P. Oswald

« La personnalité de saint Paul de la Croix »

Études carmélitaines, 23, 2, 1938, p. 282-286.

 

 

On ne saurait mieux introduire le curriculum psychologique et médical de mon vénéré Père, saint Paul de la Croix, que par le portrait suivant tracé par son premier biographe, contemporain et fils bien-aimé, le bienheureux Vincent-Marie Strambi.

 

L’homme extérieur et visible, ou, si l’on veut, le corps, est bien souvent l’indice du caractère et des dispositions intérieures ; souvent aussi il contribue au succès des emplois dont on est chargé. Sous ce rapport, la divine Providence avait favorisé largement le vénérable père. Paul avait un maintien tout à la fois grave, majestueux et prévenant ; il était d’une taille élevée, d’une figure sereine et naturellement modeste. Son œil était vif et clair, son front élevé et large, sa voix, claire, sonore et pénétrante, ses manières, pleines d’affabilité et de respect, sans aucune affectation. Il avait le tempérament sanguin et très sensible. Tout son extérieur répondait si bien aux mouvements de son cœur, qu’on voyait se refléter dans ses traits, sa ferveur dans les exercices de piété, l’ardeur de son zèle dans la prédication, et dans la lecture ou l’étude, l’application de son esprit tout occupé à se nourrir des vérités éternelles[1].

 

Saint Paul de la Croix est né le 3 Janvier 1694 à Ovada dans le Piémont actuel. Il fut l’aîné de seize enfants dont Dieu avait béni le mariage de Luc Daneo, de famille noble, mais déchue, avec Anne-Marie Massari, femme du peuple, mais d’une rare piété.

 

A la maison paternelle notre Saint reçut une éducation très pieuse et très sévère. La mère surtout profitait des moindres occasions pour exciter le jeune enfant à la vertu. Elle se plaisait à lui raconter la vie des anciens anachorètes, et, comme le remarque le bienheureux Strambi « ces pieux récits faisaient une douce impression sur son cœur. C’était là un présage du grand amour qu’il eut depuis pour la retraite et la vie solitaire[2] ».

 

[283] Sa mère, bien que sujette à des infirmités presque continuelles, était soumise en tout à la volonté de Dieu et aidait son mari à souffrir avec beaucoup de résignation les incommodités de la pauvreté. Si elle se sentait quelquefois fortement émue, elle étouffait sous le feu de la colère en disant à ses enfants : « que Dieu fasse de vous tous des Saints ! » A sa mort Paul écrivit à ses frères et sœurs une admirable lettre dans laquelle il les exhortait à garder fidèlement le souvenir de leur mère et de ses exemples, à imiter sa piété, sa patience et sa résignation[3].

 

Rien d’étonnant que dans un tel milieu le caractère de Paul, soutenu par une grande docilité et ouverture d’esprit, put se développer harmonieusement. Il avait reçu de Dieu une intelligence vaste et d’une grande pénétration[4]. En effet à l’âge de 26 ans, moment où il rédigeait son journal de conscience, il possédait déjà une instruction mystique théorique fort avancée. Autodidacte, obligé par les circonstances à s’instruire sans professeur dans les sciences sacrées, tout en les estimant hautement et en les considérant comme nécessaires pour le ministère des âmes, il leur donne une place modeste dans sa vie et dans son Institut. Doué d’une mémoire très heureuse[5] et d’une imagination vive mais peu développée il se plaît à cueillir dans ses auteurs préférés des belles images, qu’il évoque et utilise avec une aisance remarquable. Bon observateur et bon connaisseur d’hommes il ne se forme un jugement qu’après avoir pris conseil et pesé mûrement toutes choses. Au besoin cependant il sait prendre une décision de son propre chef.

 

D’une vive sensibilité, il souffre beaucoup sous le poids de ses maladies physiques et spirituelles, qui n’éteignent jamais en lui le goût pour la beauté de la nature. Par ses pratiques ascétiques il vise non seulement à mourir aux inclinations de la nature, mais encore à dompter son naturel prompt et impétueux, qui aurait pu l’entraîner à trop de vivacité, voire même à l’âpreté dans la réprimande.

 

Notre Saint déploie une activité inlassable dans l’œuvre dont Dieu l’a chargé : fonder une nouvelle Congrégation et prêcher des missions. A cette activité il joint une promptitude à exécuter ce qu’il a résolu après mûre réflexion. Homme de volonté, il se sent apparenté à Tauler, qu’il préfère à tous les auteurs spirituels qu’il lit habituellement. Il sait cependant retenir l’énergie naturelle [284] de sa volonté par une grande circonspection dans les affaires. C’est peut-être à cette même énergie, qui le porte à se mettre résolument à sa besogne, qu’il faut attribuer ce qu’on a appelé son style militaire[6].

 

Son caractère rappelle par bien des traits celui de l’enfant. Il en a la sincérité et la simplicité. « Je suis Lombard, et ce que j’ai dans le cœur, je l’ai sur les lèvres. » Sa simplicité, qui ne provient nullement de manque d’esprit, lui est très utile dans le maniement des affaires, bien qu’il se plaignît souvent : « A force de traiter les affaires, j’ai failli perdre cette naïve simplicité que j’ai puisée dans le sein de ma mère[7] ». Cette simplicité sympathique le met immédiatement en contact avec les autres et l’aide à s’insinuer dans les cœurs de ses frères.

 

Jusqu’à l’âge de 19 ans, époque appelée par lui sa conversion, il n’y a rien de particulier à noter sur l’état de santé. A peine eut-il embrassé la vie pénitence qu’il tomba, au dire de son biographe, dans une maladie très dangereuse. Dans la suite il eut avant la cinquantaine plusieurs maladies mortelles, occasionnées par ses travaux apostoliques et par la rigueur de ses pénitences[8]. Dans une centaine de ses lettres il fait allusion à ses maladies[9].

 

Depuis 1745 surtout[10] il se plaint souvent, toujours soumis à la volonté de Dieu cependant, des maux de nerfs et d’une sciatique très aiguë, accompagnée parfois de divers autres maux d’estomac et de faiblesses de tête.

 

Tous ces maux ne l’empêchent pas de prêcher pendant plus de trente ans durant, de fonder douze retraites de sa Congrégation et d’établir l’institut des Religieuses Passionistes cloîtrées. Même dans les cinq dernières années de sa vie (1770-1775), époque où la nuit de l’esprit réparatrice cessa, il fut sujet à plus de malaises physiques que jamais. Il atteignit néanmoins l’âge de 81 ans et « conservait, atteste expressément Mgr Strambi, jusque dans la vieillesse la plus avancée et jusqu’au dernier soupir, le parfait usage de ses facultés[11]. »

 

Il est à remarquer que le commencement de ses maladies coïncide avec celui des épreuves spirituelles par lesquelles Dieu le disposait à la contemplation infuse. Aussi était-il convaincu [285] que la maladie est une des conditions nécessaires pour parvenir à une haute oraison. Il écrit en effet, s’inspirant d’une pensée de Tauler : « Croyez-moi, je n’ai jamais connu une âme s’appliquant sérieusement à la perfection et à l’oraison et jouissant en même temps d’une parfaite santé[12]. »

 

Les dons spirituels eurent chez notre Saint des contrecoups profonds sur l’organisme. Pendant plusieurs années il ne célébra jamais la messe sans répandre beaucoup de larmes. Envahi ensuite par la sécheresse et la désolation, les larmes cessèrent un peu et ne furent plus aussi continuelles. Par la déposition d’une de ses filles spirituelles nous savons que Dieu daigna imprimer – spirituellement ou physiquement nous ne le savons – la Passion dans son cœur, vers l’année 1743[13]. Cette grâce extraordinaire fut accompagnée par – ou peut-être : occasionna, – le soulèvement de trois côtes du côté du cœur et des palpitations de cœur particulièrement violentes le vendredi. Ces faits sont dûment constatés par plusieurs témoins. Dans son journal de conscience de 1720 nous trouvons, déjà me semble-t-il, quelques symptômes qui leur ressemblent un peu. Nous lisons par exemple : « Je fus particulièrement élevé en Dieu avec une très haute suavité et une certaine chaleur au cœur, qu’éprouvait aussi l’estomac, que je sentais être surnaturelle[14] »... « dans la très sainte communion je fus particulièrement recueilli, et élevé avec larmes au point que les os de l’estomac me faisaient mal...[15] ». « La résistance me faisait bondir le cœur, je m’agitais de la tête aux pieds, et jusqu’aux os des reins me faisaient mal, et ceux de l’estomac…[16] ».

 

Favorisé, dès qu’il commença en 1713 la vie pénitente, non seulement de l’oraison infuse, mais aussi des phénomènes extraordinaires qui parfois l’accompagnent, il fut extrêmement prudent pour accorder quelque foi à ces faveurs, qu’il recevait[17]. Suivant l’enseignement de saint Jean de la Croix il préférait se tenir dans la nuit obscure ou comme il le disait : dans la mort mystique de la pure foi. « Je ne cherche pas, – écrit-il à une religieuse – de révélations : la sainte foi me suffit. Rechercher de semblables choses, c’est s’exposer au danger d’être trompé par l’ennemi infernal[18]. »[286] Ces phénomènes extraordinaires peuvent en effet avoir trois causes : Dieu, le démon et la nature. « Les choses extraordinaires que vous mentionnez – écrit-il à un prêtre – méritent un profond examen pour savoir, si ce sont des choses naturelles, préternaturelles ou surnaturelles venues de Dieu[19]. » Il considère comme la cause la plus fréquente de prétendues visions, locutions etc. une imagination trop vive, une tête faible[20]. Cependant notre Saint admet que dans le cas donné une partie des choses extraordinaires sont de Dieu[21]. Une autre cause bien que moins fréquente que la précédente : les illusions du démon[22]. Au dire du serviteur de Dieu il y eut même des Saints, qui se laissèrent tromper durant quelque temps par le démon. « Ne vous flattez pas si facilement », écrit-il, « que tout ce qui vous arrive soit surnaturel, car on ne se fait pas peu illusion à soi-même, comme il est arrivé même à des Saints et Saintes, qui prirent parfois les illusions du démon ou de leur propre imagination pour des opérations et des lumières divines et il n’en était rien. Entre autres, sainte Catherine de Bologne fut jouée durant bien cinq années par le démon et si Dieu ne l’avait secourue qui sait où le démon l’aurait amenée avec ses tromperies[23]. »

 

Pour éviter toute illusion possible il suit fidèlement le principe de saint Jean de la Croix : qu’il faut rejeter toutes les apparitions, visions, locutions etc. qui se présentent, sans même examiner si elles viennent de Dieu ou non. « J’ai lu attentivement votre lettre », écrit-il à une religieuse, « surtout quant à ces visions, que vous avez eues. Bien que, d’après les effets qu’elles ont produits dans votre âme, on n’y découvre aucune illusion mais au contraire un grand avantage spirituel, ce qui indique qu’elles provenaient de la miséricorde de Dieu, cependant je vous répète la doctrine de saint Jean de la Croix, grand maître de la vie spirituelle, qui enseigne que les visions, révélations, locutions, surtout quand elles sont fréquentes, doivent toujours être chassées pour se libérer de l’illusion, si jamais il y en avait ; car, dit le Saint, si elles viennent de Dieu, elles laissent leur bon effet et l’impression divine dans l’âme, bien qu’on les chasse, et si elles viennent de l’ennemi, on se délivre de la tromperie en les chassant. Vous agissez fort bien en vous laissant guider par l’obéissance, car les âmes obéissantes ne seront jamais trompées[24]. »

 

MOOK (près Nimègue)

 

P. OSWALD C. P.

                                                                  Professeur de Théologie.

 

 


 

[1] Vie du bienheureux Paul de la Croix par le Vénér. Strambi, traduite de l’italien. Paris, 1861, liv. I, chap. XLIV, p. 263.

[2] Vie, l. I, ch. I, p. 4.

[3] Vie, livre I, chap. I, p. 7.

[4] Vie, l. I, ch. IV, p. 24.

[5] Vie, l. II, ch. XVIII, p. 121.

[6] P. GAÉTAN C. P., Saint Paul de la Croix, Apôtre et missionnaire. Tirlemont, 1933, p. 164-166.

[7] Vie, liv. II, chap. XX, p. 134.

[8] Vie, l. II, ch. XXIII, p. 164.

[9] Lettere, IV, Indice, p. 438 : Malattie.

[10] Lettere, I, p. 498.

[11] Vie, liv. II, chap. XIX, p. 124.

[12] Lettere, II, p. 459.

[13] P. GAETAN C. P., Oraison et Ascension mystique de saint Paul de la Croix. Louvain, 1930, p. 167-176.

[14] J. DE GUIBERT S. J., Journal de Retraite de Saint Paul de la Croix, R. A. M., T. VI, 1925, p. 31.

[15] Ibid., p. 36.

[16] Ibid., p. 40.

[17] P. GAÉTAN C. P., Doctrine de S. Paul de la Croix sur l’oraison et la mystique. Louvain, 1932, pp. 169-194.

[18] Lettere, IV, p. 98.

[19] Lettere, III, p. 237.

[20] Lettere, I, p. 144, 165, 791 ; II, pp. 501, 827. III, p. 237.

[21] Lettere, I, p. 114, 302, 352, 423.

[22] Lettere, I, p. 100, 150, 198, 424, 534.

[23] Lettere, I, p. 819.

[24] Lettere, III, p. 540.