée, Dieu, qui voulait donner à ses serviteurs l'occasion de commencer par un grand acte de vertu, permit par une secrète disposition de sa providence, que le père Paul manquât pour ainsi dire de tout. II dit donc à ses enfants : «Ce matin, comme c'est un jour de jeûne, nous ne ferons qu'une petite collation ; pour le soir, Dieu y pourvoira». En effet, avant la nuit, une personne inconnue se présenta au monastère avec un panier de pain. Le père Paul qui avait des entrailles de charité surtout pour les jeunes gens, ordonna qu'on fît un bon potage, témoignant le plus vif intérêt pour ces jeunes gens qu'il avait amenés avec lui, et qui avaient grand besoin de manger. Comme ils n'avaient pas de couverts, ils lièrent, avec des bâtons et de petits morceaux de bois, des instruments grossiers tout à fait dans le goût de la plus stricte pauvreté, et prirent ainsi leur repas. Le lendemain matin, le père Paul les exhorta à se confier en Dieu sans hésitation. Il parut bien ensuite que si leur arrivée avait été connue d'une certaine dame de Pianzano, ils n'eussent pas manqué d'assistance. A peine avait-elle quitté le monastère, qu'une autre vint à l'église demandant à se confesser. Elle se confessa au père Dominique de la Conception, supérieur de la nouvelle retraite. Le lendemain, elle revint avec quelques mulets chargés de provisions. Ce fut tout à fait à propos; les pauvres religieux avaient vécu le jour précédent d'un peu de légumes que leur avait donnés l'ermite voisin. Jamais depuis lors, ils n'ont pas manqué du nécessaire; le Seigneur récompensa largement les privations qu'avaient souffertes le fondateur et ses religieux dans les commencements. Chacune des autres fondations coûta de même au Bienheureux beaucoup de soucis, de correspondances et de prières; mais le Seigneur lui donna la consolation de voir établies avant sa mort douze retraites peuplées de ses religieux.

   Pour ne pas entretenir longuement le lecteur de choses qui l'intéresseraient peu, et pour reprendre plus tôt le récit de la vie du vénérable serviteur de Dieu, nous glissons sur la fondation de la retraite de Saint-Sosie, près de Ceprano, qui eut lieu le 2 avril 1751, de la retraite de Sainte-Marie de Pugliano, près de Paillano, fondée le 23 novembre 1755, de la retraite de Saint-Joseph au mont Argentario, fondée en 1761, pour le noviciat, et bâtie dans un site plus sain que la première retraite de la Présentation. A cette occasion, l'homme de Dieu fit éclater d'une manière étonnante sa confiance dans le Seigneur. Nous passons également sous silence la fondation de la retraite de Notre-Dame-des-Douleurs près de la ville de Corneto, ouverte le 17 mars 1769. Le père Paul y consacra fort volontiers tous ses soins dans l'espoir que les bergers des environs et surtout ceux qui mènent leurs troupeaux dans le bois voisin, en auraient retiré de grands secours pour leur salut. Disons seulement quelque chose de la Fondation de la retraite de la Sainte-Trinité au mont Albano, vulgairement appelé Monte Cavi. Dans cette fondation, on vit se vérifier d'une manière remarquable ce passage du prophète Isaïe, où-il est dit que dans les lieux où habitaient auparavant les serpents, on verra verdoyer les roseaux et les joncs. In cubilibus, in quibus prius dracones habitabant, orietur viror calami et junci (Is 35,7). Le prophète veut dire que dans les lieux où régnait jadis le dragon infernal, où triomphaient l'idolâtrie et la superstition, Dieu a fait germer et fleurir un agréable parterre de plantes choisies, qui font les délices de sa divine majesté. En effet, sur cette même montagne, appelée aujourd'hui Monte Cavi, et anciennement le mont Albarlo, il y avait jadis un temple érigé en l'honneur de Jupiter Latius, temple très célèbre et fort vénéré de l'aveugle Gentilité. Là se célébraient les fameuses féries latines en l'honneur de Jupiter. Le temple était environné de bois consacrés aux divinités, et dès la plus haute antiquité, il était, ainsi que la montagne, l'objet d'un culte superstitieux, ou pour mieux dire, il était souillé par toute sorte de profanations; car c'est ainsi qu'on prétendait honorer cette absurde divinité. On lit même qu'on y sacrifiait anciennement des victimes humaines. Ainsi sur ce mont Albano, où l'on avait décerné tant d'honneurs au démon, où s'étaient commis tant de crimes, il plut à Dieu de faire élever un temple dédié à la Sainte Trinité, et une maison de retraite où des âmes religieuses se dévouent sans relâche au culte saint et sans tache de la Majesté divine. Cette solitude avait été habitée par les Trinitaires; mais ils durent l'abandonner, et le couvent demeura longtemps inhabité. Aussi n'était-il pas en fort bon état, lorsque le père Paul accepta la nouvelle fondation. Il l'accepta cependant très volontiers, parce qu'il désirait que ses religieux fissent en quelque sorte amende honorable à la très sainte Trinité par un sacrifice perpétuel de louanges.

   Les premiers religieux eurent certainement beaucoup à souffrir, à cause de l'humidité de la maison. Elle avait été restaurée, il est vrai, par la munificence de l'illustre famille Colonna, qui avait même bien voulu y ajouter un enclos assez considérable; mais elle était toute percée par les pluies et par les brouillards qui règnent presque toujours sur le mont Albano. D'un autre côté, la pauvreté y était extrême; et sauf une grande confiance en Dieu, on y manquait de tout.

   Le père Paul ne se trouva pas à cette fondation, mais il y était présent de coeur, et comme un tendre père, il compatissait à toutes les souffrances de ses pauvres enfants. Il se consolait pourtant parce que Dieu en était glorifié, et il les encourageait par des lettres pleines de charité. Nous croyons utile de rapporter ici ce qu'il écrivait au nouveau recteur : «Votre lettre du 20 de ce mois m'a été très agréable. Je dirai à votre Révérence que le récit qu'elle m'a fait de la fondation de cette retraite m'a rempli d'édification et de consolation. Je n'ai pu le lire sans verser des larmes. Hier au soir, je l'ai fait lire vers la fin du repas au réfectoire pour la consolation et l'édification de tous, et pour la plus grande gloire de Dieu. Les circonstances dans lesquelles cette fondation s'est faite et que vous me marquez, me font vivement espérer des suites heureuses. Je pense que la divine Majesté y sera grandement glorifiée. Quant aux incommodités que votre Révérence et sa bonne communauté ont à souffrir, tant pour la pauvreté que pour le reste, ce sont de riches présents que la divine Majesté vous fait. Elle veut que, semblables à des pierres précieuses, vous soyez plus profondément et plus fortement enchâssés dans l'anneau d'or de la charité. Elle veut que vous soyez des victimes, des holocaustes sacrifiés à la gloire du Très-Haut dans le feu sacré de la souffrance. Elle veut que, par ce sacrifice, vous répandiez toujours la suave odeur des vertus parmi les populations voisines et éloignées. Oh! J'espère que ces fondations faites en face de Rome, procureront beaucoup d'honneur à Dieu et d'avantage à la congrégation, et en particulier à votre Révérence qui porte tout le fardeau. Oh! Que de grâces et de dons Dieu vous prépare pour la vigilance et la sainte sollicitude que vous déploierez, afin que tout marche bien et que les religieux se maintiennent fervents, réguliers et saints coram Domino. Vous avez été informé, je suppose, qu'en acceptant cette fondation, j'ai mis cette condition qu'on ferait une aile de bâtiment pour nos cellules du côté le moins humide et le plus à l'abri du Sirocco; mais on a manqué de parole, et celui qui s'en était chargé qui en avait fait la promesse, a dit que le bienfaiteur sur lequel il comptait, était mort. Mais j'ai cette confiance en Dieu qu'il nous donnera le moyen de le faire. Dieu vous protégera contre le vent et le froid. Qu'on fasse de bon feu, et qu'on ne craigne rien, parce que nihil vobis nocebit. Je suis pressé. Je vous embrasse de coeur en Jésus-Christ. Orate multum pro nobis». Selon que le désirait et l'espérait le serviteur de Dieu, on a depuis ajouté une aile à la retraite du mont Albano, et on y a bâti une église plus grande et plus belle que l'ancienne, grâce à la piété et à la munificence de son Altesse Royale le cardinal duc d'Yorck, évêque de Frascati, qui a bien voulu la consacrer en personne. On peut ainsi appliquer à cet éminent prélat la parole du prophète royal : Domine, dilexi decorem dormus tuae. Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre demeure (Ps25, 8).

 

 

 


 

CHAPITRE 33.

DIFFICULTÉS SUSCITÉES CONTRE LES FONDATIONS

ET CONTRE LA CONGRÉGATION ENTIÈRE.

 

   La congrégation aurait été privée d'un des caractères qui signalent d'ordinaire les oeuvres de Dieu, si elle n'avait été traversée et combattue au point de voir son existence compromise. Grande fut l'opposition, et violente la tempête, mais grand aussi fut le secours du bras divin dans cette occasion. Il n'est pas sans intérêt de rapporter ici d'où vint cette grande tempête qui ne faillit pas seulement renverser les nouvelles fondations mais qui menaça d'étouffer au berceau la congrégation tout entière. Quelques personnes, mues par ce zèle qui n'est pas selon Dieu, commencèrent par décrier la conduite du père Paul et de ses religieux. Elles en vinrent jusqu'à présenter au souverain pontife Benoît XIV un mémoire où elles disaient entre autres choses : «N... N... (Nous supprimons les noms par égard pour ces personnes) signalent avec le plus profond respect à Votre Sainteté un désordre très grand, très important, capable non seulement de troubler les communautés religieuses, en y jetant des germes d'insubordination et d'indépendance, mais encore, ce qui est bien pis, de causer un grave scandale dans tout le monde catholique et de discréditer la hiérarchie ecclésiastique. Saint-Père, il y a danger pour la foi orthodoxe qui doit demeurer indéfectible jusqu'à la fin des siècles, lorsqu'on voit le loup se cacher sous la peau de brebis. Il est grandement à craindre que certains hommes, (les pères missionnaires de la passion de Jésus-Christ), ne soient de cette trempe. Ils croient tout pouvoir; ils se flattent de réussir dans leurs desseins à la faveur de leur nom ou plutôt à l'occasion d'une nouvelle devise, d'un nouveau blason qui représente un coeur percé de divers instruments de pénitente. Voulant par là se singulariser entre tous les autres ordres et instituts religieux, ils ont par ce privilège singulier fait naître la zizanie, suscité des troubles, inquiété, agité les peuples et les communautés.... Si c'est dans l'art de soulever des contestations, de dépouiller les pauvres séculiers de leurs biens, de ravir aux ordres mendiants les secours charitables des peuples, que consiste l'esprit des premiers fondateurs de la nouvelle congrégation des pères missionnaires de la passion de Jésus-Christ, sans nul doute, un peu plus tard, ils n'auront plus d'autre règle que la violence». Ainsi s'exprimaient les auteurs du mémoire.

   Le sage Pontife, entendant ces calomnies, députa une congrégation secrète de cardinaux, afin de mettre la vérité dans tout son jour et de fermer la bouche au mensonge. Il voulut qu'on examinât cette affaire et qu'on lui rendît un compte exact du caractère et du genre de vie des pères de la passion. Le résultat fut de le confirmer dans l'opinion qu'il avait déjà conçue, que l'esprit de la nouvelle congrégation étant d'une simplicité tout évangélique, et son genre de vie, pénitent, exemplaire, et entièrement conforme à l'évangile. L'excellent Pontife en fut heureux et en témoigna toute sa satisfaction, comme un des cardinaux députés le confia au père Paul. Depuis lors le Saint-Père s'est montré de plus en plus bienveillant pour le père Paul et la congrégation. Il lui accorda beaucoup de grâces et de faveurs, et l'eut en grande estime, comme nous le dirons ailleurs, et comme on peut déjà le voir par la lettre que le cardinal Charles Rezzonico, depuis Souverain Pontife, écrivit au serviteur de Dieu. «J'ai communiqué au pape les sentiments exprimés dans votre lettre, lui dit-il; Sa Sainteté vous en remercie. Elle a appris avec peine que vous étiez malade et vous souhaite sincèrement une prompte et parfaite guérison, car il lui serait agréable que vous fussiez en état de réaliser ce que vous méditez. Votre zèle et votre piété insignes font que je m'intéresse aussi beaucoup à votre conservation, ainsi qu'à l'affermissement et à la Prospérité de votre institut».

   La tempête qui menaçait, sinon de ruiner, au moins d'entraver l'oeuvre de Dieu, ne se calma pas de si tôt. Le vénérable fondateur en souffrit beaucoup; mais plus les contrariétés étaient grandes, plus il se montrait serein et tranquille dans son abandon à Dieu. Parlant à ses religieux, dans le temps de la récréation, de la bourrasque soulevée contre eux, il disait tout transporté de joie : «II arrive souvent que la foudre éclate et qu'en frappant le sommet dépouillé d'une montagne, elle découvre une mine d'or. Vous verrez que le coup de foudre découvrira cette mine pour nous. Le Seigneur fera sortir un grand bien de cette épreuve».

   Plein de confiance et soumis à la volonté de Dieu, il souffrit en paix la peine que lui causaient les mauvaises nouvelles qu'il recevait incessamment, et la nécessité de répondre à une foule de lettres et de prendre les mesures réclamées par la prudence chrétienne. Voici en quels termes il s'ouvrait là-dessus au père Fulgence de Jésus, cet excellent religieux dont le père Paul ne rappelait jamais le souvenir qu'avec un pieux attendrissement: «Nos affaires, lui écrivait-il, vont à l'ordinaire, la tempête gronde toujours, mais nous aurons la victoire par Jésus-Christ. Ce ne sera cependant pas sans souffrir de grandes disgrâces, ni sans avoir vu de nos yeux tout culbuter pour ainsi dire. Continuons à prier. Maintenant, pour venir à nous-mêmes: ou notre grand Dieu ne veut pas notre congrégation dans l'Eglise, et c'est ce que je ne puis croire, au moins, dans le fond du coeur; ou bien sa divine Majesté veut faire de grandes choses... Sachez, mon très cher père, que déjà les monitoires ont été présentés, avec ordre de renverser les constructions de la retraite de Ceccano, et avec interdiction des autres retraites de ce pays. On a obtenu tout cela de la sacrée Congrégation. Votre Révérence croit-elle que nous aurons la victoire? Mais auparavant nous aurons à souffrir de grandes peines. Je me trouve au milieu d'une mer agitée par la tempête, je vous le dis en secret, coeur à coeur; je suis désolé au dedans et au dehors, foulé aux pieds d'une manière horrible par les démons, au point qu'il me semble ne plus avoir ni foi, ni espérance, ni charité. Oh! Dans quel état je me trouve! Mais personne ne le sait, ni ne s'en aperçoit».

   Il écrivait encore au même père: «Nos affaires sont toujours en litige et ballottées terriblement. Nous avons été cités, mais nous n'aurions pas procédé, parce que les pauvres ne procèdent pas : ce sont les communautés. Le démon a toujours l'oeil ouvert pour trouver moyen de ruiner l'oeuvre.... Recommandez-moi beaucoup à Dieu ainsi que toute la congrégation. Les besoins sont extrêmes, surtout les miens. J'ai la certitude que la  ongrégation fera des progrès, quand je serai sous terre».

   L'opposition allant toujours croissant, le Bienheureux écrivait avec la même confiance au père Fulgence : «Nos disgrâces continuent en ce qui concerne l'affaire des retraites. Je ne sais quelle issue elle aura. Les autres espèrent triompher, et je le crois aussi; mais les orages ou pour mieux dire, l'horrible nuit pleine de tempêtes ne me laisse voir ni Ie soleil ni même un coin du ciel serein. Deo gratias».

   Enfin, il plut au Seigneur de consoler son serviteur. Il écrivit donc de nouveau à ce même père : «La partie adverse a demandé un sursis à la congrégation. Celle-ci a répondu à cette demande, en prononçant l'ajournement de l'expédition du bref pour la généralité des fondations faites avec le seul consentement des ordinaires. Quant aux retraites de Ceccano, de Terracine, etc, ainsi que pour la retraite de Palliano, elle a décrété ad mentem, c'est-à-dire que nous en aurions la paisible possession, moyennant l'avis et l'information des évêques. Il s'est passé de grandes choses à cette occasion. On nous persécute vivement, et les persécutions cachées sont les plus pénibles; mais je crois qu'il y a eu partout bonne intention. J'ai eu et j'ai encore l'occasion d'avaler une goutte du calice de mon Sauveur, et si je ne regardais pas tout dans le bon plaisir de Dieu, la nature se briserait comme le verre, car je ne suis que fragilité et faiblesse. Demain je pars pour Rome, content comme si j'étais porteur d'une grande bulle de privilèges pour toutes les fondations du monde, car j'ai une vive confiance que celui qui a commencé l'oeuvre l'achèvera. Qui caepit opus, ipse perficiet». Ainsi écrivait le père Paul. Ses discours respiraient la même résignation à la sainte volonté de Dieu. Il parlait de ses contradicteurs avec un coeur enflammé de charité ; sa coutume, quand il causait sur ce sujet, était de dire : «Agimus tibi gratias, Seigneur, nous vous rendons grâces » ou bien il répétait cette parole de l'Ecriture qui lui était familière : «Benedictio, et claritas, et gratiarum actio, honneur, et gloire, et actions de grâces à Dieu». Le Seigneur, pour le récompenser de sa confiance et de ses souffrances, lui accorda une victoire complète. Il obtint la possession paisible de la retraite de Ceccano, avec la faculté de poursuivre les fondations de Paillano et  de Terracine, nonobstant toute opposition.

   Pendant qu'on traitait ces questions à Rome et que des gens peu affectionnés au père Paul parlaient de lui et de sa congrégation sans nul égard, lui, fidèle imitateur du grand apôtre dont il portait le nom, s'appliquait au ministère apostolique sans se laisser troubler ni par la gloire, ni par les humiliations, ni par la calomnie, ni par l'estime. Il donna en ce temps plusieurs missions, entre autres à Corneto, à Camerino, et finalement à Rome, où il fut invité à prêcher pour l'ouverture de l'année sainte, dans l'église de Saint Jean-des-Florentins. Pendant les loisirs que lui laissent les missions, il se tenait au monastère, encourageant les siens par de saints discours, les animant à s'abandonner entièrement à la sainte volonté de Dieu, les exhortant à prier pour leurs persécuteurs, et se préparant lui-même à de nouvelles épreuves.

   Un soir, après la méditation, dans un moment où plusieurs de ces épreuves se présentaient en même temps à sa pensée, il se montra plus joyeux et plus gai que de coutume, et dit à ses religieux, au moment où ils allaient prendre leur réfection: «Sachez que la congrégation subit maintenant une grande crise». Puis, il ajouta : «Facta est persecutio magna in Ecclesia. Une grande persécution a lieu dans l'Eglise». Il répéta cette parole plusieurs fois, disant qu'il ne pouvait s'expliquer davantage. On vit ensuite par quelle lumière le serviteur de Dieu avait parlé de la sorte. Plusieurs sujets de la congrégation, après avoir été formés avec tant de soin et promus au sacerdoce, se dégoûtèrent de la vie solitaire et pénitente et tournèrent le dos au bon père. Celui-ci n'avait qu'un certain nombre de titres d'ordination ; il ne pouvait même en faire usage sans les lettres dimissoriales des ordinaires, qui parfois ne les accordaient que difficilement. II dut par conséquent être fort sensible à la perte de ces sujets. A en juger humainement, c'était jusqu'à un certain point Ie renversement de la congrégation. Aussi le vénérable père ne put-il s'empêcher d'en être très affligé. Pour prévenir le désastre imminent, il chercha à éclairer ceux qui se mettaient hors du chemin, mais voyant toutes ses charitables représentations inutiles, il souffrit tout avec une sublime résignation, répétant souvent: «Omnis plantatio, quam non plantavit Pater meus coetestis, eradicabitur. Tout ce que la main de mon Père céleste n'aura point planté, sera déraciné».

 

 


 

CHAPITRE 34.

VISITES DU PÈRE PAUL AUX RETRAITES DÉJÀ FONDÉES.

 

   Il est difficile de fonder; il n'est pas moins difficile de conserver et de perfectionner ce qui a été heureusement commencé. Que de fois en effet n'a-t-on pas vu les meilleurs commencements avoir une fin déplorable par suite de quelque négligence? Le père Paul redoutait extrêmement les péchés d'omission. Sa conviction était qu'un grand nombre de ceux qui sont élevés en dignité, se damnent misérablement pour ces sortes de péchés. Aussi ne négligeait-il pas d'aller inspecter avec tout le soin possible les nouvelles retraites. Semblable à un jardinier attentif, il observait les nouvelles plantations qu'il avait faites au prix de tant de travaux, pour voir comment elles germaient et fleurissaient dans les parvis de la maison du Seigneur. Il visitait les retraites tant du patrimoine de saint Pierre que de la Campagne romaine, quand celles-ci eurent été fondées; et, sans nul égard pour la fatigue, il s'y rendait en personne, afin d'y établir toujours plus solidement le bon ordre et la discipline régulière. Les vues saintes dont il était animé furent souvent récompensées par de grandes consolations. Pendant le voyage, il était continuellement recueilli, et goûtait les délices divines. Quelquefois on voyait à certains signes plus sensibles combien son âme était unie à Dieu pendant que le corps marchait, et comment, par ses douces communications avec lui, il puisait en abondance à la source de la vie, de la sagesse et de l'amour. Se rendant un jour à la retraite de Saint-Eutice, lorsqu'il fut dans les champs de Gallesse, il se retourna vers son compagnon et se mit à lui dire : «A qui appartiennent ces campagnes»? Son compagnon lui répondit que c'étaient les champs de Gallesse. Paul, élevant la voix : «A qui appartiennent ces campagnes, vous dis-je»? L'autre ne comprit pas encore cette fois le sens de sa demande. Quelques pas plus loin, Paul se tourne de nouveau vers lui; il avait un visage éclatant comme le soleil : «A qui appartiennent ces campagnes»?.... Ah! Vous ne comprenez pas? Elles appartiennent à notre grand Dieu». A ces mots, transporté d'amour, il fait un bond de six à huit pas. Son compagnon ne fut pas moins surpris qu'édifié du fait.

   Une autre fois, il allait de Terracine à Ceccano ; arrivé au bois de Fossanova, il alla visiter l'église du monastère, où mourut l'angélique docteur saint Thomas; puis, s'étant engagé dans un sentier, il se mit à dire avec une ardeur extraordinaire à son compagnon: «Ah! N'entendez-vous pas que ces arbres, que ces feuilles nous crient: amour de Dieu, aimez Dieu»! Là dessus, il lui dit de le précéder; cependant l'amour divin l'enflamme tellement que, lorsque son compagnon s'arrêta pour le considérer, il vit son visage resplendissant comme le soleil. Ce spectacle était une exhortation des plus efficaces à l'amour de Dieu. Son compagnon en ressentit une consolation extraordinaire. Le Bienheureux marchait en lui répétant: «Et comment n'aimeriez-vous pas Dieu! Et comment n'aimeriez-vous pas Dieu»! Comme s'il avait voulu par ces paroles jeter des charbons ardents dans le coeur de son compagnon et y allumer un vaste incendie.

   Comme le propre de l'amour est de vouloir que tout le monde soit épris du Bien-Aimé, Paul, ayant repris la voie romaine, disait à tous ceux qu'il rencontrait : «Mes frères, aimez Dieu! Aimez Dieu, qui mérite tant d'être aimé! Ne voyez-vous pas que les feuilles mêmes des arbres vous disent d'aimer Dieu? O amour de Dieu! Ô amour de Dieu»! Et ces paroles, il les proférait avec tant d'ardeur et de vivacité que son compagnon et les étrangers mêmes en étaient tout extasiés. Plusieurs ne purent retenir leurs larmes et se mirent à sangloter. C'est ainsi que, par ses célestes consolations, le Seigneur donnait au père Paul, dès l'exil même de cette vie, un avant-goût de la récompense qu'il réservait à ses travaux.

   A son arrivée dans les monastères, le bon père éprouvait la plus douce satisfaction, en voyant que les religieux, contents dans leur grande pauvreté, servaient le Seigneur dans la simplicité et la joie de leur coeur. Il était d'autant plus heureux, qu'il voyait mieux avec quel soin la bonne Providence les soutenait, dans les années même les plus calamiteuses. Plus d'une fois en effet ce soin parut tenir du prodige. Le père Paul faisait la visite de Sainte Marie-de-Corniano, près de Ceccano, où le père Thomas Struzzeri du Côté de Jésus était alors recteur. Un jour, l'heure du repas étant venue, on se rendit au réfectoire. Tout ce qui restait de pain dans la maison suffisait à peine pour que chaque religieux en eût deux ou trois bouchées. Mais à l'instant même où le père Paul, plein de confiance, se mettait à table, tout d'un coup on entend sonner à la porte. Le portier s'empresse, et voit un inconnu qui lui présente un panier de pains. Le frère le reçoit avec beaucoup de joie et de reconnaissance, le porte au père Paul qui lui dit d'aller sur-le-champ remercier la personne qui était venue les approvisionner si à propos. Le portier retourne à la porte, pensant rendre le panier; mais la personne avait disparu. On voit par là que ce Dieu de bonté qui nourrit les petits oiseaux n'abandonne jamais celui qui espère en sa bonté.

   Quant à la méthode que le père Paul suivait dans ses visites, quant à l'esprit dont il les animait, et à la prudence avec laquelle il réglait toutes ses mesures, le lecteur l'a déjà remarqué, d'après ce que nous avons commencé à lui en dire. Nous donnerons plus de détails sur ce sujet, en parlant de la prudence dont Dieu avait doué son serviteur.

 

 

 


 

CHAPITRE 35.

CLÉMENT XIII EST ÉLU PAPE. LE PÈRE PAUL VA LUI OFFRIR

SES HOMMAGES ET LUI DEMANDER L'APPROBATION

DE LA CONGRÉGATION.

 

   La mort du grand pape Benoît XIV affligea profondément le père Paul. L'Eglise perdait en lui son chef, la république chrétienne, un père d'une sagesse et d'une piété éminentes, et lui-même, un protecteur plein de bonté. Le cardinal Charles Rezzonico ayant ensuite été élevé au trône pontifical, le serviteur de Dieu qui avait déjà reçu en tant d'occasions des témoignages signalés de sa bienveillance et de son affection, conçut un nouvel espoir de voir affermir de plus en plus la congrégation et de réparer les pertes que lui avait causées l'inconstance de quelques sujets. Il alla donc avec son frère baiser les pieds du nouveau pape; et le Saint-Père, dont le coeur était fort affectueux et qui, en tant de rencontres, s'était montré si bon pour le père Paul et l'avait appuyé de tout son crédit auprès de Benoît XIV, se montra tout disposé à approuver la congrégation et même à la consolider par des vœux solennels. Voici ce qu'en disait le Bienheureux dans une lettre au maître des novices de ce temps-là:

   «8 juillet 1758.

   Je vous annonce que le cardinal Rezzonico est élu pape. Nous allons à Rome, le père Jean-Baptiste et moi, baiser les pieds de Sa Sainteté; et nous tâcherons de mettre en avant la question des voeux solennels et celle de notre établissement à Rome».

   Il lui disait dans une seconde lettre : «Pour le moment, je n'ai pas occasion d'aller à Rome. Le pape nous est très favorable et l'Esprit-Saint agit dans son coeur; il désire beaucoup approuver et affermir la congrégation; il veut toutefois nommer auparavant une congrégation de quatre ou cinq cardinaux».

   Le Bienheureux cependant ne cessait de recommander l'affaire à Dieu avec beaucoup d'instances; il demandait aux autres de prier aussi, plein de confiance que tant de prières réunies obtiendraient du Seigneur ce qui serait le plus expédient à l'avancement de son oeuvre. On voit les sentiments qui l'animaient alors dans une lettre qu'il écrivait à un de ses amis, ecclésiastique de grande vertu : «Il est très vrai que l'exaltation du cardinal Rezzonico au trône pontifical peut nous être favorable, pourvu que le Bon Dieu veuille, comme j'espère, répandre sur nous ses grandes bénédictions. Mais pour cela, il faut le conjurer par de ferventes prières. Toute notre pauvre congrégation le fait et d'autres âmes pieuses le font aussi, afin d'obtenir que cette sainte oeuvre puisse, au moyen des voeux solennels, s'enraciner plus profondément dans le champ de l'Évangile et la vigne de l'Église. C'est le seul point qui reste à décider et qu'on sollicite en ce moment. En effet, après l'approbation que vous connaissez, il y en a eu une seconde plus solennelle, par un bref apostolique, dans lequel ont été insérées les règles et les constitutions. Elles avaient été examinées sur l'ordre du pape, par les trois cardinaux Albani, Bezozzi et Gentili. Priez beaucoup de votre côté, afin qu'elle se propage dans tout le monde chrétien, et même chez les infidèles, d'autant plus qu'une mission nous est destinée pour les infidèles, et que déjà j'ai fait choix des sujets. Ils n'attendent plus qu'un appel de la propagande». Cette mission toutefois ne put avoir lieu à cause de la mort de plusieurs sujets de l'institut. Une congrégation particulière composée de cinq cardinaux fut donc nommée par le Saint-Père; mais les délibérations demandèrent beaucoup de temps, et Ie vénérable père, déjà vieux, fut obligé de multiplier ses voyages et d'écrire une infinité de lettres, surtout après que le père Thomas-Marie du côté de Jésus, alors procureur général, fut parti pour l'île de Corse avec monseigneur De Angelis. Mais l'homme de Dieu, qui avait si bien appris à ne prendre de souci, même dans les plus saintes entreprises, qu'autant que Dieu voulait, vivait dans une grande paix intérieure et cherchait avec une parfaite indifférence à se conformer toujours davantage à la sainte volonté de Dieu. Écrivant en confidence, le 28 août 1760, à l'ecclésiastique dont nous avons parlé plus haut, il lui disait : «Les affaires de notre pauvre congrégation prennent une bonne tournure à Rome. Le pape a choisi une congrégation de cinq cardinaux pour avoir leur avis, et puis, élever la congrégation à la qualité d'ordre religieux avec des voeux solennels. Si cela se fait, ce sera une faveur miraculeuse dans ces temps si déplorables. Pour moi je suis indifférent, et je serai également content du bon ou du mauvais succès. Dieu me fait la grâce de ne vouloir ni désirer autre chose que son bon plaisir».

   Le vénérable fondateur continuait d'agir et de prier, sans négliger aucune des démarches nécessaires pour la réussite de cette affaire. Cependant il éprouvait à cet égard des obscurités et de grandes incertitudes. Aussi écrivait-il au père Jean-Marie de Saint Ignace, qui fut depuis son confesseur : «Je ressens un grand débat dans mon intérieur; j'ai des doutes, des craintes, et une grande répugnance à m'interposer dans cette affaire. Pour quel motif? je n'en sais rien, mais je crains beaucoup. Par charité, donnez-moi votre avis». Afin donc de mieux s'assurer de la sainte volonté de Dieu, il ordonna d'une manière pressante qu'on redoublât les prières dans la congrégation et qu'on célébrât un grand nombre de sacrifices. Plus le jour de la décision approchait, plus il semblait avoir le pressentiment de ce qui devait arriver. Dans la matinée même où les cardinaux députés tinrent leur dernière séance, il dit à son compagnon : «On n'en fera rien, vous le verrez». Il en fut ainsi. Leurs Éminences, prenant en considération la grande austérité de la règle, jugèrent plus expédient de laisser la congrégation avec des voeux simples. De cette manière, la porte restait toujours ouverte pour ceux qui n'auraient pas la force d'en soutenir les rigueurs. Puis, les mécontents étaient libres de s'en aller, et il ne serait resté que ces hommes généreux qui donnent avec joie et qui sont si agréables à Dieu. Ce furent là les sage, motifs qui guidèrent les cardinaux. Le Bienheureux qui reconnaissait dans cette décision la sainte volonté de Dieu, adora les dispositions du Très-haut et le remercia de tout son coeur de lui avoir manifesté ce qu'il cherchait uniquement : sa très sainte volonté. Il ne cessa dans la suite de lui en rendre d'affectueuses actions de grâces, à mesure qu'il connut mieux l'avantage qu'il y avait pour la congrégation de pouvoir se délivrer des sujets remuants et inquiets, qui ont perdu par leur faute l'esprit de prière, et de conserver au contraire dans une paix parfaite les religieux fidèles et fervents. Voilà pourquoi parmi les principaux avis que le bon père laissa aux supérieurs majeurs, avant de mourir, il leur donna celui-ci : «Gardez le froment et chassez l'ivraie. » Main s'il n'obtint pas l'approbation dont il s'agissait, il eut bien sujet de se réjouir dans le Seigneur. En effet, à cette occasion même, Clément XIII, de sainte mémoire, voulut lui témoigner sa bienveillance et son affection paternelle, en lui accordant  diverses grâces et divers privilèges.

 

 

 


 

CHAPITRE 36.

MORT DU PÈRE JEAN-BAPTISTE. DERNIÈRE VISITE

DU PÈRE PAUL AUX RETRAITES DE LA CAMPAGNE ROMAINE.

IL FAIT UNE MALADIE TRÈS GRAVE A SAINT-ANGE.

 

   Le temps était venu, où, selon les décrets de la sagesse infinie, le père Jean-Baptiste, frère de Paul et son fidèle compagnon, déjà mûr pour l'éternité, devait quitter cette terre. Il était une de ces pierres polies et artistement travaillées qui méritent de trouver place dans le sanctuaire du ciel. La terre n'était pour lui qu'un misérable exil, où il vivait dans une crainte continuelle de perdre Dieu. Ses larmes y coulaient en abondance sur les désordres qui règnent dans le christianisme. Enfin, exténué de travaux et de pénitences, et dévoré pour ainsi dire, par son zèle, il tomba malade, et après deux mois environ de souffrances endurées avec une patience invincible, ne pouvant plus rien incorporer à cause de l'extrême faiblesse de l'estomac, il rendit paisiblement son âme à Dieu, et alla, nous l'espérons, se réunir au souverain Bien, vers lequel il aspirait de toutes les puissances de son âme. Pour comprendre la douleur du père Paul, à la mort de son frère, il faut savoir qu'il perdait en lui un saint qui, dès les premiers temps, avait été le compagnon de ses prières, de ses veilles et de ses austérités; un homme d'une magnanimité extraordinaire, qui jamais ne se démentit parmi les traverses; un homme qui était tout feu et toute ardeur dans l'exécution des desseins de Dieu; un homme qui, initié à tous les secrets de son frère chéri, partageait avec lui les sollicitudes inséparables de l'établissement et du gouvernement de la congrégation. Mais, ce qui mettait le comble à l'affliction du serviteur de Dieu, c'est que dans le père Jean-Baptiste, il perdait encore un ami qui l'avertissait avec liberté et le reprenait chaque fois qu'il le croyait à propos. Si l'on veut savoir combien de telles pertes sont sensibles aux saints, qu'on lise les discours si touchants que firent en semblable occasion saint Grégoire de Nazianze, à la mort de saint Césaire, saint Ambroise, quand il perdit son ami Satyre, saint Bernard, à la mort de son frère Gérard. Quelque grande cependant que fût la douleur du père Paul, il se résigna entièrement à la volonté divine. «Obmutui, dit-il, et humiliatus sum. J'ai gardé le silence et je me suis humilié». Toutefois, bien différent de ceux qui s'imaginent que la vertu doit être insensible, il ne prétendit pas dissimuler qu'il était homme, ni refuser un tribut de larmes à son frère; mais en même temps il montra une constance et une force de caractère vraiment unique. Dans le cours de la maladie, qui fut longue et fâcheuse, comme on l'a dit, il était près du lit de son frère, l'aidant et le servant de ses propres mains. Comme il l'aimait en Jésus-Christ, il était encore plus attentif à lui donner des secours spirituels et à l'exciter au saint amour, le  disposant ainsi à aller au-devant des embrassements du divin Rédempteur, dont la maladie faisait sentir l'approche. Il lui suggérait de vifs sentiments de foi, l'animait à une grande et amoureuse confiance, l'engageait à s'abandonner entièrement à Dieu, le Père des miséricordes, et semblait, pour ainsi dire, faire entrer dans son coeur par ses saintes paroles des actes de repentir et de douleur. Souvent aussi, afin de purifier toujours davantage dans le sang de l'Agneau immaculé cette âme bénie, il lui donnait l'absolution sacramentelle. Pendant la maladie du père Jean-Baptiste, il survint au père Paul une attaque de goutte qui l'incommoda fort et l'empêcha de marcher. Le bon vieillard cependant continuait de le visiter souvent : il faisait effort et se traînait comme il pouvait, appuyé sur des béquilles. Plusieurs fois, croyant le malade à sa dernière heure, il fit avec fermeté les prières pour la recommandation de l'âme. Enfin, quand il le vit à l'agonie et près de sa fin, tous les religieux étant réunis dans la chambre du moribond, il entonna à haute voix et avec un redoublement de ferveur, le Salve Regina, comme c'est la coutume de l'Institut, et fit signe à tout le monde de l'accompagner; après quoi il remplit le triste office de la recommandation de l'âme, mais avec tant de fermeté et de piété, qu'au dire d'un témoin oculaire, il faisait naître dans chacun le désir d'être assisté à la mort de la même manière. Il continua de la sorte jusqu'à ce que le père Jean-Baptiste eût rendu paisiblement son âme à Dieu. Privé d'un si excellent frère, Paul ne laissa ralentir ni son courage, ni sa ferveur, ni son héroïque confiance en Dieu; il était plein d'espoir que Ie défunt l'aiderait de ses prières. Le Seigneur, de son côté, voulant l'enrichir de mérites, faisait succéder une peine à une autre peine et, lui donnait à boire, comme à son ami, au calice amer de sa sainte passion. Voyant ainsi croître ses afflictions et ses angoisses, le serviteur de Dieu s'efforça d'y égaler sa patience et se disposa de la sorte à recevoir la grande consolation que la Bonté divine lui réservait, et dont nous parlerons dans le chapitre suivant.

   Du sein de ses afflictions, Paul se tournait vers Dieu ; mais le Seigneur semblait le rebuter et le laisser dans un douloureux abandon. Aux peines d'esprit se joignaient les maux du corps qui devenaient de plus en plus violents, et enfin les attaques des démons qui le maltraitaient avec plus de fureur que jamais. Soutenu pourtant intérieurement par la grâce, le vénérable père ne pensait qu'à consoler et à encourager les autres. Il crut qu'il ferait chose agréable et utile à ses religieux qui étaient dans la Campagne romaine, de les revoir encore une fois et de leur porter une dernière bénédiction. Quoique chargé d'années et d'infirmités, quoi qu'accablé sous le poids des peines intérieures, le vénérable père s'y rendit en 1766, après avoir donné avis de son arrivée en ces termes pleins d'affection: «Mes infirmités et mon âge avancé me faisant entrevoir une mort prochaine, j'ai résolu, dans le Seigneur, de venir vous faire mes derniers adieux, et d'embrasser tous mes bien-aimés frères qui sont dans les retraites de la Campagne». En passant par Rome, il eut une grande satisfaction de voir l'hospice que le Seigneur avait enfin accordé à la pauvre congrégation, après bien des démarches et des prières. De là, il se rendit dans les retraites, au grand contentement de ses fils, qui trouvaient en lui toute la tendresse d'une nourrice, et le voyaient sacrifier pour leur bien les restes d'une vie qu'il avait consumée au service de la congrégation. Ce fut aussi une consolation pour le père Paul de les visiter. Il vit que la petite vigne plantée par la main du Seigneur croissait et fructifiait. Ainsi eut lieu cette dernière visite. Pendant tout le voyage, l'humilité du serviteur de Dieu eut à souffrir un tourment d'un nouveau genre. La renommée de ses vertus et de sa sainteté s'étant répandue dans les pays par où il passait, partout on le traitait avec beaucoup d'honneur et de distinction, comme un saint, et ces démonstrations lui étaient insupportables. Mais plus les serviteurs de Dieu cherchent l'obscurité et les mépris, plus d'ordinaire on les estime et on les vénère, Dieu en disposant ainsi. C'est ce qui eut lieu pour le père Paul. Le Seigneur, pour le glorifier et lui concilier la vénération des peuples, lui communiqua un don qui ne peut venir que de lui, je veux dire l'esprit de prophétie, qui lui fit prédire une foule d'événements dont il ne pouvait avoir, humainement connaissance. Au don de prophétie, le Seigneur joignit celui de guérir les maladies. Le serviteur de Dieu en guérit un grand nombre, comme nous dirons dans la suite, au moyen d'une eau qu'il bénissait. De retour à Rome, il trouva l'hospice déjà établi sous le titre du Saint-Crucifix. La Bonté divine lui avait destiné une autre maison. Il attendit ce nouveau don avec confiance. En quittant Rome, il retourna à la retraite de Saint-Ange. La, il fut visité de Dieu par une de ces maladies, qu'il appelait précieuses. Cette maladie mit ses jours en danger, en augmentant d'une manière terrible ses douleurs habituelles. Il n'était pas plus insensible à ses maux que les autres hommes, mais il les souffrait avec une patience invincible, dans la paix du coeur, avec une humble soumission à la volonté divine; en un mot, il souffrait en vrai serviteur de Dieu qui, aidé de la grâce, manifeste d'autant plus la vigueur de son âme que le corps est plus affaibli par la souffrance. «Cum infirmatur, tunc potens est» (2Co 12). Ses enfants craignaient beaucoup de le perdre. Son âge avancé, ses indispositions habituelles, la gravité du mal, tout conspirait, ce semble, pour menacer sa vie; mais il plut à la Bonté divine de lui rendre la santé pour achever de consolider la congrégation.

   Rétabli de cette maladie, il ne laissa pas d'être sujet à toute sorte de peines et de souffrances jusqu'en 1769, époque où l'on devait tenir le chapitre général pour l'élection des nouveaux supérieurs. Il eut lieu le 9 mai. A cette occasion, le père Paul renouvela ce qu'il avait fait précédemment. Il se prosterna en présence du chapitre, dit sa coulpe, et s'humiliant à l'ordinaire, il protesta de nouveau, qu'il voulait enfin être replacé dans les  conditions d'un simple religieux. Mais les électeurs, ayant plus d'égard au bien de la congrégation qu'aux désirs de leur père, il fut de nouveau confirmé dans la charge de supérieur général. II eut beau y renoncer sur le champ en présence de tout le chapitre, les pères n'eurent garde d'accepter sa renonciation, et de concert avec son confesseur, ils lui firent une sainte violence, pour l'obliger à continuer son office de supérieur et de père. Le serviteur de Dieu était fort humble et par conséquent fort docile et fort obéissant; il se soumit donc au jugement des autres et reprit le gouvernement de la congrégation.

 

 

 


 

CHAPITRE 37.

IL OBTIENT DE CLÉMENT XIV L'APPROBATION DE L'INSTITUT.

 

   Le Siège apostolique devint vacant à cette époque, par la mort de Clément XIII, arrivée le 3 Février 1769. Afin d'obtenir de la Bonté divine un digne et saint pasteur pour l'Église, le serviteur de Dieu fit prier beaucoup et pria lui-même de toute la ferveur de son âme. Il aurait cru manquer aux devoirs d'un bon fils, s'il avait négligé de le faire; aussi, quand on lui eut écrit cette nouvelle, il répondit : «J'apprends avec peine la fâcheuse nouvelle. Ce matin j'ai célébré solennellement la messe pour le repos de son âme, et je l'ai aussi appliquée à l'intention d'obtenir de la Bonté divine un saint pasteur pour l'Église. J'ai mis le coeur des cardinaux dans les plaies de Jésus-Christ, spécialement celui de Ganganelli». Après la messe, il dit à son compagnon : «J'ai placé le coeur des cardinaux dans le sang de Jésus, mais celui de Ganganelli, oh! De quel éclat il brillait»! Ces paroles ne faisaient que confirmer la prédiction qu'il avait déjà faite à plusieurs reprises, de l'élection du cardinal Ganganelli. Il s'en était exprimé de la sorte à ce digne prélat lui-même, comme nous le rapporterons en traitant de ses prédictions.

   Éclairé de cette lumière intérieure, le père Paul attendait de jour en jour l'heureuse nouvelle. Cependant il se mit à examiner la règle, pour voir s'il ne fallait pas mettre en meilleure forme ou dans un ordre différent, les additions et les explications qui avaient eu lieu par l'autorité de Benoît XIV. Enfin il reçut la nouvelle qu'il attendait, de l'exaltation du cardinal Laurent Ganganelli au souverain pontificat, et aussitôt, le 25 mai, il se mit en route de très bon matin pour Ronciglione. Y étant arrivé de bonne fleure, il employa le reste de la journée à recevoir tous ceux qui avaient à lui demander des lumières, des conseils ou des encouragements; écoutant tout le monde et donnant à chacun des avis salutaires. Le jour suivant, il se remit en route pour Rome, et le soir, il se trouva entre les bras de ses enfants, au petit hospice, près de Saint Jean-de-Latran, à leur grande satisfaction réciproque.

   Cependant le nouveau Pontife n'avait pas perdu de vue Ie père Paul et ses prédictions si exactement vérifiées. Un jour qu'il s'entretenait avec monseigneur Charles Angeletti, son camérier secret, grand ami et bienfaiteur de la congrégation: «Vous verrez, sans nul doute, lui dit-il, que le père Paul viendra à Rome». Cela n'est pas possible, répondit monseigneur Angeletti, il est malade et peut à peine se mouvoir. N'importe, répliqua le pape qui connaissait bien le coeur du père Paul, n'importe, vous verrez qu'il viendra». Apprenant ensuite son arrivée, il voulut aussitôt avoir la satisfaction de le voir et de l'entretenir, et dans la matinée, il envoya une voiture du palais le prendre à l'hospice. Dans le trajet, le bon vieillard se souvenant du passé et considérant de quelle manière Dieu l'avait tiré de ses peines, disait à son confesseur qui l'accompagnait : «Oh! Que de fois j'ai fait ce voyage à pieds nus! que de souffrances j'ai eu à endurer dans cette ville, pour faire marcher cette sainte oeuvre de la congrégation»! Son compagnon lui répondit par cet à propos : «Et voilà que vous en recueillez les fruits».

   Arrivé au Vatican, le saint Pontife l'accueillit avec une bonté inexprimable, charmé de revoir l'homme qu'il chérissait et vénérait tant; il lui ouvrit tout son coeur, et pour faire entendre combien il estimait le serviteur de Dieu, il dit tout bas à son compagnon : «J'ai une de ses lettres; avant le conclave, je la portais toujours sur moi, et je l'ai même portée au conclave».

   Après une longue audience, le père Paul, de plus en plus assuré de la disposition où était le vicaire de Jésus-Christ de confirmer de nouveau et plus solidement l'oeuvre de Dieu, lui présenta un mémoire dans lequel il suppliait Sa Sainteté d'approuver l'institut, en qualité de congrégation, avec voeux simples, et de lui accorder les grâces et les privilèges des autres congrégations. Le Saint-Père se montra très favorable à sa prière, et lui ayant donné sa bénédiction apostolique, le renvoya à l'hospice, plein d'espoir de voir bientôt son oeuvre définitivement établie.

   Le Souverain Pontife ne tarda pas à députer monseigneur Zélada, secrétaire de la congrégation du concile et monseigneur Garampi, secrétaire des brefs, depuis cardinaux de la sainte Eglise, pour examiner avec soin ce qu'il convenait de faire, et formuler leur avis. Les deux prélats étaient parfaitement au courant des affaires de la congrégation. Ils employèrent quarante jours à cet examen; après quoi ils représentèrent à Sa Sainteté, qu'il leur semblait à propos de mitiger la règle en deux points; le premier, concernant le repos de la nuit, et le second, concernant le jeûne. Ils lui proposèrent d'ordonner qu'il y eût, toute l'année, cinq heures pleines de repos avant matines, et que le jeûne quotidien fût restreint à trois jours la semaine. Le Souverain Pontife approuva la sage discrétion des prélats, par ce motif que le genre de vie de la congrégation serait ainsi mieux approprié aux tempéraments faibles et qu'il en résulterait plus de stabilité et de durée pour l'institut. Il ne voulut cependant prendre aucune détermination avant d'entendre le père Paul. En conséquence, il daigna charger les deux prélats de communiquer eux- mêmes au serviteur de Dieu leurs sages et justes observations. Le père Paul qui reconnaissait la volonté de Dieu dans les sentiments du Souverain Pontife, jugea aussi que cette modération était fondée, et ainsi fut conclue l'affaire qu'il avait si fort à coeur. Ce fut précisément la veille de la glorieuse Assomption de Marie. Le jour même de cette fête pour laquelle le père Paul avait une dévotion très grande, le pape lui fit dire par son confesseur, le père maître de Saint-George, qu'enfin ses saints désirs étaient exaucés et qu'il serait satisfait. Pour entendre parfaitement le sens des paroles du Souverain Pontife, il faut savoir que le père Paul avait témoigné au Saint-Père un vif désir d'aller, le jour de l'Assomption, visiter l'image de la sainte Vierge, qu'on vénère dans la chapelle Borghèse à Sainte-Marie-Majeure, pour remercier la Mère de Dieu de lui avoir obtenu la confirmation de la congrégation, avec de nouvelles faveurs. Il y avait juste cinquante ans que le père Paul avait fait voeu pour la première fois, dans cette même basilique et devant cette même image, de propager parmi les fidèles la dévotion à la passion de Jésus-Christ, et d'employer tous ses soins à former une société dans le même but. Le Saint-Père, faisant allusion à ce qui précède, l'informait qu'il pouvait maintenant réaliser son pieux dessein, puisque la Mère de Dieu lui avait obtenu la grâce après laquelle il soupirait tant. Le matin de la grande fête, le vénérable père se rendit donc à la basilique de Sainte-Marie Majeure, et malgré son grand âge, il voulut assister, presque toujours debout, à la chapelle pontificale, où il rendit au Seigneur et à sa très sainte Mère, les plus vives actions de grâces pour la faveur signalée qui lui était enfin accordée, après tant d'années de soupirs, de travaux et d'angoisses. Il ordonna ensuite que, dans toutes les retraites, on chantât solennellement, outre le Te Deum, une messe d'actions de grâces, en reconnaissance de ce grand bienfait.

   Quelque temps après, on lui expédia le bref qui confirmait de nouveau les règles, et la bulle qui approuvait l'institut. Le bref porte la date du 15 novembre 1769, et la bulle celle du 16. Le 23 du même mois, jour dédié à la mémoire du glorieux martyr saint Clément, le sage Clément XIV chargea un des prélats de sa maison de la porter au père Paul. Cette bulle était riche de grâces et de privilèges. Paul l'ayant reçue, la baisa dévotement avec de grands sentiments de respect et d'humilité; puis, l'ayant placée sur l'autel de l'oratoire de l'hospice, il réunit la petite communauté religieuse et remercia de nouveau avec ferveur le Dieu de bonté, toujours si libéral dans ses faveurs, et qu'on ne saurait jamais remercier assez.

 

 

 


 

CHAPITRE 38.

DERNIÈRE MISSION DU PÈRE PAUL

A SAINTE-MARIE AU-DELÀ DU TIBRE.

IL FIXE SA RÉSIDENCE A ROME.

 

   Il y avait déjà plusieurs années que le serviteur de Dieu avait abandonné l'exercice des missions. Ses graves indispositions lui faisaient humblement penser que le Seigneur ne voulait plus se servir de lui à cette fin. Il n'en conservait pas moins un ardent désir de se rendre utile aux âmes. Toujours il était prêt à retourner dans la lice pour combattre publiquement le vice et le péché. Un jubilé extraordinaire ayant été publié à Rome en 1769, le Saint-Père voulut qu'on donnât des missions aux habitants de la ville sainte pour les exciter à une ferveur nouvelle et les disposer à gagner le précieux trésor des indulgences. Selon l'intention du Souverain Pontife, le cardinal-vicaire, Marc-Antoine Colonna, prélat très zélé, désigna à cet effet un certain nombre de fervents missionnaires, et parmi eux, le serviteur de Dieu à qui il voulut bien exprimer ses intentions de vive voix. L'humble père s'en excusa avec modestie, alléguant qu'il était d'un âge avancé, à moitié infirme et presque sourd, ce qui l'avait contraint d'abandonner les missions depuis quatre ou cinq ans. A ces mots, le pieux cardinal répondit : «J'entends, père Paul, que vous avez encore une excellente voix, et, quant à votre surdité, il suffit que les auditeurs ne soient pas sourds». Le serviteur de Dieu envisageant dans la volonté de son supérieur la volonté même de Dieu, se montra tout disposé à obéir, et malgré sa mauvaise santé, malgré les grandes chaleurs de la saison, il se mit à relire ses sermons pour ne négliger de son côté aucune précaution nécessaire. Les diverses églises devant être distribuées entre différents missionnaires, le cardinal-vicaire voulut bien en présenter trois au père Paul : Saint-Charles au Corso, Saint-André della Frate et la Sainte-Madone-de-la Consolation, pour qu'il en choisit une à son gré. L'humble missionnaire, laissant de côté les autres qui sont dans le coeur de la ville, choisit l'église de Sainte-Marie-de-la-Consolation, parce qu'elle lui sembla plus commode pour les pauvres du voisinage. Il disait à cette occasion que le Seigneur l'avait envoyé pour les pauvres : Evangelizare pauperibus misit me. Son Eminence n'approuva pas ce choix. Elle voulut qu'il eût une église plus grande où, comme dans un champ plus vaste, il pût répandre avec plus de fruit la semence de la divine parole; en conséquence il lui assigna la basilique de Sainte-Marie au-delà du Tibre. Les choses étaient ainsi réglées, quand, peu de jours avant l'ouverture de la mission, le pauvre vieillard fut attaqué d'un ressentiment de fièvre et de vomissements violents. Il lui fut donc impossible de commencer la mission, et il dut se faire remplacer pendant quelques jours par un de ses compagnons. Mais à peine se vit-il quelque peu en état de monter en chaire, qu'il alla continuer en personne les exercices. Il avait un si vif désir de prêcher au peuple de Rome, selon l'ordre des Supérieurs, qu'il s'empressa d'y aller, à peine convalescent, et bien qu'il eût dû garder le lit jusque-là. Il y eut aussitôt un concours considérable de personnes de tout rang et de toute condition, de religieux, de prêtres séculiers, de prélats, de cardinaux et de personnages de la première noblesse de Rome, et le fruit répondit à l'empressement. Le serviteur de Dieu prêchait avec une liberté tout apostolique, sans ombre de respect humain. Animé d'un zèle ardent pour la gloire de Dieu, il s'élevait avec vigueur contre les vices et les abus dominants. On voyait les nombreux assistants écouter le zélé missionnaire avec une grande attention et un profond silence ; et lorsqu'il excitait les affections, surtout dans la méditation de la Passion de Jésus-Christ, tous semblaient pénétrés d'une componction extraordinaire. A dire vrai, il suffisait pour cela, de voir ce vénérable vieillard, encore si faible qu'il ne pouvait marcher et avait besoin, pour monter les degrés de l'estrade, d'être aidé de plusieurs personnes, dont les unes lui donnaient la main et les autres le soulevaient sous les bras. Une fois arrivé, et appuyé sur son bâton, debout, les pieds nus, la tête découverte, il commençait et poursuivait sa prédication avec autant de feu, d'énergie et de voix, que s'il n'avait souffert aucune incommodité. Son zèle lui fournissait des forces. Cette seule vue, disons-nous, attendrissait les auditeurs; aussi chacun de ses sermons produisait-il un grand effet. Après chaque prédication, une foule de monde s'attroupait autour de lui, qui, pour lui baiser la main, qui, pour lui baiser les vêtements, qui, pour recevoir sa bénédiction. Plusieurs personnes devaient l'accompagner pour le défendre de la presse, et le dernier jour où il donna la bénédiction, l'affluence s'accrut tellement, qu'outre la basilique, toute la place contiguë qui est vaste, était pleine de monde; encore ne furent-elles pas capables de contenir la multitude, si bien que plusieurs milliers de personnes durent retourner chez elles sans avoir eu la consolation de l'entendre. Ce jour-là, pour assurer le bon ordre et la tranquillité, et pour protéger le missionnaire contre la foule, le cardinal Pamphili, titulaire de la basilique, fit venir une compagnie de soldats. Le vénérable missionnaire fit son dernier sermon devant ce nombreux auditoire avec une ferveur et une force d'esprit remarquables. Comme il avait en horreur les applaudissements et les témoignages d'estime, dès qu'il eût donné la bénédiction, et sans prendre le temps d'essuyer la sueur dont il était couvert, il monta en voiture pour fuir au plus tôt et retourner à son pauvre hospice. Ce fut donc dans la basilique de Sainte-Marie au-delà du Tibre qu'il mit fin à cinquante années de ministère apostolique exercé avec autant de succès que de zèle. Pendant qu'il donnait la mission, tous les soirs, le Souverain Pontife s'informait avec beaucoup d'intérêt du résultat de la prédication et de la santé du pauvre vieillard. Apprenant que tout avait été bien, il disait plein de joie et d'allégresse : «Laissez-le faire, laissez-le faire», témoignant ainsi combien il était consolé des fruits que son cher peuple de Rome en retirait.

   Après les travaux de la mission, le père Paul passait ses journées dans le recueillement et la retraite de son petit hospice, s'occupant à prier pour la sainte Église et pour le Souverain Pontife. Au mois d'octobre, pour remercier plus parfaitement le Seigneur de la confirmation de l'institut, grâce dont il ne croyait pas pouvoir assez le remercier, excité d'ailleurs par un sentiment particulier de dévotion, il voulut visiter pour la dernière fois les sept églises. La vue de ces grands sanctuaires lui inspira un désir nouveau et plus ardent que jamais de vivre pour son Dieu; mais particulièrement sa visite à la basilique de Saint-Paul, son patron, qu'il alla aussi vénérer à l'endroit de son martyre, aux Trois-Fontaines. Après avoir ravivé dans son esprit l'image de ces lieux sacrés, il se retira à son hospice. Mais bien qu'il y vécût comme hors du monde, le désir de cette solitude dont il avait goûté les avantages et les douceurs dès sa jeunesse ne cessait de le poursuivre. Il eût voulu y terminer ses jours dans une paix profonde, uniquement occupé de Dieu et éloigné de tout commerce avec les créatures; mais le Saint-Père qui aimait beaucoup à recevoir souvent de ses nouvelles et à le tenir dans son voisinage, lui fit connaître d'une manière fort gracieuse que sa volonté était qu'il restât à Rome. «Je sais, lui dit le pape, ce que vous feriez dans votre retraite de Saint-Ange : vous prieriez, vous feriez oraison pour vous, pour Nous et pour toute l'Église. Eh bien! Cela vous pouvez le faire ici, à Rome, et plus encore». L'humble serviteur de Dieu inclina la tête, et se soumit aussitôt à la volonté du vicaire de Jésus-Christ, dans laquelle il voyait manifestement celle de Dieu. Cette prompte obéissance plut extrêmement au pape qui était un excellent juge en fait de vertu. Il admira comment le père Paul sacrifiait une inclination si innocente et n'avait d'autre principe que le désir de s'unir à Dieu plus tranquillement. Le serviteur de Dieu étant allé ensuite le jour de l'apôtre saint Thomas pour offrir ses souhaits à Sa Sainteté à l'occasion des fêtes de Noël, le Pape lui donna les plus grands témoignages d'affection, et le faisant asseoir près de lui comme d'ordinaire, il lui dit : «Père Paul, puisque vous vous êtes rendu promptement au désir du cardinal vicaire et au Nôtre, en restant à Rome, il est juste que nous pensions à vous procurer une maison et une église pour la congrégation naissante : il le faut, c'est justice, donnez-moi du temps». Ensuite, pour que le serviteur de Dieu pût avoir la consolation d'offrir le saint sacrifice, la nuit de Noël, il lui accorda la permission spéciale de chanter la messe dans la chapelle domestique du petit hospice. Tout joyeux de cette nouvelle faveur qu'il mettait au-dessus de tous les trésors, le père Paul regagna son pauvre hospice et célébra cette sainte solennité avec une ferveur extraordinaire et l'esprit absorbé dans la contemplation de ce grand mystère. Se promenant la veille dans l'hospice, il disait, comme transporté hors de lui-même, à tous ceux qu'il rencontrait : «0 prodige ! Ô miracle! Un Dieu vient au monde»! Lui seul pourrait dire quelles furent les communications divines dont son âme fut remplie dans cette nuit de grâces et de bénédictions. Toutefois ses larmes, ses soupirs enflammés, le feu de son visage trahissaient assez aux yeux de ses religieux le feu intérieur dont le divin Rédempteur embrasait son coeur. Le matin, après avoir célébré la seconde et la troisième messe, il alla vénérer la sainte crèche dans la basilique de Sainte Marie-Majeure. Là, toujours debout, il assista avec de grands sentiments de dévotion à la messe solennelle célébrée par le Souverain Pontife, nourrissant son esprit de la douce méditation de ces mystères d'ineffable charité.

 

 

 


 

CHAPITRE 39.

SA DERNIÈRE VISITE AUX RETRAITES DU PATRIMOINE

DE SAINT-PIERRE DÉDIÉES A LA PRÉSENTATION

DE LA TRÈS SAINTE VIERGE.

 

   Le démon ne cessait de persécuter le père Paul. Il semblait l'attaquer avec un redoublement de fureur, lorsqu'il recevait des grâces plus spéciales. Il le maltraita cruellement le lendemain même du jour où le serviteur de Dieu avait été si favorisé du ciel. Mais loin de se laisser abattre, Paul tirait de ces grâces un nouveau courage pour mépriser l'ennemi, et un nouveau motif de servir Dieu de toutes ses forces. Il songea donc à entreprendre la visite des retraites, composant la province du patrimoine, afin d'embrasser pour la dernière fois ses chers enfants et de leur donner ses derniers avis. Mais ne voulant rien arrêter sans la bénédiction du Saint-Père, le 19 de mars, il se rendit à l'audience pour lui demander sa permission et sa bénédiction apostolique. Le pape ne crut pas devoir s'opposer aux désirs du serviteur de Dieu, désirs qui naissaient d'un zèle ardent pour le bien de la congrégation. II lui donna donc avec bonté sa bénédiction, mais il voulut en même temps que pour la permission, il s'entendît avec le cardinal vicaire, disant qu'il s'en rapportait à lui pour ce point. Cependant le Pontife lui témoigna qu'il désirait lui accorder de nouvelles grâces, et comme s'il ne l'avait pas comblé de bontés jusque-là, il se plaignit doucement au serviteur de Dieu de ce qu'il ne lui demandait jamais rien. «J'admire votre modestie, lui dit-il, mais parlez, je vous prie, quand vous êtes dans le besoin, ne craignez pas d'être importun». Qu'on juge de l'effet de ces paroles sur le père Paul qui vénérait et aimait si tendrement le Souverain Pontife. Son coeur en fut comme embrasé. Il reçut avec un sentiment profond d'humilité, d'amour et de reconnaissance, la bénédiction apostolique, et au sortir de l'audience, il alla trouver le cardinal vicaire pour lui demander l'autorisation de partir et sa bénédiction. Le sage prélat apprécia les raisons du vénérable Père, et consentit enfin à son départ, mais à condition qu'il ne tarderait pas à revenir et que son retour aurait lieu au plus tard vers la fête de Saint-Jean-Baptiste.

   Le père Paul ne voulut pas quitter la ville sainte, sans aller vénérer le tombeau des saints apôtres Pierre et Paul et se mettre sous leur protection, pour obtenir un heureux voyage. Ces devoirs accomplis, il partit enfin de Rome, le 27 mars 1770, pour Civita Vecchia. La route était mauvaise et le vent froid; le pauvre vieillard qui était presque à jeun, eut beaucoup à souffrir. Le soir, il arriva, glacé de froid, à l'hôtellerie de Monterone, où, après avoir pris un léger repas, il s'empressa de donner quelques bons avis aux gens de la maison qui, vivant là dans une campagne déserte, n'avaient que rarement l'occasion d'entendre la parole de Dieu. Il leur adressa, selon sa coutume, une exhortation pleine de ferveur, mais d'un ton si familier, si affectueux et si persuasif, que tout le monde l'écoutait avec uni attention et une piété très marquées. Après cela, il récita les matines du jour suivant, afin d'être en état de partir plus tôt te lendemain, et après un court sommeil, il fit son oraison et sa préparation, célébra dévotement la sainte messe et se remit en route. Arrivé enfin à la retraite de Corneto, fondée depuis peu, il fit dès le lendemain l'ouverture de la visite, et quoique très faible et caduc, il voulut donner les exercices spirituels à la communauté. Les religieux en tirèrent tous beaucoup de profit et de consolation. Il demeura parmi eux toute la semaine sainte, montrant pendant ces jours si chers à sa tendre piété, soit dans la célébration des offices, soit dans ses exhortations et ses conférences, qu'il ne désirait et n'aimait qu'une seule chose : Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Aux fêtes de Pâques, bien que plusieurs le détournassent d'aller au mont Argentario, parce que les chemins étaient rompus et presque impraticables, le vénérable père ne put résister au désir d'aller embrasser pour la dernière fois ses enfants qui étaient là, et voulut à tout pris se rendre dans cette chère solitude. On l'engagea à prendre du moins la voie de la mer; il y consentit et alla s'embarquer au port de Corneto sur une felouque. Mais au départ, il s'éleva un vent contraire qui rendit la mer fort houleuse, et il fut ainsi obligé de prendre terre à la côte de Montalte, d'où il se rendit dans cette ville. La charité ne peut rester oisive. Le serviteur de Dieu qui en était tout rempli, employa le peu d'heures qu'il séjourna à Montalte à faire une instruction et à enseigner la méthode simple et facile de méditer sur la passion de Jésus-Christ. Pendant qu'il s'occupait ainsi à répandre la lumière de la vérité, des personnes pieuses, lui coupaient des morceaux de son manteau, sans qu'il s'en aperçut, tant il était absorbé, en parlant de Dieu. On chercha une voiture à Montalte, pour qu'il pût continuer son voyage, mais il fut impossible d'en trouver. Le père Paul, mettant sa confiance en Dieu, se hasarda à demi-estropié comme il était et malgré sa faiblesse de reins, à monter d cheval. Sa confiance ne fut pas une témérité. Il fit ainsi un voyage d'environ vingt-six milles, malgré le vent froid et un peu de pluie qui survint. Un peu avant l'Ave Maria, il arriva sain et sauf à Orbetello, où des personnes de toute condition lui donnèrent les plus grandes marques d'affection et de respect. La pluie le contraignit d'y rester encore le jour suivant, et les habitants de cette ville qui tant de fois avaient entendu sa voix, s'estimant heureux de le revoir et de le posséder parmi eux, s'empressèrent de lui témoigner leur satisfaction et leur attachement. Ils sortaient en foule de leur demeure, et regardaient comme une bonne fortune de pouvoir lui baiser les mains; d'autres se prosternaient par terre pour lui baiser les pieds; plusieurs découpaient son vêtement et son manteau; enfin, la foule était si considérable autour de lui, qu'il eut peine à se délivrer de ces pieuses importunités. Le lendemain, impatient de fuir ces honneurs qu'il détestait, il partit pour sa bien-aimée retraite. Il versait des larmes le long de la route et disait : «Ah ! Ces montagnes, que de choses elles me rappellent»! En effet, elles lui rappelaient les grandes souffrances qu'il avait endurées et les grandes grâces qu'il avait reçues en cette sainte solitude.

   A son arrivée, il fit l'ouverture de la visite et l'acheva tant à la retraite de la Présentation, qu'à celle du noviciat. On eût dit qu'il ne faisait que débuter dans son office, tant il mettait d'ardeur et de zèle à faire avancer chacun dans l'exercice des vertus et la pratique de l'union avec Dieu. Il parlait avec des sentiments tout particuliers de tendresse aux novices, comme à des enfants qui ont besoin de lait. Il leur fit un discours fort touchant qui leur tira des yeux des ruisseaux de larmes. Enfin, après avoir donné ses derniers avis paternels, il partit le 5 de mai, bien que la forte pluie tombée la nuit précédente eût rendu les chemins fort mauvais.

   Pendant son court séjour au mont Argentario, le Souverain Pontife lui donna un nouveau gage de son amour paternel et de sa bienveillance spéciale. Le père Paul ayant appris que le pape désirait avoir des nouvelles de son voyage et de sa santé, s'empressa à son arrivée à la retraite de Corneto, de lui adresser une lettre très respectueuse. Il y rendait compte à Sa Sainteté de son voyage, du projet de construction d'un monastère de la Passion dans la ville de Corneto, de la régularité, de la ferveur et de la paix qui régnaient parmi les religieux de cette retraite. II assurait en même temps le Saint-Père qu'on ne cessait d'y prier le Très-Haut pour sa conservation. Cette lettre fit beaucoup de plaisir au Pontife, et en réponse, il lui expédia le bref affectueux que voici:

   «Clément XIV, pape.

   Cher fils, salut et bénédiction apostolique.

   Vous pouvez aisément inférer des autres preuves que Nous vous avons déjà données de Notre amour paternel, avec quelle satisfaction Nous avons reçu votre lettre qui exprime si bien vos sentiments distingués de foi, de dévouement et de respect pour Nous et pour le Siège apostolique, et qui confirment surtout votre affection et celle de votre congrégation à Notre égard, en nous assurant que vous ne cessez de prier la clémence du Dieu tout-puissant, pour qu'il dirige et soutienne Notre faiblesse, dans les fonctions si graves de l'apostolat suprême. Vous ne pourriez sans doute Nous donner une meilleure preuve de votre piété filiale, ni rien faire de plus conforme à la fin de votre institut et aux besoins de Notre charge, puisque Nous n'avons de soutien et de force qu'en Dieu. Continuez donc, cher fils, de Nous rendre de plus en plus et à toute l'Église ce bon office, et engagez tous vos religieux à implorer sans cesse en Notre faveur les grâces dont nous avons si besoin. C'est par là surtout que vous répondrez dignement à Notre paternelle attente et que vous augmenterez de plus en plus Notre bienveillance toute spéciale pour vous et pour les vôtres, bienveillance dont Nous vous promettons de vous faire toujours éprouver à l'occasion les effets les plus signalés. Telle est, en effet, la disposition de Notre coeur envers vous et votre congrégation, que Nous faisons des voeux ardents pour qu'elle croisse chaque jour en vertus et en mérites. Il nous a donc été très agréable de recevoir votre exposé sur la situation de votre institut dans ce pays. Nous sommes joyeux d'apprendre qu'il s'étend et prospère, en répandant le parfum de la sainteté, et Nous serons toujours disposés à seconder ses progrès de Notre aide, de Notre autorité et de Notre faveur. Nos sentiments vous sont connus; en vous en assurant de nouveau et en vous adressant ce bref comme un monument de Notre affection pour vous; Nous vous exhortons en retour avec les plus vives instances à persévérer dans la voie de la vertu où vous êtes, et à vous efforcer, en Nous aidant de vos ferventes prières, d'entretenir et d'augmenter toujours Notre bienveillance paternelle pour vous et Notre joie pour votre avancement. Nous accompagnons de tous nos voeux et Nous plaçons sous les auspices de la Bonté divine les commencements et l'accroissement de votre congrégation, et Nous vous donnons avec amour la bénédiction apostolique, à vous, cher fils, et à tous vos religieux qui vous sont unis dans l'esprit d'humilité et de charité.    

 Donné à Rome, près Sainte-Marie-Majeure, sous l'Anneau du pécheur, le 21 avril 1770, la première année de Notre Pontificat».

   Le serviteur de Dieu ayant reçu ce bref du pape, le baisa dévotement, et s'écria en versant des larmes de tendresse et d'humilité : «Ah! Malheureux que je suis! Je crains beaucoup que le Seigneur ne me dise à la fin : Tu as reçu ta récompense pendant ta vie». Ce sentiment d'humilité l'absorba tellement, qu'on eut beaucoup de peine à le consoler et à l'encourager, en lui faisant voir que le Seigneur en disposait ainsi pour le bien et l'avancement de la  congrégation naissante.

   Le père Paul rencontra un nouveau sujet de peine, en retournant du mont Argentario à Rome. A son approche de Montalte, presque toute la population vint au devant de lui, pour avoir la consolation de le voir. C'était un spectacle fort pieux et fort édifiant de voir les malades eux-mêmes se traîner comme ils pouvaient sur son passage pour recevoir sa bénédiction; les mères tenant leurs petits enfants dans leurs bras, lui demandaient avec instance de vouloir bénir ces innocentes créatures. Le serviteur de Dieu qui abhorrait toutes ces démonstrations d'estime et de respect, se tenait recueilli et ordonnait au conducteur de piquer ses chevaux pour aller plus vite; mais la foule et l'empressement du peuple finirent par les arrêter. Enfin, on se dégagea comme on put, et alors l'humble père se trouvant en liberté de soulager son coeur, se mit à pleurer amèrement, en disant: «Ah! Malheureux que je suis! Il faudra qu'on me mette sous les verrous, parce que je trompe le monde. Je n'ai pas, il est vrai, cette détestable intention de le tromper, mais il n'est pas moins trompé, me croyant autre que je ne suis».

   Finalement, après un voyage fort pénible, car il fut souvent obligé de descendre à cause que la pluie avait détruit les chemins, il arriva à Rome. Lorsqu'il eut été offrir ses hommages au Saint-Père et au cardinal vicaire, le Seigneur le visita de nouveau par la maladie, pour le récompenser de ses fatigues et de ses peines. La goutte, la sciatique, des douleurs articulaires, une fluxion dans les yeux le tinrent quelque temps cloué sur son lit. Mais le père Paul avait appris depuis longtemps, à l'école de l'oraison, à recevoir tout de la main de Dieu. Il souffrit patiemment tous ces maux et trouva sa paix et son repos dans le bon plaisir de Dieu.


 

CHAPITRE 40.

DE QUOI IL S'OCCUPE A ROME. MALADIE TRÈS DANGEREUSE

QU'IL Y FAIT. SA GUÉRISON.

 

   Un peu remis de la maladie qui était la suite de son voyage au mont Argentario, le père Paul se rendit, le 1er juillet, auprès du Saint-Père, qui désirait beaucoup de le voir, et lui présenta les règles du nouveau monastère de la Passion qu'on devait établir à Corneto. Le Saint-Père les reçut avec une extrême bouté et chargea une personne de grande prudence et de grand savoir de les réviser, comme nous dirons ailleurs. Le serviteur de Dieu, étant ensuite retourné à l'audience, le jour de sainte Anne, bien que le pape ne reçut personne, à cause d'une indisposition, il n'eut pas plutôt appris l'arrivée du père Paul, qu'il le fit introduire. Après l'avoir fait asseoir prés de lui, il lui donna mille marques d'affection et de bonté, puis il lui remit les règles de son monastère; ensuite, ouvrant son coeur en toute liberté, il dit en confidence au compagnon du père Paul : «Oh! Combien j'estime cet entretien! Oh ! Que cela me fait de bien! Ce matin, je n'ai voulu donner audience à personne, pas même au secrétaire d'état. Je n'ai fait exception que pour mon papa». Le père Paul, encouragé par la bonté et l'affection toute particulière du Pontife, se hasarda à lui exposer en toute humilité, un sentiment qu'il avait depuis longtemps dans le coeur, et sur lequel il avait consulté diverses personnes d'une rare prudence et d'un zèle éclairé : il dit humblement au Saint-Père, qu'il lui semblait expédient et nécessaire d'introduire quelque réforme dans le clergé surtout régulier. Il lui exposa en peu de mots son plan à cet égard, plan entièrement conforme aux règles de la prudence chrétienne. Le Saint-Père vit avec plaisir la sincérité et le zèle du serviteur de Dieu, en même temps que sa prudence et sa sagesse. II trouva le projet très propre à atteindre le but, et il lui répondit : «Vous le voyez, père Paul, nos sentiments sont les mêmes». Le saint pontife lui dit ensuite qu'il approuvait beaucoup et agréait son intention d'engager efficacement les prêtres, les prélats et surtout les évêques nouvellement ordonnés qui recourraient à ses conseils, à être fidèles à la pratique de l'oraison et de la vigilance, ainsi qu'au ministère de la prédication qui est un des grands devoirs des évêques. Enfin, il voulut l'accompagner à la sortie en le comblant de civilités, le conduisit parle bras jusqu'à la porte, et le congédia ainsi de la manière la plus gracieuse.

   Cette même année, le pape avant de partir pour Castel Gandolfo, admit encore une fois le serviteur de Dieu à une audience secrète. Il le retint près de lui pendant cinq quarts d'heure, ajoutant que sa société lui était chère et agréable. Il lui promit de nouvelles faveurs et lui demanda avec instance, que pendant tout le temps de sa villégiature, outre les prières accoutumées, on récitât chaque jour un Ave Maria à son intention. Sorti de l'audience du pape, le père Paul rencontra le cardinal Pallavicini, secrétaire d'État, qui daigna lui témoigner une affection extraordinaire. Le serviteur de Dieu y répondit comme de coutume avec toute l'humilité et la cordialité possible. Il dit entre autres choses à son Éminence, qu'il avait les plus grandes obligations au marquis dom Jérôme Pallavicini, son digne père, et à la marquise, sa pieuse mère, parce que, passant à Gênes dans sa jeunesse, ils avaient eu la charité de le recevoir dans leur palais. Le cardinal fut très charmé d'apprendre ce trait de la bouche du père Paul, et il lui dit avec bonté : «Vous voyez, père Paul, combien notre amitié est ancienne». Le serviteur de Dieu s'humilia intérieurement à son ordinaire, et quitta le palais pour rentrer à son hospice.

   Vers la fin d'octobre de cette année, il eut une fièvre tierce qui ne dura pas longtemps. S'étant remis assez vite, il voulut se préparer d'une manière spéciale à la fête de la Présentation de la sainte Vierge, fête très solennelle pour lui et pour toute la congrégation. Il passa tout le temps de la neuvaine, aussi bien le jour que la nuit, sauf le peu d'heures de repos qu'il prenait, dans un recueillement profond et une intime union avec Dieu. En présence de cette lumière immense, il se voyait pauvre et dénué de tout bien; se tournant alors vers le Sauveur crucifié, il s'appropriait ses souffrances par l'amour, et s'en revêtant en esprit, il se présentait au Père céleste, orné des mérites infinis de son Fils unique et se reposait dans son sein paternel.

   En ce temps-là, le père Saint-Georges; confesseur du pape, eut une atteinte d'apoplexie, qui lui laissa tout un côté paralysé. Le serviteur de Dieu qui aimait et respectait beaucoup cet excellent religieux, son ami, s'empressa d'aller le voir et l'encouragea, en lui disant : «Père maître, vous avez été aux portes de la mort, mais ayez confiance : vous guérirez; cela est aussi sûr que je tiens ce mouchoir en main». Après avoir béni le malade à sa prière, il s'en retourna à l'hospice. L'événement justifia la prédiction; le père Saint-Georges se rétablit de sa maladie, et recouvra l'usage de ses membres.

   Cependant le saint temps de l'Avent approchait. Le père Paul, tout faible et caduc qu'il était, voulait observer à l'ordinaire le jeûne et l'abstinence; mais l'infirmier, le médecin et le confesseur, l'obligèrent par obéissance, à user de dispense. Il prit donc sa nourriture ordinaire, mais avec peine et dégoût; de jour en jour il sentait diminuer ses forces. Le pape qui désirait le revoir, lui fit offrir un carrosse; il l'attendait le jour de la Conception de la très sainte Vierge. Mais la veille au soir, le serviteur de Dieu eut à subir une attaque extraordinaire et très violente des démons. Il ne savait comment, se défendre. Il eût voulu se retirer dans son intérieur, comme dans une place de sûreté, et embrasser son Dieu; mais pour comble de peine, il éprouvait un grand abandon intérieur et des désolations d'esprit très douloureuses. Après avoir passé toute la nuit dans la peine et l'angoisse, le matin de la fête, il se trouva tellement abattu et épuisé, qu'il ne put se rendre auprès du pape, ni même célébrer la sainte messe. Le Pontife en fût fort affecté; il craignait beaucoup de le perdre et envoyait souvent s'informer de son état. Le serviteur de Dieu resta près de huit jours dans cet abattement auquel se joignaient une grande faiblesse d'estomac et le dégoût de tout aliment. On ne put savoir de suite si c'était la fièvre; l'accès le prenait la nuit; il était moins accablé le jour. Lorsqu'on eut vu que c'était la fièvre, on lui fit une saignée et on lui prescrivit le quinquina. Cette potion lui répugnait extrêmement; il s'efforça toutefois de la prendre pour obéir aux ordres des médecins. Du reste, il connaissait bien la cause du mal et la découvrit en souriant à son confesseur : «Ceci, lui dit-il, n'est pas une maladie de médecin, mais un mal de lutin ; il vient des démons». Il les appelait du nom de lutins en plaisantant. Mais quoiqu'il sût à quoi s'en tenir, il ne laissait pas de se défier de ses propres lumières et d'obéir promptement aux médecins. Sentant que le mal s'aggravait et paraissait le conduire à l'extrémité, il se prépara avec soin à la mort, pleinement résigné à la sainte volonté de Dieu. Son état s'empirant toujours davantage, il disait souvent à son confesseur, en lui ouvrant son coeur : «Je meurs content, et,je ne tiens pas à la vie. J'accepte volontiers la mort en expiation de mes péchés; elle cause d'ordinaire de l'épouvante; pour moi, je n'en ai point peur». Le jour de l'Attente de l'enfantement, où il avait coutume chaque année de prier avec grande ferveur pendant la messe, et de souhaiter ainsi de bonnes fêtes de Noël an souverain Pontife, au sacré Collège, et à toute la société des fidèles, il demanda de communier en viatique. Le médecin qui ne conservait que peu d'espoir, fut d'avis avec le confesseur d'accéder à ses désirs. Le soir et pendant la nuit, ce sont les paroles du confesseur tirées de sa déposition, il se prépara avec beaucoup de ferveur à recevoir Jésus-Christ. Le matin, il désira recevoir l'absolution, et me dit : «à la vérité, je n'ai rien qui m'inquiète et qui me pèse, mais pour faire acte d'obéissance à Dieu, je désire recevoir l'absolution». Il se confessa avec les plus vifs sentiments de contrition et de piété, et après avoir reçu la sainte absolution, il me dit : «j'espère beaucoup dans la passion sacrée de mon Jésus. Le Seigneur sait que toujours j'ai désiré le bien et que j'ai travaillé à le faire aimer de tous. J'espère qu'il usera de miséricorde envers moi ; et puis, ce sont les pauvres brigands que j'ai aidés dans les missions, qui, j'espère, prieront pour moi». Il répétait souvent avec beaucoup de contrition et d'humilité : «Mon Jésus, miséricorde! Mon Jésus, miséricorde»! Enfin il reçut le saint viatique avec de si grands sentiments de piété, que tous les religieux présents en furent attendris et touchés. Le soir, le mal s'aggrava outre mesure. Les médecins le voyant incapable de rien prendre, commencèrent à dire que le cas était presque désespéré. Quand tout le monde fut parti, il demanda à son confesseur : «Mais vraiment, suis je mal? Oui, lui répondit-il. II y a quelque temps, ajouta le malade, le Seigneur me fit connaître que je devais passer par une grande épreuve qui ne serait cependant pas mortelle; et mon coeur envisageant cette épreuve, courut aussitôt l'embrasser avec grand plaisir». Sans se fier pourtant à ses pressentiments, il prit toutes ses mesures comme s'il allait mourir. «Si je meurs, dit-il, qu'on ait la charité de faire mes obsèques sans aucune pompe, ici, dans la chapelle, et puis, quand la soirée sera avancée, qu'on me fasse porter secrètement dans l'église des saints Pierre et Marcellin, et là, qu'on m'enterre sans aucun honneur. Lorsque mon corps sera consumé, qu'on mette les ossements dans un sac, qu'on en charge un âne et qu'on les porte à la retraite de Saint-Ange à Vetralla, pour les déposer auprès de ceux de mon frère Jean-Baptiste». L'humble père ne savait pas ce qu'avait déjà résolu le souverain Pontife, en apprenant que sa maladie était mortelle. Quand on eut dit au pape que que père Paul désirait être inhumé dans l'église des saints Pierre et Marcellin, il ordonna que s'il venait à mourir, on mît son corps en dépôt dans la basilique des saints Apôtres, ajoutant que si ses religieux le voulaient, on aurait pu le transférer ensuite dans leur église: Le confesseur du serviteur de Dieu qui connaissait tout cela, lui dit qu'en ce qui regardait sa sépulture, le pape y avait pourvu. Le père Paul gardant un profond silence, poussa un profond soupir; il dit ensuite : «Ah! je désirais mourir dans un lieu où on n'aurait pu me rendre aucun honneur». Comme il témoignait une peine fort vive, son confesseur ajouta pour le consoler : «Obéissance pendant la vie, à la mort, et après la mort. Après sa mort, Jésus-Christ a permis à ses amis de l'ensevelir où ils voulaient». A ces mots, le serviteur de Dieu, en homme qui soumet ses sentiments à ceux d'autrui, cessa d'insister, et, continuant à parler de son état, il dit à son confesseur, que, malgré la gravité du mal, il lui semblait n'être pas encore à la fin de sa vie : «Je pense, ce sont ses paroles, que je ne mourrai pas à présent».

   En effet, pendant la nuit, il commença à transpirer, reposa paisiblement, et le matin, le mieux fut si marqué, qu'il put prendre quelque aliment, selon sa prédiction de la veille. Comme il avait sans cesse les regards fixés sur la source de tout bien, après avoir mangé, il dit en versant des larmes de reconnaissance : «Les princes signent les requêtes le jour de leur anniversaire; et de même, le bon Jésus a signé, le jour de sa naissance, celle de nos religieux qui désirent que je vive encore un peu de temps. Je veux donc, avec la grâce de Dieu, changer de vie».

   Dans le cours de la matinée, il reçut la visite du cardinal Pirelli et de monseigneur de Zelada, depuis aussi cardinal. S'entretenant avec eux, le serviteur de Dieu leur dit : «Je n'ai jamais eu si peu peur de la mort que cette fois. Dans le fond, mourir n'est pas une chose horrible, mais aimable. Si la mort est la privation de la vie, elle nous est ôtée par le même Dieu qui nous l'a donnée». L'amélioration se soutenant, le père Paul continua de recouvrer chaque jour un peu de force, et se rétablit avec l'aide du Seigneur, au point qu'il pensa à célébrer la messe le jour de Noël. Mais le Pape qui le sut, craignit qu'il ne lui survînt une faiblesse à l'autel, et il lui fit dire de ne pas se hasarder de célébrer. Il obéit sans la moindre difficulté, et la nuit de Noël, il resta au lit par obéissance,  contemplant en esprit ce grand mystère et se plongeant dans cet abîme de bonté. Comme il ne lui était pas permis d'assister à l'office, de temps en temps, il appelait son compagnon, dans la crainte que celui-ci, surpris par le sommeil, n'y manquât.

   Le mieux cependant ne dura pas longtemps. Au bout de quelques jours, il fut pris d'une diarrhée très fâcheuse qui le réduisit bientôt au plus triste état. Les forces diminuant toujours, le 12 janvier, il eut une sorte de faiblesse qui lui ôta l'usage des sens et de la parole. On pratiqua aussitôt une saignée qui le fit revenir à lui, mais qui ne le guérit pas. A la diarrhée se joignit la fièvre avec de grands évanouissements et une prostration complète. Divers remèdes furent essayés, mais sans succès; le malade resta plusieurs jours dans cet état, toujours résigné à la sainte volonté de Dieu et attendant avec soumission qu'il disposât de sa personne. Voyant toutefois le mal faire des progrès, il demanda, le 22 du même mois, de communier en viatique, et le lendemain, fête des épousailles de la très sainte Vierge, il se confessa de nouveau avec de vifs sentiments de contrition, puis reçut le saint viatique, le visage baigné de douces larmes. Après qu'il eut fait une fervente action de grâces : «Je le retrouvai, dit son confesseur qui entra alors dans sa chambre, dans une tranquillité parfaite, ayant un visage serein, et il me dit : «A présent, je ne crains plus de mourir; le Seigneur m'a presque assuré du paradis». Après quoi il ajouta : «quand un prince envoie un de ses ministres dans un pays lointain, il le fournit de tout ce qui est nécessaire pour arriver heureusement à sa destination; le Seigneur mon Dieu et mon Père m'a donné, comme viatique, pour le grand voyage de l'éternité, son Fils unique». Il répétait souvent les larmes aux yeux : «Je ne crains plus, je n'ai plus peur; l'heure du départ n'est pas encore venue». Il y eut bien ensuite un peu de mieux, mais il n'avait rien de stable et ne donnait pas l'espoir d'une guérison ; c'était une alternative continuelle, et le pauvre malade déjà si fatigué par la maladie, était encore en proie à l'abandon et à la désolation intérieure, le Seigneur le purifiant ainsi de plus en plus. Cependant il adorait les dispositions de la divine Bonté et vivait dans la soumission au bon plaisir de Dieu : «Je suis fort content dans ce lit, disait-il; il me semble que j'y suis venu au monde». C'est dans cette paix et cette tranquillité d'âme, fondées sur une vraie résignation à la volonté divine qu'il passait les jours et les nuits, tout occupé à adorer et à remercier la divine Majesté, répétant souvent avec beaucoup de sentiment: «Gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam; nous vous rendons grâces à cause de votre grande gloire». Cette oraison jaculatoire lui avait toujours été familière; comme elle est glorieuse à Dieu et qu'il avait appris par expérience le secours qu'on en tire, il exhortait beaucoup ses religieux à la répéter souvent. Avait-il à leur proposer quelque chose de difficile? Pour enflammer leur courage, il leur disait d'un ton pénétré: «Propter magnam gloriam Dei; pour la grande gloire de Dieu». Quelquefois et bien souvent, il se prosternait en esprit devant le trône de l'auguste Trinité et disait très dévotement : «Sanctus, sanctus, sanctus», ou bien : «Benedictio, et claritas, et sapientia, et gratiarum actio, honor, virtus et fortitudo Deo nostro in saecula saeculorum. Amen (Ap 7,12). Bénédiction et louanges, sagesse, action de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il». Il appelait cette prière le cantique du paradis.

   Le mal augmentant toujours, le père Paul semblait, selon toute apparence, approcher de sa fin. II voulut donc, par amour pour la sainte pauvreté, se dépouiller entre les main du premier consulteur, de tous les petits objets qu'il avait à son usage; après cela, il le pria, dans les termes les plus touchants, de lui faire l'aumône de quelque mauvais vêtement pour lui servir de linceul et lui recommanda instamment la congrégation. Alors faisant un humble retour sur lui-même pour considérer ses légers manquements : «J'accepte la mort de bon coeur, dit-il. Celui qui est coupable de lèse-majesté doit mourir; je suis coupable; il est donc juste que, je meure». L'un des assistants reprit : « Mais à présent par la grâce de Dieu, vous ne l'êtes plus». «Eh! répondit-il, l'homme ne sais s'il est digne d'amour ou de haine. J'espère pourtant beaucoup : les mérites de Jésus-Christ sont mes capitaux».

   L'homme de Dieu n'avait garde de rien omettre pour assurer son salut. Aussi recommanda-t-il à son confesseur de l'absoudre encore au moment où il rendrait le dernier soupir. Celui-ci l'ayant prié de son côté avec instance de lui donner sa bénédiction, le bon père se rendit à son désir et il le bénit avec son crucifix, en lui disant : «Que Dieu vous accorde son saint-Esprit; Concedat tibi Deus Spiritum sanctum tuum».

   Le père Paul n'eût certainement pas voulu mourir sans la bénédiction du Souverain Pontife. Il envoya donc son confesseur dire de sa part au Saint-Père, avec l'humilité la plus profonde, qu'il était et qu'il voulait mourir en véritable enfant de la sainte Église. Le pape lui envoya de nouveau la bénédiction apostolique pour l'article de la mort, avec les témoignages de la plus tendre affection. Le malade désirant se fortifier de plus en plus, en se nourrissant du pain de vie, demanda de nouveau et reçut le saint viatique dans les sentiments les plus vifs de dévotion. Le danger continuait, et la situation était toujours grave, au point que les médecins n'y voyaient plus de remède ; lui cependant, comme s'il avait été en santé, ne perdait pas de vue le gouvernement de la congrégation et s'occupait des moyens de fonder le nouveau monastère des religieuses de la Passion qu'il avait depuis longtemps à coeur. Ce monastère ayant été établi dans la suite, il eut toujours grand soin de donner aux nouvelles épouses de Jésus-Christ les avis les plus utiles et les plus efficaces pour les exciter à marcher dans le chemin de la perfection chrétienne et religieuse. De son lit de douleur, il ne cessait donc pas de donner les ordres convenables, soit pour ce monastère, soit pour la congrégation en général; il recevait les lettres et faisait répondre exactement. Toute sa nourriture et son soutien dans la maladie et les désolations intérieures, étaient d'accomplir la volonté de Dieu, en s'acquittant, comme s'il eût été en santé, de tous les devoirs de supérieur et de père. Tout en lui était un exemple de vertu : son zèle, sa vigilance, sa douceur, son abandon à Dieu, sa patience; mais ce qui touchait surtout, c'était de voir son oubli de lui-même et la persuasion où il était qu'il ne méritait pas les soulagements qu'on cherchait à lui procurer.

   Cependant ses enfants craignaient à chaque instant d'apprendre la funeste nouvelle de la mort d'un père si chéri. Il plut toutefois au Seigneur de prolonger ses jours et de le rétablir assez bien pour qu'il pût se lever et célébrer de nouveau la sainte Messe. Nous laisserons ici parler le frère infirmier. II va nous raconter comment cette guérison eut lieu. La vérité de son récit a été confirmée par d'autres témoignages, et d'ailleurs, il a, dans sa simplicité même, le mérite de détailler fort bien toutes les circonstances du fait. «Je me trouvais, dit le frère, à l'hospice près de Saint-Jean-de-Latran, lorsque le père Paul fit ici à Rome une maladie mortelle qui le réduisit à toute extrémité. Le docteur Julien, médecin de l'hôpital de Saint-Jean-de-Latran, donnait ses soins au serviteur de Dieu, et le visitait tous les jours. Remarquant que la maladie faisait de jour en jour des progrès, il dit qu'il serait certainement mort et qu'il ne passerait même pas la semaine. Le père procureur général et moi, nous sommes donc allés annoncer au pape Clément XIV, que le père Paul touchait à ses derniers jours. Nous lui avons répété ce que le médecin avait dit, et de la gravité de la maladie et de l'imminence de la mort. Le pape qui affectionnait le serviteur de Dieu et qui était fâché de le perdre en ce moment, dit ces paroles : «Je ne veux pas qu'il meure à présent; dites-lui que je lui donne un sursis, et qu'il obéisse». Nous sommes retournés à l'hospice tout joyeux, tant pour les témoignages de bienveillance que le souverain Pontife donnait au père Paul, qu'à cause de l'espoir que nous avions de sa guérison, vu que le pape la voulait. A notre arrivée, nous nous sommes empressés de représenter au père Paul l'ordre du pape. Chose vraiment admirable! Le père Paul se mit à pleurer, puis il se tourna les mains jointes vers le crucifix qui était à côté de son lit et lui parla en ces termes: «Mon Jésus crucifié, je veux obéir à votre vicaire», et à l'instant même, il se trouva mieux; puis il fut délivré de son mal et recouvra la santé, bien qu'il restât infirme à l'ordinaire».

   Le Seigneur fit voir de nouveau dans cette occasion, comment une confiance vive et une généreuse obéissance font violence à son coeur plein de bonté, et en emportent des faveurs extraordinaires.


 

CHAPITRE 41.

FONDATION DU MONASTÈRE DES RELIGIEUSES

DE LA PASSION DANS LA VILLE DE CORNETO.

 

   La congrégation de la passion de Jésus-Christ comptait déjà douze maisons ou retraites pour les hommes. Grâce à la Bonté divine, la règle y était en pleine vigueur. On y priait sans relâche pour que le Seigneur voulût bien répandre son esprit sur le monde chrétien, et inspirer à tous une foi vive et une ardente charité, afin qu'en contemplant le divin Rédempteur crucifié pour nos péchés, les fidèles apprissent à verser des larmes de douleur et de compassion sur sa mort cruelle. On y sollicitait en un mot l'accomplissement de la prophétie de Zacharie : «Effandam super domum David, et super habitatores Jerusalem spiritum gratiae et precum, et aspicient ad me, quem confixerunt, et plangent. Je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem l'esprit de grâce et de prières, et ils tourneront les yeux vers moi qu'ils ont percé, et ils verseront des larmes» (Za 12,10). Il semblait convenable qu'il y eût aussi quelque monastère où de pieuses femmes, consacrées à Dieu par les voeux et retirées du monde, pussent se vouer de leur côté à ce saint exercice, c'est-à-dire, à contempler la passion de Jésus-Christ, à compatir à ses souffrances, à pleurer jour et nuit la mort de l'Homme des douleurs. «Et planget terra... et mulieres seorsum. La terre pleurera, dit encore Zacharie, et les femmes pleureront à l'écart» (Za 12). Il convenait donc qu'il y eût des religieuses marquées au coeur du sceau de la passion et destinées à exprimer dans toute leur conduite la vive image de leur Époux crucifié; des âmes ferventes, étroitement unies au Sauveur, dont l'occupation serait de le prier sans cesse d'attirer à lui les regards et le coeur de tous les hommes; des âmes enfin qui, à cet apostolat de la prière, joindraient encore celui de leurs saints discours et surtout de leurs exemples, afin de propager la dévotion envers la passion et la mort de Jésus-Christ. Nous allons dire de quelle manière la Providence conduisit le père Paul à la pensée et à l'exécution de ce dessein.

   Déjà nous avons parlé en divers endroits du monastère des Passionistines. Pour en faire l'histoire complète, nous rassemblerons ici les détails épars çà et là, et remontant à l'origine de cette sainte institution, nous verrons comment la Bonté divine l'a conduit à sa perfection.

   Dès les premières années de rétablissement de la congrégation, une sainte âme que le père Paul dirigeait eut une lumière spéciale du ciel au sujet de ce monastère. Cette personne se nommait Agnès. Le père Paul la porta à un parfait détachement de toutes les choses du monde pour s'unir au souverain Bien, et elle profita si bien de sa direction que le serviteur de Dieu disait après sa mort : «Je désirerai qu'il y eût une plume savante et pieuse qui entreprit d'écrire la vie de la grande servante de Dieu, Agnès de la Croix de Jésus.... Cette grande âme apprit donc par révélation que le père Paul aurait fondé un monastère pour les religieuses de l'institut de la passion. Mais le serviteur de Dieu qui, dans la direction des âmes, procédait toujours avec une extrême prudence, pesant toutes choses dans l'exacte balance du sanctuaire, ne voulut pas approuver de suite et en aveugle une semblable révélation ; il parut même en faire peu de cas, d'autant plus qu'il voulait tenir dans une humilité profond une âme qu'il savait appelée à une haute perfection. Cependant il pria beaucoup, afin de connaître la sainte volonté de Dieu. Le résultat fut de le convaincre, qu'en effet c'était le bon plaisir de sa Majesté divine qu'il y eût un monastère de l'institut. On le voit par ce qu'il écrivait le 18 juin 1749, à une  autre grande âme qu'il dirigeait aussi. «Qui sait, lui mandait-il, quand il plaira à la divine Majesté de commencer l'oeuvre des religieuses. Je la désire paisiblement.... Dieu veut être prié. C'est là une oeuvre qui doit être le fruit de l'oraison».

   Plusieurs années après, les règles de la congrégation de la Passion ayant été approuvées et fixées, et plusieurs maisons ou retraites étant déjà établies, le Seigneur inspira au sieur Dominique Constantini de Corneto, au chanoine dom Nicolas son frère et à la dame Lucie, épouse de Dominique, de fonder dans leur pays un monastère qui serait soumis au père Paul de la Croix, fondateur de la congrégation des Clercs Déchaussés de la Passion, et observerait les règles qu'il aurait jugé à propos de lui donner. Ils communiquèrent leur dessein an père Paul, et le serviteur de Dieu sachant que cette oeuvre plairait beaucoup au Seigneur, loua leur pieuse résolution qui n'avait d'autre but que la gloire de Dieu. Il les anima à poursuivre l'entreprise et leur promit la bénédiction du ciel. Ces généreux bienfaiteurs songèrent donc sérieusement à mettre la main à l'oeuvre. On chercha un emplacement convenable et après quelque divergence de vues, les deux époux et le digne chanoine dom Nicolas convinrent de l'endroit. Ce ne fut pas, à ce qu'ils témoignèrent eux-mêmes, sans un mouvement spécial du ciel. L'endroit choisi est celui-là même où se trouve maintenant le monastère. Il y avait là quelques maisons qui leur appartenaient; mais comme elles ne suffisaient pas pour la fondation projetée, ils en achetèrent une autre qui était contiguë, et obtinrent secrètement de leur évêque, monseigneur Xavier Justiniani, homme de beaucoup de zèle, de piété et de sagesse, l'autorisation dont ils avaient besoin pour cette fondation. L'achat conclu, on commença à démolir les maisons. En démolissant un mur, on vit tomber un ancien tableau représentant la sainte Vierge, qu'on y avait attaché et qui était caché par un autre mur. Le maçon n'y prenant pas garde, fit tomber le mur et mit la sainte image en pièces. La Providence permit toutefois que la tète et le buste demeurassent intacts, de manière qu'on put décemment l'exposer à la vénération. C'est cette image même qu'on voit à présent sur l'autel de l'église du monastère et qu'on y vénère d'un culte particulier.

   Le serviteur de Dieu éprouvait beaucoup de joie, en voyant avec quel zèle les pieux fondateurs commençaient les constructions, malgré les difficultés et les traverses. II écrivait à cette occasion à une personne pieuse : « Nous voulons faire un monastère d'âmes généreuses et saintes, mortes aux créatures et qui ressemblent en fait de vertu et de mortification à Jésus souffrant, et à la Mère des douleurs. La sainte Vierge sera l'abbesse du monastère».

   Les pieux fondateurs eurent beaucoup à souffrir, pour conduire à bonne fin l'entreprise. Comme il arrive d'ordinaire dans les oeuvres de Dieu, ils rencontrèrent de grands obstacles. A peine eut-on soupçon de leur dessein, que, s'il fut approuvé des gens de bien, il ne manqua pas non plus de libertins pour se moquer de l'entreprise et de leurs auteurs. Ajoutez à cela les pertes sensibles que Dominique essuya dans ses récoltes et qui l'obligèrent à interrompre le travail. Cette circonstance servit de prétexte à beaucoup de gens pour le censurer et se moquer de lui. Cependant le père Paul qui était fort aimé et respecté de Dominique, l'encourageait en lui écrivant : «Que le seigneur Dominique s'arme de plus en plus d'une grande confiance en Dieu ; qu'il ne se laisse pas épouvanter par les difficultés; Dieu lui fera voir des prodiges. Qu'il ait donc un coeur magnanime et généreux; qu'il se mette à l'oeuvre avec humilité et pureté d'intention dans la seule vue de glorifier Dieu et de préparer un asile aux pures colombes du crucifix, afin qu'elles y portent le deuil de sa passion et qu'elles oignent ses plaies divines avec le baume de leurs larmes. Oh! Quelle grande oeuvre! Oh! Quelle grande oeuvre! Remerciez Dieu qui vous a choisi pour une oeuvre qui doit tant le glorifier, et tenez-vous, en sa divine présence, humilié et anéanti, vous écriant : «Substantia mea tanquam nihilum ante te». Dominique encouragé par ces saints avis, reprit le travail et continua avec tout l'empressement possible la construction du nouveau monastère, pendant que de sen côté le père Paul pensa à lui donner des constitutions qui en fissent un véritable sanctuaire.

   Les constructions avançaient, et les constitutions s'élaboraient en même temps avec beaucoup de maturité et dans la prière. Lorsque les bâtiments furent en bon état, les pieux fondateurs présentèrent à monseigneur Justiniani un écrit dans lequel ils s'offraient à donner, leur vie durant, environ quatre cents écus de pension annuelle pour l'entretien du nouveau monastère, et à lui laisser tous leurs biens après leur mort. Mais cette pension ne parut pas suffisante au digne prélat; il voulait que la rente fût de cinquante écus pour chaque religieuse. Les bienfaiteurs ne s'attendaient pas à cette réponse; ils en furent assez déconcertés; cependant ils ne renoncèrent pas à leur projet; ils le suspendirent seulement pendant quelque temps. Le Seigneur qui voulait éprouver et épurer leur vertu, leur envoya plusieurs disgrâces qui les obligèrent de l'interrompre.

   Dans la suite, Clément XIV ayant été élevé sur le Saint-Siège, le père Paul se rendit à Rome et y fixa sa résidence, selon le désir de Sa Sainteté, comme nous l'avons, rapporté plus haut. En célébrant la sainte Messe, le jour de sainte Marie Madeleine, son visage s'enflamma d'une vive rougeur et ses yeux versèrent des larmes abondantes. Un de ses religieux l'ayant remarqué et connaissant un peu l'intérieur du père Paul, en conclut qu'il avait reçu quelque inspiration particulière du Seigneur. La chose était réelle. Le serviteur de Dieu eut alors une révélation qui lui fit mieux connaître la volonté divine touchant l'érection du monastère et du nouvel institut pour les religieuses. Le père Paul savait que pour donner un solide fondement à cette oeuvre, il était nécessaire d'obtenir l'assentiment du Souverain Pontife. On lit à ce sujet dans une de ses lettres:

   «Votre lettre que j'ai reçue ce matin m'a été fort agréable. Je vous dirai en réponse, qu'il est bien vrai que le monastère aurait pu être établi cette année; je croyais qu'il en serait ainsi; mais les grandes oeuvres de Dieu rencontrent toujours des difficultés et des traverses nombreuses ; ainsi je dois combattre encore quelque temps. Il en résultera plus de gloire pour Dieu, et l'oeuvre aura un fondement plus stable. Il faut laisser tomber le vent des persécutions, excité par les artifices du démon, et aussi de quelques-uns qui s'imaginent rendre service à Dieu, en persécutant et en contredisant ses oeuvres. Il est donc nécessaire que j'entretienne à loisir le Souverain Pontife de cette fondation, afin d'obtenir un bref favorable et l'approbation des règles et constitutions que devront observer les religieuses de la passion. J'ajoute que j'ai la ferme confiance de tout obtenir de la bonté de Dieu».

   Le vénérable père jugea qu'il devait aller en personne à Corneto, pour voir en quel état se trouvait le nouveau monastère et pour en solliciter l'achèvement. Mais avant d'exécuter ce projet, il voulut, pour s'assurer de la volonté de Dieu, aller exposer au Souverain Pontife le but et le plan de cette sainte oeuvre. Le jour de saint Joseph de l'an 1770, il alla donc trouver le Saint-Père, et lui exposa pour la première fois son dessein et celui des pieux fondateurs, après quoi il supplia Sa Sainteté d'en autoriser l'exécution. Le Saint-Père écouta l'exposé avec grande attention et grande bienveillance; il accorda au père Paul la permission de partir pour Corneto et lui témoigna qu'il était fort satisfait de l'entreprise.

   Le temps était donc veau d'y mettre la dernière main. Le père Paul, de retour à Rome, profita de la première audience qu'il eut de Sa Sainteté pour lui présenter un mémoire et soumettre les règles à son approbation. Le Saint-Père en confia la révision au père maître Pastrovichi, depuis évêque de Viterbe. C'était un homme rempli de doctrine et de piété. Il rendit son rapport; son témoignage fut très favorable. Voici quelques-unes de ses expressions : «Ces règles ne sont pas seulement conformes à la pureté de la foi, à la sainteté des moeurs et à la perfection religieuse, je les trouve encore pleines d'onction, de prudence, de discrétion, et en harmonie avec le caractère de l'institut. On peut donc espérer que les âmes qui feront profession de les suivre, en retireront un grand profit spirituel». Sur ce rapport, le Saint-Père renvoya l'affaire au secrétaire de la congrégation du concile, qui était alors monseigneur de Zelada. Cette nouvelle information ne fut pas moins avantageuse. Dans le fait, la seule lecture de ces règles découvre l'esprit de Dieu qui animait leur auteur. On y voit clairement combien il désirait que les nouvelles religieuses mourussent au monde pour vivre uniquement de la perfection du saint amour, en se maintenant continuellement en la présence de Dieu et en gravant d'une manière indélébile dans leur coeur la vie, la passion et la mort du bon Jésus, sacrifié sur le calvaire pour le rachat du monde. Afin d'exciter leur amour pour Dieu et de leur apprendre quels trésors de sagesse et de science nous possédons en Jésus-Christ, il leur prescrit de prendre pour sujet ordinaire de leur oraison les attributs et les perfections de Dieu et spécialement les mystères de la vie, de la passion et de la mort de Jésus-Christ notre Seigneur. C'est par ce moyen qu'il veut que les religieuses croissent sans cesse dans l'amour de Dieu, qu'elles s'excitent à une foi vive, agissante et constante, qu'elles marchent sans relâche sur les pas de leur divin Epoux, qu'elles courent à sa suite comme de dignes épouses, et qu'ainsi elles fuient tous les vices et acquièrent toutes les vertus.

   Le vendredi étant le jour de la mort du Sauveur, il veut qu'elles s'en souviennent alors plus spécialement. «Le vendredi, leur dit-il, sera pour toutes les soeurs comme un jour de fête. Jusqu'au dîner, elles s'appliqueront à méditer la passion du Rédempteur, la lisant et la repassant dans leur esprit; elles feront le Chemin de la Croix ou quelque autre pratique de dévotion et s'exerceront à faire quelque mortification pour mieux honorer la passion de notre divin Epoux crucifié. Ce jour-là, on choisira au sort une religieuse, qui sera dispensée du travail, pour faire trente-trois visites au Saint-Sacrement, qui est le mémorial de la passion de Jésus-Christ ; c'est pourquoi elle en fera particulièrement mémoire».

   Pour que les religieuses puissent communiquer plus intimement avec Dieu et jouir des délices de la présence divine et de l'oraison, la règle prescrit qu'elles travailleront chacune dans leur cellule, qu'elles se tiendront autant que possible en la présence de Dieu, produisant de fréquentes oraisons jaculatoires, à l'exemple des anciens solitaires et des pères du désert qui travaillaient des mains et tenaient leur esprit et leur cœur élevés en Dieu. Qu'elles fassent cependant tout, dit la règle, avec un esprit de douceur et de tranquillité, paroles qui montrent assez que la vie intérieure des religieuses de la passion doit être une vie de paix, de repos d'esprit, et de sainte dilection.

   Mais les religieuses de la passion ne doivent pas se contenter de goûter seules les avantages dont les plaies de Jésus sont la source salutaire; elles doivent avoir à cœur d'étendre la dévotion à la passion de Jésus-Christ. Ce qui leur est recommanda à l'égard de la passion du Seigneur, leur est également recommandé en ce qui concerne la dévotion à la sainte Vierge et à ses douleurs. Elles s'adresseront, dit encore la règle, comme de fidèles servantes et des filles dévouées, à Marie, l'Immaculée Mère de Dieu, l'invoquant dans tous leurs besoins. Qu'elles aient soin surtout de monter chaque jour en esprit au Calvaire pour contempler et partager les cruelles douleurs qu'elle a souffertes dans la passion et la mort de son divin Fils.

   Ces règles et ces constitutions si pleines de prudence et de sagesse furent donc jugées dignes d'approbation. Clément XIV voulait en conséquence les approuver par un bref; mais le père Paul supplia Sa Sainteté de vouloir bien les approuver seulement par rescrit apostolique, et de différer l'expédition du bref jusqu'à ce que l'expérience, cette grande maîtresse en toutes choses, eût fait connaître s'il n'y avait rien à changer ou à mitiger. Le Saint-Père les approuva par un rescrit, qui avait force de bref, en date du 3 septembre 1770. Tout semblait ainsi conspirer à l'heureuse issue de la sainte entreprise. Les jeunes personnes destinées pour le nouveau monastère, se rendirent à Corneto, au nombre de dix. Elles y furent accueillies avec grande charité et traitées de la manière la plus généreuse et la plus honorable par les pieux fondateurs. Mais un nouvel obstacle survint inopinément, de sorte qu'il fallut retarder leur entrée. On ne saurait exprimer quelle fut l'affliction des charitables bienfaiteurs. Ils voyaient la ville pleine d'étrangers accourus de tous les villages voisins; ils se voyaient eux-mêmes exposés aux critiques, aux railleries et aux dérisions. Les pieuses demoiselles, de leur côté, étaient aussi fort en peine. Elles étaient venues de loin avec un désir ardent de se séparer pour toujours du monde et de s'enfermer dans le nouveau monastère pour y vivre cachées en Jésus- Christ; et maintenant, elles voyaient la tempête s'élever pour ainsi dire dans le port, et elles étaient incertaines de l'avenir. Ce qui augmentait la peine des uns et des autres, c'était le chagrin des parents qui, après avoir amené leurs filles, se trouvaient déçus dans leur attente et ne savaient s'ils devaient rester ou partir. On se figure assez avec quelle ferveur ces bonnes filles priaient, au milieu de telles angoisses. Ces prières, sortant d'un coeur pur et sincère, firent une douce violence au coeur de Dieu et obtinrent tout le succès désiré. En effet, Clément XIV ayant appris du religieux que le père Paul malade avait envoyé en sa place pour la cérémonie, ce qui était arrivé, voulut, bien ordonner qu'on procédât à la vêture des jeunes personnes qui étaient déjà à Corneto. Ensuite, comme les revenus assignés, tout considérables qu'ils étaient, ne suffisaient pas à l'entretien du monastère, il y ajouta une pension annuelle de trois cents écus, et, .grâce à la munificence pontificale, le nouvel institut put s'ouvrir et subsister.

   Pendant tous ces délais, le serviteur de Dieu était malade et obligé de garder le lit. Le lendemain du jour où la vêture et l'entrée devaient avoir lieu, il dit à l'infirmier, quelque temps après avoir communié, qu'il avait dans l'esprit que la cérémonie était retardée. Il semblait avoir le pressentiment de ce qui était arrivé; peut-être aussi Dieu l'avait-il éclairé à cet égard. La nouvelle qu'on lui apporta ensuite lui fit voir que ses craintes n'avaient pas été sans fondement. Grande sans doute fut sa peine, en voyant pour ainsi dire renversé un dessein qui lui avait coûté tant de démarches; mais il se résigna à l'instant même, et s'abandonna totalement, comme il faisait toujours en pareille occasion, à la sainte volonté de Dieu. Ce n'est pas qu'il se dissimulât ce qu'on aurait dit contre lui et contre tous ceux qui avaient contribué à cette oeuvre; mais habitué à servir Dieu par la bonne et la mauvaise réputation, il ne tint aucun compte, des discours des hommes, et chercha sur-le-champ le moyen d'exécuter le bon plaisir de Dieu. «Il faut penser, disait-il, à donner l'habit à ces pauvres demoiselles». Ce fut donc par ses conseils qu'on demanda la faveur dont nous avons parlé, et ce fut principalement à sa considération qu'on l'obtint.

   Le nouveau monastère devait s'ouvrir le lundi d'après le dimanche in albis, jour auquel était transférée, cette année, la fête de l'Annonciation. La chose n'ayant pas réussi, le père Paul désigna pour la cérémonie de la vêture, le troisième jour de mai, qui est dédié à l'Invention de la Sainte-Croix et qui est une très grande fête pour les religieux de la Croix et de la Passion de Jésus-Christ. Trente-quatre ans auparavant, la première église de la congrégation au mont Argentario avait été ouverte, après bien des difficultés, le jour de l'Exaltation de la Sainte-Croix; et par une disposition semblable de la Providence, le nouveau monastère fut fondé le jour de l'Invention de la Croix. Les deux églises, qui sont également sous le titre de la Présentation de la sainte Vierge, furent ainsi ouvertes un jour consacré aux gloires de la croix, qui est l'étendard triomphal de notre salut. Toute âme qui cherche Dieu seul, qui communique intimement avec Dieu et qui ne trouve de plaisir qu'en Dieu comprendra combien fut grande la consolation de ces pieuses vierges, lorsqu'enfin on leur ouvrit la porte qui devait les faire entrer dans le repos des enfants de Dieu. La cérémonie fut également solennelle et pieuse, joyeuse et sainte; tout le monde en fut consolé.

   Les vierges insensées de l'évangile se fièrent uniquement sur leur prérogative, digne, il est vrai, de tout respect, quand elle est jointe à la pratique des vertus chrétiennes; elles négligèrent d'allumer et d'entretenir en elles la flamme du saint amour. Il n'en fût pas ainsi de nos nouvelles religieuses. A peine renfermées dans le monastère, elles s'appliquèrent avec ferveur à bien observer leur règle, et elles y furent si fidèles pendant l'année de probation, que monseigneur Banditi, prélat digne d'être comparé aux évêques de la primitive Église, et qui depuis a été l'un des plus beaux ornements du sacré collège, en écrivit au père Paul en ces termes : «Enfin, je puis annoncer à mon très vénéré père Paul que les onze religieuses de son institut ont fait profession entre mes mains. La cérémonie a eu lieu le 20 de ce mois; j'en ai eu la plus grande consolation. J'ai vu un monastère rempli de l'esprit du Seigneur et d'une sainte ferveur. Toutes donnent sujet d'espérer qu'elles contribueront à la gloire du Sauveur et de sa sainte passion et à l'avantage de cette ville. Oui, on peut espérer que Dieu, touché par les prières de ces bonnes âmes, répandra sa bénédiction sur tous. Vous ne pouvez vous figurer quel attendrissement a causé cette cérémonie et quelle émotion j'en ai ressentie moi-même. Avant de la faire, j'ai voulu causer avec toutes et avec chacune en particulier, et j'ai pu m'assurer que leur vocation était véritable et qu'elles embrassaient l'état religieux dans le désir sincère de mettre leur salut en sûreté.... Jeudi matin aux termes de vos constitutions, on a élu la supérieure, la mère vicaire et la conseillère. Tout s'est passé en bon ordre en ma présence; il y a eu unanimité parfaite».

   Après avoir fait leur profession avec tant de piété, les religieuses de la passion se crurent obligées d'en donner connaissance à Sa Sainteté; elles lui écrivirent une lettre pleine de respect, et le Saint-Père, toujours rempli de bienveillance et de charité paternelle, daigna leur  répondre par le bref que nous allons rapporter. On y découvre de plus en plus l'esprit du nouvel  institut et le vif intérêt que le pontife prenait à son établissement.

 

   «A nos chères filles en Jésus-Christ, les religieuses de la passion de Jésus-Christ, en notre ville de Corneto.

  «Clément XIV.

   «Chères filles en J-C., salut et bénédiction apostolique.

   «La lettre par laquelle vous Nous donnez avis de votre profession solennelle par les voeux de religion que vous avez faits tout récemment, a été pour Nous le sujet d'une grande joie. Rien ne peut Nous être plus agréable que de voir votre institut, que Nous avons approuvé, s'enrichir des vertus qui font la sainteté et la perfection de la vie. Vous Nous dites la paix et la consolation spirituelles que vous avez ressenties dans votre consécration à Dieu. Elles Nous donnent tout lieu d'espérer que Nous aurons à Nous réjouir de plus en plus de votre constance dans le genre de vie que vous avez embrassé et dans cette union et cette charité qui règnent entre vous toutes. Nous attendons tout cela de vous avec une grande confiance; cependant Nous voulons vous encourager et vous exhorter avec instance, pour que vous mettiez tous vos soins et votre attention à imiter les vierges prudentes de l'Évangile, que l'Époux trouva vigilantes et prêtes à son arrivée. Employez toute votre industrie et votre application à faire en sorte de ne plus regarder le siècle que vous avez quitté, mais, toujours tournées vers le ciel et les yeux fixés sur lui, attachez-vous à rendre de continuelles actions de grâces à Dieu votre Seigneur pour le bienfait signalé qu'il vous a accordé. Portez imprimée et gravée dans vos coeurs et dans vos esprits la passion de Jésus-Christ notre Sauveur. Elle est l'enseigne et l'ornement qui vous distinguent; en elle consistent la force et la beauté de votre institut. Mettez, à la méditer, toute votre attention, toute votre étude, toutes vos délices. Si vous avez toujours présentes à l'esprit la passion et la mort de notre Rédempteur, rien ne vous sera pénible, rien ne vous rebutera; mais au milieu même des peines et des angoisses qui arrivent d'ordinaire, la contemplation de votre guide et de votre époux vous procurera les doux fruits de la paix et de la joie intérieure; car nulle satisfaction, nul plaisir n'est comparable à cet amour rempli d'une suavité céleste, à cette joie que Jésus-Christ accorde ordinairement à celui qui le cherche et le médite. Si le monde est ainsi crucifié pour vous, et vous pour le monde, si par la pureté de coeur et la simplicité, vous vivez seulement pour Jésus-Christ votre époux, et qu'en toutes choses vous soyez parfaitement exactes aux règles de votre institut, votre  monastère ne manquera pas de répandre un parfum très agréable de vertu et de douceur. Alors on pourra dire de vous et de celles qui attirées par vos exemples viendront à votre suite : «Celle-ci est belle entre les filles de Jérusalem». Enfin, Nous vous demandons, chères filles en Jésus-Christ, une chose que vous ferez sans doute volontiers, vu la piété et le dévouement que vous Nous portez, c'est de prier toujours Dieu le Père des miséricordes pour Nous et pour l'Église confiée à notre faiblesse. Cependant Nous vous promettons de vous accorder à l'occasion toute l'assistance et les avantages qui peuvent dépendre de Notre affection pour vous. Comme gage de cette promesse, Nous vous donnons de tout coeur la bénédiction apostolique.

   «Donné à Rome, près Sainte-Marie-Majeure, sons l'Anneau du pêcheur, le 25 juillet 1772, la quatrième année de Notre Pontificat».

 

   Tel est le langage qu'adressait le suprême Pasteur à ces religieuses, qui, loin du monde, se tiennent auprès de leur Époux crucifié et trouvent un aliment délicieux dans la méditation de ses amères douleurs. Heureuses si, fidèles à leur vocation, elles s'efforcent d'imiter tous les jours les exemples du divin Rédempteur, leur Époux! Elles auront enfin le bonheur d'aller jouir de sa gloire et de ses délices ineffables dans le paradis : «Si compatimur, et conglorificabimur».

 

 

 


 

CHAPITRE 42.

LE PÈRE PAUL OBTIENT DU SOUVERAIN PONTIFE

LA MAISON DES SAINTS JEAN ET PAUL.

 

   Le serviteur de Dieu fut retenu au lit pendant dix-huit mois par sa maladie. Il l'avait soufferte avec beaucoup de patience et de résignation, et en même temps qu'elle avait été pour lui comme ce creuset où l'or se purifie, elle l'avait de plus en plus disposé à recevoir de nouvelles grâces du Seigneur. Dieu en effet se plaît à se communiquer à ceux qui profitent bien de ses visites et se préparent avec soin aux grâces nouvelles qu'il leur destine.

   Le vénérable père commença donc vers la Semaine Sainte de l'année 1772, à se lever un peu; et soutenu par les infirmiers, appuyé sur ses béquilles, il se rendait, bien qu'avec peine, jusqu'à la chapelle, pour faire la sainte communion. Ayant repris quelques forces, il voulut célébrer la sainte messe le jour de la fête-Dieu. II souffrit beaucoup pour la dire, mais aussi sa consolation fut grande. Il eût volontiers continué à la célébrer chaque jour, mais la faiblesse de ses nerfs ne lui permettant pas de se tenir debout, il fut contraint de la laisser. L'été lui ayant été favorable, sa santé fit quelques progrès; il recommença à célébrer, le jour du glorieux saint Bernard, et il continua ainsi pendant longtemps à le faire chaque jour de très bon matin. Dés qu'il en fut en état, il voulut aller aux pieds du souverain Pontife. Jusque là, il n'était point encore sorti de la maison. Sa Sainteté étant de retour de la campagne, il résolut de se rendre à l'improviste au palais apostolique. Le pape apprenant l'arrivée du père Paul, en fut surpris, et l'ayant fait introduire aussitôt, il tressaillit de joie en le revoyant. Le serviteur de Dieu se retrouvant en présence du souverain Pontife, lui dit avec un profond sentiment de respect et de reconnaissance : «Saint-Père, si je suis encore en vie, après Dieu, c'est à Votre Sainteté que je le dois. J'ai eu grande confiance dans son ordre, et le Seigneur vous a exaucé». On ne peut exprimer quelle fut la satisfaction du pape en entendant de la bouche même du père Paul, la manière merveilleuse dont il avait été guéri. Il le tint assis auprès de lui et lui parla avec une rare bonté et en confidence. Il eût désiré prolonger l'entretien, mais comme c'était un jour d'audience, il dut, à son grand regret, se priver de cette consolation, et il congédia le père Paul avec toute sorte de témoignages d'affection.

   Cependant Clément XIV avait toujours présente à l'esprit la pensée de doter la pauvre congrégation de la passion d'une retraite et d'une église convenable. Il allait de nouveau partir dans l'année 1773 pour la campagne. Le père Paul avait envoyé le procureur général pour le complimenter à cette occasion. Dans le cours de l'audience, Sa Sainteté lui demanda si le père Paul n'avait pas eu un frère appelé Jean, qui avait été son compagnon dans la vie religieuse. Le père Procureur répondit qu'en effet on le nommait ainsi et qu'il avait tenu fidèle compagnie au père Paul jusqu'à sa mort. Le souverain Pontife reprit alors en ces termes : «Joannes et Paulus, Jean et Paul», et n'en dit pas davantage pour le moment. A son retour de la campagne, il admit le père Paul à son audience, et, toujours aussi bienveillant, il lui donna les plus grandes marques d'attachement et lui exprima le désir qu'il avait de le consoler au plus tôt. En effet, après diverses négociations, Sa Sainteté voulut bien ordonner qu'on laissât au père Paul et à ses religieux l'église des Saints-Jean-et-Paul et la maison qui y est contiguë, au mont Celio. Cette maison était occupée par les prêtres de la congrégation de la mission. On les transféra au noviciat de Saint-André à Monte Cavallo. En conséquence, le 9 décembre 1773, après les premières vêpres de la translation de la sainte maison de Lorette, vers la vingt-unième heure du jour, on prit possession de la maison des Saints-Jean-et-Paul. Le père Paul avec ses religieux passèrent du petit hospice à la basilique de ces saints martyrs. Y étant arrivés, ils adressèrent de très humbles actions de grâces à la Bonté divine. Peu après, on récita complies, et dès lors on commença à faire les offices du jour et de la nuit dans cette pieuse basilique, et on habita la maison qui y est jointe. Le père Paul conçut la plus vive reconnaissance envers le vicaire de Jésus-Christ pour un si grand bienfait. On en jugera par la lettre qu'il adressa à Sa Sainteté, dès qu'il sut qu'elle lui avait accordé l'église et la maison.

 

  «Très Saint Père!

   «Pendant que je bénis, que, je loue, glorifie et remercie la divine Miséricorde pour l'heureux retour de Votre Sainteté à sa résidence apostolique, je ne puis m'empêcher de me prosterner le front dans la poussière pour lui rendre des actions de grâces infinies de ce qu'elle a daigné, avec tant de charité, nous assigner pour demeure l'église et la maison des saints Jean et Paul. Je me réjouis en Dieu de ce que Votre Sainteté fonde dans cette métropole du monde une maison où l'on fera continuellement mémoire de la passion de notre Rédempteur. Cette fondation sera pour toute l'Église un monument éternel de la piété et du zèle avec lesquels votre Béatitude a cherché à propager la dévotion à cette même passion, afin que tous la pratiquent jusqu'à la fin des siècles.    

    Pour moi, très Saint-Père, je me trouve beaucoup mieux. Bien que je ne puisse me tenir longtemps debout à cause de la faiblesse et des douleurs de nerfs, je fais tous mes efforts pour célébrer chaque matin. Je n'ai que quelques pas à faire jusqu'à la chapelle de ce pauvre hospice où nous demeurons encore. Outre les prières que j'adresse jour et nuit au Très-Haut pour Votre Sainteté, je prie aussi à l'autel, et, ce me semble, avec plus d'efficacité. Là, je ne puis m'empêcher de placer le coeur de Votre Sainteté dans le sang précieux de Jésus-Christ, au moment où je mets la sainte parcelle dans Ie calice. Je désire qu'il soit tout arrosé de ce sang divin afin qu'il produise de plus en plus les fruits de la vie éternelle pour les fidèles de Jésus-Christ. Plus que jamais j'espère, avec grande consolation pour mon pauvre coeur, que le Très-Haut couvrira Votre Sainteté de sa protection et que la très sainte Vierge ne manquera pas de la tenir étroitement serrée et renfermée dans son sein très pur».

   Voilà comment le Seigneur consola son serviteur de toutes les peines qu'il avait souffertes en d'autres temps, pour tâcher d'obtenir un établissement à Rome. Voilà comment il le récompensa de cette vive confiance qui lui faisait dire plusieurs années auparavant : «Après des démarches qui ont duré presque une année entière, nous sommes en possession d'un hospice à Rome. Dans quelques jours j'y conduirai trois prêtres savants, pieux et excellents ouvriers.... J'estime que cet hospice de Rome, qui est au voisinage de Saint Jean de Latran est comme un grain de sénevé. La divine Majesté le sème maintenant dans la ville sainte; mais j'ai une vive confiance qu'elle en fera sortir un grand arbre qui portera des fruits». Ces paroles étaient une véritable prophétie. Nous venons de voir comment elle s'est vérifiée. Nous nous réservons d'y revenir plus tard.

   Le serviteur de Dieu ne négligea rien pour établir une exacte observance avec la pratique fervente des vertus dans la retraite des Saints Jean et Paul. Il nomma le nouveau recteur avant les fêtes de Noël. Lui-même voulut officier la nuit de cette fête et chanta la messe solennelle avec tant de componction et de piété, qu'il tira des larmes de tous les yeux. Il éprouvait beaucoup de fatigue et de peine à se tenir debout, mais excité par sa dévotion envers les mystères adorables du Sauveur, il voulut encore officier le jour de l'Epiphanie. A l'occasion des saintes fêtes de Noël, il réunit tous les religieux dans sa chambre et il leur fit un discours de piété. Il prit pour texte les paroles de l'apôtre saint Paul : «Rogamus vos, fratres, ut operam detis, ut quieti sitis, et vestrum negotium agatis. Nous vous prions, mes frères, de faire en sorte d'être en paix, et de vous occuper de votre devoir». Désirant que ses religieux servissent le Père céleste dans un véritable esprit de sainteté, il les exhorta vivement à conserver entre eux une paix et une charité inviolables et à s'appliquer de toutes leurs forces à leur perfection.

   De temps en temps il faisait d'autres exhortations à la communauté, surtout au retour des solennités. Elles étaient toujours pleines d'onction, et les religieux en retiraient beaucoup de fruit et de consolation.

   Une longue expérience lui avait appris que les jeunes gens sont comme des plantes délicates qui exigent une culture plus assidue. C'est pourquoi le vénérable père mandait auprès de lui, tantôt l'un, tantôt l'autre des jeunes étudiants qui étaient dans la maison; il assistait à leur conférence spirituelle, et comme un père plein de tendresse, il donnait à chacun les avis les plus opportuns, afin que tous devinssent des hommes d'oraison et de vrais serviteurs de Dieu. Il tâchait ainsi de graver dans leurs coeurs les véritables maximes de la vertu et la vraie méthode de l'oraison.

   La semaine sainte approchait. Le père Paul se sentait mieux. On devait s'attendre à le voir célébrer des offices dans lesquels son âme trouvait des délices si précieuses. II voulut donc faire la bénédiction des rameaux, bien que sa grande faiblesse le fit beaucoup souffrir. Le Jeudi Saint, il ne manqua pas de faire à la communauté le discours qu'il lui adressait chaque année, autant que possible. Dans ce discours où on le vit tout recueilli en Dieu, il admira l'immense amour que Jésus nous a témoigné dans l'institution de l'adorable Eucharistie. Il termina en montrant la manière de célébrer dignement et avec fruit les saints offices, et de faire, selon son expression, les obsèques et les funérailles de notre divin Rédempteur. Ses paroles étaient si pleines de piété et d'amour, qu'elles tirèrent des larmes abondantes des yeux de ses auditeurs. Il célébra la sainte messe avec une dévotion extraordinaire; puis, quand il en vint à porter son bien- aimé Seigneur au Saint Sépulcre, oh! alors, il répandit un torrent de larmes, et son coeur parut se consumer d'amour et de compassion pour son bon Jésus. L'abondance de ses larmes fut telle que l'huméral en fut tout mouillé. La même chose eut lieu le jour suivant, qui était le Vendredi Saint. Enfin, pour tout dire en peu de mots, il passa ces saints jours, tout pénétré d'amour et de douleur et tout occupé à compatir à son amour crucifié.

   Le serviteur de Dieu continua ainsi à se lever chaque jour, à célébrer la sainte messe, à s'entretenir plusieurs heures, assis dans sa chambre, soit à prier, soit à lire, soit à conférer de choses utiles. Le jour de la fête des saints Patrons de la basilique, Sa Sainteté daigna venir visiter l'église des Saints Jean et Paul. Il y fut reçu par le père Paul et par toute la communauté, en surplis, comme il convenait. Quand le Pontife eut satisfait sa piété, il voulut bien entrer au couvent. Le père Paul, joyeux de voir le vicaire de Jésus-Christ dans la nouvelle retraite, lui dit, avec sa vivacité et sa piété ordinaire, les paroles de l'évangile : «Hodie salus domui huic facta est. C'est aujourd'hui le jour du salut pour cette maison». Le Saint-Père ayant été introduit dans une salle où l'on avait dressé un trône, eut l'extrême bonté d'admettre au baisement des pieds les religieux et une foule d'ecclésiastiques et de séculiers qui se trouvaient dans la maison. Après cela, Sa Sainteté passa dans la pièce contiguë à la salle, et là, s'entretint longtemps en secret avec le père Paul. A son départ, elle daigna témoigner la plus grande satisfaction, et dit que c'était là véritablement une maison de serviteurs de Dieu.

   Le père Paul répondait aux bienfaits incessants du Pontife par l'amour le plus ardent, et la plus tendre reconnaissance. Jour et nuit il priait pour lui, et ce ne fut pas sans en ressentir un profond chagrin, qu'il apprit la nouvelle de sa mort prochaine. Il eût certainement désiré avoir la consolation d'être tout près d'une personne qu'il aimait si tendrement et qu'il vénérait du fond de son coeur, ou du moins lui faire visite dans ses derniers moments. Il en fut empêché par une grave indisposition qui lui survint dans la nuit même du 24 septembre, jour où le Saint-Père passa à une vie meilleure, vers la treizième heure. Quand il eut appris la mort du pape, le pauvre vieillard en fut vraiment inconsolable. Il ne pouvait étancher ses larmes, et il ne trouva de paix et de force que dans la volonté divine, dans laquelle il avait coutume de considérer tous les événements. Il fit écrire aussitôt à tous les supérieurs locaux, pour qu'on fît des funérailles solennelles et des prières pour l'âme de ce grand Pontife qui avait fait tant de bien à toute la congrégation. Pour lui, pendant tout Ie temps que dura l'office et la messe solennelle dans l'église des Saints Jean et Paul, on le vit pénétré de douleur, d'amour et de reconnaissance, prier continuellement, assis au pied du catafalque, parce qu'il ne pouvait se tenir debout. Après cette perte, il se regardait comme un orphelin qui a perdu sort père. Mais, plus touché encore des grands besoins de l'Église privée de son chef visible, il priait sans relâche et faisait prier pour l'élection d'un nouveau pape, d'un pasteur qui fût saint et rempli de l'esprit de Dieu. Le Seigneur daigna consoler l'Église en lui donnant un Pontife selon son coeur dans la personne de son éminence le cardinal Braschi qui prit le nom de Pie VI. Cette heureuse nouvelle donna au père Paul une consolation indicible. Connaissant les grandes vertus et les rares qualités du nouveau Pontife, il conçut la plus vive espérance qu'avec l'aide du Seigneur, sa parole et son exemple répandraient partout une lumière céleste, et que son autorité, unie à d'éclatantes vertus, serait d'un grand secours pour l'Église universelle. Le serviteur de Dieu ne se trompait pas. Dès les premiers jours qui suivirent son élection, le Saint Pontife fit connaître quelles étaient l'ardeur et la pureté de son zèle. Tout le monde comprit qu'il n'avait rien de plus à coeur que la gloire de son Dieu et le bien du troupeau de Jésus-Christ qui lui était confié.

   Le père Paul espéra aussi que le nouveau Pontife serait favorable à la congrégation naissante, et à cet égard encore, le Seigneur lui donna de grandes consolations. Peu de temps après son élection, c'est-à-dire le premier dimanche de Carême, le Saint-Père alla visiter le Saint-Sacrement qui était exposé dans la basilique des Saints Jean et Paul, à l'occasion des prières de quarante heures. Il voulut bien alors entrer dans le couvent et visiter le père Paul infirme, dans sa pauvre cellule. Bel exemple de bonté, de charité et d'humilité, vraiment digne du vicaire de Jésus-Christ qui fut le plus humble, le plus affable et le plus aimant de tous les hommes.

 

 

 


 

CHAPITRE 43.

NOUVELLE CONFIRMATION DES RÈGLES ET DE L'INSTITUT.

 

   Le vénérable père continuait à dire la sainte messe et à se tenir une partie du jour hors du lit, assis près de sa petite table; on peut dire toutefois que depuis la grande maladie qu'il fit à l'hospice du crucifix, il vivait dans un état permanent d'infirmité. Ses douleurs de tout genre, sa faiblesse, sa difficulté à prendre la nourriture, étaient, avec son grand âge, autant d'indices qu'il ne lui restait plus longtemps à vivre. Mais plus le corps allait s'affaiblissant, plus il témoignait de vigueur d'esprit et d'ardeur à s'unir parfaitement à Dieu; il se préparait à la mort par l'exercice continuel de toutes les vertus et surtout d'une humilité profonde. Toute sa vie, cette vertu lui avait été chère; c'était sur elle, comme sur un fondement solide, qu'il avait bâti l'édifice de sa perfection ; mais jamais peut-être on ne la vit briller en lui avec plus d'éclat que dans les derniers temps. Il semblait faire tourner toutes choses au profit de l'humilité : le besoin qu'il avait du secours d'autrui à cause de ses infirmités, l'impossibilité de suivre l'observance, les dispenses dont il devait user, tout cela l'humiliait beaucoup; il se regardait comme un homme inutile, à charge, et d'un mauvais exemple. S'il entretenait quelqu'un en particulier, s'il faisait une exhortation à la communauté, autant il témoignait d'estime pour autrui, autant il souhaitait qu'on le tînt pour un homme de rien, un ignorant, un misérable. Croyait-il avoir occasionné du déplaisir à quelqu'un? il en demandait humblement pardon. Un jour, c'était peu de temps avant qu'il se mit au lit pour ne plus le quitter, il s'était rendu à la sacristie, pour s'entretenir en secret avec une personne pieuse. Un frère laïc s'y trouvant, il lui dit de sortir; mais comme celui-ci n'obéissait pas et continuait de rester fort mal à propos, l'homme de Dieu lui dit, mais sans la moindre humeur: «Mais, mon frère, je vous ai dit de quitter, parce que j'ai à causer avec cette personne»! Comme si, en parlant ainsi, il avait commis une grande faute et qu'il eût offensé ce frère, il éprouva tant de regret, que plus d'une fois il lui demanda humblement pardon, les yeux baignés de larmes, lui disant: «Mon frère, si je vous ai offensé, pardonnez-moi pour l'amour de Dieu». Il ne se serait pas si facilement apaisé, si le frère ne l'avait assuré à plusieurs reprises, comme il était vrai, que loin d'avoir été offensé, il était plutôt coupable pour n'avoir pas obéi à son supérieur et son père. Voilà à quel point le père Paul craignait de causer du déplaisir aux autres par ses misères et ses manières inconvenantes, selon qu'il les appelait. Le mépris qu'il faisait de lui-même était devenu tel qu'il dit en ce temps à une personne pieuse, le coeur tout pénétré et versant un ruisseau de larmes : «Qui sait si demain vous me trouverez ici? Je crains que le Seigneur ne commande à la terre de m'engloutir». Il se regardait comme un être insupportable à Dieu.

   C'est ainsi que cet homme saint et parfait se préparait à terminer sa carrière; il s'abîmait de plus en plus dans l'humilité, afin d'obtenir du Seigneur qui donne sa grâce aux humbles, la grâce qui couronne toutes les autres, c'est-à-dire, la sainte persévérance. C'est ainsi qu'il se préparait à mourir d'une mort paisible, en embrassant le divin Rédempteur qui a daigné s'humilier et s'abaisser si profondément pour nous.

   Quel que fût l'épuisement de ses forces, il ne cessa de veiller au bien de la congrégation dont il était le fondateur et le père. Jusque dans les derniers temps, il s'occupa avec zèle de son avancement et ne négligea rien pour assurer l'exacte observance des règles. II voulut de nouveau les réviser à tête reposée. Il en lisait une partie à la fois, priant le Seigneur de lui accorder ses lumières et lui demandant avec plus d'instance que jamais de lui faire connaître sa sainte volonté. Il recourrait à l'intercession des Saints et se recommandait jour et nuit aux saints fondateurs d'ordres pour obtenir plus sûrement l'assistance dont il avait besoin. Il disposa ensuite, avec le conseil de quelques religieux plus anciens, les points qui devaient être traités dans le prochain chapitre général. Son désir était que les limites de l'observance fussent fixées de telle manière, qu'après sa mort, on pût dire avec raison à quiconque aurait entrepris de les changer : «Ne transgrediaris terminos antiquos, quos posuerunt patres tui. Ne dépassez pas les anciennes bornes que vos pères ont posées» (Pr 22,28). Quelques jours avant la réunion du chapitre, il donna audience à chacun, et comme un tendre père, il leur fit toutes ses recommandations. S'adressant aux recteurs des retraites, il leur recommanda avec instance la plus tendre charité envers leurs inférieurs. Il voulait qu'on les encourageât de la sorte à s'appliquer de leur mieux à la perfection. Il assista ensuite au chapitre général qui se tint dans le cours du mois de mai. Il y fit paraître toute sa présence d'esprit et la sagesse de son zèle. II ne se lassait pas de recommander aux pères capitulaires de prendre toutes les mesures pour choisir un supérieur capable de gouverner saintement la congrégation. Ayant découvert qu'on avait obtenu un rescrit apostolique pour le confirmer de nouveau dans sa charge, il représenta, avec le plus vif sentiment d'humilité, son impuissance et son incapacité ; il leur fit une peinture exagérée de ses défauts et de ses misères, ajoutant qu'il ne croyait pas en conscience pouvoir accepter cette charge. Mais comme il ne se conduisait jamais par ses propres lumières, il avait consulté là-dessus son directeur. Celui-ci, pour le tranquilliser, lui dit  sagement que, si on le confirmait de nouveau, il exposât avec candeur les motifs pour lesquels il croyait ne pouvoir accepter, et qu'ensuite, il s'en remit au jugement des pères capitulaires, qui serait pour lui l'expression de la volonté de Dieu. L'humble serviteur de Dieu se soumit en enfant docile, et se régla en tout d'après l'avis de son directeur. Tous ceux qui avaient voix au chapitre, étant réunis, le vénérable vieillard parut, porté sur un fauteuil, car il était hors d'état de marcher, et dans l'attitude la plus humble, une corde au cou, comme s'il avait mérité l'échafaud, tout baigné de larmes; il s'accusa ensuite avec une profonde humilité des fautes qu'il avait commises dans son gouvernement, en demanda instamment pardon à Dieu et aux pères capitulaires, et pria ceux-ci de lui imposer une sévère pénitence. Ce spectacle, comme on se le figure bien, édifia et attendrit tous les pères. On procéda au scrutin et le bon père fut réélu à l'unanimité. Ce résultat faillit le faire tomber en syncope. Il pria, il supplia, pour qu'on voulût bien le dispenser, convaincu qu'il était un homme rempli de misères et de défauts. Il leur dit du ton le plus pénétré qu'il renonçait à cette charge et qu'il ne croyait pas en conscience pouvoir l'accepter à cause de son incapacité. Mais les pères lui répondirent avec un amour et un respect tout filial, que puisqu'eux-mêmes avaient cru en conscience pouvoir le choisir, lui de son côté pouvait acquiescer en toute sûreté à leur choix. L'humble père craignant de s'opposer à la volonté divine, se soumit. Il adressa ensuite un discours touchant aux capitulaires et à la communauté. II commença par leur dire: «Je déplore, mes frères bien-aimés, votre malheur»; il poursuivit au milieu des sentiments d'une profonde humilité et d'une charité toute cordiale; après quoi, les embrassant tour à tour, à mesure qu'ils venaient lui prêter obéissance, il termina par leur donner sa bénédiction paternelle. Avant la clôture du chapitre, il ordonna que tous les membres du chapitre général et des chapitres provinciaux examinassent avec soin les règles en assemblée particulière, et qu'ensuite chacun dît ce qui lui semblait le plus expédient selon Dieu pour en maintenir et en perpétuer la fidèle observance. Pour la lecture des règles, il fallut employer, pendant plusieurs jours, quelques heures tant de la soirée que de la matinée, et le vénérable père se trouvait tout épuisé de force ; il souffrit cependant toutes ces incommodités pour le bien de ses enfants et l'avantage de la congrégation. Quand les religieux, députés par le père Paul avec le consentement du chapitre, eurent mis les règles en bon ordre, on les soumit à Sa Sainteté le pape Pie VI, pour qu'il voulût bien les approuver. Le pontife, les ayant fait examiner avec soin par les cardinaux Delle Lanze et De Zelada, daigna les confirmer par la bulle : «Proeclara virtutum exempla», datée du 15 de septembre, jour de l'octave de la Nativité de la sainte Vierge, de l'année 1775. On fit enfin la clôture de ce chapitre, le dernier auquel assista le vénérable fondateur. En le terminant, il exhorta chaleureusement tous les religieux à conserver une paix et une charité inviolables entre eux et à garder comme un trésor le recueillement intérieur. Il insista encore plus là-dessus, en s'adressant aux supérieurs qui, obligés par devoir, de corriger les défauts des autres, en ont un plus grand besoin. Il leur recommanda de n'user de correction qu'avec une intention droite, un esprit serein et un coeur tranquille, penchant plutôt vers la mansuétude et la douceur que vers la rigueur et la sévérité. Ainsi le père fondateur mit fin à son dernier chapitre général, en inculquant avec force la pratique de la sainte charité, qui renferme l'abrégé et la perfection de toute la loi.

 

 

 


 

CHAPITRE 44.

DERNIÈRE MALADIE DU PÈRE PAUL. SA MORT PAISIBLE.

SA SÉPULTURE.

 

   La mort est pour les justes un repos après leurs fatigues, un port après la navigation périlleuse de cette vie, le passage d'un malheureux exil à la patrie bienheureuse. Si leur corps n'est pas exempt de ressentir le poids des infirmités et des souffrances qui la précèdent et l'accompagnent, leur âme continue à jouir de la paix et de la tranquillité. Appuyés sur leur ferme confiance en Dieu, ils soupirent après le moment de sortir de leur prison, pour aller s'unir à jamais au souverain Bien.

   Tel fut le sort heureux de cet homme de Dieu dont nous avons raconté en partie la vie et dont nous allons rapporter la dernière maladie et la mort.

   Pendant qu'on examinait les règles, comme nous l'avons dit plus haut, il éprouva une recrudescence de cette diarrhée dont il souffrait habituellement, avec un manque d'appétit et un dégoût de toute nourriture. Chaque jour diminuait ainsi le peu de force qui lui restait. Enfin le mal devint si sérieux que le bon père fut contraint de céder et de se mettre au lit pour ne plus se relever. Le jour des saints Jean et Paul de cette année 1775, il eut plusieurs faiblesses, et éprouva une grande et pénible oppression d'estomac avec des vomissements violents. Ce mal, qui provenait de ses souffrances, de ses longs jeûnes et de ses autres austérités, ne le quitta plus et augmenta de jour en jour jusqu'à sa mort. A partir de ce moment, il fut hors d'état de manger, et cette situation pénible dura quatre mois entiers. Pour le soutenir, on commença par substituer un peu de bouillon aux autres aliments; mais le pauvre vieillard fut incapable de le digérer, tant il avait l'estomac affaibli. Il disait par fois avec simplicité : «Il me semble avoir des pierres sur l'estomac». Les médecins furent donc obligés de suspendre l'usage même du bouillon; ils essayèrent de lui faire prendre un jaune d'oeuf, mais cet aliment lui causa grande douleur et il ne put le digérer. Enfin on tenta de lui donner un peu d'eau panée, et ce fut toute sa nourriture pendant presque un mois; il en prenait toutes les vingt-quatre heures en fort petite quantité, n'en pouvant supporter davantage. C'était un beau spectacle de voir le serviteur de Dieu, accablé de tant de souffrances, conserver toute la sérénité de son esprit et la tranquillité de son coeur, sans que sa paix fût troublée par des souffrances continuelles, ni que son courage fût abattu par la vue de la mort. On le voyait avec un visage ouvert, comme un homme recueilli, et parfaitement résigné à la volonté divine, sans qu'il donnât jamais le moindre signe d'impatience, sans qu'il témoignât aucun désir de guérir.

   Épuisé comme il était et presque moribond, il ne laissait pas de veiller avec beaucoup d'attention et de zèle au bon gouvernement de la congrégation. Il donnait les plus sages avis pour la conduite de la maison de Rome et des autres qui étaient au dehors; il faisait écrire des lettres pleines de zèle, de prudence, de sagesse. Tous ses entretiens étaient édifiants ; on voyait que si le corps était malade, le coeur conservait toute sa vigueur et son union avec Dieu. II se plaisait à rester seul, autant que possible, afin de passer non seulement les nuits, mais les journées entières, dans la prière et dans des entretiens continuels et intimes avec la divine Majesté. Il faisait de temps en temps fermer porte et fenêtre pour jouir avec plus de liberté du repos qu'il trouvait en Dieu, et il gardait un profond silence avec les créatures, afin de mieux entendre la voix intérieure de son Dieu.

   Toujours il avait, eu une grande dévotion envers la très sainte Vierge, et il la conserva très fidèlement jusque dans ses derniers moments. Sa piété parut même d'autant plus vive et plus fervente qu'il lui en coûtait davantage d'observer, dans sa situation, les pratiques qu'il s'était imposées et qu'il voulait absolument remplir. Toute sa vie, il avait récité chaque jour au moins la troisième partie du rosaire ; dans les derniers temps, il le récita chaque jour tout entier. Cependant le compagnon qui l'assistait, le voyant si faible qu'il pouvait à peine articuler une parole, lui dit par compassion : «Mais votre révérence n'en peut plus. Ne voyez-vous pas que le souffle vous manque? Ne vous fatiguez donc pas à dire le rosaire». Le serviteur de Dieu lui répondit : «Je veux le dire aussi longtemps que je suis en vie; si je ne puis le dire de bouche,  je le dirai de coeur». Il avait la coutume chaque année dans la nuit du 15 août, de passer une heure en prière particulière, comme font certains confrères du rosaire qui prennent dans le cours de l'année, l'un une heure et l'autre une autre. Quoique si malade, il ne voulut pas manquer d'offrir ce tribut d'hommages à la très sainte Vierge.

   Comme il était hors d'état de se lever pour célébrer la sainte messe, privé de cette grande consolation, il voulut du moins l'entendre. Il la faisait célébrer chaque matin dans l'oratoire voisin de sa chambre, choisissant pour cela un prêtre qui eût la voix claire et nette. Pendant quelque temps il reçut chaque jour la communion de la main du célébrant, et afin de n'être point privé d'un si grand bonheur, il restait à jeun depuis minuit jusqu'au moment de la communion. Quelque besoin qu'il eût de boire, non seulement il s'en abstenait avant la communion, mais encore longtemps après, employant ce temps à remercier le Seigneur et à s'unir intimement à lui. Après son action de grâces, il prenait une gorgée de bouillon ou d'eau. Le Saint-Père, ayant appris à quel point le pauvre vieillard était incommodé du jeûne, eut l'extrême bonté de lui faire dire qu'il lui accordait la permission de communier tous les quatre jours par dévotion, sans être à jeun. Le serviteur de Dieu profita de cette dispense et de cette faveur singulière pendant le reste du temps qu'il vécut encore.

   Le mal augmentant toujours, le médecin jugea qu'il était temps de lui donner le Viatique. Alors le bon père, tout joyeux de la bonne nouvelle de sa mort prochaine, témoigna le désir de communier en présence de toute la communauté, pour lui exprimer ses derniers sentiments, demander pardon de ses mauvais exemples, et faire sa profession de foi comme supérieur de la congrégation. Il ajouta qu'il convenait d'aller prendre le Saint-Sacrement à l'Église. En conséquence, le 30 du mois d'août, son premier consulteur général lui porta le saint Viatique. Les religieux accompagnaient le Saint-Sacrement en chantant et tenant des flambeaux, selon le rite de la sainte Église. Dès que le père Paul vit entrer son aimable Rédempteur dans sa chambre, incapable de se mouvoir sur son lit, il tendit les bras avec beaucoup de vivacité et de ferveur pour marquer sa piété et son amour, et il s'écria du fond du coeur : «Ah! Mon bon Jésus! Je proteste que je veux vivre et mourir dans la communion de ta sainte Église! Je déteste et  j'ai en abomination toutes les erreurs». Ensuite, il récita à haute voix le symbole des apôtres, accompagnant chaque parole d'un profond sentiment; puis, sur les instances qu'on lui fit, en sa qualité de supérieur et de père de la congrégation, il donna en présence du Saint-Sacrement ses derniers et principaux avis, qui furent fidèlement recueillis au moment même par deux religieux qui se tenaient dans l'oratoire voisin, loin des yeux du malade.

 

Testament spirituel.

 

   «Avant toute autre chose, dit le vénérable père, je vous recommande instamment la charité fraternelle : aimez-vous les uns les autres d'une charité sincère. Tel est l'avis que Jésus-Christ laissa à ses disciples : «In hoc cognoscent omnes, quia discipuli mei estis, si dilectionem habueritis ad invicem». Je rappelle aux pères, surtout au premier consulteur, qu'ils aient soin de conserver dans la congrégation l'esprit d'oraison, l'esprit de retraite, l'esprit de pauvreté. Si cet esprit se conserve, la congrégation brillera comme un soleil en présence de Dieu et devant les nations, et pour toute l'éternité».

   Se tournant ensuite avec affection, vers son doux Sauveur : «Venez, lui dit-il, Seigneur Jésus». En même temps il ouvrait les bras comme pour l'embrasser tendrement, et les yeux baignés de larmes, il se frappait la poitrine en signe de repentir, répétant : «Domine, non sum dignus». A ces paroles, se rappelant plus vivement ses fautes que son humilité lui représentait comme de graves manquements, de mauvais exemples, des scandales, il protesta qu'il demandait pardon, face contre terre, et avec des gémissements de coeur, à tous les religieux présents et absents, de tous les manquements qu'il avait commis dans sa charge de supérieur, charge qu'il avait exercée pour obéir à Dieu, pendant un si grand nombre d'années. Tout pénétré du sentiment de ses misères, il ajouta :

   «Ah! Malheureux que je suis! Voici que je vais vous quitter pour entrer dans l'éternité. Je ne vous laisse, hélas! Que mes mauvais exemples! Je dois cependant confesser que je n'ai jamais eu cette intention, mais que toujours j'ai eu à coeur votre sanctification et votre perfection. Je vous demande donc de nouveau pardon, et je vous recommande ma pauvre âme, afin que le Seigneur la reçoive dans le sein de sa miséricorde, comme je l'espère par les mérites de sa passion et de sa mort. Oui, mon bon Jésus! J'espère, tout pécheur que je suis, d'aller bientôt vous posséder en paradis, et de vous donner à l'instant de ma mort un saint baiser pour être toujours uni à vous dans les siècles des siècles et chanter éternellement vos miséricordes. Je vous recommande maintenant pour toujours la pauvre congrégation, qui est le fruit de votre croix, de votre passion et de votre mort. Voilà donc, mes chers frères, les avis que je vous laisse avec toute l'affection de mon pauvre coeur. Je vous quitte; et je vous attendrai dans le saint paradis».

 

Le déclin.

 

   Après avoir ainsi préparé son coeur par l'humilité, par la foi, par une tendre confiance et une ardente charité, il reçut la sainte communion. Après avoir communié, il pria les pères de faire traduire les règles du latin en italien en faveur des pauvres frères laïques; puis il bénit avec la plus grande affection tous les religieux présents et absents. Il garda un moment le silence, et il ajouta que les supérieurs prissent bien garde de fonder toujours les retraites dans la solitude, selon que la règle le prescrit, et il les pria de ne s'écarter de cette détermination pour aucune considération humaine. Après cette communion, le serviteur de Dieu demeura tranquille et joyeux, en attendant que le Seigneur l'appelât à lui. Alors plus que jamais on vit resplendir en lui les grandes vertus dont il avait enrichi son âme : l'humilité, la patience, l'amour de Dieu, une force et une constance à toute épreuve. L'esprit toujours présent, il donnait des avis selon que Dieu lui inspirait, tantôt pour le bien commun, tantôt pour celui des individus. Il ne manqua pas de se souvenir aussi de ses bienfaiteurs, et particulièrement des plus distingués de Rome, pour qui il conserva toujours les sentiments de la plus vive et sincère reconnaissance. Il promit de prier Dieu pour eux tous. Il gardait surtout le souvenir des grâces précieuses qu'il avait reçues du Souverain Pontife. Tout pénétré de reconnaissance envers sa personne sacrée, il recommanda d'une manière pressante qu'on n'omit jamais de réciter chaque jour les litanies des saints pour le pape et pour l'Église. Il ajouta : «Si je me sauve, comme je l'espère par les mérites de la sainte passion de Jésus-Christ et des douleurs de la sainte Vierge, je prierai toujours pour le Saint-Père. Je lui laisse en souvenir après ma mort cette Vierge des douleurs que voici; elle sera un gage de ma reconnaissance». Peu de temps après, il renouvela sa recommandation de prier pour le pape. «Afin, dit-il, que la divine miséricorde le conserve longtemps en santé pour le bien de la sainte Église, et le fasse réussir dans toutes ses entreprises, et que désirant ce qui est agréable à Dieu, il l'exécute avec tout le zèle possible».

     Peu de jours après, son confesseur ordinaire et son directeur, depuis la mort du père Jean-Baptiste, arriva à Rome. Alors occupé à donner la mission à Caprarola, dès qu'il apprit le danger où se trouvait le vénérable fondateur, il crut bon de partir immédiatement. Le bon père l'ayant vu, lui dit avec un sentiment d'affection et de gratitude : «Je vous ai toujours souhaité du bien, et réciproquement, vous avez toujours désiré le mien; et voici que vous êtes venu pour m'assister et me fermer les yeux ». La veille de l'Exaltation de la sainte Croix, ce sont les paroles de ce même confesseur, «il désira se confesser, et il me dit à cette occasion ; grâces à Dieu, je suis fort tranquille du côté de la conscience. Il se confessa avec les plus vifs sentiments de contrition et d'humilité, et après avoir reçu la sainte absolution, il réclama de ma part quelqu'avis spirituel, en me disant : je veux sauver ma pauvre âme. Je lui suggérai quelques motifs d'encouragement, et il entra dans une paix de plus en plus profonde». Le père Paul n'était pas cependant un homme avide de consolations spirituelles. Il savait au contraire y renoncer généreusement pour le bien d'autrui. Ayant donc su que son confesseur s'était engagé à donner une autre mission à Tolfa, il ne voulut pas qu'il perdit cette occasion de procurer l'avantage des âmes, et il lui dit: «Allez tranquillement; je ne mourrai pas pour le moment. Puis, désireux de contribuer le plus possible, tout malade qu'il était, au salut du prochain, il engagea le missionnaire, en passant par le petit village de Rota, à inviter ces pauvres gens à profiter de la mission qui allait se donner à Tolfa, jugeant que le pain de la divine parole leur serait fort profitable. Il lui donna encore d'autres avis inspirés par sa charité, le congédia avec sa bénédiction, et comme le missionnaire voulut lui baiser la main à son départ, lui-même, par humilité, voulut baiser la sienne.

   A mesure que le père Paul approchait de l'heureux terme, son coeur se portait vers Dieu avec plus de vivacité. Voyant qu'il lui restait peu de temps à vivre, un jour il adressa cette humble prière aux supérieurs de la maison : «Je me dépouille du peu que j'avais pour mon usage et je vous prie d'avoir la charité de me donner en aumône quelques vieux morceaux de vêtements, pour être enseveli». Il demanda ensuite qu'on enlevât les matelas que les religieux lui avaient mis pour lui procurer quelque soulagement dans ses douleurs, et que par charité on  le laissât mourir sur la paille. Pour le contenter en partie, la charité ne permettant pas de le satisfaire pleinement, on lui enleva un matelas, et en place, on mit une petite paillasse au-dessus de l'autre qui restait. Il demanda encore avec instance, que lorsqu'on le verrait près de sa fin, on eût la charité de lui mettre une corde au cou, une couronne d'épines sur la tête, et de le revêtir de son habit, afin de mourir dans l'extérieur d'un pauvre pécheur. Ensuite, élevant son coeur vers Dieu, il protesta qu'il ne voulait rien que Dieu et sa sainte volonté: «Je ne veux, disait-il, ni vivre ni mourir, mais seulement ce que veut le bon Dieu». Si quelque religieux lui témoignait de la compassion, tout en le remerciant de sa charité, il lui disait d'un ton plein de résignation : mes souffrances vous font de la peine, à moi, pas». Bien persuadé que son sacrifice ne tarderait pas à s'accomplir, «la terre, dit-il, appelle la terre». Un prêtre qui était présent lui ayant répondu qu'il pouvait encore guérir : non, répliqua le serviteur de Dieu, non ; tant était claire la connaissance qu'il avait des dispositions adorables de la Providence à son égard. Envisageant la mort de cette manière, il n'en était ni effrayé, ni déconcerté. Un jour, au moment où il prenait le peu d'aliment qu'on pouvait lui donner, il fût saisi de violents vomissements. Les religieux qui étaient là pour l'aider et le soutenir, témoignaient une grande peine de le voir tant souffrir; pour lui, dès qu'il fut un peu remis, il leur dit comme Judas Machabée, avec une force héroïque, avec toute la vivacité d'un homme en santé, et avec un visage gai : «Si appropiavit tempus nostrum, moriamur fortiter (1M 9,10). Si notre temps est venu, mourons courageusement». Il y avait tant d'onction dans toutes ses paroles que les assistants ne pouvaient retenir leurs larmes.

   C'est dans l'exercice continuel de ces grandes vertus que le vénérable père attendait en paix le moment d'être dégagé des liens du corps. Cependant le mal l'accablait de plus en plus. Prendre un peu d'eau était pour lui un tourment; il souffrait en même temps de la sciatique, du rhumatisme et d'une fluxion dans les yeux. Pour augmenter encore plus son mérite il lui survint un mal de dents affreux, ce qui lui fit dire: «Il semble qu'on m'arrache l'âme du corps; je n'ai pas dans tous mes membres un espace de quatre doigts qui soit libre et sans douleur». Parmi tant de souffrances, on lui voyait toujours un visage serein, indice de la paix intérieure qu'il puisait dans sa conformité à la volonté divine. Lorsque la nature éprouvait une plus grande répugnance pour la boisson, le saint malade, si bien habitué à pratiquer la mortification, levait les yeux au ciel et joignait les mains, en disant : Dieu soit béni! Ou bien il témoignait par ses gestes qu'il adorait la sainte volonté de Dieu et l'embrassait de tout son coeur.

   Mais déjà, il avait presqu'entièrement perdu la voix avec les forces. II fallait être fort près pour l'entendre, il ne proférait plus qu'avec peine quelques paroles. Se voyant sur le point de soutenir le dernier combat, il demanda avec beaucoup d'humilité et de dévotion qu'on lui administrât l'Extrême Onction. Pour mieux s'y préparer, il se confessa dans la soirée du 7 octobre au père Jean-Marie qui était de nouveau revenu à Rome, après avoir laissé un autre en sa place pour continuer la mission de Tolfa. Le lendemain qui était la fête de la Maternité de la sainte Vierge, il insista pour être administré à l'heure des vêpres, afin que toute la communauté pût assister à la cérémonie. Alors, cet homme de Dieu qui ne négligeait aucun moyen de salut, pria instamment son confesseur de faire à temps la recommandation de l'âme et de lui réitérer la sainte absolution, quand il serait à l'agonie. Dès le matin de ce même jour, il fit appeler un prêtre auprès de lui, le pria de lui rappeler les effets de ce grand sacrement, afin de s'y bien préparer. Bien qu'il pût instruire les autres, il voulut par humilité être instruit lui-même. C'était avec ce soin qu'il se disposait à recevoir les sacrements. A l'heure fixée, tous les religieux étant réunis dans sa chambre, le prêtre qui devait l'administrer commença par lui remettre en mémoire les admirables effets de l'Extrême-Onction, et le saint malade fit signe qu'il les avait présents à l'esprit. Pendant les onctions, il tint presque toujours les mains jointes, profondément recueilli en lui-même et donnant les plus grands témoignages d'humilité et de dévotion. Ses larmes coulaient en abondance, et lorsqu'on fit l'onction des yeux, on remarqua que le creux des yeux en était tout rempli.

   La mystérieuse cérémonie terminée, le père Paul recommanda au frère Barthélémi son infirmier de ne plus introduire personne dans sa chambre, à l'exception des religieux. Il désirait passer les derniers moments de sa vie, seul à seul avec Dieu. Dès sa jeunesse, il avait toujours fui la conversation des créatures pour traiter avec Dieu ; il s'était formé une solitude intérieure, afin de pouvoir s'unir coeur à coeur au Bien suprême. C'est là qu'il voulut de nouveau habiter sans trouble et converser avec son Bien-Aimé, afin d'attendre courageusement la mort qui avançait à grands pas. II continua pendant quelques heures à rester dans cet état d'accablement et de souffrance pour le corps, mais de paix et de repos pour l'âme. Le matin du 18 octobre, jour dédié à saint Luc, pour qui le vénérable père avait une très grande dévotion, il désira communier, et ne voulut pas prendre à l'ordinaire son eau panée, par respect pour la sainte Eucharistie. II communia avec de grands sentiments de foi, de dévotion et d'amour.

   Avant de communier, il avertit de nouveau l'infirmier de ne laisser entrer personne ce jour-là, parce qu'il aimait de rester seul en silence avec son Dieu. Mais dans la matinée même, le frère ne put se dispenser d'introduire un personnage de distinction, qui le demandait de la manière la plus pressante. Il crut d'autant moins devoir s'y refuser, qu'il voyait combien on était édifié en contemplant ce vénérable vieillard, modèle d'une patience invincible et d'une parfaite résignation. Ainsi dans cette matinée même qui fut la dernière de sa vie, l'infirmier, confiant dans la bonté et la docilité extrême du malade, introduisit l'évêque de Scala et de Ravello, puis un religieux de Saint-Grégoire qui demandait à faire visite au serviteur de Dieu, accompagné d'un gentilhomme de Ravenne. Le malade leur dit quelques mots, après quoi il leur donna à chacun un petit crucifix de laiton, les engageant par signes à penser à la passion de Jésus-Christ. Il accompagna ce don de tant de marques de dévotion et d'amour, son visage respirait une si grande paix intérieure, une telle patience, une telle résignation à la volonté divine, qu'à leur sortie le religieux et le Seigneur s'écriaient qu'on voyait véritablement briller la sainteté dans ses traits. Qu'ils sont heureux, ces religieux! ils ont un saint; oui, c'est un saint! et ils se retirèrent pleins d'édification.

   Vers midi, survint tout à coup monseigneur Thomas Struzzeri, religieux passionniste et alors évêque de Todi. Il avait écrit quelques jours auparavant au secrétaire du vénérable fondateur, qu'il avancerait le moment, déjà convenu, de son arrivée à Rome. Dans sa lettre, il le chargeait de prier le père Paul d'attendre jusqu'à son arrivée. On rapporta en toute simplicité au Bienheureux les paroles et le désir du bon évêque. Il répondit en souriant à celui qui lui faisait la commission : «Oui, écrivez-lui que je l'attendrai». Il en fut ainsi. L'évêque était à peine de quelques heures dans la maison, que le père Paul mourut, comme s'il avait attendu jusqu'alors pour Ie revoir une dernière fois. A peine descendu de voiture, le prélat se rendit aussitôt dans la cellule du serviteur de Dieu. Le père Paul l'ayant salué très cordialement, ôta aussitôt son bonnet par respect pour l'évêque; il voulut lui donner d'autres marques de vénération et d'amour; l'évêque lui prit la main et la baisa. Le serviteur de Dieu voulait lui rendre le même hommage, mais l'évêque l'en empêcha, en retirant aussitôt sa main. Le moribond se ranima par suite de la joie que lui causait cette visite; il dit comme il put : «je suis content, monseigneur, de voir votre Grandeur en bonne santé». Il ajouta quelques autres paroles pleines d'une affection cordiale. L'évêque s'étant retiré après quelques moments d'entretien, le père Paul, attentif à remplir les devoirs de la charité jusqu'à sa dernière heure, appela l'infirmier, et lui ayant, demandé si monseigneur n'avait pas quelques serviteurs avec lui, il lui dit : «Allez chez le père recteur, et dites-lui qu'il ait soin que rien ne manque à monseigneur,  et qu'il le fasse servir par les nôtres; dites-lui aussi qu'il traite bien ses pauvres domestiques».

 

Signes de la fin.

 

   Vers l'heure des vêpres, le père Paul commença à ressentir un peu de froid, c'était un  nouveau symptôme. Voyant approcher l'heure de son heureux passage, il appela l'infirmier, et lui dit de le tourner de l'autre côté, c'est-à-dire, vers un grand crucifix qui était dans sa  chambre; ce fut précisément la position dans laquelle il mourut. Il ajouta : «Faites venir le père Jean-Marie, afin qu'il m'aide à mourir, parce que ma mort est très proche». L'infirmier lui répondit qu'il ne voyait pour le moment aucun danger de mort prochaine, d'autant plus que le médecin l'avait trouvé moins mal le matin. Mais le bon père repartit : «Oui, oui, appelez le père Jean-Marie pour qu'il vienne m'aider».

L'infirmier crut pouvoir différer, et sachant combien le père Paul était docile, au lieu d'appeler le père Jean-Marie, il prit un siège, et se plaçant près du lit du serviteur de Dieu, il le questionna en ces termes : «Mais, mon père, ne mourez-vous pas volontiers pour faire la volonté de Dieu»? Le père Paul qui, dans son extrême abattement, conservait toute sa présence d'esprit, lui répondit en ouvrant les paupières, en signe d'assentiment : «Oui, je meurs volontiers pour faire la sainte volonté de Dieu». L'infirmier ajouta : «Prenez donc courage, et mettez votre confiance en Dieu». Le père tendit la main et indiquant le crucifix du doigt, il lui dit : «Là, sont mes espérances, dans la passion de Jésus-Christ et dans les douleurs de Marie». L'infirmier continua de lui parler, et les vêpres finies, il appela le père Jean-Baptiste de Saint Vincent Ferrier; premier consulteur, pour qu'il vint voir comment était le serviteur de Dieu. A peine ce père fut-il entré dans la chambre, que le père Paul se tournant vers lui : «Qu'on m'assiste, dit-il, parce que je suis près de mourir». Le père Jean-Baptiste ne croyant pas que le froid survenu fût un signe de mort, lui répondit : «Vous avez froid, sans doute à cause du changement de temps». «Non, non, je suis près de mourir, veuillez m'assister», ajouta le père Paul. On appela alors le père Jean-Marie, et dans l'intervalle, l'infirmier s'apercevant que le moribond faiblissait, sortit pour avertir la communauté qui, dans ce moment, quittait le choeur, après avoir terminé les vêpres.

 

Le départ.

 

   Tous les religieux étant montés, le père Jean-Marie et monseigneur Struzzeri montèrent aussitôt. Voyant l'un et l'autre que le père Paul s'éteignait, ils commencèrent à recommander son âme, lui suggérant de pieux sentiments pour qu'il mourût dans l'exercice des vertus théologales, tout uni à son Dieu. En même temps le recteur de la maison récitait les prières de l'Eglise, auxquelles répondaient les religieux, avec Antoine Frattini et quelques autres personnes du dehors. II était touchant de voir un homme qui, après avoir vécu dans une intime union avec Dieu et une soumission parfaite à ses volontés, mourait dans l'abandon le plus paisible entre les mains de son divin Maître. Il était beau de voir un grand évêque, qui avait été le fidèle compagnon de ses austérités et son fils spirituel, recommander cette âme bénie. Afin d'encourager cette pure colombe à prendre un essor plus généreux vers le sein de son Dieu, le pieux évêque lui suggéra des sentiments de grande confiance. Il lui disait avec beaucoup d'affection: «Ego autem semper sperabo, et hoc adjiciam super omnem laudem tuam. Pour moi, j'espérerai toujours, et je mettrai ainsi le comble à vos louanges». Le serviteur de Dieu témoigna qu'il comprenait et qu'il trouvait dans cette pensée une force et un soutien sensible. Comme on vit ensuite qu'il touchait à ses derniers moments, son confesseur lui donna de nouveau l'absolution, selon le désir qu'il lui avait exprimé à l'avance; puis le père Jean-Baptiste de Saint Vincent Ferrier, premier consulteur, spécialement délégué par le pape, y ajouta la bénédiction pour l'article de la mort, et celle du rosaire, que le serviteur de Dieu, très dévot à cette sainte pratique, avait demandée peu de jours auparavant au père Jean-Thomas-Marie Boxadors, général de l'Ordre des Prêcheurs, depuis cardinal de la Sainte-Eglise. Enfin le moribond reçut encore la bénédiction qu'on a coutume de donner à ceux qui portent le scapulaire du Carmel. Pendant qu'on faisait la recommandation, et qu'on comblait son âme de tant de richesses spirituelles, afin qu'elle parût toute belle et tout ornée aux yeux du divin Rédempteur, le père Paul tenait les yeux attachés sur son crucifix et sur l'image de Notre-Dame des Douleurs, regardant d'un air serein, joyeux et tendrement affectueux, tantôt l'un, tantôt l'autre, et témoignant par l'expression de son visage que, s'il ne pouvait plus parler, il n'en conservait pas moins toute sa présence d'esprit. Tout le monde priait avec ferveur devant ce miroir de la bonne mort, lorsque tout à coup on vit le mourant faire plusieurs signes avec les mains, comme s'il avait appelé affectueusement à lui quelques personnages et qu'il eût voulu signifier de leur laisser un passage libre, pour qu'ils pussent s'approcher de lui. On crut donc qu'il avait en ce moment quelque douce vision. On en eut ensuite d'autant plus d'assurance, qu'on apprit d'une personne de piété que le serviteur de Dieu lui avait apparu après sa mort, et lui avait donné l'explication de ces signes, en lui disant qu'au moment de sa mort, il avait vu descendre dans sa cellule son aimable Rédempteur Jésus-Christ, la très sainte Vierge, saint Paul, saint Luc et saint Pierre d'Alcantara. Ils étaient accompagnés du père Jean-Baptiste, son frère, et des autres religieux de la congrégation décédés auparavant, qui venaient pour l'assister à son heureux passage. Une foule d'autres âmes qu'il avait converties et sauvées les suivaient, et furent présentes au moment où son âme se sépara du corps, pour la conduire au ciel.

   A la vue d'une société si aimable et si sainte, le mourant éprouva un sentiment de joie ineffable, qui fut remarqué du prêtre qui récitait les prières prescrites. On le voyait savourer le récit de la passion du Sauveur, qu'on lui lisait selon l'évangile de saint Jean. Il semblait puiser à cette source de salut, qu'il touchait de si près, une abondance de paix, de consolation et d'amour. Haurietis aquas in gaudio de fontibus salvatoris (Is 12,3).

   Monseigneur l'évêque qui conservait toujours une grande affection pour la congrégation, et qui désirait ardemment l'avancement de l'oeuvre de Dieu, crut à propos de la recommander de nouveau dans ces derniers moments au père Paul qui en était le fondateur et le père. «Père Paul, lui dit-il, souvenez-vous en paradis de la pauvre congrégation pour laquelle vous avez tant travaillé, et de nous tous, vos pauvres enfants». Le mourant, ne pouvant plus s'exprimer en paroles, montra par signes qu'il en aurait grand soin et qu'il le ferait de tout coeur. Enfin, un quart d'heure avant d'expirer le Serviteur de Dieu ferma les yeux à ce monde visible, qu'il avait toujours regardé comme un lieu d'exil et de misères; et ainsi posé comme un homme qui va s'endormir, d'un doux paisible sommeil, plein de jours, consumé de pénitences, usé de fatigues pour la gloire de Dieu et le salut du prochain, à l'âgé de 81 ans, 9 mois et 15 jours, vers la vingt-deuxième heure et demie, le 18 octobre 1775, sans faire aucun mouvement, il rendit son âme à son créateur, au moment où on lisait ce passage de l'évangile de saint Jean : «Sublevatis oculis in caelum, Jésus levant les yeux au ciel» (Jn 17,1). Ces paroles qu'il récitait dévotement chaque jour avec la prière qui suit, et cela dans la vue de s'encourager à la conquête de la patrie bienheureuse, ces paroles furent donc pour lui, dans ses derniers instants, comme l'annonce de la félicité éternelle.

 

 

Après sa mort.

 

   A la vue d'une mort si tranquille et si douce, les assistants tout consolés, exprimaient leurs sentiments, en disant : nous avons vu maintenant comment meurent les saints. Il en fut de même de tous les religieux. Autant ils avaient été affectés pendant l'agonie et les derniers moments de leur père chéri, autant ils éprouvèrent de consolation intérieure à sa mort.

   Dès que le serviteur de Dieu eut rendu le dernier soupir, Antoine Frattini alla informer le Souverain Pontife de sa mort. Le pape qui aimait beaucoup le père Paul et qui avait une grande idée de sa sainteté, témoigna un vif regret de cette perte; et, se remettant devant les yeux les mérites du vénérable père, il joignit les mains et dit avec un profond sentiment : «Oh! qu'il est heureux! qu'il est heureux! Et sur le champ, il donna ordre au sieur Antoine, pour qu'on ne le mit pas dans la sépulture commune, mais qu'on lui fit un petit caveau, et qu'on enfermât son corps dans deux cercueils, l'un de bois et l'autre de plomb, le tout à ses frais. Cependant deux frères donnèrent les derniers soins à ce saint corps. Selon la coutume, ils le revêtirent du saint habit, lui mirent l'étole au cou et un crucifix entre les mains; ensuite ils le déposèrent sur une planche avec quelques briques sous la tête comme le prescrivent les règles de l'institut, et le placèrent dans la chambre où il était mort. Le visage paraissait aussi beau et aussi serein que pendant la vie; il avait exactement la même expression que lorsque le père Paul se recueillait profondément; ses traits excitaient à la dévotion ceux qui le regardaient. Un grand nombre de personnes, parmi lesquelles plusieurs d'un mérite distingué, auraient désiré se procurer dès le soir même la consolation de le voir. Bien que la retraite des Saints Jean et Paul soit fort éloignée de toute habitation ; comme chacun sait, elles avaient appris la triste nouvelle et étaient accourues pour le voir; mais comme les derniers soins donnés au cadavre ne furent terminés qu'assez tard, il y en eût peu qui purent entrer dans sa chambre ce jour même. C'était ou des personnes religieuses, ou quelques insignes bienfaiteurs. Pendant la nuit, les religieux de la maison veillèrent tour à tour auprès du corps, priant pour le repos de son âme. Le jour suivant, 19 octobre, vers la douzième heure, on le porta sur la planche par l'escalier intérieur dans la basilique des Saints Jean et Paul. Les religieux l'accompagnèrent en chantant les prières prescrites par le rituel. On plaça le corps au milieu de l'église, et quatre cierges furent allumés autour sans aucune pompe.

   Aussitôt que l'église fut ouverte, on vit entrer une quantité de monde qui attendait avec une sainte impatience pour voir le corps du serviteur de Dieu. Quoique la journée fût pluvieuse, le concours alla toujours croissant, tellement que les vastes nefs de l'église furent presque remplies. On y vit des personnes de tout état, nobles et bourgeois, séculiers et ecclésiastiques, et tous s'approchaient du corps pour lui baiser par dévotion les mains ou les vêtements, et pour obtenir quelques parcelles de sa tunique ou de ses cheveux. Cette piété commençait à devenir indiscrète. Dans la crainte qu'on ne dépouillât entièrement le corps, on forma une enceinte avec des bancs pour le protéger, et un seigneur allemand de grande piété, qui avait été intime ami du serviteur de Dieu, fit faction à l'intérieur pour garder le saint corps. Il distribuait des morceaux de vêtements et ne laissait entrer dans l'enceinte que les personnes de distinction. Le corps demeura ainsi exposé pendant toute la journée du 19 octobre jusqu'au soir, et le concours ne cessa point pendant tout ce temps.

   Cependant les religieux de la maison et d'autres prêtres, venus par dévotion, célébrèrent un grand nombre de messes. Parmi ceux qui vinrent offrir le saint sacrifice dans la basilique où était le corps et assistèrent aux funérailles du défunt, on remarqua le cardinal Boschi, titulaire de l'église, monseigneur Marucci, vice-gérant et monseigneur Tibère Ruffo. Vers la seizième heure, l'office des morts fut chanté par toute la communauté ; ensuite on célébra la messe solennelle en présence d'un peuple nombreux et l'on fit les absoutes ordinaires sur le corps. C'était un beau spectacle de voir la dévotion des assistants. Ils ne pouvaient détourner les yeux de ce corps sacré, en se souvenant de ses belles actions; mais c'était un plus beau spectacle encore de voir le serviteur de Dieu, couché à terre en habit et avec les insignes de pénitent, la tête couverte de cendres, avec deux briques pour la soutenir, et le crucifix dans les mains. Cette vue rappelait à tout le monde la voie par laquelle il était allé à Dieu, voie de pénitence, d'humilité et de mépris du monde; elle rappelait son amour pour le Sauveur crucifié. Son visage paraissait tout resplendissant et inspirait de la vénération à ceux qui le regardaient ; aussi les personnes qui étaient dans l'église étaient-elles unanimes pour dire : un saint est mort. Un saint prêtre, en lui baisant la main, eut la consolation de sentir un parfum très suave s'exhaler de ce corps virginal. Il ne put distinguer quelle était cette odeur, parce qu'il n'en connaissait pas de semblable. Surpris de ce qu'il éprouvait, il demanda au frère infirmier, s'il n'avait pas lavé le corps avec une eau parfumée. Le frère lui répondit que non, et alors il lui raconta en confidence ce qui lui était arrivé. Le soir de ce même jour, 19 octobre, on voulut mettre le corps dans une caisse de bois, en attendant que celle de plomb fût terminée, selon l'ordre de Sa Sainteté. Monseigneur le vice-gérant vint donc à l'église des Saints Jean et Paul. Il fit sortir la foule nombreuse qui s'y trouvait, sans pouvoir empêcher pourtant quelques-uns et entre autres diverses personnes de qualité d'y rester. L'église fermée, on fit aussitôt le masque en plâtre, et on porta le corps, avec la planche sur laquelle il était étendu, dans la pièce appelée le sépulcre, qui est située au fond de l'église à main gauche en entrant, vis-à-vis de l'autel du Saint-Sacrement. Là, en présence de monseigneur le vice-gérant, des personnages indiqués plus haut et de la communauté religieuse, le notaire prit acte de la reconnaissance du corps, après quoi on le dépouilla de la partie du vêtement qui lui était restée, et on en distribua les parcelles aux assistants qui les reçurent avec autant de dévotion qu'ils avaient mis d'empressement à les demander. Pour avoir quelques autres reliques de ce saint corps, on lui coupa encore le peu de cheveux qui lui étaient restés. Le corps était parfaitement palpable et flexible dans toutes ses parties, comme s'il eût été vivant et non pas mort depuis vingt-quatre heures et plus. Il y en eut qui par dévotion lui faisaient serrer les chapelets dans les mains et le mort les ouvrait ou les fermait à leur gré, sans la moindre difficulté. Alors on put observer commodément le saint nom de Jésus que le serviteur de Dieu avait imprimé sur son coeur avec un fer rougi au feu, comme nous le dirons ailleurs, particularité qu'il avait tenue cachée toute sa vie. On vit donc distinctement sur sa poitrine une croix imprimée avec ces deux lettres J. S. qui sont la première et la dernière de ce nom sacré. On se figure combien les assistants furent édifiés et touchés, en découvrant un signe si visible de l'amour que le père Paul avait pour son bon Jésus. On remarqua aussi à cette occasion que le visage et un des talons avaient laissé échapper une sueur abondante. Une personne pieuse la recueillit dans un mouchoir de lin. Tout contribuait donc à augmenter la piété et la consolation. Mais ce qui touchait le plus et ce qui remplissait tous les coeurs d'une tendre dévotion, c'était de voir le visage du serviteur de Dieu : il semblait d'un aspect plus beau et plus vénérable et reflétait comme des rayons de lumière; aussi ce n'était qu'un cri : Qu'il est beau! Qu'il est beau! C'est dommage de l'ensevelir si tôt! Monseigneur le vice-gérant lui-même ne put s'empêcher d'exprimer hautement son admiration: Qu'il est beau! disait-il, qu'il est beau! Après l'avoir revêtu de nouveau, on le mit au cercueil. On plaça quelques briques sous la tête, sur la poitrine un crucifix de laiton, et sur le côté un tube de verre couvert de plomb avec une inscription latine qui contenait un court précis de sa vie. Le cercueil fut fermé, cloué et scellé de six cachets, quatre de monseigneur le vice-gérant, et deux de la congrégation ; après quoi tout le monde sortit de la pièce du sépulcre, la porte en fut fermée à clef et la clef remise entre les mains de monseigneur le vice-gérant.

   Le lendemain matin, on ouvrit l'église et il y eut de nouveau une affluence prodigieuse de monde au milieu de laquelle étaient des personnes nobles et distinguées, mais quand elles surent que le corps était déjà enfermé dans la bière, elles en témoignèrent de la peine. Il n'y eut qu'une voix pour se plaindre qu'on eût si tôt fait disparaître ce saint corps, et privé tant de personnes de la consolation de le voir. Le pape lui-même exprima ses regrets, quand il apprit qu'il était déjà enfermé et scellé; il dit qu'on avait mis trop de précipitation dans l'accomplissement de ce devoir, et que, la nuit précédente, il lui était venu en pensée de faire ouvrir le corps pour en tirer le coeur et le garder à part. Mais les supérieurs de la congrégation ignorant les pieuses intentions du Pontife, ne crurent pas devoir déroger à l'usage ordinaire, sans un ordre exprès de l'autorité. Les personnes pieuses accourues en grand nombre après la fermeture du cercueil, pour se dédommager en partie, allaient prier devant le lieu où était le corps. Quelques-uns coupèrent même quelques morceaux de la porte, et les emportèrent par dévotion comme des objets appartenant à un saint. Pendant deux jours entiers, la bière resta dans la pièce du sépulcre. Dans la soirée du 21, monseigneur le vice-gérant revint. On ouvrit la porte de la chambre ou de la chapelle du sépulcre; on fit la reconnaissance du cercueil et des sceaux, puis on plaça le cercueil de bois dans celui de plomb qui fut clos et scellé avec soin du sceau de monseigneur le vice-gérant et de celui de la congrégation. Les deux cercueils furent ensuite mis dans un troisième de bois, et on plaça le corps près de cette chapelle, à l'endroit où l'on voit maintenant une petite muraille élevée en forme de tombeau, avec une inscription.

   C'est ainsi que fut enseveli le père Paul au milieu des regrets de ses enfants, désormais privés de la vue de leur bon père et au grand déplaisir d'une foule de personnes pieuses qui désiraient revoir une dernière fois le corps de l'homme de Dieu. Mais si son corps disparut à leurs regards, ses vertus restèrent présentes à leur mémoire. Ils ne purent oublier un saint qui, au milieu d'une jeunesse innocente et pure, avait embrassé un genre de vie si austère qu'on l'eût admiré dans un grand pécheur pénitent; un saint qui, en avançant en âge et jusque dans sa dernière vieillesse, n'obscurcit jamais l'éclat ni ne diminua la ferveur de ses premières années; un saint qui augmenta toujours en mérite et en perfection, en combattant et en surmontant généreusement tout ce qui pouvait l'empêcher de s'unir à son Dieu; un saint enfin, qui laissait après lui de si grands et de si salutaires exemples à imiter pour tous ceux qui veulent partager avec lui la couronne de justice et de gloire.

   L'homme extérieur et visible, ou, si l'on veut, le corps, est bien souvent l'indice du caractère et des dispositions intérieures; souvent aussi il contribue au succès des emplois dont on est chargé. Sous ce rapport, la divine Providence avait favorisé largement le vénérable père. Paul avait un maintien tout à la fois grave, majestueux et prévenant; il était d'une taille élevée, d'une figure sereine et naturellement modeste. Son oeil était vif et clair, son front élevé et large, sa voix, claire, sonore et pénétrante, ses manières, pleines d'affabilité et de respect, sans aucune affectation. Il avait le tempérament sanguin et très sensible. Tout son extérieur répondait si bien aux mouvements de son coeur, qu'on voyait se refléter dans ses traits, sa ferveur dans les exercices de piété, l'ardeur de son zèle dans la prédication, et dans la lecture ou l'étude, l'application de son esprit tout occupé à se nourrir des vérités éternelles.

 

 

 


 

Note

  

   Né en Italie en 1745. Après son ordination sacerdotale il entre chez les passionistes où il se donne avec succès au charisme apostolique de la toute jeune congrégation de la Passion de Jésus Christ, celui de la prédication itinérante et populaire. Il écrit plusieurs ouvrages de dévotion forts goûtés. Grand directeur spirituel, il assiste entre autre, saint Gaspar de Bufalo et la bienheureuse Anne-Marie Taigi. Il rédigera la première "vie de st Paul de la Croix" en 1786, à genoux, comme le fit avant lui st Bonaventure pour st François d'Assise. Sacré évêque de Macerata il s'adonne à la réforme du clergé et du peuple. Sa charité envers les pauvres était infatigable. Le pape Léon XII l'appelle auprès de lui pour devenir son conseiller. Il meurt à Rome en 1824.

   Le texte fut traduit en français en 1891. C'est cette traduction que nous mettons ici à la disposition de tous.

Cette vie de saint Paul de la croix est la «meilleure» car elle est rédigée par un témoin oculaire qui connaissait intimement Paul de la croix. Elle est aussi le récit d'un saint par un autre saint qui partageait en tout le même charisme de prière, de direction des âmes et de prédication. Nous pouvons lui faire confiance: c'est bien le coeur du P. Paul qu'il nous dévoile.